Écrits de Nono : Quelques notes d’une lecture personnelle…

 

(Samedi d’Entretemps, Ircam, 16 octobre 2010)

 

 

François Nicolas

 

 

Une première lecture de ces écrits, lecture hachée, sporadique, à la recherche aléatoire des « meilleurs morceaux », m’avait laissé dérouté, tant les objections à ce que je lisais m’assaillaient.

Une seconde lecture de l’ensemble du volume, cette fois dans l’ordre chronologique judicieusement adopté par Laurent Feneyrou, m’a donné une tout autre image de l’entreprise, révélant sa dynamique interne au sein même d’une constance assez remarquable des convictions.

 

L’ouvrage, il est vrai, propose une édition assez remarquable.

Je connaissais de Nono l’ancienne édition, celle de Christian Bourgois. Nous voici désormais avec deux fois de textes (on est passé de 87 à 174 articles), minutieusement documentés par un dispositif détaillé de notes rendant compte du contexte, et le tout traduit dans une langue fluide, encourageant la lecture.

 

Quelle lecture proposer de ce périple au long cours ?

 

Il me serait trop facile de me délimiter par rapport à ces écrits. Je pourrai le faire de manière détaillée par exemple sur l’un des thèmes suivants.

·     Constater le caractère trop poreux des rapports entre musique et politique, grâce à la médiation de catégories circulantes : musique-culture-social-politique. Le socio-culturel réduit ici la fracture politique-musique. [1]

·     Tendance à faire équivaloir politique et révolution lors même que cette époque a bien montré que ceux qui, en Europe, croyaient à la révolution se sont avérés peu intéressés à l’invention d’une politique émancipatrice de type nouveau (l’inverse n’étant pas vrai…) : dès que la révolution n’a plus été idéologiquement à l’ordre du jour, les subjectivités se sont tournées vers autre chose… Que le subjectivation de l’élan révolutionnaire est subjuguée Nono, comment ne pas le comprendre ? La continuité patiente du processus subjectif de la politique est une tout autre affaire, et le marxisme, somme toute, s’y enracine bien plus essentiellement que dans le seul élan révolutionnaire. Il y aurait aussi à discuter ce que « militantisme » veut dire pour lui : travail idéologique de propagande pour une politique que d’autres font ? Ainsi son opposition à « une conception purement propagandiste ou instrumentalisée de la musique » [2] laisse entendre qu’il peut y avoir propagande par la musique… si cette dimension n’est pas unilatérale…

·     La politique qu’il a prôné est celle du PCI, des années 50 aux années 80… Et le rapport musicien-militant a été très marqué par cette conception de la politique et de son rapport aux artistes (plus qu’à l’art) – voir la logique de l’intellectuel-soutien et/ou du compagnon de route du Parti… D’où cette curieuse catégorie de « musicien militant » là où je me serais plutôt attendu à l’affirmation, non d’une conjonction mais d’une disjonction : « je suis (un) musicien et (un) militant ».

·     Idéologie datée : historicisme, problématique de la conscience (catégorie également circulante entre politique – prise de conscience – et musique – le musicien conscient des problèmes de la musique contemporaine…).

·     Musicalement, prégnance, à partir des années 60, de parties électroacoustiques, tenant mal sur la durée

·     Problème pour allier la musique avec certains de ses textes, moins littéraires et dont le contenu immédiatement émotif tend à dissoudre la consistance proprement littéraire du texte injecté dans la musique.

·     Difficulté à le suivre dans ses considérations musique-texte quand l’emporte l’impression qu’il vise leur fusion, là encore une réduction de la fracture (ici musique/texte) s’avançant sous le signe de catégories intermédiaires : le son (que le texte partage avec la musique) et le langage (que la musique partagerait avec le texte), soit cette fois la continuité postulée suivante : musique-son-langage-texte…

·     Intellectualité musicale peu critique, quasiment pas théorique (la catégorie de « langage musical » sert de bouche-trou, et sa théorie de l’écoute me semble plutôt faible), très centrée sur l’esthétique, et sur une esthétique elle-même unilatéralement centrée sur les rapports musique-politique (la moitié de ses textes ?) : même pas sur les rapports musique-poésie, pas non plus sur rapports musique-autres arts, pas sur musique-sciences… [3]

 

L’intéressant est bien plutôt de mettre au jour des proximités, des soucis partagés, des éclairages par Nono de questions actuelles et vivantes.

Voir, a minima, la liste suivante :

·     Intérêt spécifique de ses réflexions sur les rapports musique-texte, sur la voix même qui porte simultanément les deux.

·     Intérêt spécifique, à mes yeux, de son attention à Bartok et à son parlando rubato de Bartok [4]

·     Intérêt de son idéologie :

o      Critique du nihilisme américain

o      Éloge du courage, de la volonté, du devoir-être

·     Côté sympathique du personnage : son caractère à contre-courant, au sein même du milieu « musique contemporaine » ; son isolement courageusement assumé, et sur le long terme ; la constance de ses orientations propres, traversant une époque contrastée (ses engagements politiques étaient mal vus au début – années 50- comme à la fin de sa vie – à partir des années 80)

·     Intérêt de son souci de la question de la « cérémonie » (question relevée par Albéra [5]). Voir sa citation de Busoni : « L’opéra devrait prendre l’aspect d’une cérémonie » [6]. Dans ce volume, la question n’apparaît que comme une étincelle. Elle serait intéressante à pourchasser dans ses entretiens ou sa correspondance…

 

Voici par exemple quelques énoncés de Nono qui tout spécialement me réjouissent :

        Critique de « ceux qui ont peur de prendre des décisions » [7]

        Opposition à Cage [8] : « la méthode du collage naît d’une forme de pensée colonialiste. » [9]

        « Khatchatourian, comme musicien, objectivement et subjectivement, ce n’est rien. » [10]

        Les États-Unis se concentrent en cette maxime : « Ne pense pas ! Végète, et vis tranquille ! » [11]

        « La cité et l’usine sont le centre de la vie du xx° siècle. » [12]

        Cette citation d’un ouvrier : « Comme disait Marx, nous sommes encore dans la préhistoire. » [13]

        « Ces nouveaux adeptes d’un jdanovisme inversé : Nono fait de la “politique”, et par conséquent de la “mauvaise musique”. » [14]

Ne faudrait-il pas prendre acte du fait que nous vivons une époque de jdanovisme généralisé, critiquant toute position « élitaire »

        « Est-il possible, pour la conception et la pleine compréhension d’une musique avec texte, de faire abstraction de l’intelligibilité du texte ? » [15]

        Cette citation de Schoenberg : « On ne vise nullement un parler naturel et réaliste. Au contraire, la différence entre un parler ordinaire et un parler coulé dans une forme musicale doit ressortir franchement. » [16]

        L’idée qu’il existe, dans la manière dont la musique mobilise un texte, « des gradations d’intelligibilité ; un continuum entre un simple son phonétique et le résultat musical sémantique d’un mot ou d’une phrase perçue intégralement » [17]

        Dans le même contexte de l’œuvre musicale que j’aime appeler œuvre musicale mixte, la catégorie du « moment de l’intelligibilité sémantique » [18] et celle de « modulation de phrasés » [19]

        La conception de la « composition musicale comme ensemble pluridimensionnel constitué de constellation de mots et de sons » [20]

        Le fait que Nono ait reconnu buter sur « le problème de l’infinité de l’acoustique » [21]

        « Écouter la musique. C’est très difficile. Je crois, aujourd’hui, que c’est un phénomène rare. » [22] « L’écoute n’est pas directe et facile. » [23]

 

Où l’on saisit un Nono, à la fois humainement très sympathique (de cette figure rare restant soucieuse de la vie de tous, restant à l’écoute de « l’envers du décor », restant préoccupé des conditions sociales permettant malgré tout à la musique contemporaine d’exister) et constituant un repère majeur pour l’avenir de la musique contemporaine.

 

*



[1] La formule canonique du mythe chez Claude Lévi-Strauss nous inviterait à lire ici une mythologique – celle si « moderne » du « socio-culturel » - s’il est vrai que la logique du mythe s’attache à réduire une fracture irréconciliable au moyen du bricolage de termes médians…

[2] p. 218

[3] Pour Laurent Feneyrou, cette mise à l’écart de rapports éventuels musique-sciences tiendrait à la conviction chez Nono que la musique n’est pas et ne saurait être scientifique. A contrario, la promotion des rapports musique-politique s’adosserait donc à la conviction explicite que la musique peut être militante.

Autant dire donc que pour Nono, il ne saurait y avoir de rapports qu’entre domaines ayant entre eux une intersection, excluant par là les rapports de tangence et surtout ceux de disjonction…

[4] p. 485

[5] p. 15

[6] p. 111

[7] p. 77

[8] p. 72

[9] p. 75

[10] p. 179

[11] p. 212

[12] p. 234

[13] p. 234

[14] p. 320

[15] p. 84

[16] p. 86

[17] p. 98

[18] p. 98

[19] p. 88

[20] p. 99

[21] p. 540

[22] p. 495

[23] p. 586