Quand la peinture écoute la musique… à sa manière

 (À propos des peintures d’œuvres musicales réalisées par Daniel Seret)

(Paris-Sorbonne, 26 mai 2008)

 

François Nicolas

 

Une part importante de l’œuvre du peintre Daniel Seret (Belgique, 1948 - www.entretemps.asso.fr/Seret) se déploie sous l’hypothèse de correspondances étroites entre peintures et pièces musicales, qu’il thématise sous le nom de « matrice formelle ». Ceci le conduit à « peindre des œuvres musicales », parfois même en direct et en une seule audition.

À quel titre ces peintures constituent-elles un « portrait » de ces œuvres ? Que saisissent-elles de la musique ? Que restituent-elles de leur « écoute » ?

On examinera pour ce faire la manière dont le peintre opère « en temps réel ». Où l’on verra qu’au point même où se thématisent ainsi des résonances entre intensions musicale et picturale, les inspects respectifs des tableaux et des œuvres musicales concernées divergent, telles deux surfaces au-delà de leur zone de tangence.

Ceci conduira à examiner les points suivants :

·       Qu’en est-il d’une « écoute » spécifiquement picturale de la musique ? Qu’est-ce que la faire picturalement apparaître ?

·       Qu’en est-il, plus largement, des raisonances entre logiques musicale et picturale s’il est vrai que chaque logique articule à sa manière trois caractérisations :

o      l’« avoir en commun » pour deux choses ;

o      l’« être ensemble » pour différentes choses ;

o      l’existence minimale pour de telles choses.

Et donc qu’en est-il d’une articulation dans le monde de la peinture, de ce qui, dans le monde-Musique, s’appelle rythme, phrase et silence ?

Au total, qu’est-ce que la peinture entend de la musique, et que peut-on en dire ?

-——

Présentation du travail de Daniel Seret                                                                                       1

Des vidéos                                                                                                                                  1

Des peintures                                                                                                                             1

… d’un peintre pensif                                                                                                                3

Sa méthode                                                                                                                                3

Genèse.................................................................................................................................. 3

Analyse................................................................................................................................. 3

Homologie des matrices formelles......................................................................................... 4

Qu’en penser ?                                                                                                                             4

La méthode de Daniel Seret                                                                                                       4

Hopkins                                                                                                                                     5

Exemples d’inspects.............................................................................................................. 5

La théorie d’Hopkins des inspects et intensions..................................................................... 5

Méthode                                                                                                                                    5

Vidéos................................................................................................................................... 6

Au total : une écoute ?                                                                                                                 6

Écoute musicale                                                                                                                         6

Écoute picturale                                                                                                                         6

Correspondances ?                                                                                                                    6

Que veut dire ici « écouter la musique » ?............................................................................. 6

Que peint-il ce faisant ?......................................................................................................... 7

Qu’entend-il ce faisant ?........................................................................................................ 7

Quel rapport de la peinture ainsi produite et de l’œuvre musicale au principe de ce processus ?  7

Il s’agit de faire de la peinture à partir de la musique............................................................. 7

Synthèse disjonctive                                                                                                                   7

 

         Présentation du travail de Daniel Seret

Des vidéos

Peintures en direct à Tübingen (février 2006) à partir de pièces pour piano de Matthias Hauer :

·       Daniel Seret peint la musique (1)

·       Daniel Seret peint la musique (2)

·       Daniel Seret peint la musique (3)

·       Daniel Seret peint la musique (4)

·       Daniel Seret peint la musique (5)

Erkennung (F. Nicolas) :

·       1° mouvement

·       5° mouvement

Des peintures

Partons de quelques peintures de Daniel Seret. Certaines sont sans référence explicite à la musique :

Software: Microsoft Office

D’autres nous sont indiquées, en général par leur titre, comme ayant été inspirées par une musique très précise :

(sur la musique d’Hugues Dufourt)

(sur la musique de John Coltrane)

(sur les concertos pour violon de Bela Bartok)

(sur des œuvres vocales de Ligeti)

(sur une improvisation de jazz)

(sur un concert de jazz)

(sur la musique de Kagel)

(sur la musique de Guillaume de Machaut)

Quelles différence entre ces deux types de toiles : celles qui ne sont pas explicitement référées à leur musique par leur auteur et celles qui le sont ?

Dans ce dernier cas, quel rapport entre ces œuvres picturales et musicales ?

 

Tout ceci pour moi reste d’autant plus énigmatique que je ne suis guère sensible aux correspondances entre arts pictural et musical.

Le caractère étrange de l’entreprise se renforce lorsque certaines de ces toiles vont porter le nom d’une de mes œuvres, lorsque certaines de ses peintures vont se présenter expressément comme portrait de ma musique :

(Duelle)

(récital de piano Bach-Schumann-Schoenberg-Nicolas par Victor Bétermin)

Des infinis subtils

Erkennung

On trouvera sur le web (Dailymotion) une vidéo associant le 5° mouvement d’Erkennung aux toiles de Daniel Seret 

Erkennung (F. Nicolas) : 5° mouvement

Dans le cas de peintures produites à partir de ma musique, je ne sais répondre à la question, que Daniel certes ne me pose pas mais que je ne peux m’empêcher de me poser : ce « portrait » est-il ressemblant ? Qu’est-ce que ce tableau a entendu de ma musique ? Qu’a-t-il saisi de mon œuvre ? Qu’en a-t-il projeté dans le monde de la peinture ?

… d’un peintre pensif

Heureusement pour mon propos du jour, Daniel Seret est un peintre que je dirai pensif : il accompagne son travail de peintre d’un volet discursif spécifique, entreprenant de dire la peinture qu’il fait, de théoriser son art, de verbaliser les rapports esthétiques que sa peinture entretient avec la musique mais aussi avec la situation sociale et politique de son époque.

Sa méthode

Dans un premier temps, Daniel Seret nous éclaire sur le processus de genèse de ses toiles. Il nous informe de la manière dont son travail entreprend de se mettre à l’écoute de la musique en sorte de capter ainsi quelque chose de ce que telle ou telle musique a en propre, d’entendre sa spécificité.

Genèse

Deux cas se présente : l’une de peinture qu’on pourrait dire « en temps [musical] réel », l’autre « en temps différé ».

Cas particulier : la peinture en direct

Daniel Seret peint alors selon une logique très singulière dont voici les principaux axiomes.

La peinture est complète à tout moment de sa réalisation :

« Le principe de la création en direct est simple. Je commence à peindre quand la musique commence. Je termine quand elle finit. Je n’ai jamais écouté cette musique avant de la peindre. Ne connaissant pas la fin de la musique, donc du tableau, à chaque coup de pinceau il se doit d’être terminé. »

Le geste du peintre

Grande importance du geste, d’abord nettoyé de tout automatisme, rendu attentif à ce qui va arriver…

« Avant de peindre “en direct”, je vide “mes formes” pour être disponible, vide de “moi”, à chaque musique. »

L’enjeu est que le corps du peintre se transforme, s’assouplisse en sorte de devenir un sismographe dont le bras sera le traceur…

Des exemples vidéo

·       Daniel Seret peint la musique (1)

·       Daniel Seret peint la musique (2)

·       Daniel Seret peint la musique (3)

La peinture remise sur le chevalet

Cette méthode de peindre « en temps [musical] réel » n’est pas la seule. Daniel Seret utilise aussi la peinture « en temps différé », méthode qu’il privilégie d’ailleurs pour la musique contemporaine, singulièrement quand il entreprend de réaliser un véritable portrait d’une œuvre :

« Avec la musique contemporaine pour être satisfait de ma peinture je dois m’y reprendre plusieurs fois. »

« Avec la musique contemporaine il faut s’y reprendre à 3 fois. »

Remarquons ce « 3 fois » : il souligne bien, à mon sens, qu’il s’agit là d’une audition tout à fait attentive de l’œuvre s’il est vrai qu’en musique « la troisième audition est la bonne »… [1]

Analyse

Daniel Seret ne se contente pas de décrire son processus d’engendrement pictural à partir de telle ou telle musique écoutée, mais il le théorise, de manière tout à fait précise et argumentée. Il va même jusqu’à analyser rétrospectivement certaines de ses toiles en sorte de dégager ce qui est à ses yeux fait résonance avec la musique concernée.

Voici par exemple comment il analyse formellement une toile peinte à partir d’une œuvre de Dufourt :

Sur « Hommage à Charles Nègre » d’Hugues Dufourt

Le « signe/schéma » de la toile pour Daniel Seret

« Matrice formelle »

Daniel Seret établit sur cette base une théorie de ce qu’il appelle « la matrice formelle », soit l’idée suivante : le peintre capte la matrice formelle d’une œuvre musicale et la transpose dans la toile peinte en sorte que celle-ci instaure ainsi un rapport d’homologie avec l’œuvre de départ (homologie des matrices formelles).

Qu’est-ce qu’une matrice formelle pour Daniel Seret ? C’est par exemple ceci

ou ceci

ou encore

et ceci

Faute de temps, je n’entre pas ici dans les détails de la chose : Daniel Seret, en vérité, distingue soigneusement plusieurs niveaux de formalisation, en particulier le signe-schéma et la matrice formelle. Pour les besoins de ma cause aujourd’hui – les correspondances peinture/musique -, je n’entrerai pas dans ce détail.

Homologie des matrices formelles

Sur cette base, Daniel Seret établit une théorie d’homologie des différentes matrices formelles : l’idée est que, subconsciemment, le peintre saisit la matrice formelle de ce qu’il portraiture pour la traduire en une toile dotée d’une matrice formelle homologue.

Daniel Seret va même plus loin : une telle matrice formelle peut circuler, inchangée en sa topographie générale, entre peinture et arts plastiques au point qu’elle perdure à travers un processus aussi différencié que le suivant :

1)    photo de Charles Nègre

2)    portrait musical de cette photo par Hugues Dufourt

3)    portrait pictural de cette œuvre d’Hugues Dufourt

puisque la matrice formelle obtenue en bout de cycle sera homologue de la matrice formelle qu’on peut tirer de la photo originale !

 

photo de Charles Nègre utilisée par Dufourt sa matrice formelle selon Seret

 

portrait pictural (par Seret) de l’œuvre en question de Dufourt sa matrice formelle selon Seret

Soit le schéma suivant :

         Qu’en penser ?

Rendu en ce point, la question, pour moi musicien, qui plus est compositeur de quelques-unes des œuvres ainsi portraiturées, est celle de l’évaluation : que penser en musicien d’un côté des rapports peinture-musique ainsi composés, d’un autre côté de la théorisation par Seret de ces rapports ?

Dans le diagramme précédent, je « vois » bien comment les deux matrices formelles se rapportent respectivement à la photo de Charles Nègre et à la peinture de Daniel Seret mais, écoutant la pièce de Dufourt, je ne vois ni n’entends d’une part son rapport à la photo de Nègre, d’autre part le rapport que la peinture de Seret entretient avec elle.

Bref, le diagramme précédent devient pour moi le diagramme suivant où l’œuvre musicale de Dufourt s’avère sans rapport sensible saisissable ni à la photo de Nègre, ni à la peinture de Seret :

Évaluer l’alliance de cette pratique et de cette théorie va donc nécessiter, pour un « aveugle » comme moi aux correspondances peinture-musique, l’invention d’une méthode ad hoc.

La méthode de Daniel Seret

La méthode de Daniel Seret peut être représentée par le diagramme suivant :

 [2]

Il peint en écoutant. Son bras sismographe enregistre l’énergie (intension) musicale à l’œuvre ; celle-ci se trouve ainsi incorporée non seulement à un nouveau corps mais, plus encore, à un corps de type nouveau : un corps de peintre et non plus un corps de musicien.

Ceci dépose une toile, qu’il retravaille picturalement en sorte qu’elle soit dotée d’une forme (inspect) proprement picturale.

Suite à quoi, le peintre pourra analyser la toile et en expliciter la matrice formelle (qui reste implicite dans la toile : présente mais pas présentée). Son analyse produit une représentation de la matrice formelle.

Son hypothèse est alors qu’il existe une flèche directe, une représentation induite du morceau de musique dans la matrice formelle, comme si la peinture constituait une « analyse » de l’œuvre musicale.

 

Pour évaluer cette pratique théorique, je propose de remplacer le triangle par un carré :

Ce carré va procéder de la distinction entre deux écoutes, plus exactement entre deux types d’écoute : l’écoute picturale sismographique avec incorporation directe en un corps non musicien / l’écoute musicale d’un corps musicien (auditeur) incorporé au corps musical à l’œuvre.

Les deux produisent des choses très différentes : une toile d’un côté (un objet identifiable), une forme mentale de l’autre (qui ne prend pas la forme d’un objet du monde ordinaire).

La question devient alors : si l’on pouvait représenter cette forme intérieure (inspect) de l’œuvre (comme Seret représente la matrice formelle implicite du tableau), ceci conduirait-il à la « même » matrice formelle ? [3]

 

Je propose pour ce faire un petit détour par la théorie poétique de Gerard Manley Hopkins qui va me permettre d’établir le carré présenté ci-dessus.

Hopkins

On trouve en effet dans le Journal de Gerard Manley Hopkins, lui-même poète pensif, des dessins étonnamment proches des matrices formelles de Seret. On y trouve ainsi de nombreuses figures du type suivant :

Exemples d’inspects

(botanique)

(sauts d’un poisson)

(ciel)

(montagnes)

(toit)

(pont sur la mer)

(vol d’un oiseau)

(feuillage d’un arbre)

(nuages)

Comme on le pressent, il ne s’agit pas à proprement parler dans ces dessins de figurer l’aspect extérieur des choses examinées : ces dessins en effet ne sont pas « ressemblants » au sens ordinaire du terme. Ils fixent autre chose que l’aspect extérieur des choses. Ils fixent ce qu’Hopkins appelle l’inspect et/ou l’intension de ces choses.

La théorie d’Hopkins des inspects et intensions

Hopkins use ici d’un vocabulaire qui lui est propre (ces mots sont des néologismes qu’il a formés ad hoc) mais qui me semble d’une grande portée phénoménologique.

Hopkins ne parle pas de « matrice formelle » mais d’inspect : l’inspect d’une chose vivante, c’est sa forme mobile telle qu’elle est intérieurement appréhendée (et non pas extérieurement, comme son aspect) ; c’est la forme d’un corps telle qu’elle apparaît pour qui a ce corps sans qu’il se regarde dans une glace ; c’est la forme d’une pièce pour qui l’habite sans en sortir ; c’est la forme d’un habit pour qui le porte, etc. L’inspect s’oppose ici à l’aspect qui, lui, suppose une extériorité, un face à face.

Cet inspect procède d’une énergie motrice intérieure, d’une tension endogène qu’il appelle intension (par opposition cette fois à extension). Pour une œuvre musicale, cette intension relève de son allure, de son tempo (au sens large – non uniquement métronomique - du terme)

L’idée, c’est que l’intension motrice génère un inspect endogène (apparence globale intérieurement vécue) ; en quelque sorte, l’inspect intègre, de l’intérieur de « la chose », son intension agissante.

 

De l’extérieur

De l’intérieur

extension

intension

aspect

inspect

 

Hopkins voyait sa poésie comme une manière de saisir l’intension du martin-pêcheur, du soldat, du cèdre qu’il contemplait pour la projeter dans la langue, en lui conférant donc ce faisant un autre inspect : un inspect strictement poétique – cette manière de se représenter la forme d’un poème tel qu’on l’a entendu et non pas tel qu’il est disposé sur la page blanche (qui touche à son aspect).

Soit l’idée double :

·       l’intension trace l’inspect ;

·       une intension quelconque, poétiquement ressaisie, peut engendrer un inspect proprement poétique, donc d’une autre nature que l’inspect de chose saisie.

Je diagrammatiserai ainsi cette conviction d’Hopkins :

Méthode

Si je reviens à mon carré plus haut, la méthode va donc être d’examiner de quelle manière la forme intérieure d’une œuvre musicale (son inspect tel qu’une écoute musicale la génère mentalement) peut se représenter graphiquement en une « matrice formelle » équivalente à celle que Seret dégage, par analyse picturale, de la toile.

 

La difficulté est alors la suivante : l’inspect d’une œuvre musicale ne se représente guère graphiquement, ne serait-ce que parce que procéder à une telle représentation graphique, c’est immanquablement transformer l’inspect… en aspect : en une Forme vous faisant face, en vis-à-vis du regard et non plus en représentation mentale intérieurement vécue dans la courbure de ses lignes, dans les variations d’intensité de ses noirs et blancs, etc.

Il faut donc renoncer à représenter l’inspect musical (si l’on reste fidèle à l’intuition constitutive de l’idée d’inspect) et donc à un examen direct des correspondances éventuelles entre inspect musical et matrice formelle.

Il nous faut donc procéder indirectement pour analyser malgré tout la flèche inscrite plus haut dans notre carré (flèche descendante à gauche) : la flèche de l’écoute musicale qui va du morceau à son inspect.

 

Je propose pour cela d’analyser cette flèche selon trois composantes, de distinguer trois types d’opérations proprement musicales au principe de la constitution des inspects, non pas exactement trois composantes de l’intension musicale mais trois dimensions élémentaires de la transformation intensioninspect. Si cette flèche désigne bien le travail propre de l’écoute musicale, alors ces trois opérations vont caractériser trois composantes élémentaires du travail d’écoute musicale.

Il s’agit des trois dimensions musicales suivantes :

·       celle du rythme,

·       celle de l’articulation ou du phrasé,

·       celle du silence.

Sans trop m’étendre sur cette décomposition, on dira que

·       le rythme (musical) formalise l’« avoir en commun » pour deux choses ;

·       le phrasé (musical) formalise l’« être ensemble » pour différentes choses ;

·       le silence (musical) formalise l’existence minimale pour de telles choses.

Ces trois opérations constituent la base de la logique proprement musicale, c’est-à-dire la base de ce qui donne consistance proprement musicale au phénomène sonore. [4]

 

Rendu en ce point, il me semble assez clair que ces trois opérations musicales ne vont pas avoir d’équivalents directs dans une synthèse proprement picturale qui travaille sur de tout autres opérations élémentaires : je ne pense pas, en effet,

·       que les scansions des lignes et des formes jouent en peinture un rôle équivalent à celui qu’en musique joue le rythme ;

·       que l’enveloppement par les couleurs joue en peinture un rôle équivalent à celui qu’en musique joue le phrasé ;

·       que le blanc de la toile joue en peinture un rôle équivalent à celui qu’en musique joue le silence ;

 

Revenons pour cela à la genèse de la toile par Daniel Seret et à notre vidéo.

Si l’on entreprend d’identifier ce qui, dans le geste du peintre générant la toile, va tenir lieu de notre trilogie du rythme, du phrasé et du silence, on peut distinguer :

- les scansions internes aux gestes : leurs détours, leurs suspensions ;

- leur découpage général de la toile ;

- les moments de répit – de silence pictural – qui tiennent en particulier (mais pas uniquement) au pinceau venant se recharger de couleur…

À regarder l’opération de plus près, on voit bien que le rythme du bras n’épouse pas directement le rythme de la musique pas plus que les moments où le pinceau est rechargé de couleurs ne correspond directement aux moments de silence ou de moindre intensité musicale. Il est clair que le geste du peintre est en autonomie relative par rapport à la vie musicale de l’œuvre écoutée.

On ne saurait donc dire que le geste du peintre opère analytiquement comme sismographe décomposant les opérations musicale de rythme, de phrasé et de silence. Si sismographe il y a bien, il n’est pas de nature analytique.

On a donc le diagramme suivant :

où la gerbe verticale des trois flèches propres à l’écoute musicale ne correspond guère à celle horizontale de l’écoute picturale.

Pour faire un pas de plus dans notre approche, regardons plus attentivement comment opère le peintre « en temps réel ».

Vidéos

·       Daniel Seret peint la musique (4)

·       Daniel Seret peint la musique (5)

Notons d’abord que le peintre ne regarde pas le musicien : le peintre, occupé à peindre, ne se rapporte pas au corps musical agissant, n’écoute pas « avec les yeux » ; il ignore la gestique propre de l’interprète. Ce qu’il saisit, ce sont les gestes sonores, non pas les gestes corporels.

On peut ensuite identifier différents moments dans son travail :

1)    Il y a une première impulsion picturale, quasi synchrone de la musique, donc relativement indépendante : la peinture démarre par elle-même en même temps que la musique ; le peintre n’attend pas d’avoir entendu les premières secondes de musique pour se laisser imprégner par elle ; il lance son geste en solo en épousant progressivement la musique qu’il entend.

2)    Il y a ensuite un moment d’inflexion où la peinture reçoit de la musique une nouvelle impulsion propre. Bien sûr, cette impulsion prend une forme spécifiquement picturale : celle d’une autre couleur, d’un autre type de « matière » ou de forme (mieux : de délimitation simultanée ligne-forme-couleur). Appelons « moment pictural » ce moment de l’impulsion proprement musicale sur la peinture, ce moment de tangence active.

Le schéma est donc celui-ci :

Ce moment semble analogue à ce que j’appelle « moment-faveur » en cours d’écoute musicale : moment où l’attitude préalable de préécoute se convertit en véritable écoute interne de l’œuvre, à l’œuvre… Mais en vérité moment pictural et moment-faveur musical ne sont nullement synchrones.

 

On ne dira donc pas que le moment pictural est celui où la peinture rentre dans l’écoute à l’œuvre mais on dira simplement que le moment pictural est « comme » un moment-faveur pour une « écoute picturale », pour une sismographie picturale. Il n’y a donc pas vraiment tangence des deux processus – écoute musicale et « écoute » picturale – selon un  modèle qui aurait été le suivant :

Il y a disjonction et hétérophonie des deux écoutes.

L’écoute picturale procède de la musique, d’une écoute musicale non pour sa logique propre mais selon un double touché : une rampe de lancement et une correction ou une complémentation.

Après le second touché, la musique accompagne la peinture (en fond sonore) plutôt qu’elle ne la guide.

         Au total : une écoute ?

Résumons.

Écoute musicale

Une écoute musicale, c’est un processus articulant quatre moments :

1)    Préécoute

2)    Moment-faveur

3)    Écoute attachée au fil conducteur de l’intension

4)    Inspect global résultant

Écoute picturale

Le processus de la peinture en direct y ressemble formellement s’il est vrai qu’on peut y distinguer aussi quatre moments mais il en diffère radicalement par le contenu propre de ces différents moments :

1)    Attaque

2)    Moment d’inflexion

3)    Réorientation endogène de la peinture

4)    Matrice formelle générée

Correspondances ?

Au total, je propose de dire les choses suivantes.

Partons de l’évidence suivante : le peintre peint en écoutant la musique. Et posons-nous deux questions : que veut dire ici « écouter la musique » et que peint-il ce faisant ?

Que veut dire ici « écouter la musique » ?

Cela veut dire qu’il met son corps – qui n’est ni corps musicien, ni corps musical mais corps de peintre, corps peignant (ce qui n’est pas exactement corps peint ou corps de la peinture) – en position d’être agi par la musique entendue. Il se dispose en passivité susceptible d’être agie par les vibrations sonores, par l’énergie du morceau écoutée, par l’intension musicale à l’œuvre.

J’insiste ce faisant sur la différence et la variété des corps mobilisés dans ces différentes activités : la simple donnée empirique d’un même corps physiologique humain ne rend nullement compte de la diversification des corps agissants. Qu’il suffise par exemple de voir comment le corps d’un instrumentiste est littéralement transfiguré lorsque sur une scène il épouse son instrument pour en jouer ? Et n’en est-il pas  de même pour le corps physiologique du peintre lorsqu’il se met en position de sismographe ? N’y a-t-il pas là la même transfiguration, lisible dans la souplesse du bras, dans la flexion du tronc, dans une grâce générale du corps qui lui est offerte par la passivité active à laquelle il se livre  ?

Que peint-il ce faisant ?

C’est en ce point qu’il nous faut aussi des formulations précises.

Il n’est pas vrai que le peintre peint ici la musique. Il sera encore moins vrai que la toile ainsi produite constituera à proprement parler un portrait pictural de l’œuvre musicale.

Je propose de dire que le peintre peint son écoute, qui n’est pas musicale car elle est captation de l’intension musicale à travers un corps qui n’est pas de nature musicale, un corps ni musicien ni musical, mais un corps de peintre.

Le peintre peint son écoute picturale.

Qu’entend-il ce faisant ?

Il entend ce qui d’une écoute musicale peut agir un corps de peintre, ce qui d’une écoute musicale reste lorsqu’elle est filtrée à travers un tel sismographe, ce qui finalement explique bien qu’il puisse y avoir une hétérogénéité aussi grande entre intension + inspect musicaux et toile + matrice picturales.

 

Quel rapport de la peinture ainsi produite et de l’œuvre musicale au principe de ce processus ?

Je ne pense donc pas qu’il faille tenir que la toile constitue un portrait de l’œuvre.

La toile ainsi déposée est la projection dans un autre monde que musical d’une écoute spécifiquement picturale.

 

D’où mon étonnement lorsque je me trouve confronté aux toiles que Daniel Seret peint de mes œuvres : je ne connais pas ce qu’est une écoute picturale ; je ne connais pas de l’intérieur ce qu’est un corps peignant – je n’en connais ni l’intension ni l’inspect : je n’en saisis que l’aspect extérieur (voir la photo précédente) - ; je me trouve projeté dans un monde qui n’est pas le mien. Je n’y reconnais pas l’œuvre, non pas qu’elle soit déguisée, grimée, déformée, mais qu’elle ne soit tout simplement plus là.

Il s’agit de faire de la peinture à partir de la musique

D’où je crois l’intérêt propre de ce type de travail : un intérêt spécifiquement pictural plutôt que musical, puisque le peintre fait ici de la (bonne) peinture à partir de la musique, un peu somme toute comme des mathématiciens savent faire de la (bonne) mathématique à partir de la musique [5].

C’est une chance pour la musique qu’elle puisse ainsi être constituée par des non-musiciens en rampe de lancement pour leurs propres œuvres - artistiques, scientifiques et intellectuelles -.

Les musiciens, par contre, resteront forcément perplexes non pas devant les œuvres ainsi générées (un musicien pensif peut avoir rapport propre à la peinture, aux mathématiques, etc.) mais devant la tâche d’évaluer la validité de la rampe de lancement génétique car le musicien n’y reconnaîtra guère son œuvre, sa musique (pas plus ici qu’en matière de théorie mathématique de la musique).

D’où cette conclusion, désarmante, je m’en excuse, en particulier auprès de mon ami Daniel Seret : le musicien, finalement, n’a rien à dire d’intéressant à dire sur le rapport entre telle toile et l’œuvre musicale dont elle procède.

Le seul cadeau qu’il puisse alors faire au peintre serait en vérité de lui retourner son geste en composant une œuvre musicale à partir d’une de ses toiles. C’est ce que certains compositeurs déclarent faire. C’est ce que, comme compositeur, je suis radicalement incapable de concevoir.

Ceci me conduit-il à un constat de divorce entre musique et peinture ?

Synthèse disjonctive

Plutôt à une disjonction face à laquelle il me faut alors convoquer ce que Deleuze a appelé une « synthèse disjonctive » soit l’idée que peinture et musique se rapportent sous la figure d’une alternative « ou bien la musique, ou bien la peinture », non d’une connexion (« si musique, alors peinture ») ni d’une conjonction (« musique et peinture »).

La thèse d’une synthèse connective entre musique et peinture, c’est, je crois, l’idée de Daniel Seret :

J’ai tenté d’instruire l’hypothèse d’une synthèse conjonctive  – celle de mon « carré » :

J’en conclus à la synthèse disjonctive (« ou… ou… » :

Si peinture « et » musique se rencontrent, c’est comme se rencontrent les deux flancs opposés d’une même montagne : selon une ligne de crête infiniment fine et donc infiniment instable – à peine se rencontrent-elles qu’écoutes musicale et picturale s’éloignent sans retour vers leur destin propre -. Ainsi, dans l’association peinture et musique, chacune est tout aussi bien l’ombre de l’autre qu’elle n’en est l’éclairage.

 

Je conclurai donc sur cette formule à l’emporte-pièce :

Peinture et musique ? Ombres et lumières !

 

–––––––



[1] Voir mon article…

[2] En théorie des catégories, on pourrait dire que la matrice formelle réelle (celle qui est présente mais pas présentée) est en position de co-limite (ou limite inductive) du diagramme : la matrice formelle représentée par Seret peut approcher d’aussi prêt qu’on veut la matrice formelle présente et imprésentable.

[3] En théorie des catégories, ceci se dirait ainsi : ce diagramme commute-t-il ? Aboutit-on, à partir de l’œuvre musicale, à la même matrice formelle en passant par l’écoute picturale ou par l’écoute musicale ?

[4] Techniquement dit, ces trois opérations constituent la base de l’algèbre d Heyting au principe du transcendantal du monde-Musique (voir ici Logiques des mondes d’Alain Badiou).

[5] Le grand Euler en tout premier. Voir mes textes sur le sujet…