Pourquoi s’intéresser en musicien à la façon dont la langue arabe présente la pensée commune

(ou les secrets de la langue arabe qu’une musique pourrait entreprendre d’avouer…)


(Hypothèses de travail pour les rencontres musique contemporaine & langue arabe des 13-15 avril 2011)


François Nicolas





« La présentation des idées se différencie grandement suivant le système linguistique où elles se trouvent exprimées. »

« L’aspect qu’assume l’idée dans la langue arabe, … la présentation de l’idée, particulière à la langue arabe… »

« …trouver dans la langue arabe une théorie sémantique de la musique »

Louis Massignon




Précision liminaire

« Arabe » nommera ici ce qui relève de la langue arabe 1, plus précisément de la grande langue littéraire, soigneusement écrite et proférée : celle de la poésie - des poètes antéislamiques (Labîd…) jusqu’aux poètes contemporains (Adonis…) – comme celle de la prose rythmée du Coran.

Il ne s’agit donc pas ici, sous le nom « arabe », de se référer directement aux peuples ou nations, cultures ou civilisations (bien ou mal) dites « arabes ». En particulier, nulle hypothèse ici d’« arabité »…



Deux orientations

1) Cette langue met en œuvre une manière spécifique d’exposer la pensée, un « mode de présentation des idées » (L. Massignon) qui lui est propre.

Il ne s’agit pas pour autant de faire ici l’hypothèse d’une « pensée arabe » 2, d’une vision « arabe » du monde, d’un mode « arabe » de pensée ou d’un « arabisme » 3 : une manière de dire (la pensée) ne constitue pas, ipso facto, un mode de pensée. 4

Il ne s’agit donc pas ici de réactiver quelque « orientalisme » : la langue arabe est une langue internationale offerte à l’humanité toute entière, susceptible de parler de tout et de présenter (à sa manière) toute idée 5.

Bien sûr, un tel type de propriété n’est pas exclusif de la langue arabe : toute langue – ou groupe de langues – présente également les idées communes selon une modalité qui lui est spécifique, et chaque musicien pourrait tout aussi bien envisager de l’interroger.


Condition de possibilité d’une telle orientation

Conformément à l’idée que le langage est pour la pensée un espace de projection qui rétroagit sur la pensée qui la visite et s’y imprime (tout de même que l’être-là – ou apparaître - rétroagit sur l’être dont il procède), le langage n’est pas considéré ici comme configurant le transcendantal de toute pensée, ni comme étant la seule façon d’être de la pensée, voire sa matière même…


2) Cette manière propre à la langue arabe de présenter la pensée commune est susceptible d’intéresser spécifiquement le musicien, tant le musicien artisan (celui qui fait de la musique) que le musicien pensif (celui qui s’attache aussi à réfléchir la pensée musicale dans la langue vernaculaire).

Versant « Wagner »

Le musicien artisan peut envisager que cette langue arabe vienne féconder la musique contemporaine dans le cadre d’une œuvre musicale composite accueillant cette langue selon sa splendeur propre (ce point relance la problématique exposée par Wagner dans Opéra et Drame).

Versant « Boulez »

Le musicien pensif peut envisager qu’une telle pratique mette au jour une compréhension musicienne de ce que sémantique peut vouloir dire pour la musique (ce point relance une problématique de Boulez dont la théorie avait buté, en 1963, sur un versant « sémantique » de la « syntaxe » sérielle, la réactivation boulézienne - à partir de la fin des années 70 - de la question thématique s’attaquant précisément à l’établissement d’une telle « sémantique » de la musique sérielle).



Quatre hypothèses

Avançons provisoirement quatre points mettant en jeu la manière dont la langue arabe travaille la pensée qu’elle présente, quatre spécificités de la langue arabe susceptibles d’ intéresser directement le musicien.

  1. Squelette et souffle, écriture et parole, lettres et voix…

L’écriture propre à la langue arabe dissocie squelette consonantique (soigneusement écrit, jusqu’à ses attaques i) et souffle voyellé (éventuellement noté) ii. Présenter une idée dans cette langue, c’est être capable d’animer syntaxiquement une ossature en la voyellant, de visiter (grâce aux voyelles) une armature de consonnes en la phrasant d’un sens 6. En ce point, le miracle de cette langue réside en une écriture conjointement étymologique (travail des racines consonantiques 7 associé au faisceau des formes et des schèmes) et quasi-phonologique (en scriptio plena 8, presque tout du dire s’y écrit et presque tout de l’écrit s’y dit). Cette manière peut stimuler la réflexion du musicien sur son propre rapport au couple écriture-exécution (comme à la dialectique du solfège entre une écriture à la note et des notations éclectiques) 9, sur le phrasé du discours musical selon le rythme des transitoires consonantiques et le timbre des résonances voyellées. 10

  1. Parataxe (ou juxtaposition)

La langue arabe tend à présenter discursivement la pensée en ajointant ses composantes selon des césures non dissimulées, en les conjoignant selon un ordre discursif qui court-circuite le lien d’une coordination 11 iii, en assemblant « des plans décalés ou biaisés » (Jacques Berque)… Se tenant ainsi à distance de la médiation dialectique, du tiers terme, d’une « participation » faisant tuilage 12, cette langue nous interroge : que veut dire (en particulier en musique) enchaîner discursivement ? Dans l’ordre propre du discours, que veut dire nouer sans lier, faire tenir ensemble et assembler sans coller ou agréger ? Qu’est-ce qu’un discours « étoilé » iv, en réseau plutôt qu’unidimensionnellement ordonné selon une simple ligne ?

  1. Unité des contraires et ambivalence

La langue arabe tend à présenter les choses du point de leur unité spécifique des contraires, en amont de leur division dialectique v. Saisir ainsi une chose du point où des contraires précis s’y indistinguent, c’est la saisir en singularité : nommer la chose revient à nommer la singulière unité des contraires dont elle relève, les orientations contradictoires originales qui s’y croisent. Présenter dans la langue le propre d’une chose, c’est nommer son clair-obscur spécifique. La langue arabe ce faisant nous interroge : qu’implique le fait qu’un discours donné (musical par exemple) passe par la pointe d’une ambiguïté précise plutôt que floue, par le chas d’une ambivalence soigneusement délimitée et non pas paresseusement nuageuse ? Et, à ce titre, que se joue-t-il de part et d’autre de ce seuil, lorsque la singularité laisse éclater sa propre division en deux composantes transverses 13 ?

  1. Logique de l’exception

La langue arabe exhausse volontiers un type singulier d’affirmation qui procède d’un « Nul… sauf… » vi, soit l’exception comme procédant d’une double négation vii venant raturer le rien 14.

Comme l’on sait, dans la langue arabe, pas de verbe être au présent viii ; il n’y a au présent que le verbe ne pas être. L’impossible propre de cette langue s’attache ainsi au fait de dire « je suis », et donc aussi bien à présenter le Cogito ix qu’à formuler « to be or not to be » x ou énoncer « Je suis celui qui suis » (Exode 3, 14) xi

L’affirmation d’une telle exception (localement située mais, ipso facto, à portée globale) procède d’un mode prescriptif plutôt que descriptif, très différent de celui par lequel s’expose le constat d’une simple particularité (éventuellement susceptible de généralisation inductive). Ce faisant, la langue arabe interroge : qu’est-ce qu’affirmer et non pas constater ?, en quel sens toute affirmation procède-t-elle d’un point décidé plutôt qu’attesté ?, que veut dire affirmer localement une exception à ambition globale ?, comment l’affirmation d’une singularité manifeste-t-elle l’universel ? 15


Ces spécificités convergeraient vers l’hypothèse de travail suivante : le mode, propre à la langue arabe, de présentation d’une idée commune exhausserait la concrétude de la singularité qui se trouve à l’œuvre dans toute idée véritable, rehausserait donc la figure de singularité concrète qui opère au principe de toute pensée effective, somme toute s’ordonnerait au principe suivant : « Nul concret sauf singulier ! » xii



Remarque générale

Cette hypothèse se différencie de celle de Louis Massignon qui, pour sa part, privilégie dans la langue arabe une orientation de pensée transcendante 16 : la langue arabe concentrerait la capacité des langues sémitiques (hébreu, araméen, arabe…) d’accueillir la révélation d’une transcendance 17 et de présenter verbalement le paradoxe d’un point d’accès (selon la dynamique subjective d’un exil assujetti) à un inaccessible surplombant-englobant 18.

Notre hypothèse conduit plutôt aux deux interrogations suivantes :


Une confrontation de ces deux hypothèses ouvrirait la difficile question de leur éventuelle compatibilité, ce qui suggèrerait alors une discussion plus générale sur les statuts contrastés de ce que singularité et dialectique veulent dire d’une part dans l’orientation de pensée transcendante (si massivement constitutive de la pensée musulmane 20 et si fortement épousée par Massignon), d’autre part dans une orientation de pensée plus générique 21.



Enjeu : l’ hypothèse de secrets de la langue arabe que la musique entreprendrait d’avouer…


« Ce n’est pas parce qu’on l’avoue qu’un secret cesse d’être un secret » (Jacques Lacan)


De ces spécificités, lesquelles sont susceptibles de féconder la pensée du musicien, tant artisan (dans sa conception d’une œuvre musicale composite accueillant la langue arabe) que pensif (dans sa réflexion sur une éventuelle dimension « sémantique » de la musique, celle-là même qui chatoie dans l’œuvre musicale composite sous forme d’une « signifiance » musicale attachée à son aura poétique propre 22) ?


On avancera en ce point la fiction musicienne suivante : faisons comme si la langue arabe détenait des « secrets » dont la musique pourrait tirer puissance en l’avouant. Soit, somme toute, la reprise (variée) d’une vieille idée musicienne : que la musique accueille au cœur même de son discours un discours littéraire et elle pourra capter à son profit les secrets de la langue ainsi mobilisée en l’avouant, « l’aveu » prenant alors la forme d’une puissance auratique proprement musicale, en tout point homologue à cette sémantique dont la musique se sait dépourvue.

Une telle œuvre musicale composite conçue comme aveu musical d’un secret poétique ne s’attachera nullement à déconstruire ou dévoiler les secrets avoués (il s’agit en l’occurrence de secrets intrinsèquement constitués et non pas extrinsèquement dissimulés : le secret relève du séparé 23 plutôt que du caché) mais bien plutôt à les intensifier en les faisant résonner de manières tant musicale que langagière.

Somme toute, mettre en œuvre une fécondation réciproque entre musique contemporaine et langue arabe impliquera de traiter squelette et souffle de la langue arabe, parataxe, ambivalence et exception singularisante comme constitutifs de plis secrets intérieurs à cette langue que la musique s’attachera à faire jouer (sans les « repasser » et sans « lisser » la langue) et ce faisant à « nommer » 24 selon ses procédures sui generis.


En ce point, le génie propre de la langue arabe nous fait cadeau d’un de ces voisinages lexicographiques dont elle a le secret : le mot taDmîn, celui-là même qui pour Louis Gardet vient nommer une des facettes de la dialectique « kierkegaardienne » propre à la langue arabe, veut à la fois dire « modulation » 25 et « sous-entendu ». Comment mieux suggérer que la logique musicale de modulation (par laquelle on peut comprendre une mélodie informée des rythmes et périodisations de la langue qu’elle chante 26) ouvre alors la possibilité qu’une signifiance musicale puisse désormais exister « sous-entendue » et qu’ainsi, moduler musicalement un texte puisse générer des sous-entendus « poétiques » et par là agrandir l’œuvre musicale composite d’une aura non musicale…



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Bibliographie


Voir en particulier la septième partie : Privilège des langues sémitiques (tome II, p. 179-276)







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1 “To say who the Arabs were, […] there was a language called Arabic; and in it lay the test.” (T. E. Lawrence) – cf. le vieil adage: « Est Arabe qui parle arabe. »

2 Mohammed Arkoun

3 « L’arabisme est une manière d’être » (Jacques Berque).

4 « Aucun type de langue ne peut par lui-même et à lui seul ni favoriser ni empêcher l’activité de l’esprit. L’essor de la pensée est lié bien plus étroitement aux capacités des hommes, aux conditions générales de la culture, à l’organisation de la société qu’à la nature particulière de la langue. » (Émile Benveniste)

5 Somme toute, la langue arabe est ainsi aux francophones ce que la langue française est aux anglophones : “What studying French has really done for me is to provide me with a new mental landscape. The role of UK French studies is not to promote France or Frenchness. We can't let French studies be hijacked or abolished by those who like France too much Andrew Hussey (The Observer, 6 février 2011).

6 Tout enseignement du tajwîd (récitation psalmodiée du Coran) commence ainsi par un enseignement minutieux de la phonétique arabe. Il n’y a pas – à ma connaissance – d’équivalent de cela dans l’enseignement du grégorien (si le rapport du grégorien à la langue latine n’équivaut guère au rapport du tajwîd à la langue arabe, c’est aussi parce que la révélation chrétienne ne s’est nullement faite dans la langue latine… de Ponce Pilate).

7 « En arabe, presque rien n’est “arbitraire[Saussure] du fait de la limpidité des dérivations, du fait des exigences d’une logique grammaticale imperturbable. L’arabe est une langue qui s’acharne à ménager ou rétablir la transparence des mots. » (J. Berque)

8 Voir les corans annotés en vue du tajwîd : le texte – c’est son charme pour le musicien - s’apparente à celui d’une partition musicale…

9 Apprendre à écrire et bien prononcer l’arabe littéraire ressemble, par bien des points, à l’apprentissage du solfège. Et le plaisir pris à fixer la pensée de la langue arabe selon une écriture logique, précise et détaillée rejoint celui de fixer la pensée mathématique en une écriture algébrique minutieuse : « η ε tel que x… »

10 Ill en va ici d’une possibilité de moduler musicalement un texte et, par là, de générer aussi un nouveau type de « mélodie » (voir, bien sûr, la « mélodie infinie » de Wagner comme résultat d’une modulation de fréquence entre poème proféré et musique orchestrale…)

11 « Thèse, antithèse, choix » (André Miquel).

12 Voir, par exemple, le caractère peu prisé – selon Massignon – du syllogisme (pivotant sur sa proposition médiane).

Louis Gardet en vient à distinguer une acclimatation de la langue arabe à une dialectique kierkegaardienne (par « discontinuités successives », « mouvement alternatif » fait de sauts et de ruptures – sorte, pourrait-on dire, de synthèse disjonctive) plutôt qu’à une dialectique hégélienne (synthèse à trois termes) ou qu’à une logique stoïcienne. Vaste et passionnante question…

13 Voir le théorème de désingularisation d’Hironaka (1963)

14 C’est son côté mallarméen, judicieusement relevé par Salm Al-Kindy - les traces effacées du vaste campement déserté ont, il est vrai, une tout autre allure que la fleur absente sur le guéridon du salon haussmannien…

15 La portée universelle de toute singularité n’a guère à voir avec l’éventuelle généralisation d’une particularité…

16 en tant que celle-ci se distingue des orientations de pensée constructiviste et générique (voir L’être et l’évènement d’Alain Badiou)

17 D’où, par exemple, que « les mystiques musulmans rattachent les termes techniques qu’ils utilisent à l’usage courant constaté par les grammairiens arabes » (L. Massignon). Ainsi Quchayrî (XI° siècle) transpose dans le détail les catégories techniques propres à la grammaire arabe (tripartition du discours en noms-verbes-particules, dérivation des noms, caractère sain ou déficient des racines, noms diptotes, flexion nominale, distinction détermination-indétermination, mubtada de la phrase nominale, apposition, accord de l’adjectif épithète, particules de coordination…) en une « grammaire des cœurs » constitutive de l’expérience mystique…

18 Voir à ce sujet l’indication générale de Simone Weil : « À l’égard d’un ordre quelconque, un ordre supérieur, donc infiniment au-dessus, ne peut être représenté dans le premier que par un infiniment petit. »

19 Voir en ce point les travaux de Mahmoud Sami-Ali (cf. bibliographie)

20 Comme l’on sait, l’Islam se veut un retour à la foi originaire d’Abraham…

21 En deux mots : l’orientation transcendante tend à configurer toute chose sur le modèle d’une « singularité », le concret de toute chose y tenant à la spécificité d’un croisement orthogonal entre une décision transcendante (et éternelle) et une matérialité immanente qui donne à tout être-là dans le temps la figure d’une immanence foudroyée. Une telle généralisation de la singularité (la singularité partout…) s’accorde alors à l’idée que, du point d’une stricte immanence, toute chose est impénétrable si bien que le miracle de l’existence en vient alors à se répandre partout.

L’orientation générique qui architecture mon propos tend au contraire à circonscrire la singularité selon une figure événementielle d’exception, seule susceptible d’être porteuse d’une vérité universelle…

22 soit l’aura comme fiction d’une sémantique musicale…

23 étymologiquement, secret renvoie à séparé. Il s’agit donc ici d’arrimer la musique à ce qui, de la langue arabe, est séparé d’elle-même (sans pour autant arrimer ce séparé-secret à quelque dynamique transcendante).

24 « La musique, ce langage parfait qui peut tout nommer, n’étant point signe, dirait-on, mais le secret des choses, leur prière. » (A. Badiou)

25 au sens technique employé pour parler de modulation d’amplitude ou de fréquence

26 ce qui est très exactement le cas de la mélodie infinie chez Wagner…

i Voir le hamza  ء (y compris celui notant l’arrêt d’un transitoire d’extinction : ءْ )

ii À proprement parler, la grammaire arabe n’a pas la notion de consonne. Son lexique distingue les lettres (qui sont toutes des consonnes) et les voyelles (nommées mouvement - حَـرَكَـةٌ -, au demeurant le même mot qui nommera en musique le tactus…), le sukun (venant indexer la lettre -consonne sans voyelle) signifiant pour sa part l’immobilité.

Ainsi l’arabe conçoit des lettres et leur mouvement (noté de signes – l’équivalent de nos accents – qui ne constituent pas eux-mêmes des lettres).

iii Assez souvent, la coordination se fait par une particule tellement polyvalente qu’elle pointe qu’il y a coordination plutôt qu’elle ne spécifie exactement laquelle. Ainsi, par exemple, la particule fa [ فَـ ] peut, dans le Coran, signifier selon les circonstances or, car, donc, puis, alors, aussi, et, néanmoins, cependant, toutefois, ainsi, déjà, si, que, afin que, en sorte que, de peur que

iv Le modèle se trouve, bien sûr, dans « l’étoilement » ( مُـنَجَّـمٌ  munajjam) du discours coranique. André Boucourechliev parlerait sans doute ici d’archipels, et Theodor Adorno de constellations

v À ce titre, voire l’importance des ’aDdâd [ أَضْـدَادّ ], ces mots signifiants simultanément une chose et son contraire (on en recenserait plusieurs centaines) : récompenser/sanctionner, avouer/nier, augmenter/diminuer… (J. Berque parle ici de « dissémie » et d’« homonymie des opposés »). Par exemple ’achHana [ أَشْـحَـنَ ], identifiant le déplacement de la lame dans le fourreau, dira dégainer aussi bien que rengainer.

Remarquons au passage la réduplication kirkegardienne qui vient ici sceller l’idée : le mot nommant la dissémie s’avère être lui-même dissémique puisque Didd (pluriel ’aDdâd) signifie aussi bien le contraire que le pareil !

Voir a contrario la disjonction (sans synthèse) faite par la langue arabe entre « pré-éternité » - azal [ أَزَلٌ ] (ou éternité de ce qui n’a jamais commencé) – et « post-éternité » - abad [ أَبَـدٌ ] (ou éternité qui ne finira jamais – au demeurant cette éternité, naissant dans le temps selon un événement singulier, que Descartes thématise) – sans que les deux versants ne soient unifiés en une unique notion d’éternité. À ce titre, Allah n’est pas nommé L’Éternel

La dialectique de l’unité des contraires propre à la langue arabe doit, selon Louis Gardet, compléter l’examen des ’aDad par ceux du taDmîn [ تَضْـمِينٌ ] et du muqâbal [ مُـقَابَـلَـةٌ ] : si les ’aDad font pivoter deux sens contraires sur un même mot, le taDmîn différencie des contraires de l’intérieur d’une même racine (comme, par exemple, en français, le contraste espoir/espérance) quand le muqâbal ajointe en couple contrasté des mots originaires de racines différentes (comme la langue française pourrait par exemple le faire en parlant d’un ici-bas qui ne saurait valoir que par contraste avec un au-delà…).

vi « lâ… ’illâ… » [ لا   إلّا ] : voir exemplairement le « Nul dieu sauf Dieu ! » de la déclaration de foi musulmane (au demeurant, phrase nominale – en arabe comme dans cette traduction – économisant le verbe être)

vii Voir, par exemple, l’idée de continuation fréquemment abordée dans le Coran comme un « ne pas cesser » [ مَا زَالَ ]

viii Sur le verbe kâna [ كَانَ ] comme véritable verbe « être » au passé, on lira les réserves de Moncef Chelli : La parole arabe (Sindbad).

ix La traduction courante avance : « Je pense, donc j’existe » [ أَنَا  أَفْـكُـرُ  إِذًا  مَوْجُودُ ] (’anâ ’afkuru, ’izan mawjûdu) au lieu même où Descartes expose la différence entre être et exister (voir par exemple sa distinction des deux énoncés « Dieu est » et « Dieu existe » dans sa lettre à Mersenne de juillet 1641).

Remarquons que ceci n’empêche nullement J. Berque de soutenir que, si l’« on a pu dire que “la langue est la maison de l’être” [Heidegger], d’aucune langue cela n’est plus vrai que de l’arabe » : s’il s’agit en effet d’abriter l’être, ceci ne saurait alors relever du simple usage d’un verbe ou d’un substantif.

x On avance par exemple أَكُونَ  أوْ  لَا  أَكُونَ

xi Les traductions oscillent ici entre أَنَا  هُـوَ  مَنْ  هُـوَ et أَهْـيَـهِ  الَّذِي  أَهْـيَ

xii Risquons une traduction : لَا  مَلْـمُوسٌ  إِلّا  فَـرِيـدٌ  lâ malmûsun ’illâ farîdun ! )