Théoriser un monde-Musique
à la lumière des
mathématiques et à l’ombre de la philosophie
François Nicolas
« Il n’y a
qu’un monde mathématique [… et] ce monde mathématique est connexe ».
Alain Connes
Il s’agit de bâtir une Idée proprement musicienne de la
musique comme monde à part entière, comme « monde-Musique ». L’enjeu de cette Idéation est de
« fonder » l’autonomie de la musique.
Pour le musicien, la musique n’est pas sous tutelle de lois
et fonctions exogènes (acoustiques, arithmétiques, sociologiques,
psychologiques, physiologiques, économiques…) : la musique est la mise en
œuvre d’une pensée autonome, c’est-à-dire en capacité de se fixer ses lois propres,
ses propres principes d’existence, ses enjeux spécifiques.
Il va de soi que cette autonomie est relative, et que la
musique, s’ordonnant à ses lois propres, n’ignore pas pour autant les lois
exogènes de ses divers matériaux. La musique autonome n’est donc pas une musique pure ou autarcique : c’est une musique faisant monde autour de sa
logique propre – la logique musicale -, une musique unifiée dans la diversité
même de ses régions (classique, contemporaine, jazz, variétés, pop-rock,
folklores…) et une musique connexe (toute réalisation musicale est susceptible
d’intéresser musicalement toute autre).
Soutenir ainsi, en musicien, qu’il y a un monde-Musique et un seul, un monde connexe, contre la doxa
contemporaine « des musiques » (le matérialisme vulgaire du « à
chaque dividu, à chaque
communauté, à chaque culture sa musique »), que ce monde singulier ne
saurait se comprendre comme simple région, poreuse et floue, distinguée dans
l’entrelacs des activités humaines et sociales, c’est aussi donner droit à
l’existence d’une singularité au sein de ce monde-Musique : l’existence des œuvres d’art musicales, nouées
autour de leur projet singulier d’écoute (laquelle ne s’aligne ni sur la perception psycho-physiologique ni sur l’audition savante). C’est donner droit à une pensée sensible
singulière – la pensée musicale - se déployant à distance de toute constitution
langagière de la pensée (la musique n’est pas un langage) comme de toute
réduction du sensible au sensuel (le matérialisme vulgaire alignant le plaisir
musical sur celui de la gastronomie ou de l’œnologie).
Déployer l’Idée musicienne d’un monde-Musique, c’est soutenir une conception non anthropomorphique
de la musique et assumer une conception non anthropologique du sujet musical
(lequel est l’œuvre et nullement le musicien [1]).
Comment procéder pour ce faire ?
On le fera selon les principes de ce qu’on propose d’appeler
une pratique théorique de musicien,
laquelle constitue la troisième manière mamuphi de théoriser la musique à la lumière des
mathématiques et à l’ombre de la philosophie [2].
Résumons ici les trois grandes manières mamuphi de théoriser la musique qui s’attachent à trois
types hétérogènes de subjectivité : respectivement celles du mathématicien,
du musicologue et du musicien.
· La
manière mathématicienne consiste à bâtir
une théorie mathématique de la
musique. Le grand Euler nous en délivre le paradigme [3].
Dans mamuphi, Guerino Mazzola
emblématise cette manière de procéder. Une théorie mathématique de la musique
ne s’appuie pas directement sur la musique, sur des œuvres musicales mais procède
de théories préexistantes de la musique, de préférence de nature musicologique
(c’est-à-dire en extériorité savante et objectivante) pour les formaliser
mathématiquement et déployer à partir de là des mathématiques contemporaines.
Si l’origine d’une théorisation mathématique de la musique est une théorie
musicologique, sa cible par contre est essentiellement mathématique :
l’objectif est d’arriver, avec la musique, à faire des mathématiques inventives. Appelons mathématisation ou formalisation mathématicienne cette manière de procéder.
· La
manière proprement musicologique procède
à l’inverse : elle part d’une théorie mathématique existante pour
entreprendre de l’appliquer à un problème musicologique (qui relève d’un savoir
en extériorité sur la musique, non d’un faire de la musique) et bâtir une
théorie musicologique mathématisée
de la musique. Milton Babbitt puis David Lewin nous en délivrent à la fin du xx° siècle [4]
le paradigme. Aujourd’hui dans mamuphi, Moreno Andreatta est le principal acteur de cette orientation.
Appelons-la modélisation ou application musicologique.
· Reste
la manière proprement musicienne qui se
distingue de prime abord de la précédente en ce que le musicien est celui qui
fait de la musique [5] :
ce qui l’anime, c’est la connaissance en acte et en intériorité subjective des
œuvres qui font la musique [6],
bien plus que les savoirs musicologiques en extériorité objectivante sur la
musique. À ce titre, la théorisation musicienne de la musique ne vise pas la
production d’une théorie formellement détachable de son processus
d’élaboration : elle est constitutive d’enjeux musicaux précisément
situés [7]. On peut
dire de cette pratique théorique qu’elle est une intervention qui s’épuise dans
ses effets, ou qu’elle est un mouvement qui est à lui-même son propre résultat.
Appelons expérimentation ou pratique
théorique musicienne cette manière de
procéder – mon propre travail dans mamuphi en délivrera ici un exemple -.
Résumons cette triplicité au moyen du tableau suivant :
|
Mathématisation ou formalisation mathématicienne |
Modélisation ou application musicologique |
Expérimentation ou pratique
théorique musicienne |
|
|
|
|
Enjeux de cette
théorisation : |
faire de la mathématique
en élargissant la puissance des mathématiques et consolidant leur unité |
produire, en
extériorité objectivante, de nouveaux savoirs sur la musique |
Approfondir, en
intériorité subjectivante, la connaissance musicale |
Résultat de cette
théorisation : |
une théorie (mathématique) de la musique |
une théorie (musicologique) de la musique |
une idée (musicienne) de la musique |
La musique
est : |
une origine indirecte (médiée par la musicologie) |
une cible indirecte (médiée par la
musicologie) |
un espace de pensée
sensible |
La mathématique
est : |
une cible |
une origine |
un espace de pensée |
Les mathématiques
concernées prennent la forme de : |
théories |
formules &
équations |
concepts |
Les rapports musique-mathématiques
privilégient : |
les formalisations |
les interprétations |
les raisonances, donc les mathèmes |
Théoriser la musique comme formant un monde à part entière
(le monde-Musique) s’inscrit
explicitement dans la troisième de ces orientations.
La première difficulté de ce projet est la suivante :
le musicien ne dispose guère d’une catégorie musicale de monde adéquate à son projet, c’est-à-dire apte à s’ajuster
à sa conception d’un monde-Musique.
Il lui faut donc élaborer une caractérisation propre de ce qu’il entend par
« monde-Musique ».
C’est en ce point qu’une telle pratique théorique du
musicien trouvera un utile éclairage du côté de la mathématique, singulièrement
de la mathématique contemporaine s’il est vrai qu’en matière de théorisation de
la musique prévaut le principe du contemporain suivant : théoriser la
musique contemporaine suppose de théoriser contemporainement la musique c’est-à-dire selon une conception contemporaine de
la théoricité (de ce que théoriser
veut dire).
Dans notre cas, théoriser aujourd’hui la musique comme monde
impose de la théoriser selon une conception contemporaine de ce qu’est un
monde, de ce que monde peut aujourd’hui
vouloir dire.
C’est en ce point que la théorisation musicienne aura tout
intérêt à s’adosser à la mathématique et à la philosophie, plus précisément à
se déployer à la lumière de la notion
mathématique de topos telle que
Grothendieck et Lawvere l’ont constituée dans les années 1960 et à
l’ombre du concept philosophique de monde tel qu’Alain Badiou l’a constitué depuis les années
1990 -.
Il s’agira donc ici de déployer une conception proprement
musicienne du monde de la musique en prenant mesure à la fois de la régularité
et de la singularité de la catégorie musicienne de monde-Musique par double confrontation avec la notion mathématique
de topos et avec le concept
philosophique de monde.
Précisons bien : pour le musicien, sa catégorie de monde-Musique opère comme un nom propre. Il ne s’agit donc pas
d’abord pour lui d’un nom commun (« monde ») qui serait ensuite
spécifié ou approprié à la singularité « musique ». Autant dire que
le musicien ne se souciera pas de produire au préalable une catégorie générale
de « monde » ; il se contentera de dégager rationnellement la
pertinence proprement musicale de la catégorie, pour lui tout à fait unique, de
« monde-Musique ». Mais
il le fera adossé à la fois à la mathématique et à la philosophie de son temps,
en sorte de mesurer la cohésion de son Idée musicienne d’un monde-Musique à l’aulne des notions et concepts afférents en
mathématique et en philosophie contemporaines.
La première idée (musicienne) du monde-Musique sera celle-ci : le monde-Musique est le monde des morceaux de musique ;
l’habitant comme l’acteur du monde-Musique n’est pas le musicien (lequel, on y reviendra, est
plutôt un passeur évanouissant et pensif) mais le morceau musical.
Mais qu’est-ce exactement qu’un morceau de musique ?
La difficulté est ici analogue à celle que Leibniz avait
relevé en matière d’être [8] :
un morceau de musique, pour être un morceau,
doit aussi être un morceau.
Un morceau, c’est un découpage musical fait dans la
matérialité propre de la musique, c’est la production d’un objet au sein de
« la chose musicale », informe et illimitée.
Quelle est la matérialité de cette chose musicale ?
C’est une dialectique entre un matériau sonore et une matière scripturale (la
note comme lettre de musique) qui se matérialise dans un corps à corps
singulier ou corps-accord (interaction
du corps physiologique du musicien et du corps mécanique de l’instrument de musique)
– prosaïquement dit : la matérialité musicale procède du rapport qu’opère
le jeu instrumental entre sons et notes. Au total la matérialité musicale
procède d’un produit singulier et orienté [9]
entre matérialités scripturale, instrumentale et sonore.
Un morceau de musique, c’est une délimitation précise opérée
dans cette « chose » musicale, dans cette activité incessante qui
rapporte des sons et des notes. Appelons morceau de musique l’ensemble des exécutions musicales qu’autorise une
partition donnée.
Quelle est alors la structure propre de ce compte-pour-un
(des exécutions musicalement possibles d’une partition donnée) ?
La lumière des mathématiques peut aider le musicien à
clarifier ce point.
C’est ce à quoi on procèdera en formalisant mathématiquement
un tel morceau de musique comme un faisceau : la catégorie musicienne de
morceau va ainsi s’avérer structurellement homologue à la notion mathématique
de faisceau.
Donnons ici le principe de la formalisation [10].
Toute réalisation musicale peut être vue comme la mise en
correspondance, instant par instant, d’un sonagramme S et d’une partition P
chronométriquement paramétrée par un indice t :
· d’un
côté le sonagramme enregistre le matériau sonore en mesurant, à chaque instant
t, la fonction at(ƒ)
qui détermine l’amplitude instantanée de la fréquence ƒ ;
· d’un
autre côté la partition transcrit de manière canonique (voir par exemple la
norme Midi) ce même matériau sonore dans les catégories de l’écriture musicale
(matière scripturale).
On trouve donc, au principe de cette mise en correspondance,
un axiome proprement musical qui pose que toute réalité sonore devient musicale
à mesure de sa (possible mais pas nécessaire) transcription dans le cadre
propre à l’écriture musicale (qu’il s’agisse par exemple de la transcription
d’une improvisation humaine, d’un chant d’oiseau ou d’une sonorité
mécaniquement générée) : si le son musical ne procède pas nécessairement
d’une écriture musicale préalable, par définition il est par contre
inscriptible dans le cadre du solfège existant.
Ce principe implique deux choses :
1)
le solfège doit évoluer au fur et à mesure des besoins
propres du monde-Musique – conquête musicale
de nouveaux territoires sonores - ;
2)
cette écriture solfégique inscrit la structure proprement
musicale du phénomène sonore considéré sans se soucier de le totaliser
(l’écriture musicale n’est pas un enregistrement sonore) ; à ce titre,
cette écriture inaugure ipso facto la possibilité proprement musicale d’une
pluralité d’exécutions (ou interprétations) de la « chose sonore »
enregistrée par le sonagramme et transcrite par le solfège.
Soit donc la partition P conçue comme un rouleau de papier,
paramétré horizontalement par τ∈[0,1].
Soit également le sonagramme S conçu lui aussi comme un
rouleau de papier, chronométriquement paramétré par t et associant à tout
instant t la fonction at(ƒ).
Une exécution musicalement valide de la partition P sera alors formalisable comme la donation d’une fonction P→S qui à tout instant τ de la partition associe le couple des fonctions {t(τ),aτ(f)} où t(τ) désigne un réel positif et aτ(f) une fonction continue réelle positive.
Si l’on dote alors l’intervalle [0,1] de la topologie intervallaire ordinaire (un ouvert est un intervalle ouvert ∆τ), la partition P se trouve ainsi dotée d’une topologie θ(P) : un ouvert de P est la partie de P correspondant à l’intervalle ouvert ∆τ de [0,1]. On voit alors qu’une exécution donnée associe à tout ouvert ∆τ de P [0,1] le couple des fonctions {t(∆τ),a∆τ(f)}.
L’ensemble des exécutions musicalement valides d’une
partition P donnée va donc avoir la structure d’un foncteur de la catégorie θ(P) vers la catégorie Ens.
Ce foncteur ℱ(P) est clairement contravariant ; on a ℱ(P) : θ(P)op→Ens. On vérifie de plus facilement qu’il vérifie d’une part la propriété de restriction (toute réalisation sonore valide d’une partie ouverte U de P constitue une réalisation sonore valide de toute partie V de U), d’autre part la propriété de recollement (pour toute partie ouverte U de P et pour tout recouvrement ouvert Ui de U, si un ensemble d’interprétations Ii(Ui) est tel qu’elles coïncident sur leurs parties communes, alors il existe bien dans le faisceau ℱ une et une seule interprétation I sur U dont les restrictions coïncident avec les précédentes Ii sur les différents Ui). Au total, ce foncteur est donc un faisceau.
On dira donc qu’un morceau de musique est le faisceau des
exécutions musicalement concevables d’une partition donnée.
Formaliser un morceau de musique comme faisceau des
interprétations [11]
d’une même partition ne constitue pas une simple opération
« formelle » : cela permet de mettre au jour des propriétés
décisives du morceau de musique.
Si l’on peut parler d’un
morceau de musique, c’est parce que l’on peut musicalement compter pour un seul
rapport le rapport d’une pluralité infinie d’exécutions sonores à une unique
partition. En ce sens, l’un du morceau procède de la cohésion musicale d’un
rapport (entre un nombre infini d’exécutions et une unique partition) ; à
ce titre il mobilise un rapport entre deux nombres (∞ | 1 ou א0 | 1) sans pour autant relever lui-même d’un nombre.
Mais, bien sûr, une fois cet « un » établi (sur la base d’une notion
de faisceau plutôt que de nombre), il devient alors possible de le faire entrer
dans un compte, de le décompter dans une liste de morceaux : c’est là
l’enjeu propre de la bibliothèque des morceaux qui se trouve au principe de
notre monde-Musique.
Cet un du morceau est
intérieurement structuré : ce n’est pas un simple fourre-tout. Cet un relève d’un type très singulier de cohésion
musicale : cohésion qui autorise de valider telle exécution sonore comme
adéquate à telle partition (critère qu’on dira de véridicité ou de justesse
musicale), cohésion qui procède d’un rapport local/global (que la notion
mathématique de faisceau précisément exhausse) s’il est vrai qu’elle opère de
proche en proche – on ne joue et n’auditionne un morceau qu’ainsi -.
Formaliser un morceau comme un faisceau éclaire donc que
l’un du morceau relève d’un type singulier de cohésion musicale qui autorise de
parler de la même logique musicale à l’œuvre de proche en proche dans une
infinité de situations sonores différentes.
Cette formalisation rehausse la différence, musicalement
capitale, entre objet musical et objet sonore : non seulement l’objet
musical n’est pas l’objet sonore, mais, plus encore, un objet musical n’est pas
un objet sonore qui se trouverait « musicalisé ». En effet,
« musicaliser » un objet sonore trouvé (mettons le chant d’un
oiseau), c’est le transcrire dans le cadre d’une écriture musicale (quitte à
devoir, pour ce faire, développer quelque nouvelle ressource du vieux solfège,
par exemple en termes de micro-intervalles) ; c’est ce faisant ouvrir la
possibilité de nouvelles exécutions sonores du chant d’oiseau initial (par
exemple par une flûte jouée par un humain) en sorte que l’objet musical ainsi
produit (qu’on pourra alors appeler « chant du rouge-gorge au lever du
jour ») se trouvera doté d’une structure toute nouvelle de morceau de
musique.
On voit ainsi pour quelle raison on ne saurait transiter d’un objet sonore à un objet musical (point sur lequel Pierre Schaeffer a
lucidement buté dans son Traité des objets musicaux [12]) :
il y a là un saut qualitatif, qui est précisément celui qu’autorise l’existence
d’un monde-Musique entre choses
sonores extérieures et objets musicaux endogènes. [13]
Le point crucial est le suivant : le monde-Musique est constituant de ses objets et non pas constitué par des objets qui lui
préexisteraient. C’est l’existence d’un tel monde, centré (comme on va y
revenir) sur une écriture qui lui est propre, qui autorise de délimiter, dans
l’infinie diversité du sonore, ces objets spécifiquement musicaux que sont les
morceaux de musique. L’événement constituant du monde-Musique est donc à chercher du côté de l’invention d’une
écriture musicale spécifique, de l’invention donc du solfège.
Le monde-Musique,
s’il est bien le monde des morceaux de musique, est tout autant le monde des
relations entre ces morceaux. Le monde-Musique en effet n’est pas une collection discrète, séparée
de morceaux mais un réseau dense, un graphe incessamment ramifiée de ces
morceaux.
Qu’est-ce alors qu’une relation musicale entre morceaux de musique ?
C’est une influence, une résonance, un écho, une variation,
une contraposition, une citation, une référence entre morceaux de musique [14].
Ces relations sont musicalement bien connues : ce sont
celles qu’apprennent les musiciens, en particulier par analyse des partitions,
et qui les font dégager par exemple les grandes Formes communes au répertoire
classique (rondo, sonate, fugue…), les thèmes, les harmonies et les rythmes
communs à différentes œuvres (cantus firmus, « accord de Tristan »,
« motif du destin »…). Ces relations entre morceaux sont activées par
les exécutions qui, dans le cadre du concert, ont précisément pour objectif de
les rendre sensibles, de les exhausser pour l’écoute.
Un
exemple de concert
Donnons un exemple de la
manière dont un concert, intelligemment conçu, rend sensibles certaines relations
entre les œuvres musicales qu’il programme.
Soit ce programme du
concert donné, en novembre 1995 (Théâtre du Châtelet, Paris) par l’EIC et le Deutsche
Kammerphilharmonie sous la direction de
Pierre Boulez :
1) Berg :
3 pièces de la Suite Lyrique, pour
orchestre à cordes
2) Webern :
Concerto op. 24.
3) Webern :
5 pièces pour orchestre (op. 10)
4) Schoenberg :
Von heute auf morgen
Ce concert bénéficiait d’une unité a priori en raison de l’homogénéité stylistique des œuvres qui y étaient présentées (la seconde École de Vienne) mais il tirait son originalité de son ordre d’exposition, en partie à rebours de l’ordre chronologique, ce qui permettait de faire entendre des mouvements souvent obscurcis par une compréhension historicisante de la musique du siècle. Brièvement dit, les trois pièces de Berg enflammaient l’attention. Ensuite le concerto op. 24 de Webern nous ramenait à une ascèse du timbre pur, délivrant cette joie sans égale d’avoir l’impression d’écouter moins une flûte que « La Flûte ». Puis le concert revenait chronologiquement en arrière avec les cinq pièces pour orchestre op. 10, faites cette fois de timbres collectifs fascinants d’aplomb. L’œuvre conclusive de Schoenberg avait beau être un peu décevante (une comédie humaine mal enlevée et peu conforme au génie musical propre de Schoenberg…), l’ensemble se tenait et les différentes parties rétroagissaient entre elles, à mesure de l’intérêt d’avoir entendu l’opus 10 de Webern après son opus 24. En fait le concert s’initiait (comme concert et non plus comme collection) de ce geste de l’opus 24 à l’opus 10 (geste qu’on dira [15] techniquement motivé par des commodités de plateau mais musicalement mobilisé).
Si ce qui identifie la dynamique propre de ce concert est la rétroaction de l’œuvre n° 3 sur l’œuvre n° 2 - effet à rebours de l’ordre d’exposition - avec projection finale de ce qui s’y comprenait du travail de Berg et Webern sur l’œuvre de Schoenberg, ce concert s’avère ainsi diagrammatisable :
Deux types spécifiques de relations entre morceaux
s’imposent de prime abord : l’extrait
(qui dégage d’un morceau M ce qu’on appellera un sous-morceau M’⊆M) et le recueil (qui construit un « sur-morceau » R par assemblage
de différents morceaux Mi :
R=∑Mi).
Comme on le pressent, ces deux types de relations musicales
ne posent pas de problème particulier de formalisation dans notre cadre
mathématique : ils correspondent à des relations qu’on dira de
sous-fasceaux/sur-faisceaux.
La difficulté va être par contre de formaliser les autres relations
musicales : les influences de types variés que le monde-Musique établit entre ses objets-morceaux.
Il faut à ce titre prendre mesure du fait que les relations
en question sont, par définition, des relations spécifiquement musicales et non
pas musiciennes (par exemple le fait que deux morceaux aient eu pour géniteur
le même individu compositeur ne suffit pas, a priori, à établir à lui seul une
relation musicale significative entre les deux morceaux), moins encore
sociologiques (par exemple une éventuelle « musique française » ne
saurait être la musique produise par « les/des Français »), ou
littéraires (par exemple il ne va nullement de soi que tous les morceaux de
musique mobilisant un texte de Mallarmé soient ipso facto en interaction
musicale significative avec ce texte : tout dépendra a minima de
l’intelligence musicale avec laquelle un tel texte se trouve ici mobilisé…),
etc.
Plus profondément, ces relations proprement musicales entre
morceaux (ou relations propres au monde-Musique) ne constituent pas des relations exogènes entre morceaux : elles
ne viennent pas se surajouter extérieurement à ces objets musicaux que
constituent les morceaux de musique mais elles leur sont intrinsèques. L’ordre
d’exposition ici adopté (d’abord les morceaux, puis leurs relations) ne doit
pas en effet être pris comme ordre « ontique » : si le monde-Musique est constituant des relations-influences comme il l’est des objets-morceaux, c’est
parce qu’il l’est simultanément des deux composantes. Notre exemple précédent
du concert le suggère clairement : rendre sensible une influence
rétroactive de l’opus webernien 24 sur l’opus 10 passe par une nouvelle
interprétation musicale et de l’un et de l’autre, donc par un déploiement
musicalement effectif du faisceau des interprétations que chacun de ces deux
morceaux constitue ; soit : rendre musicalement sensible une nouvelle
influence entre deux morceaux (la faire musicalement « apparaître »)
c’est simultanément rendre sensible une nouvelle dimension musicale interne de
chacun de ces deux morceaux (les faire musicalement « apparaître »
sous un nouveau jour).
Au total, le monde-Musique constitue ses objets-morceaux comme autant de paquets de relations
tant intérieures (entre composantes et sous-morceaux) qu’extérieures (entre
morceaux partageant telle composante ou tel souci, etc.).
Ceci suggère donc de concevoir musicalement un morceau comme
l’ensemble des relations musicales qu’il entretient par lui-même avec tous les
autres morceaux du monde-Musique (y
compris les sous-morceaux qu’il rassemble) et ce, au titre d’une dimension
fondamentale de ce monde qui est à sa connexité : en droit (il s’agit donc
ici d’un axiome sur ce monde-Musique),
ce monde est d’un seul tenant, et tout morceau est susceptible d’influencer musicalement tout autre [16].
Le monde-Musique n’est pas
séparable en continents disjoints : la terre musicale est une Pangée, au
demeurant comme l’histoire au xx°
siècle du jazz le montre bien [17]…
Cette proposition consonne immédiatement avec le fameux
lemme de Yoneda qui pose une homologie catégorielle stricte entre structure
d’objets et structure des morphismes rapportant ces objets entre eux.
On se gardera cependant d’une transposition immédiate de ce
lemme mathématique dans le monde-Musique
en raison de la difficulté intrinsèque qu’il y a à formaliser/interpréter le monde-Musique comme un topos, difficulté qui, comme on l’a
suggéré, tient essentiellement à cette question des relations musicales.
Notre formalisation en effet ne sait prendre mesure de la
dimension spécifiquement musicale des relations (« influences »)
entre objets du monde-Musique comme elle
a pu le faire de la dimension spécifiquement musicale (« morceaux »)
de ces objets : comme le petit exemple du concert le suggère, tout le
travail musical concret consiste à mettre musicalement en œuvre le réseau dense
des morceaux, d’une part en réinterprétant d’anciens textes musicaux (travail
de développement concret d’un morceau-faisceau en matérialisant musicalement
une potentialité interprétative jusque-là musicalement inaperçue), d’autre part
en ajoutant de nouveaux morceaux au répertoire (à la bibliothèque existante des
morceaux de musique).
Formaliser tout ceci sans tenir compte de la différence
entre réellement et potentiellement existants n’est pas musicalement
intéressant : pour le coup, la formalisation deviendrait purement formelle
(sans capacité d’éclairer la chose musicale même).
Au demeurant, cette limitation proprement musicienne de la
formalisation mathématique d’un monde-Musique est ce qui disjoint radicalement cette pratique théorique musicienne
de la mathématisation à laquelle procède pour sa part le mathématicien Guerino
Mazzola, ce qui conduit à poser la délimitation suivante : le monde-Musique dont il est ici musiciennement question n’est pas le
Topos of Music dont il est
mathématiquement question dans l’ouvrage homonyme [18].
Comme je l’ai suggéré précédemment, la pratique théorique du
musicien (ou expérimentation d’une formalisation mathématiques-musique) mesure
constamment ses effets non à une fin séparable (une théorie détachable, qui
deviendrait outil distinct, appropriable en extériorité subjective) mais à
elle-même, somme toute selon le même principe que la dialectique hégélienne
assignait au travail du vrai : « Le vrai est le devenir de
lui-même » [19].
Pour qu’une formalisation mathématique des influences musicales entre morceaux devienne musicalement significative, il lui faudrait inscrire en son cœur la distinction ici non formalisée entre potentiel et effectif (autrement dit : entre « en droit » et « en fait ») : une chose est de poser qu’un morceau est le faisceau des exécutions musicalement acceptables d’une partition donnée, autre chose serait de formaliser l’ensemble des exécutions musicalement établies à un moment donné d’une partition donnée. Ceci impliquerait de s’engager dans un tout autre type de formalisation, type dont René Guitart nous avait suggéré le principe au début même de nos activités mamuphi lorsqu’il indiquait (Ircam, 3 février 2001 [20]) qu’il conviendrait « de voir une partition comme un site de Grothendieck, […] une interprétation comme un faisceau sur ce site, et l’espace des interprétations comme le topos de ces faisceaux. » [21].
En ce point se dessine une bifurcation théorique : à
quelle échelle introduire en musique la notion mathématique de faisceau (et
corrélativement celle de topos de faisceaux) ? À l’échelle – inférieure -
d’une exécution donnée d’une partition donnée (comme Guitart le propose) ou à
échelle – supérieure - d’un
morceau donné (comme je le déploie) ? Dans le premier cas
(Guitart), une interprétation sera un faisceau, une partition un site et un
morceau un topos ; dans le second (Nicolas), un morceau sera un faisceau,
une bibliothèque un site, et l’ensemble des morceaux un (éventuel) topos…
|
Guitart |
Nicolas |
|
Une exécution |
Un faisceau |
Une section |
|
Une partition |
Un site |
Un espace
topologique |
|
Un ensemble
d’exécutions |
= Un morceau |
Un topos |
Un faisceau |
Un ensemble de
partitions |
= Une bibliothèque |
|
Un site |
Un ensemble de morceaux |
= Un monde |
|
[ Un topos ? ] |
Mon hypothèse (musicienne) est que la bonne échelle
(musicale) pour une formalisation en faisceau est celle du morceau de musique.
Le prix formalisateur à payer pour cette décision est alors que le monde-Musique ne saurait être un topos de faisceaux que de manière
formelle, trop formelle. À l’inverse la voie (mathématicienne) suggérée par
Guitart permet certes de coupler les notions mathématiques de faisceau et de topos, mais le prix à payer est alors que chaque morceau de musique devient
à lui tout seul un topos à part entière, autant dire un monde certes
mathématiquement concevable mais non acceptable musicalement : j’ai
suffisamment insisté sur l’importance musicienne de la catégorie de monde-Musique pour rehausser combien une formalisation de chaque
morceau de musique comme monde à lui tout seul désorienterait l’Idéation
musicienne de la musique que je poursuis ici.
Il est clair que le partage en ce point avec mon ami René
Guitart relève d’un légitime partage entre subjectivités respectivement
mathématicienne et musicienne : les connivences mathématiciens-musiciens
comme les raisonances mathématiques-musique ne constituent ni des alignements
subjectifs, ni des (con)fusions de pensées…
On l’a déjà souligné : au principe de la capacité
musicale de faire monde se trouve l’existence d’une forme spécifiquement
musicale d’écriture : le solfège.
Il s’agit là d’une invention relativement récente de
l’humanité (qui a mobilisé, grosso modo, quelques siècles du Moyen-Âge), au
demeurant une de ces rares inventions capitales qu’on ne doit pas aux Grecs
(faute d’écriture spécifique [22],
dans la Grève antique la musique ne constituait pas un monde propre).
Elle confère au solfège le statut de véritable
transcendantal du monde-Musique (au sens
philosophique que Badiou donne à ce concept de transcendantal).
En poursuivant le fil de notre formalisation mathématique
précédente, on dira que le solfège touche à ce que la mathématique des topos
appelle un classifieur de sous-objets et qu’il indexe de la lettre Ω.
En suivant ce double fil (mathématico-philosophique), on
posera que le monde-Musique dispose en
son cœur d’un morceau central Ω constitué par le livre de solfège de référence
(il va de soi que l’écriture musicale est en constante évolution : à la
fois sa structure en notes plutôt qu’en neumes ne fait que se consolider –
toute la récente norme Midi tourne autour de cette notion de note : noteon/noteoff…
- en même temps qu’elle ne cesse de se diversifier, de se ramifier, de
s’assouplir en fonction des besoins « transcendantaux » d’inscription
musicale du sonore…).
Qu’est-ce que l’écriture musicale ? Qu’est-ce que le
solfège ?
C’est une inscription spécifiquement musicale du son qui se
centre autour d’une lettre spécifique : la note de musique.
Mais qu’est-ce que la note ? La note n’est pas tant un
point (d’un espace paramétré et mesuré) que le pointeur d’un ouvert de cet
espace, ou plus exactement d’une famille de voisinages ouverts qu’il est en
effet commode de figurer par un simple point. Au total, la note de musique
désigne ce qu’on appelle en topologie une famille d’ouverts :
Les notations musicales – à distinguer de l’écriture
proprement dite (de la lettre de musique)
– vont alors servir à préciser la nature de la topologie en
question - à la fois topologie des hauteurs et topologie des durées - par
diverses notations de legato, détaché, staccato, vibrato, etc.
Au total le solfège se matérialise ainsi dans le produit
d’une écriture et de notations diverses (d’agogique, de tempi, de modes de
jeux, etc.). Il est de l’essence de ce solfège d’être au total hétérogène,
redondant, « baroque » – il y va d’une capacité de ce solfège de
permettre le jeu musical instantané (le corps-accord qui rapporte des sons à
une partition) et toutes les tentatives de l’homogénéiser – essentiellement
d’aligner la note de musique sur l’univocité du nombre [23]
– ont musicalement échoué.
Toute la variance des exécutions-interprétations musicales
d’une même partition se joue précisément au point où la note, par-delà son
inscription ponctuelle (comme lettre musicale séparée), pointe en vérité une région
topologiquement structurée.
Tout ceci conduit à l’importante remarque suivante : le
solfège musical doit être compris comme structurant la matérialité musicale selon
une algèbre de Heyting (dont le modèle est l’algèbre des ouverts d’une
topologie) plutôt que selon une algèbre de Boole (dont le modèle est l’algèbre
des parties d’un ensemble).
On sait, au demeurant, que le concept philosophique de monde
chez Badiou exhausse la logique propre de l’apparaître comme relevant d’une
telle algèbre de Heyting (ce qui, au demeurant, participe chez lui de la
distinction entre phénoméno-logique et onto-logique).
Une tradition « ensembliste » (voir désormais ce
que la musicologie américaine appelle la set theory) tend à formaliser les groupes de notes comme
des ensembles d’éléments : les accords comme ensembles harmoniques de
hauteurs, les cellules comme ensembles rythmiques de durées, quand ce n’est pas
les orchestres comme ensembles instrumentaux de timbres-intensités… Ce type de
formalisation tend à effacer les principales propriétés musicales de ces
groupes au profit de propriétés essentiellement combinatoires, c’est-à-dire
abstraites – la music theory américaine,
à la suite de son père fondateur Milton Babbitt, s’est fait une spécialité de
cette réduction combinatoire qui mécomprend radicalement la pensée musicale à
l’œuvre dans la musique de Schoenberg - [24].
Il faut, à rebours, formaliser le solfège comme algèbre
d’ouverts, donc comme algèbre de Heyting. On ne fera ici qu’esquisser un tel
programme.
Rien ne matérialise mieux la spécificité de l’écriture
musicale que cette marque absolument minimale constituée par la lettre de
silence : Œ
Cette lettre représente ce qu’on pourrait appeler le phallus
du solfège puisqu’il s’agit là d’un signifiant sans signifié : en effet,
non seulement cette note ne représente directement aucune réalité sonore (le silence
musical qu’elle désigne n’est jamais un silence acoustique effectif – il y a
toujours des bruits dans toute salle – mais seulement un tacet du corps-accord musical) mais elle ne représente
même pas une durée empirique s’il est vrai qu’il faudrait lui adjoindre une notation
de tempo (par exemple ♩=60)
pour que cette note désigne une durée chronométriquement significative (une seconde
en l’occurrence).
Cette position « phallique » de la note de silence
pour le solfège nous met sur la piste de deux morceaux de musique absolument
particuliers :
· d’abord
le morceau de musique vide, c’est-à-dire
dépourvu de toute note de musique, morceau dont la partition associée
correspond à une simple feuille de papier musicalement réglé : ==
· ensuite
le morceau de musique entièrement silencieux, dont la partition cette fois se réduit à une seule et unique note de
silence : Œ [25].
On remarquera au passage qu’il convient, musicalement, de
distinguer le vide du silence : le silence musical n’est aucunement un
vide – ce point, bien connu des musiciens [26]
(qui n’ont jamais cessé, depuis qu’existe le solfège, de composer avec ce
silence), inciterait à examiner comment ce silence musical opère comme atome
mobile apte à indexer tout morceau du monde-Musique.
Ceci nous met sur la piste de propriétés importantes de nos
deux morceau atypiques, respectivement vide
et silencieux : ils se
rapportent de manière singulière à tout morceau du monde-Musique, le premier en ce qu’il sert de point de départ à
tout morceau (lequel repose en tout état de cause sur du papier musicalement
réglé), le second en ce qu’il sert de sous-morceau indexant tout moment de
silence musical interne à tout morceau. [27]
Il est alors facile de reconnaître en nos deux morceaux
atypiques les deux objets également atypiques qu’inclut tout topos :
l’objet initial noté 0
(qui se rapporte à tout objet du topos) et l’objet terminal noté 1 (auquel tout objet du topos se
rapporte).
On dira donc que notre monde-Musique distingue [28],
parmi tous ses morceaux de musique, un morceau initial (le morceau vide) et un morceau terminal (le morceau silencieux).
Il faudrait également compléter l’examen du rôle capital
joué en musique par le silence en traitant cette fois de la polarité qu’il
constitue non plus, comme on vient de le voir, avec le vide mais avec le
bruit : musicalement, le bruit est une saturation ; il indexe donc ce
type de maximalisation proprement musicale que le solfège indexe de notations
telle celle du « cluster ».
À ce titre, la polarité silence/bruit telle qu’elle est
musicalement ressaisie (c’est-à-dire reconfigurée par le monde-Musique) peut être vue comme équivalent à cette polarité
minimum/maximum qui réside au principe de toute algèbre de Heyting et que
Badiou relève comme philosophiquement décisive (en matière, en particulier,
d’événement).
Suggérons, par exemple, cette piste : de même qu’un
événement au sens philosophique du terme est logiquement assignable à une
torsion de l’algèbre transcendantale où ce qui jusque-là existait minimalement
s’avère d’un coup (et en éclipse) valoir maximalement, de même le moment-faveur
d’une écoute à l’œuvre est logiquement assignable au point de vertige où un
type imprévu de silence s’avère d’un coup (et en éclipse) prévaloir
auditivement sur tout bruit concevable… [29]
*
Mais poursuivons notre exploration des principales
propriétés musicales de notre monde-Musique.
La pratique musicale conduit à distinguer certains types
spécifiques de morceaux, par exemple ce qu’on propose ici d’appeler des
morceaux minimaux et maximaux. Ces deux types de morceaux se caractérisent du
point de leur rapport spécifique à l’écriture musicale : les morceaux
minimaux et maximaux sont ceux qui mettent en jeu un rapport respectivement
minimal et maximal à l’écriture musicale ; autrement dit, ce sont des
morceaux tels qu’en-deça ou au-delà d’eux, l’écriture musicale se dissout dans
des écritures non musicales (écriture littéraire par défaut, ou écriture numérique
par excès). Donnons-en deux exemples.
Morton Feldman est
emblématique de ces morceaux dont l’écriture est minimale, par exemple ce morceau
dépourvu de toute durée (et de toute intensité) :
En-deça d’une telle écriture, on se trouve dans la pure et simple « partition verbale » [30], faite uniquement de mots et dépourvue de toute note, donc relevant d’une écriture ordinaire et non plus musicale.
À l’inverse, prenons le cas de cette page d’une œuvre pour
guitare solo de Brian Ferneyhough : Kurze Schatten II (1983-1989)
Exécuter cette page de manière exacte ou juste
s’avère impossible pour un corps humain [31].
Examinons par exemple la dernière mesure de cette page 6
d’un simple point de vue rythmique. La mesure délimite 33 quadruples croches
(dans un tempo où la croche vaut 36 et donc la quadruple 288). La mesure au
total vaut donc une blanche + une quadruple. Il y faut simultanément :
· partager
les 4 premières croches en 7 (7:4) [32]
en sorte de n’en jouer que la 6°,
· partager
la mesure (de 33 quadruples) en 4 en sorte d’attaquer la 2°,
· partager
la mesure en 5 valeurs en sorte d’en attaquer la 3°,
· se
livrer à des calculs supplémentaires encore plus détaillés si l’on veut
respecter les silences écrits.
L’entreprise est humainement impossible. [33]
Au-delà de cette écriture, on se trouverait plongé dans une
écriture de type mécanique (automates, ordinateurs) et le texte relèverait
d’une écriture informatique (patchs) plutôt que musicale.
Le monde-Musique
permet de même de distinguer certains types de relations musicales entre
morceaux (autant dire également entre parties d’un même morceau s’il est vrai
que toute partie d’un morceau dispose intrinsèquement d’un statut équivalent de
morceau [34]).
La philosophie de Badiou attire par exemple notre attention
sur le rôle spécifique joué dans la structuration logique d’un monde par trois
types de relations : dans le cadre de notre formalisation, ces trois types
vont éclairer trois types d’interactions musicales.
Le concept de dépendance
(de l’objet B vis-à-vis de l’objet A, noté A⇒B) correspond, dans Logiques des mondes [35],
à la notion de pseudo-complémentation d’un objet relativement à un autre (dans
un ensemble donné) : dans la logique des propositions, A⇒B désigne « non A ou B » soit ∼A∪B
Dans Logiques des mondes,
un tel type de dépendance joue un rôle central entre les degrés du transcendantal
d’un monde, c’est-à-dire dans l’algèbre de Heyting qui se trouve au principe de
ce transcendantal.
En assumant ici de décaler sensiblement notre formalisation
musicienne de la formalisation proprement philosophique de Badiou [36],
j’avancerai que la catégorie de dépendance relative d’un morceau B par rapport
à un morceau A peut nous mettre sur la piste d’une compréhension non
implicative du développement musical, sur la voie d’un développement musical
qui soit une variation-altération plutôt qu’une déduction. Précisons rapidement.
Pierre Boulez – dont on sait combien l’orientation
constructiviste de sa pensée est étroitement associée à une thématisation du
discours musical comme langage [37]
- exhausse régulièrement la dimension déductive du développement musical :
pour lui un compositeur est un musicien qui sait déduire les conséquences musicales de son matériau.
Le point est que si on note « ⇒ » une telle déduction (par exemple T⇒T’ désignera que l’objet-thème T’ est déduit
de l’objet-thème T), une telle opération n’apparaît nulle part comme telle lors
d’un morceau de musique : ni dans la partition, ni dans l’exécution
sonore. La seule opération phénoménale qui intervient musicalement est celle de
consécution. Mais l’on sait parfaitement
en musique que ce n’est pas parce
que B suit A que pour autant A engendre B – c’est même très exactement
le reproche que Boulez fait aux mauvais compositeurs : ils écrivent des
successions qui ne sont pas des déductions -.
Pour ma part, j’ai toujours été très sceptique sur cette
catégorie de déduction (qui, en deux
mots, me semble relever unilatéralement d’un style constructiviste de pensée
musicale) et j’ai plutôt cherché du côté de « développements » musicaux
qui ne soient pas déductifs (sans être pour autant de simples collages éclectiques).
D’où l’idée de concevoir le développement musical comme une
variation-altération (Veränderung).
L’idée de « dépendance », formalisée avec un signe
« ⇒ » (A⇒B) qui désigne cette fois non plus
l’engendrement de B par A mais un nouveau site (∼A∪B) ajusté au degré d’altération que B
comporte vis-à-vis de A, peut à ce titre s’avérer stimulante.
L’idée, très simple, est la suivante : B ajouté à A
disjoint, dans la situation musicale de départ, deux nouvelles parties :
d’un côté A rogné de B, de l’autre le reste.
D’où une série de variations-altérations qui vont
successivement « éclairer » ce qui de l’objet A de départ (mettons le
« thème » initial de notre situation) résiste :
Bref, il y a, en ce concept de « dépendance »,
matière à formaliser ce qu’il en est d’un développement musical qui enchaîne
par succession sans à proprement parler déduire.
Les relations de conjonction (∩) et d’enveloppe (∪) [38] désignent les relations d’un objet (ou d’une collection d’objets) à un maximum des inférieurs, et à minimum des supérieurs.
Or, il se trouve que l’écriture musicale fonde sa propre algèbre de Heyting sur une double relation d’ordre : horizontale par les durées, verticale par les hauteurs. On peut alors examiner de quelle manière proprement musicale chacune de ces deux relations d’ordre va ou non donner lieu à conjonction et enveloppe musicales.
Les relations de conjonction et d’enveloppe, propres à ce
type d’algèbre, vont se retrouver directement dans le travail proprement
musical du rythme.
· Les rythmes de conjonction seront ceux qui maximisent les durées en commun.
· Les rythmes d’enveloppe seront ceux qui minimisent les durées résultantes.
Soit, avec deux rythmes A et B donnés :
Cette fois les relations de conjonction et d’enveloppe vont
se retrouver dans le travail musical en matière d’harmonie et de timbre.
· Les fondamentales auront une fonction conjonctive en ce qu’elles maximisent les harmoniques générateurs.
· Les spectres auront une fonction enveloppante en ce qu’ils minimisent les harmoniques résultants.
Tout ceci peut s’illustrer dans l’exemple suivant bâti à partir du couple d’accords A et B.
Croisant cette fois hauteurs et durées, des relations plus
globales de conjonction et d’enveloppe vont prendre la double forme
suivante :
· un
rythme conjonctif des fondamentales,
· un
rythme enveloppant des spectres.
Où l’on voit donc que cette formalisation touche à la
diversité immanente du travail musical qu’autorise le solfège conçu comme
algèbre de Heyting :
|
Conjonction ∩ |
Enveloppe ∪ |
Durées |
Rythmesconj |
Rythmesenv |
Hauteurs |
Fondamentales |
Spectres |
L’intérêt – on l’aura compris – de cette pratique théorique
(ou expérimentation du musicien) est d’explorer systématiquement les ressources
propres du monde-Musique à la lumière de
ce que les mathématiques et la philosophie nous disent être les ressources
propres d’un monde.
Je le rappelle : pour le musicien, l’expression « monde-Musique » est un nom propre, unique, qui vient désigner
l’Idée qu’il se fait de la musique comme espace de pensée singulier et connexe.
Mais le musicien pensif entreprend de déployer son Idée de monde-Musique en en mesurant constamment la puissance à l’aulne
des notions mathématiques et concepts philosophiques apparentés.
À ce titre, la mathématique des topos et la philosophie des
mondes nous oriente par exemple vers un examen plus particulier : s’il est
vrai qu’un topos-monde se caractérise par sa fermeture immanente, c’est en
particulier parce qu’il inclut les objets-limites propres à ce monde – si une
série d’objets de ce monde, en relation réciproque, a pour cette relation une
limite, alors cet objet-limite appartient également à ce monde (on ne sort donc
pas d’un monde par passage à la limite d’une opération immanente) -.
Ceci concerne directement ce qu’on appelle, en langage
catégoriel, les limites projectives et inductives d’un diagramme. Peut-on alors
transposer en musique ces deux notions de limites projectives et inductives ?
Ces notions mathématiques sont-elles susceptibles d’éclairer quelque point de
l’activité musicale propre à notre monde-Musique ?
Suggérons ici une possibilité de faire raisonner en musique
ce couple projectif/inductif : en matière de développement thématique.
On peut proposer de distinguer un thème projectif
(correspondant à la situation du développement musical classique : le
thème se trouve au principe même du morceau pour être ensuite varié, altéré)
d’un thème inductif (une sorte alors de co-thème correspondant à un co-développement musical) où le thème n’apparaît cette fois qu’à la
fin du développement (et non plus en son entame) : voir, par exemple, la Fantaisie
et fugue pour orgue sur « Ad nos, ad salutarem undam » (1850) de Franz Liszt ou le premier choral pour
orgue (1890) de César Franck…
On dira alors que chacun de ces deux morceaux produit sa
propre limite inductive sous forme respectivement des sous-morceaux
suivants :
Liszt
Franck
Cette distinction, venue de la mathématique, entre limites
projectives et inductives, suggère donc d’examiner les rapports entre
différents opus d’un même grand Œuvre sous le même angle que celui qui rapporte
les différents sous-morceaux d’un morceau thématique : L’Art de la
fugue est-il par exemple un opus en
position limite par rapport à l’Œuvre-Bach en matière de fugues, et, s’il
l’est, s’agit-il là d’une limite inductive ? De même pour l’opus 111 par
rapport aux Sonates chez Beethoven ? À l’inverse, peut-on dire du II°
quatuor (avec voix) de Schoenberg qu’il est en position de limite projective
pour toute son Œuvre ? Et de même pour le 1° quatuor d’Elliott
Carter ?
Réciproquement, nos morceaux minimaux et maximaux (cf.
respectivement Morton Feldman et Brian Ferneyhough) correspondent-ils à de
telles limites respectivement projectives et inductives ?
Sans trop nous étendre ici sur ces questions et bien
d’autres, on voit combien une telle expérimentation formalisatrice peut tirer
parti de la lumière venue des mathématiques et de l’ombre portée par la philosophie
pour dégager une Idée musicienne plus précise de ce qui caractérise tel ou tel
type de morceau.
Si l’on ramasse les propriétés les plus importantes de notre
monde-Musique, on dégage ceci :
On peut alors rassembler dans le tableau suivant le jeu de
la lumière apportée par la mathématique et de l’ombre portée par la philosophie
sur le monde-Musique.
Lumière apportée
par la mathématique des topos (Alexandre
Grothendieck) |
Monde-Musique |
Ombre portée par la
philosophie des mondes (Alain Badiou) |
Faisceau |
Morceau |
Objet |
Site |
Bibliothèque |
|
Morphismes |
Influences entre
morceaux |
|
Objets initial 0 et
terminal 1 |
Morceau vide et
morceau silencieux |
|
Algèbre de Heyting |
Écriture musicale |
Intensité de
l’être-là |
|
Silence et bruit |
Minimum et maximum |
|
Rythmes et timbres |
Conjonction et
enveloppe |
|
Développement par
altération |
Dépendance |
Objet Ω classifieur de sous-objets |
Livre-morceau de
Solfège |
Transcendantal |
Objets-limites
projectifs et inductifs |
Développement/codéveloppement
musical |
|
|
Silences |
Atomes |
Catégorie et topos |
Monde-Musique |
Monde-Situation |
Rappelons, pour parachever cette rapide exploration, deux
limitations intrinsèques à cette Idéation d’un monde-Musique.
On n’y distingue pas l’œuvre musicale de la simple pièce de
musique et on indistingue les deux sous la catégorie générale de « morceau
de musique ».
L’œuvre musicale se spécifie d’un projet d’écoute là où la
pièce de musique ne mobilise que perception et audition. Théoriser l’œuvre musicale,
c’est alors théoriser l’écoute musicale qui s’y trouve à l’œuvre sous
l’hypothèse fondamentale suivante : on n’écoute une œuvre que pour autant
que celle-ci s’avère être elle-même écoute de la musique qu’elle porte. Dit
autrement : on ne saurait écouter une œuvre que si l’on accepte, en un
moment précis, parfaitement objectivable et qui dépend très fortement de
l’interprétation musicale qui en est offerte, d’être à l’improviste ravi par
elle en sorte d’épouser son cours de l’intérieur, d’être incorporé à sa propre
écoute musicale : écouter une œuvre, c’est refuser de s’attacher à son
fauteuil comme Ulysse l’avait fait à son mât, sans se boucher les oreilles
comme ses compagnons avaient préféré le faire, et ainsi se donner les moyens
d’être happé par le chant de l’œuvre-Sirène. Ce rapt musical est ce qui
différencie intrinsèquement une œuvre musicale d’une simple pièce non pas que
l’œuvre soit ce qui vise à ravir son auditeur mais tout au contraire que
l’œuvre soit ce qui se dote d’un projet si intrinsèquement captivant qu’il
devient apte à ravir tout auditeur pour peu que celui-ci ne se cramponne plus à
ses habitudes auditives et laisse grande ouverte son attention auditive
(préécoute).
À l’ombre de la philosophie de Badiou, l’œuvre musicale
s’avère occuper la place du sujet musical. Il s’agit là d’une dynamique toute
particulière qui ne procède pas immédiatement de l’existence du monde-Musique mais qui suppose l’intervention de quelque
déterminations supplémentaires : philosophiquement dit, un événement
venant indexer un bouleversement logique du transcendantal, l’émergence d’un
corps de vérité… ; musicalement dit : l’émergence de quelque intension musicale singulière ouvrant à stratégies à l’œuvre…
« Sed omnia
præclara tam difficilia quam rara sunt. » [39]
Spinoza
Si l’œuvre de musique excède la pièce de musique par le jeu
d’une intension stratégique (qu’on
appelle en musique écoute) venant
se surimposer au jeu ordinaire du morceau de musique (à sa logique de développement),
le musicien, lui, est ce qui vient à manquer au morceau de musique (à l’objet
musical) en ce qu’il n’en constitue qu’un passeur évanouissant : il lui
prête son corps physiologique le temps d’une sorte de calcul différentiel en
sorte qu’une fois l’intégrale produite, la quantité différentielle provisoirement
nécessaire s’évanouit dans le résultat.
Le musicien n’est ni habitant du monde-Musique, ni objet de ce monde, et moins encore sujet.
Il n’est pas à proprement parler acteur de la musique,
acteur de ce monde-Musique ; il est
un simple passeur. Je prétends que tout musicien (rappelons : il n’est pas
d’autre définition du musicien que celui qui livre son corps et son langage à
faire de la musique) le sait pertinemment même s’il n’a pas l’habitude de le
formuler en ces termes. Le musicien est un individu qui passe son temps à
entrer et sortir du monde-Musique,
qui se trouve ainsi déchet (rejeté) chaque fois que la musique s’arrête et
qu’il lui faut par exemple saluer la salle de son corps devenu maladroit.
Le musicien, en vérité, est un mille-feuilles, un dividu, constamment partagé entre différents mondes qu’il
visite sans jamais les habiter en sédentaire : le monde-Musique, le monde amoureux qu’il forme par son couple, le
monde de la politique dans laquelle il peut être amené à militer, et même le
monde de la mathématique qu’il peut également visiter en amateur, pour tirer
parti de sa lumière propre.
Le musicien, ainsi divisé, décheté du monde-Musique une fois son travail fait, devient spontanément pensif :
« que m’est-il arrivé ? à quelles conditions vais-je pouvoir
prolonger mon expérience musicale si intense et si déstabilisante quand il me
faut bien retrouver la survie animale quotidienne ? ». C’est en ce
point qu’il entreprend de forger cette Idée musicienne de la musique, du monde-Musique, de ses œuvres. C’est en ce point qu’il peut se
tourner vers la mathématique et la philosophie non exactement pour en
faire [40] mais pour y
puiser courage sous le signe, somme toute si précieux et si rare, d’une Idée,
telle celle du monde-Musique.
[1] L’œuvre est sujet de la musique (comme la théorie est sujet de la mathématique) selon un type de sujet tout à fait spécifique à la musique, qui n’est ni un sujet parlant, ni un sujet grammatical, ni un sujet sexué, ni un sujet conscient ou connaissant, ni un sujet social ou politique, ni un sujet de la perception ou de l’audition…
[2] Voir « Théoriser
aujourd’hui la musique à la lumière des mathématiques ? Un point de vue
musicien. » - Gazette des
mathématiciens (janvier 2009, n°119 ; http://smf.emath.fr/Publications/Gazette/2009/119/smf_gazette_119_35-49.pdf)
[3] Voir « Sur la formalisation par Euler du plaisir musical » (Gazette des mathématiciens, juillet 2008 – n°117 ; http://smf.emath.fr/Publications/Gazette/2008/117/smf_gazette_117_35-47.pdf) et « Pour des rapports d’un type nouveau entre mathématiques et musique, en germe dans l’échange Euler/Rameau de 1752 » (Journée « Mathématique et musique », SMF, Institut Henri Poincaré, 21 juin 2008)
[4] Rappelons que la musicologie comme telle n’est apparue que tardivement : à partir du XIX° siècle, sous la double influence du positivisme français et de l’historicisme allemand…
[5] Il n’y a pas d’autre caractérisation du musicien que celle-ci : le musicien est celui qui fait de la musique.
D’où qu’en vérité « c’est la musique qui fait le musicien » (Karl Marx, Manuscrits de 1844) et non pas l’inverse (cet inverse que soutient l’axiome nihiliste de Duchamp : ce serait l’artiste – auto ou collectivement proclamé – qui ferait l’art…).
[6] On distinguera soigneusement l’œuvre qui fait la musique du musicien qui fait de la musique (et qui est fait par elle)…
[7] Rameau nous en délivre ici le paradigme s’il est vrai qu’il faut comprendre son entreprise théorique moins comme la production d’une théorie abstraite de la musique que comme intervention musicienne en faveur de cette musique harmonique que son époque mettait progressivement en cause - voir le tour violent et public qu’a pris cette ligne de partage à partir de la Querelle des Bouffons (1752) -. Sur ce moment capital (qui voit naître l’intellectualité musicale comme telle), on se reportera à la thèse (EHESS) de Nancy Mentelin-Diguerher.
[8] « Je tiens pour un axiome cette proposition identique qui n’est diversifiée que par l’accent : que ce qui n’est pas véritablement un être n’est pas non plus véritablement un être. » (Lettre à Arnaud du 30 avril 1687)
[9] orienté vers la production d’un son qui aura ceci de spécifiquement musical qu’il sera la trace (non substantielle) d’un corps-accord musical…
[10] On se
reportera, pour plus de détails techniques, aux notes mamuphi disponibles à l’adresse http://www.entretemps.asso.fr/Nicolas/2008/Faisceaux.htm
[11] En toute rigueur, il faudrait distinguer exécutions des pièces de musique et interprétations des œuvres. On confond ici les deux dans la catégorie englobante de « morceau »…
[12] « Le solfège, ici, s’arrête. La musique commence. En effet, le passage de l’objet à la structure, le sens que la structure donne à l’objet est la véritable naissance du musical. En musique traditionnelle, cela s’appelle la Théorie de la Musique, celle des gammes essentiellement. Nous avons dit que nous ne savions pas aller jusque-là. » (p. 578-579)
[13] Indiquons au passage que les acousmaticiens les plus conséquents (tel Michel Chion) tirent eux-mêmes les conséquences de leur parti pris de refuser tout solfège musical en assumant radicalement de fonder un nouvel art qu’ils appellent « art des sons fixés ».
[14] On n’oubliera pas, en ce point, de compter comme telle l’indifférence entre morceaux pour lui faire jouer la position de la relation nulle.
[15] Voir la dialectique des motifs et des mobiles dans L’être et le néant (Sartre)…
[16] On dira, cette fois mathématiquement, que le monde-Musique non seulement est connexe (il n’est pas partageable en continents ouverts disjoints) mais il est de plus connexe par arcs…
[17] Le jazz n’a cessé d’être irrigué et d’irriguer en retour les autres formes de musique pour finir, après le free jazz, par se fondre dans le main stream de la musique contemporaine improvisée (voir exemplairement l’Art Ensemble of Chicago).
[18] Guerino
Mazzola : The Topos of Music. Geometric Logic of Concepts, Theory, and
Performance (Birkhaüser Verlag, 2002)
[19] « Das Wahre ist das Werden seiner selbst. »
(Préface à la Phénoménologie de l’Esprit,
§18)
[20] Voir sa contribution « Que peut-on écrire et calculer de ce qui s’entend ? » au volume mamuphi « Penser la musique avec les mathématiques ? » - Delatour, 2006
[21] p. 146 du volume…
[22] La Grèce antique pratiquait de simples notations musicales, apparemment de type neumatique ou de tablature.
[23] Voir exemplairement la tentative de Rousseau de remplacer la note de musique par le chiffre arithmétique…
[24] Voir à ce titre la sévérité vivifiante d’un Luciano Berio découvrant, atterré, en 1968 (Meditation on a twelve-tone horse - 15 juillet 1968, Christian Science Monitor ; trad. française dans le n°1 de la revue Contrechamps en septembre 1983 : Méditation sur un cheval de douze sons), le fétichisme combinatoire d’une music theory américaine mécomprenant les propositions musicales de Schoenberg et théorisant un supposé « Système Dodécaphonique » :
« N’importe quelle tentative de codifier la réalité musicale en une sorte de grammaire d’imitation (je fais surtout référence aux efforts associés au système dodécaphonique) est une marque de fétichisme. […] Les tentatives dans ce sens trahissent l’idée d’un langage musical basé uniquement sur des procédures de combinaisons d’éléments, ce qui, dans n’importe quelle discussion sérieuse sur la musique, est pour le moins à côté de la question. […] Mélanger des notes avec l’illusion que l’on s’occupe de la formation de la musique, c’est comme utiliser les mots “paix” et “liberté” en parlant du Vietnam sans toucher aux relations fondamentales qui constituent le sens véritable et horrible de cette guerre pourrie. […] Ce fait fondamental a échappé à ceux qui persistent à essayer de créer une utopie dodécaphonique de “cohérence dodécaphonique” en nous offrant de force, en guise de cadeaux douteux, des mélodies dodécaphoniques ».
[25] On pourra indexer la généricité de ce morceau silencieux au trop fameux 4’33” de John Cage…
[26] La déclaration de John Cage « le silence n’existe pas » relève de son nihilisme musical (qui pose qu’en musique comme ailleurs, « plutôt vouloir le rien que ne rien vouloir ») ; mais le silence musical, qui n’est pas le silence sonore, existe bien, il ne cesse d’ailleurs d’exister en de multiples points de tout morceau. De même le vide musical n’existe pas moins que le silence musical (a minima comme on l’a vu comme morceau vide de toute inscription proprement musicale).
[27] Remarquons au passage ce point : il n’est pas un morceau de musique qui ne fasse appel en quelque endroit à au moins une note de silence. Ce fait, aisément constatable, renvoie en vérité à une logique musicale intrinsèque essentielle : pas de musique qui ne respire et donc qui ne dialectise, à sa manière propre, ses sons et ses silences…
[28] Comme pour la mathématique, il faut préciser que de tels « morceaux » ne sont comptés-pour-un qu’à un isomorphisme près, toute feuille de papier réglé en équivalant ici tout autre, et de même pour tout morceau entièrement silencieux…
[29] Cette logique du renversement impromptu ne constitue-t-elle pas d’ailleurs un vieux topos de la pensée, par exemple lorsqu’Isaïe attendant l’arrivée de son dieu sous le signe d’un grand bruit, la décèle finalement dans le frémissement minimal d’un brin d’herbe ?
[30] Voir par exemple Stockhausen, à partir de 1968 : Aus den sieben Tagen…
[31] L’œuvre comporte 24 pages de cet acabit et dure globalement 14 minutes.
[32] Comme pour compliquer encore l’écriture (s’il en était besoin…), la partition indique d’une noire entre parenthèses qu’il faut compter les durées comme doubles de leur valeur écrite !
[33] Est-elle pour autant musicalement absurde ? Cela ne va nullement de soi…
[34] Une relation entre parties d’un morceau est, dans notre formalisation, une relation entre (sous-)morceaux…
[35] Lacan, pour sa part, a nommé cette relation celle du « ou aliénant » (27 mai 1964). Voir son exemple canonique : « La bourse ou la vie ! Si je choisis la bourse, je perds les deux. Si je choisis la vie, j’ai la vie sans la bourse, à savoir, une vie écornée. » (Séminaire XI ; p. 192) Voir également « La liberté ou la mort ! »…
[36] Les objectifs de notre pratique théorique diffèrent essentiellement des objectifs proprement philosophiques de Badiou, qui sont de fonder une Grande Logique philosophique, renouant dans les conditions d’aujourd’hui, avec l’ambition de Hegel et débordant de toute part la petite logique langagière qui encombre le paysage depuis le supposé « tournant linguistique »…
[37] Voir le livre collectif (à paraître chez Delatour) sur les écrits de Boulez…
[38] respectivement les greatest lower bound et least upper bound de toute algèbre de Heyting complète (de tout « lattice »).
[39] « Mais les choses précieuses sont aussi difficiles que rares. » Derniers mots de l’Éthique
[40] À tirer parti de la lumière mathématique, le musicien n’est pas plus mathématicien qu’il n’est philosophe à tirer parti de l’ombre portée par l’oiseau de Minerve.