15 questionsObjections ou objections,

et & autant de premières réponses

 (mamuphi, 11 octobre 2008)

 

 

François Nicolas

 

 

1)    Qu’est-ce qui différencie méthodologiquement un « modèle » mathématique  - dont tu considères qu’il tend à s’inscrire dans une orientation positiviste – d’une simple application des mathématiques telles, par exemple, celles qu’Euler pouvait mettre en œuvre et qui ne relève guère du positivisme ?

2)    Pourquoi incriminer l’idée de saisir les rapports mathématiques-musique sous le concept mathématique d’adjonction puisque ce genre de pratique conceptuelle semble à la fois naturel et inévitable ?

3)    Le mouvement structuraliste dont tu nous parles est à peu près contemporain de travaux scientifiques (plutôt que philosophiques) disposant le concept de structure au cœur de leur problématique (par exemple Bourbaki). Pourquoi alors exclure ces orientations scientifiques de ton « structuralisme » ?

4)    Ton usage du concept de faisceau n’est qu’une renomination mathématique qui, en soi, n’apporte pas grand-chose à la compréhension de la musique.

5)    En quoi ton approche diffère-t-elle vraiment de celle de Guerino Mazzola si l’on tient compte du fait que la partie « toposique » de son Topos of Music (2002) était déjà intégralement là dans son livre précédent Gruppen und Kategorien in der Musik (1985) et donc que le parti pris d’implémentation qui complète le second livre n’apparaît pas essentiel à sa théorie ?

6)    Le structuralisme est bien plus divers que ce que tu en retiens. Il semble par exemple difficile d’inscrire le travail de Claude Lévi-Strauss dans la caractérisation que tu nous proposes !

7)    Formaliser, en particulier dans le cadre de modèles, ne serait-ce pas aussi en un sens traduire ?

8)    Pourquoi enfermer ton « à l’ombre de la philosophie » dans une lutte structuralisme/positivisme ? Ne pourrait-il se déployer une autre orientation philosophique qui ne soit pas comprise dans cette logique agonique ? Ton parti pris ne te conduit-il pas à user trop largement du qualificatif « positiviste »?

9)    Tu qualifies de positiviste l’orientation théorique visant à produire des théories. Mais dans ce cas, une théorie du sujet comme celle de Badiou serait-elle donc positiviste ?

10)  Ta distinction pièces/œuvres n’est pas clairement fondée.

11)  Finalement ton énoncé « l’œuvre musicale est le faisceau des interprétations d’une partition donnée » ne constituerait-il pas une définition parfaitement intégrable telle quelle à une énonciation du type philosophie analytique ?

12)  Ta séparation constituant/constitué paraît artificielle. Par exemple ne pourrait-on pas, dans la philosophie de Badiou, soutenir tout autant que le sujet est constituant d’une vérité, en sorte que le sujet apparaisse ainsi à la fois constitué (par l’événement) et constituant (de la vérité) ?

13)  Pour Badiou, un monde est ontologiquement clos. Comment le monde de la musique pourrait-il être à ce titre un monde au sens de Badiou ?

14)  Quel rapport y a-t-il entre le monde de la musique dont tu parles depuis longtemps et ce monde des œuvres musicales que tu viens d’introduire ? Comment peuvent-ils être compatibles ?

15)  Tu sépares mathématique et musique. Mais si l’on est là, dans ce séminaire mamuphi, c’est pourtant bien parce qu’on pense qu’il y a quelque chose de commun entre les deux !

Dernière précision

1)    Qu’est-ce qui différencie méthodologiquement un « modèle » mathématique  - dont tu considères qu’il s’inscrit ipso facto dans une orientation positiviste – d’une simple application des mathématiques telles, par exemple, celles qu’Euler pouvait mettre en œuvre sans, pour autant, relever d’un positivisme ?

2)    Pourquoi incriminer l’idée de saisir les rapports mathématiques-musique sous le concept mathématique d’adjonction puisque ce genre de pratique conceptuelle est à la fois fréquent et naturel ?

3)    Le mouvement structuraliste dont tu nous parles est bien contemporain de travaux scientifiques (plutôt que philosophiques) disposant le concept de structure au cœur de leur problématique (par exemple Bourbaki). Pourquoi alors exclure ces orientations scientifiques de ton « structuralisme » ?

Oui, mais c’est alors pire encore, car le mot constructiviste a en mathématiques de tout autres résonances !

4)    Ton usage du concept de faisceau n’est qu’une renomination mathématique qui, en soi, n’apporte pas grand-chose à la compréhension de la musique.

5)    En quoi ton approche diffère-t-elle vraiment de celle de Guerino Mazzola si l’on tient compte du fait que la partie « toposique » de son Topos of Music (2002) était déjà intégralement là dans son livre précédent Gruppen und Kategorien in der Musik (1985) et donc que le parti pris d’implémentation qui complète le second livre n’apparaît pas essentiel à sa théorie ?

6)    Le structuralisme est bien plus divers que ce que tu en retiens. Il semble par exemple difficile d’inscrire le travail de Claude Lévi-Strauss dans la caractérisation que tu nous proposes.

7)    Formaliser, en particulier dans le cadre de modèles, ne serait-ce pas aussi en un sens traduire ?

8)    Pourquoi enfermer ton « à l’ombre de la philosophie » dans une lutte structuralisme/positivisme ? Ne pourrait-il s’y déployer une orientation philosophique qui ne soit pas comprise dans une logique agonique ? Ceci ne te conduit-il pas à arrimer le positivisme à tort et à travers, en usant du mot positivisme « à toutes les sauces » ?

9)    Tu qualifies l’orientation théorique qui vise à produire des théories de « positiviste ». Mais alors une théorie du sujet comme celle de Badiou serait-elle donc positiviste ?

10)  Ta distinction pièces/œuvres n’est clairement fondée.

11)  Finalement ton énoncé « l’œuvre musicale est le faisceau des interprétations d’une partition donnée » ne constituerait-il pas une définition parfaitement intégrable à une énonciation du type philosophie analytique ?

12)  Ta séparation constituant/constitué paraît artificielle. Par exemple ne pourrait-on pas, dans la philosophie de Badiou, soutenir tout autant que le sujet est constituant d’une vérité, en sorte que le sujet apparaisse ainsi à la fois constitué (par l’événement) et constituant (de la vérité) ?

13)  Pour Badiou, un monde est ontologiquement clos. Comment le monde de la musique pourrait-il être à ce titre un monde au sens de Badiou ?

14)  Quel rapport y a-t-il entre le monde de la musique dont tu parles depuis longtemps et ce monde des œuvres musicales que tu viens d’introduire ? Comment peuvent-ils être compatibles ?

15)  Tu sépares mathématique et musique. Mais si l’on est là, dans ce séminaire mamuphi, c’est bien parce qu’on pense qu’il y a quelque chose de commun entre les deux !

Dernière précision

 


 

1)         Qu’est-ce qui différencie méthodologiquement un « modèle » mathématique  - dont tu considères qu’il s’inscrit automatiquement ipso factotend à s’inscrire dans une orientation positiviste – d’une simple application des mathématiques telles, par exemple, celles qu’Euler pouvaient mettre en œuvre et qui ne sans pouvoir, pour autant, être raisonnablement taxé de positiviste relèeve guèrer d’undu positivisme ?

 

a. Une chose est l’application des mathématiques à un problème disons naturel (au sens d’un étant naturel) ; autre chose est le modèle.

Que la mathématique s’applique à tout étant ne surprend pas si la mathématique est bien science de l’être : les seuls étants auquels elle ne pourrait alors s’appliquer seraient les étants dépourvus d’être, espèce assez singulière (ce qui au demeurant expliquerait pourquoi la mathématique semble mal s’appliquer aux fantômes et licornes).

La logique du modèle (pris au sens du mot tel qu’il opère dans l’expression « théorie des modèles ») implique bien d’autres caractérisations que cette simple application mathématique. Par exemple une théorisation mathématique d’un modèle passera par la constitution d’un ensemble proprement mathématique d’équations et formules en interaction réciproque (disons un « système ») en sorte qu’on puisse, dans ce système théorique, y déduire, y enchaîner des propositions (ensuite susceptibles d’être interprétées dans le modèle de départ). La simple application d’une formule mathématique à un étant quelconque ne suppose nullement une telle construction d’un système ad hoc (voir le vade mecum des formules mathématiques pour ingénieurs…).

 

b. Par ailleurs, la constitution d’une théorie mathématique d’un modèle donné ne relève pas, en soi, du positivisme. Ce travail mathématique n’a, au demeurant, nul besoin intrinsèque de se constituer à l’ombre d’une philosophie donnée.

L’opération proprement positiviste sur une telle constitution consiste à interpréter philosophiquement cette opération mathématique, interprétation qui s’indexe alors symptômalement d’un déplacement du mot « modèle » de sa position initiale de « original, canon » (cf. « la théorie des modèles ») en « maquette, modèle réduit » (d’où la nouvelle expression : « le modèle théorique »).

 

 

 

 

1)    Pourquoi incriminer l’idée de penser saisir les rapports mathématiques-musique sous le concept mathématique d’adjonction puisque ce genre de pratique conceptuelle est semble à la fois fréquent et naturel et inévitable ?

 

Parce que ceci supposerait la capacité de la mathématique (du « monde de la mathématique » dont nous parle Alain Connes) de réfléchir ses rapports exogènes et donc de se voir de l’extérieur comme monde. On aurait ainsi un monde capable de se penser réflexivement comme monde (et ce, par différence d’avec autre chose que lui-même). Plus encore, ce type de pensée pourrait à la fois se penser, penser les différences propres de sa pensée avec la pensée musicale, et penser les rapports qui peuvent s’instaurer entre sa pensée mathématique et cette pensée musicale hétérogène. Cette prétention me semble exorbitante. On voit bien – voir l’adjonction mazzolienne – que cela ne peut « marcher » que dans deux cas : soit l’on tient qu’il y a une profonde homogénéité mathématiques-musique (hypothèse de la mathémusique de Moreno Andreatta), soit l’on bâtit une réduction mytho-logique d’un fossé (mathématiques|musique) vécu comme problème à résoudre (point de vue de Guerino Mazzola).

 

 

 

 

2)    Le mouvement structuraliste dont tu nous parles est bien à peu près contemporain de travaux scientifiques (plutôt que philosophiques) disposant le concept de structure au cœur de leur problématique (par exemple Bourbaki). Pourquoi alors exclure ces orientations scientifiques de ton « structuralisme » ?

 

Il est vrai que le mouvement structuraliste (philosophique) est à peu près contemporain (il est un peu plus tardif d’un strict point de vue chronologique : Bourbaki démarre en 1935…) de ce qu’on a pu appeler un structuralisme scientifique.

Il est vrai qu’il y a un lien entre les deux.

On peut sans doute (ce serait aux philosophes de faire le travail, pas à moi) soutenir que la philosophie structuraliste a été conditionnée par l’existence du structuralisme « scientifique ».

Mais ceci n’empêche nullement, tout au contraire, de soigneusement distinguer entre l’un et l’autre !

L’hypothèse soutenue ici que le structuralisme philosophique se singularise d’une mise en jeu explicite de la question du sujet ; or on ne voit pas qu’il y ait sens à dire qu’une telle question du sujet puisse avoir été posée chez Bourbaki !

Il est vrai que le mouvement Bourbaki s’est accompagné de pratiques mathématiciennes neuves – anonymat, travail de groupe, désindividualisation des écrits, … - mais ceci s’est réalisé sans être pour autant thématisé comme tel, a fortiori comme nouvelle figure du sujet, dans les écrits mathématiques de Bourbaki.

Plus encore, si la question du sujet est ouverte par un structuralisme scientifique à la mode Bourbaki, c’est précisément parce que le sujet qui intéresse le structuralisme philosophique ne sera pas le mathématicien (individuel ou en groupe) mais la théorie (c’est elle, non le mathématicien, qui est candidat à être sujet mathématique non anthropomorphique). Le groupe Bourbaki met  bien en œuvre une nouvelle conception de ce qu’est une théorie mathématique. Mais il ne s’occupe nullement de thématiser le sens philosophique (en terme de concept de sujet) de cette transformation.

C’est précisément en ce sens que ce qui s’est passé chez Bourbaki a pu conditionner le structuralisme philosophique en l’incitant à y revoir de plus près sur ce que sujet veut philosophiquement dire.

 

La thèse implicite sous-jacente est celle-ci :

·       la notion de sujet (au sens philosophique du terme, bien sûr : il y aura toujours des « sujets » de thèse…) est étrangère aux mathématiques, comme elle l’est tout autant à la musique (et ce même si on y parle aussi de « sujet de fugue »…).,

·       et, de même que pour Marc Bloch, « le bon historien ressemble à l’ogre de la légende. Là où il flaire la chair humaine, il sait que là est son gibier », de même le philosophe est celui qui flaire la question du sujet, sachant que là se loge son gibier…

 

Je propose de réserver le terme structuraliste au mouvement philosophique et d’user du mot constructiviste pour désigner l’autre composante.

 

Oui, mais c’est alorsdans ce cas pire encore, car le mot constructiviste a en mathématiques de tout autres résonances !

 

C’est vrai. Il va donc me falloir trouver un autre terme !

Mais que la nomination proposée soit à discuter n’enlève rien, me semble-t-il, à la pertinence de la polarité ainsi désignée.

 

 

 

 

 

3)    Ton usage du concept de faisceau n’est qu’une renomination avec un mot mathématique qui, en soi, n’apporte rien pas grand-chose à la compréhension de la musique.

 

a. Si cela apporte quelque chose, ce sera au musicien, sûrement pas au mathématicien et guère plus au musicologue. Ce travail est partie prenante d’une « pratique théorique » interne à l’intellectualité musicale.

 

 

b. Pour en juger du point du musicien, il faudra examiner cela quand cette problématique du faisceau aura été intégrée à celle du topos voir plan prévu pour l’ensemble -. De toutes les façons, je n’ai guère argumenté oralement ce point qui se trouve plus détaillé dans la version écrite.

 

c. En attendant, je considère que ceci permet déjà d’éclairer en quel sens peut-on soutenir que l’œuvre musicale fait un, du moins fait formellement un il est clair que cette caractérisation de l’œuvre musicale comme « un faisceau » ne dit rien que de formel de sa puissance musicale propre, celle qui précisément la distingue d’une simple pièce de musique -.

Pour autant, avoir clarifié en quel sens on peut soutenir rationnellement que l’œuvre fait un (de type formel) du point même de sa diversité infinie d’interprétations  permet de se consacrer musicalement au point important qui est la manière dont une œuvre constitue l’acteur musical par excellence : en quelque sorte l’un formel consolide l’un musical, lequel reste bien éclairé par le motif du faisceau puisque l’un de l’œuvre se constitue localement et de « proche en proche » plutôt que globalement puis par restrictions successives….

 

d. Dernière précision : on peut dire que j’ai un usage métaphorique du mot « faisceau » puisqu’il ne s’agit aucunement dans ma pratique théorique de faire des mathématiques, seulement d’utiliser leur pouvoir éclairant qui tient précisément à la précision et à la rigueur de leurs notions (en particulier ici celle de faisceau). En toute rigueur (mais précisément l’intellectualité musicale, comme à mon sens toute intellectualité, joue du poème tout autant que du mathème), on devrait dire : « l’œuvre musicale est comme un faisceau, ressemble à un faisceau… » plutôt que « est un faisceau ».

Le point que je revendique ici est simplement que cet usage métaphorique va s’accompagner d’une discipline spécifique de cette métaphore : il doit y avoir une logique de développement de la métaphore et non pas seulement son jaillissement tel une étincelle.

Exemple de métaphore sous forme d’une étincelle sans développement ni discipline particulière : « l’œuvre est le faisceau d’un parapluie et d’une table de dissection » (on appréciera ou non la valeur poétique d’une telle supposée métaphore, variante ad hoc de la fameuse métaphore de Lautréamont, mais elle pourrait se légitimer même sans développement ultérieur : comme pure étincelle poétique).

De mon côté, je vise donc à une discipline de la métaphore de faisceau, c’est-à-dire que cette métaphore tire à conséquence dans la suite de mon discours. Travailler avec cette discipline (discipline bien sûr à inventer au cas par cas) est précisément le propre de la pratique théorique que je prône.

 

 

 

 

4)    En quoi ton approche diffère-t-elle vraiment de celle de Guerino Mazzola si l’on tient compte du fait que la partie « toposique » de son Topos of Music (2002) était déjà intégralement là dans son livre précédent Gruppen und Kategorien in der Musik (1985) et donc que le parti pris d’implémentation qui le complète dans le second livre n’apparaît pas essentiel à sa théorie ?

 

Mes orientations subjectives (musicien) en matière de formalisation mathématique sont très différentes des siennes.

 

Si je devais caractériser les siennes, je distinguerai plus précisément trois moments :

·       Le premier (1985) est celui d’une théorisation mathématique de la musique qui, somme toute comme celle d’Euler, vise à faire des mathématiques  à partir de la musique. Il s’agit là d’une subjectivité mathématicienne. Ce type de travail n’est susceptible d’intéresser le musicien que comme curiosité, ce qui n’est nullement dénigrer la valeur (mathématique) de ce travail. J’aime à diagrammatiser (cf. C. Alunni) ainsi ce moment :

·       Le second (2002) s’attache à compléter cette théorisation mathématique d’un volet applicatif, qui relève, lui, d’une subjectivité musicologique. Ceci prend la forme explicite d’un impératif spécifique : cette théorisation doit déboucher sur une « implémentation », impératif qui conduit Mazzola à construire et proposer des logiciels informatique (Cf. Rubato…). Cette étape, pas plus que la première, ne s’ordonne à une subjectivité musicienne (ce qui n’est pas plus qu’avant dénigrer son régime propre de pertinence). Je diagrammatiserai ainsi ce moment :

·       Le troisième moment (en cours) diffère du précédent non pas formellement mais dans sa thématisation subjective : il consiste à plaider ouvertement que tout ceci doit aussi concerner directement la subjectivité musicienne (et plus seulement mathématicienne et musicologique). C’est à ce titre que Mazzola met l’accent sur « la fibre créatrice de l’interprétation » qu’il thématise comme « boulézienne », puis sur l’adjonction mathématiques/musique qui lui permet d’argumenter que tout accroissement de connaissance dans les mathématiques correspondrait de manière unique à un accroissement correspondant dans la musique… Je diagrammatiserai ainsi cette dernière position :

C’est, selon moi, cette troisième séquence qui ouvre à une mytho-logique. C’est en ce point, et en ce point seulement, que ma subjectivité musicienne se révolte !

Qu’il suffise de rappeler la diagrammatisation de ma pratique théorique pour indiquer combien l’intension propre de ma théorisation me semble en différer :

 

 

 

 


5)    Le structuralisme est bien plus divers que ce que tu en retiens. IEt il semble difficile d’inscrire par exemple difficile d’inscrire le travail de Claude Lévi-Strauss dans la caractérisation que tu nous proposes !.

 

Il ne s’agit pas ici de « totaliser » le structuralisme, d’en faire une recension encyclopédique mais de tracer dans ce mouvement divers une ligne de force de type proprement philosophique.

À ce titre Claude Lévi-Strauss ne se réduit nullement à une figure de l’anthropologie ou de l’ethnologie conçues comme « sciences sociales et humaines ». Il fautconvient aussi d’exhausser la dimension proprement philosophique de son travail – à dire vrai assez naturelle dès qu’il s’agit d’anthropologie non vulgaire -. Je mentionnerai à ce titrevous renvoie pour ce faire à l’exposé qu’avait fait d’Alain Badiou sur Claude Lévi-Strauss (Ens, 2006) où il argumentait en ce sens…

 

 

 

 

6)    Formaliser, en particulier dans le cadre de modèles, ne serait-ce pas aussi en un sens traduire ?

 

Formaliser, ce n’est pas, en tous les cas, traduire d’un langage à un autre s’il est vrai qu’il n’y a pas, dans la théorie logique des modèles, de langages (à proprement parler) en jeu : c’est spécifiquement l’interprétation néo-positiviste qui « traduit » cela en terme de polarité syntaxe/sémantique…

 

Formaliser, serait-ce alors « traduire » en un sens plus métaphorique du terme, par exemple « traduire » des gestes de pensée ?

Dans le cadre de « la théorie logiques des modèles », je ne le pense pas et ce pour une raison formelle précise : la théorie des modèles fait l’économie conceptuelle de tout geste interne aux modèles ; elle bâtit un système théorique dans lequel peuvent s’inscrire des gestes de déduction qui n’ont nul équivalent (interprétation) dans le modèle lui-même.

La seule contrainte formelle est que le modèle dispose de manière endogène (quasi boîte noire) d’une règle interne de véridicité permettant d’y trancher la valeur de vérité de chaque interprétation. Mais on suppose que dans le modèle, il n’y a nulle règle de déduction, nul enchaînement (ou, s’il y en a, la théorie les ignore / leur est indifférente), nul geste repéré donc. Et donc, pas de  traduction concevable entre « gestes », du moins dans le cadre de la théorie logique des modèles.

 

 

 

 

7)    Pourquoi enfermer ton « à l’ombre de la philosophie » dans une lutte structuralisme/positivisme ? Ne pourrait-il se’y déployer une autre orientation philosophique qui ne soit pas comprise dans une cette logique agonique ? Ceci Ton parti pris ne te conduit-il pas à arrimer le positivisme à tort et à travers, en usant du mot positivisme « à toutes les saucesuser trop largement du qualificatif « positiviste » » ??

 

a. Il est vrai que je me dispose peut-être un peu trop dans l’optique althussérienne où toute philosophie est une lutte entre orientations dans la pensée.

Ceci admis, ma « combativité » s’explique par le poids d’un positivisme d’autant plus pernicieux qu’il n’est même plus discerné et qu’on le suppose comme une évidence pour la pensée.

Dois-je rappeler que le premier trait général et massif du positivisme est de vouloir mettre toute pensée sous le paradigme de la pensée scientifique ? Il n’y aurait de pensée qui vaille que d’une pensée adoptant la science pour modèle. D’où un scientisme bête et lourd que toute « science humaine et sociale » (musicologie en tête) trimbale derrière elle, même si tel ou tel tente de l’intérieur d’y échapper.

Comment un musicien, plus généralement « un artiste » ne pourrait-il pas se révolter contre cette prétention du positivisme à rendre hégémonique le mode scientifique de pensée ?

Faut-il rappeler que le romantisme – son contemporain – fut la tentative d’inverser la proposition en posant cette fois qu’il n’y a de pensée qui ne prenne la pensée artistique pour modèle ?

Entre le positivisme qui tient que l’art ne pense pas ou qu’il ne saurait penser que sous la forme d’un art-science, et le romantisme qui tient que la science ne pense pas (et qu’elle est donc, comme pour Heidegger, une simple technique), la voie mamuphi trace de nouveaux rapports entre deux pensées radicalement hétérogènes : la pensée mathématique et la pensée musicale.

 

b. Dans les philosophies aujourd’hui susceptibles d’abriter la question des rapports musique-mathématiques, je ne vois que le positivisme (au sens très large du terme, néo-positivisme et philosophie analytique inclus) et ce mouvement structuraliste.

Y a-t-il une troisième philosophie candidate, sachant que les philosophies herméneutiques que je connais ignorent purement et simplement la pensée mathématique ce qui leur interdit de nous aider à penser nos rapports mamuphi ? C’est ce qui légitime ma question sur la phénoménologie husserlienne aujourd’hui, en particulier sa variante Dessanti…

 

c. L’existence d’une telle troisième position philosophique aurait en effet pour mérite de désenclaver la lutte pour l’orientation philosophique du duel dans laquelle elle me semble installée.

 

 

 

 

8)    Tu qualifies de positiviste l’orientation théorique qui visevisant à produire des théories de « positiviste ». Mais alors dans ce cas, une théorie du sujet comme celle de Badiou serait-elle donc positiviste ?

 

Attention ! « Théorie » n’a pas du tout le même sens dans ces différents énoncés !

Dans « théorie du sujet », théorie a un sens philosophique, pas mathématique : cela veut dire « théorie philosophique du sujet ».

Pourquoi cette expression chez Badiou ? À mon sens, parce que sa philosophie se met sous condition de la science (de la mathématique en l’occurrence) et ajuste pour ce faire son discours à la figure du mathème. Comme d’un autre côté, elle se met aussi sous condition de l’art (de la poésie en l’occurrence), sa discursivité propre tricote poème et mathème.

Par ailleurs, si cette philosophie soutient qu’il y a un sujet de la science (plus exactement un sujet de tel événement dans telle science), elle ne prétend nullement qu’il y ait pour autant une science du sujet ! Dans ces conditions, il est clair que « théorie du sujet » ne constitue nullement un ersatz d’objectivation scientiste du sujet.

 

 

 

 

9)    Ta distinction pièces/œuvres n’est pas clairement fondée.

 

ElleCette distinction relève en effet d’un axiome, nullement d’une démonstration, l’axiome : « il y a des œuvres d’art » - qu’on trouve au demeurant, exactement sous cette forme, dans l’Esthétique de Hegel !

 

Cet axiome n’est nullement une définition, moins encore une démonstration de l’existence de cette « chose » singulière qu’est une œuvre d’art (là où la démonstration de l’existence de pièces de musique est triviale).

Cet axiome ouvre à une discipline de pensée : à instruire l’écart ainsi disposé axiomatiquement (tout comme l’axiome de l’infini, dans la théorie des ensembles, ouvre à une semblable instruction).

 

 

 

 

10) Finalement ton énoncé « l’œuvre musicale est le faisceau des interprétations d’une partition donnée » ne constituerait-il pas une définition parfaitement intégrable telle quelle à une énonciation du type philosophie analytique ?

 

Comme je viens de le souligner, je ne vise nulle définition de l’œuvre musicale. C’est un « il y a » que je tiens pour évident pour tout musicien qui se respecte.

L’énoncé rapporté n’est pas un acte de langage. C’est un énoncé pris dans un processus d’Idéation qui vise à nous donner une prise formelle minimale sur ce  qu’est l’un de l’œuvre (voir plus haut) ; c’est la fixation d’un moment d’une pratique théorique. Certes cette fixation se fait dans la langue, mais la pensée du musicien n’est pas constituée par le langage (pas plus que le langage n’est constituant de la pensée en général ou de la pensée musicale en particulier, il ne l’est de la pensée du musicien) : elle est constituée par la pensée musicale, par l’existence d’une pensée musicale à l’œuvre.  Le langage du musicien n’est qu’un cadre d’exposition qui n’a rien de constituant.

 

 

 

 

11) Ta séparation constituant/constitué paraît artificielle. Par exemple ne pourrait-on pas, dans la philosophie de Badiou, soutenir tout autant que le sujet est constituant d’une vérité, en sorte que le sujet apparaisse ainsi à la fois constitué (par l’événement) et constituant (de la vérité) ?

 

Il faut distinguer, je crois, deux types de « conditions de possibilité » : les conditions constituantes et les conditions possibilisantes (d’une existence).

Quand on discute (voir Balibar) : le sujet est-il constituant ou constitué, on traite du premier type. Ceci veut dire : est-ce le sujet qui constitue la possibilité même d’une cohésion phénoménale  du monde ? Est-ce l’existence préalable (axiomatiquement posée) d’un sujet qui va assurer qu’il y a quelque chose comme de l’expérience ? Ou, au contraire, comme dans le mouvement philosophique structuraliste, le sujet est-il constitué par la structure ?

Il s’agit ici d’orienter la pensée des différentes existences selon un enchaînement discursif : quelle existence est posée a priori, et qu’est-ce qui en découle ?

Pose-t-on l’existence du sujet comme « il y a » premier (sujet constituant : Kant, Husserl…) ou tient-on qu’on va philosophiquement identifier où il y a du sujet à partir des opérations propres qui vont le constituer (sujet constitué…) ?

Le rapport alors chez Badiou entre sujet et vérité n’est nullement de cet ordre : le sujet n’est chez lui qu’un état donné, local du processus d’une vérité. Le sujet s’attache, dans Logiques des mondes, à la figure du corps subjectivé. Cela n’aurait aucun sens de tenir dans cette philosophie que la vérité est constituée par le corps subjectivé ! Le rapport du sujet à la vérité (dont il est la matérialisation locale et temporaire) est un rapport de travail, de processus, nullement de constitution.

 

 

 

 

12) Pour Badiou, un monde est ontologiquement clos. Comment le monde de la musique pourrait-il être à ce titre un monde au sens de Badiou ?

 

Question plus technique, qui appellerait une réponse plus technique.

En première réponse, l’hypothèse d’un monde de la musique (un peu décalée par rapport à celle du monde des œuvres que je viens de soutenir devant vous)comme « monde des morceaux de musique » (il faudra attendre la suite de mon exposé pour que ce point apparaisse plus clairement) est bien enracinée en la thèse que les étants musicaux ont une ontique sonore commune (clôture de composition intérieure des étantsici indexée à l’idée de faisceau). Par ailleurs, on ne saurait sortir du monde-Musique par des opérations immanentes – par de telles opérations immanentes, c’est-à-dire musicales, on pourra générer de la mauvaise musique mais on ne pourra générer… de la peinture par exemple !, et les opérations consistant par exemple pour un rocker à venir casser sa guitare sur scène sont clairement des opérations musiciennes et non pas musicales : autant dire qu’elles sont exogènes au monde-Musique et ne brisent donc pas sa clôture cette fois opératoire.

 

Mais bien sûr, tout ceci serait à affiner-développer… en seconde réponse.

 

 

 

 

13) Quel rapport y a-t-il entre le monde de la musique dont tu parles depuis longtemps et ce monde des œuvres musicales que tu viens d’introduire ? Comment peuvent-ils être compatibles ?

 

Première réponse : un monde peut parfaitement être inclus en un monde plus vaste !

Le monde des œuvres que j’esquisse ici (ou plutôt – voir la suite de mon travail – le monde des morceaux de musique) est-il un sous-monde d’unu monde plus général de la musique ? À voir de plus près.

Le point qui est d’ores et déjà clair est que le mot « monde » n’a pas tout à fait les mêmes assises mathématiques et philosophiques dans ces deux expressions.Je pense plutôt m’orienter vers l’idée que le monde de la musique est très exactement ce monde des morceaux (il est clair que le monde de la musique n’est aucunement la société des musiciens…).

N’oublions pas non plus qu’il s’agit, ce faisant, de donner un sens musicien à la catégorie de « monde » (de produire l’Idée musicienne d’un monde de la musique) et que « monde » peut donc être vu, surtout de l’extérieur, comme une métaphoreProvisoirement, je répondrai : « monde des œuvres » me semble, pour le moment, plus soutenable rigoureusement quand « monde la musique » me semble destiné à un usage plus métaphorique, du même type somme toute quecomme l’usage que fait Connes de l’expression « monde (de la) mathématique », ce qui ne l’empêche d’ailleurs nullement, je le rappelle, Alain Connes de soutenir qu’un tel « monde » est connexe et unique (comme au demeurant l’est également le monde de la musique à mon sens…).

 

 

 

 

14) Tu sépares mathématique et musique. Mais si l’on est là, dans ce séminaire mamuphi, c’est pourtant bien parce qu’on pense qu’il y a quelque chose de commun entre les deux !

 

Vaste point !

Je soutiens pour ma part qu’ils n’ont guère en commun, et que la bonne hypothèse de travail est de partir du gouffre qui les sépare, de l’hétérogénéité radicale qui les diffère. Suite à quoi le musicien « normal » se dira : Laissons donc la mathématique aux mathématiciens ! Je ne vois là rien qu’on puisse reprocher à ce musicien.

Il se trouve que d’autres musiciens comme moi ont besoin, pour leur propre Idéation de la musique, de la confronter aux mathématiques (plus exactement à l’existence en mathématiques d’une pensée d’un tout autre type). Ce type de musicien n’arrive pas à se satisfaire de la position : « je ne crois qu’à la pensée musicale » ; il connaît en effet de l’intérieur la pensée amoureuse, la pensée politique (il est militant, et pour lui la politique est aussi une pensée, encore d’un autre type), la pensée mathématique à laquelle il a été confronté de l’intérieur pendant ses études, et last but not least la pensée philosophique. Ce musicien (vous voyez bien qui je vise…) a ainsi besoin d’une Idéation qui n’isole pas la musique, qui ne l’autarcise pas et qui donne droit de raisonance à son autonomie de pensée.

Le désastre de pensée pour un tel musicien serait de bâtir un syncrétisme (un saint-crétinisme) mou où tout communiquerait (rappelez-vous la petite-bourgeoise de Mon oncle faisant visiter sa maison high-tech à son amie anglo-saxonne et lui déclarant avec gourmandise : « Ici, c’est moderne : tout communique ! »).

Donc entre mathématiques et musique, cela ne communique pas ! Et pourtant, il y a mamuphi ! Mais précisément mamuphi c’est pour moi l’opposé de l’hypothèse des arts-sciences ou des sciences-arts (de même qu’on ne saurait cette fois sans effet comique, répéter le thème marxo-stalinien d’une politique scientifique).

Je soutiens pour ma part

·       que les arts (n’étant pas des cultures) comme les sciences (n’étant pas des techniques) sont des pensées,

·       que ces pensées sont radicalement hétérogènes (soit l’hypothèse qu’il y a des pensées hétérogènes et non pas une seule et unique pensée qui se projetterait sur différents supports),

·       que ces pensées hétérogènes peuvent entrer en raisonance.

Certes, il y a une prise scientifique (ordinaire) sur la « musique » : cf. via l’acoustique and C°.

Mais il n’y a pas de prise scientifique – au sens moderne (galiléen et pas aristotélicien) du terme science – sur ce qui constitue le propre de l’œuvre musicale, soit sa figure subjective : son projet, son intension, sa stratégie, ses décisions…

 

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Dernière précision

Ce que je dis de la philosophie, je ne le dis pas en philosophe, mais en musicien travaillant « à l’ombre de la philosophie » et, plus particulièrement dans mon cas, « à l’ombre de la philosophie d’Alain Badiou ».

Je ne souhaite donc pas donner à la dimension philosophique de ces réponses une importance qu’à mes yeux elle ne saurait avoir. Cette dimension n’est là que pour orienter ma pratique théorique « à la lumière des mathématiques », en l’occurrence « à la lumière de la mathématique de Grothendieck »..

Je suggère donc que la suite de ces échanges porte de préférence sur la dimension musicale de mon propos : sur la pratique théorique qui constitue ma dimension pensive de musicien (rappel : le musicien est constitué par la musique, et nullement constituant d’elle : l’axiome du musicien constituant la musique, de l’art constitué par l’artiste, c’est l’axiome de Marcel Duchamp, à mon sens essentiellement nihiliste).

 

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