Une lecture de Music here and now d’Ernst Krenek

 

(Séminaire mamuphi, Ens, 15 novembre 2008)

 

 

François Nicolas

 

 

Une lecture…

Il y a en fait deux livres différents :

·          Über neue Musik (1937, Vienne : 100 pages et 6 chapitres)

·          Music here and now (1939, New York : 300 pages et 11 chapitres)

Le second n’est pas la traduction du premier, ni même son adaptation américaine.

 

Music here and now s’adresse aux Américains, disons aux Américains cultivés et soucieux des choses de l’esprit mais pas forcément connaisseurs de musique (il n’y pas un seul exemple musical au cours de ses 300 pages). Il s’adresse à eux pour plaider la « nouvelle » musique dodécaphonique comme étant une « musique ici et maintenant ».

 

Pour cela Krenek enracine cette nouvelle musique à la fois dans l’histoire de la musique et dans une histoire générale des idées selon le principe d’une contemporanéité musicale moins avec la politique (Krenek à la fois récuse que la nouvelle musique soit l’homologue d’une nouveauté socio-politique tout en suggérant [1] qu’elle préfigure peut-être une extension politique de la « liberté ») qu’avec la pensée scientifique.

Il faut noter que Krenek ne plaide ici nulle contemporanéité du moment constructif [2] connu par cette nouvelle musique avec d’autres arts, en particulier avec ceux qui partagent pourtant au même moment une orientation constructiviste : le cubisme en peinture ou le mouvement du Bauhaus [3].

 

Son argument essentiel est de plaider la contemporanéité de la musique atonale et dodécaphonique avec la pensée scientifique du xx° siècle.

Il exhausse pour ce faire un triple emblème :

·          celui de la nouvelle méthode axiomatique en mathématique sous le nom propre de Hilbert ;

·          celui de la théorie de la relativité sous le nom propre d’Einstein ;

·          celui de la mécanique quantique qui figure ici sans nom propre.

La cause de Krenek consiste à vouloir défaire la détermination acoustique de la musique qu’il thématise comme constitution naturelle de la musique. Il intervient ce faisant dans le débat idéologique qui déclare que le dodécaphonisme, l’atonalité et même le chromatisme ne sont pas « naturels » comme l’est par contre la tonalité.

Pour contrer cet argument de non-naturalité, Krenek va prendre appui du côté des mathématiques sur la méthode axiomatique de Hilbert et sur les géométries non-euclidiennes et soutenir qu’en musique comme en mathématiques, c’est l’Esprit qui décide et construit, en autonomie [4] par rapport à la Nature.

Remarquons que Krenek ne retient de cette mathématique que la dimension axiomatique sans prendre en compte que celle-ci sert à rendre compte d’autres logiques qui sont tout autant à l’œuvre dans la Nature : par exemple la géométrie euclidienne où la somme des angles d’un triangle vaut moins que 180° correspond à une géométrie sur la sphère, laquelle est ni plus ni moins naturelle que la géométrie euclidienne sur le plan.

Son recours à la théorie de la relativité et à la mécanique quantique explicitent son intention véritable car ces théories physiques s’écartent de notre perception du monde à notre échelle anthropologique. On comprend ainsi que sa position vise en fait moins à prendre distance avec la nature comme telle qu’avec la perception sensible qu’a l’homme de cette nature. Il s’agit pour lui de libérer l’Esprit d’une anthropo-perception de la Nature.

 

Il est frappant que cet appui sur les sciences reste chez lui d’ordre idéologique (sans mettre bien sûr sur le mot idéologie cette nuance péjorative qu’y mettent le néo-positivisme et le scientisme) car visiblement Krenek ne s’intéresse pas vraiment ni à la mathématique d’Hilbert, ni à la physique de la relativité ou de la mécanique quantique.

On dira que Krenek plaide des raisonances :

·          avec la mathématique via l’axiomatisation,

·          avec la physique via une fluidification d’une matière (conçue comme flux d’énergie plutôt que comme solide) et une spatialisation du temps (qui autorise par exemple [5] que les répétitions n’aient plus leur ancien caractère de restauration).

 

Au total, Krenek plaide pour une nouvelle idée musicienne de la nouvelle musique, et ce, explicitement pour encourager les musiciens et leur public à persévérer « ici et maintenant » dans cette voie, en prenant modèle sur le courage de pensée des scientifiques.

 

Dernière remarque : même si la filiation Krenek→Babbitt apparaît indéniable, cependant la position ici soutenue par Krenek n’est pas de même nature que celle ultérieurement soutenue par la music theory et, singulièrement, par Milton Babbitt.

Krenek n’est pas un précurseur de la music theory. Il est le compositeur qui a réouvert dans les nouvelles conditions du xx° siècle la question des rapports musique-mathématiques.

Petit florilège

·          Not all contemporary music is “modern”, or new. (9) Not all contemporary music is new music. (63)

·          The musical thought can not be extracted from the music. (21)

·          The Constructive Moment (28)

·          “This man is on the right road to music.” (33)

·          [Polémique contre Schoenberg] (86)

·          Atonality cannot be avoided. (88)

·          [L’architecture arabe ne fait d’usage qu’accidentel de la troisième dimension – la hauteur – et semble conçue comme plate]. (95)

·          Music under Construction (166)

·          The twelve-tone series has nothing to do with scales. (171)

·          [Dans le dodécaphonisme] la répétition perd le caractère de restauration qu’elle avait dans la tonalité. (187)

·          The theorem is in no sense applicable to the twelve-tone technique. (189)

·          The mere fact that something can be expressed in figures does not prove that it is “mathematical” by nature. (193)

·          We experience overtones as timbres. (196)

·          the independence of the sound language from nature’s system (200)

·          The tones at our disposal are not raw materials like oil and cotton. (201)

·          The history of musical material is coincident with the history of mankind. (202)

·          Physicists and mathematicians are far in advance of musicians. (202)

·          similarity with the axiomatic system (205)

·          its [music] independence from the linguistic limitations of general logic (207)

·          A system of musical axioms can never be established in theory until it has been demonstrated in practice. (207)

·          The theory of relativity and the quantum theory are to be accepted as characteristic of the intellectual attitude of our time. (209)

·          The concept of twelve-tone music shows interesting relations to the thoughts active in modern physical science. (209) Similarities in habits of feeling, viewing, and thinking. (209)

·          The metric figure is created simultaneously with the musical idea. (212)

·          Art forms one of the most dignified efforts of man to attain to the truth. (217)

·          The real break started in the days of Richard Wagner. When he spoke of “music of the future”… (249)

·          J’ai été l’un des compositeurs qui attendait du jazz le salut de la tonalité… (257)

·          Jazz represents the last grandiose attempt of tonality to hide its disintegration. (258)

·          The wisest artistic decisions are rarely made through democratic methods. (268)

·          A Wanderoper (travelling opera or road company) (277)

·          The importance of playing the piano (289)

·          It is important to keep the instrument in the place allotted to it by its name: “a tool; an utensil; an implement”. (290)

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[1] p. 265

[2] p. 28

[3] Krenek était précisément viennois !

[4] En ce point, Krenek ne distingue pas autonomie relative et autonomie absolue…

[5] p. 187