Les voix de Mai 68 dans le Requiem de Bernd Alois Zimmermann

Colloque « La musique en mai 68 / Mai 68 dans la musique » - CNR, 3 avril 2008

 

François Nicolas

 

Enregistrement et projections (sur Dailymotion)

 

 

Bernd Alois Zimmermann                                                                                                            2

Sa vie (1918-1970)                                                                                                                    2

Traits frappants de sa personnalité musicale                                                                             2

Son Œuvre                                                                                                                                 2

Ses écrits                                                                                                                                    3

Le Requiem pour un jeune poète (1967-1969)                                                                              3

Quel « jeune poète » ?                                                                                                               3

Suicides…............................................................................................................................. 3

« Lingual » : un nouveau genre                                                                                                3

Textes                                                                                                                                        3

Plan de l’œuvre                                                                                                                         4

Effectifs                                                                                                                                     4

Des situations oppressantes et atones                                                                                         4

Les Soldats............................................................................................................................ 4

Le Requiem........................................................................................................................... 5

La question musicale du Requiem                                                                                             5

Intermède                                                                                                                                  6

Une synthèse disjonctive dans le Requiem                                                                                  6

et un suicide musical…                                                                                                              6

… préparé par un étonnant contraste                                                                                        6

Début et fin du Requiem                                                                                                            7

Relever le défi du Requiem !                                                                                                        8

Une tétralogie : Égalité ’68                                                                                                       8

Annexe : Liste des auteurs de citations                                                                                        9

 

À la fin du Requiem pour un jeune poète de Bernd Alois Zimmermann, œuvre de 1969, les voix de Mai 68 font irruption dans la situation musicale.

Écoutons cela.

Exemple

La fin de cette œuvre de plus d’une heure voit ici s’entremêler les voix des manifestants de 1968 aussi bien à Paris qu’à Prague.

Suit une longue citation de Konrad Bayer, le sixième sens :

comme chacun sait. comme chacun savait. comme tous savaient. comme tous savent. tous le savent-ils ? impossible qu’ils le sachent tous. comme maints savent. comme maints travailleurs paysans généraux hommes d’état le savent. comme de nombreux hommes savent. comme presque tous les hommes savent. presque tous les hommes le savent. tous les hommes devaient le savoir. ce que chaque homme devait savoir. maint homme le sait. ce que je savais. comme je savais. comme moi, Marcel Oppenheimer et les dames savions. comme moi et Melitta Mendel savons. comme Nina et moi savions. comme chacun pouvait voir. comme presque chacun pouvait voir. comme chacun pouvait voir à quelque distance. comme chacun peut voir. comme tout homme peut voir. [1]

et l’œuvre de se parachever d’un « Dona nobis pacem ! » hurlé à pleins poumons par tout le chœur.

 

Quel rôle ces voix de mai 68 jouent-elles ici, en conclusion d’une œuvre musicale si singulière ?

Voilà ce que je voudrais thématiser ici, selon le point de vue d’un compositeur pour qui ce Requiem fonctionne comme un défi – je vous indiquerai in fine de quelle manière -.

 

Pour thématiser cela, repartons du compositeur et de la place qu’occupe ce Requiem dans son Œuvre.

         Bernd Alois Zimmermann

Sa vie (1918-1970)

1918 : naissance le 20 mars, près de Cologne.

1939 : Appelé sous les drapeaux (21 ans). Envoyé comme aide-vétérinaire en Pologne, en France (où il découvre les partitions de Stravinsky et Milhaud) puis en Russie… Il écrira plus tard à un ami qu’il n’a jamais tiré sur quelqu’un durant son service.

Cf. séquence obscure au principe de sa vie : à quoi a-t-il ainsi participé ? Comment a-t-il ou non pris position par rapport à cela ? Ce n’était plus un enfant, ni même un adolescent.

Visiblement il n’a pas adhéré au projet nazi, mais a-t-il même envisagé de résister ? Son apathie apparente consonne avec son pessimisme fataliste, la conviction que les gens sont écrasés par les situations dans lesquels ils sont plongés malgré eux sans pouvoir y résister, sans jamais arriver à y inscrire leur liberté de pensée et d’action…

1942 : Réformé à cause d’une affection dermatologique chronique. Retour à Cologne

Que fait-il comme civil pendant 3 ans dans cette Allemagne nazie ? De la musique, certes, mais encore…

1947 : Première œuvre à son catalogue (Capriccio, improvisations pour piano)

1956 : Perspectives, pour deux pianos, musique pour un ballet imaginaire. Il y invente le premier cluster sériel.

1965 : création des Soldats, son opéra (sur un livret tiré de Lenz) entamé en 1958.

Toujours le thème de la guerre vue comme opacité, non comme clarté d’engagement ! – on va y revenir -.

1968 : À l’occasion de son admission à l’« Académie des Arts » de Berlin, Zimmermann est attaqué par des étudiants de la gauche radicale venue troubler la cérémonie. York Höller rapporte [2] que Bernd Alois Zimmermann en est sorti très déprimé.

1969 : Achèvement de son Requiem, son opus 34.

1970 : Termine son Action ecclésiastique. Se suicide le 10 août, dans sa maison près de Cologne.

Rappel : Paul Celan s’est suicidé à Paris fin avril de la même année 1970…

Toute la vie de Bernd Alois Zimmermann aura ainsi tourné autour de Cologne, ville également de Stockhausen.

Traits frappants de sa personnalité musicale

Différents traits m’intéressent et me rapprochent de lui.

·       Décalage générationnel comme compositeur, dû aux évènements politiques : le nazisme et la guerre ont requis 12 ans de sa vie : de 1933 à 1945

·       Soucieux moins de novation que de synthèse…

·       Souci de maintenir à la surface des œuvres des évènement facilement identifiables

·       Ses œuvres ne sont pas en rupture avec le passé et veulent sauvegarder la signification profonde de la musique du passé.

·       Éducation catholique

·       Éducation musicale commencée avec la mère

·       Travaille l’orgue à l’adolescence

·       Rivalité avec un compositeur né dix ans plus tard – Stockhausen – qu’il voyait comme un « constructeur » plutôt que comme un « compositeur ». Conflit de génération entre voies parallèles (exemples de textes « rivaux » en 1957 : Intervall und Zeit / Wie die Zeit vergeht), tentatives parallèles de définir une nouvelle conception de l’espace musical… Stockhausen thématisé comme « nouvel académicien »

·       Forme basée sur la discontinuité : moments indépendants…

·       Citations…

·       Rapport au jazz

Son Œuvre

39 opus à son catalogue, représentant - en dehors de son opéra - une dizaine d’heures de musique.

Entre autres

·       1954 (n°12) : Nobody knows the trouble I see (concerto pour trompette)

·       1961 (n°23) : Présence (ballet de 30’)

·       1966 (n°28) : Musique pour les soupers du roi Ubu (ballet de 18’)

·       1970 (n°37) : Action ecclésiastique (2 récitants et orchestre, 20’)

Ses écrits

Autant le dire, je ne suis pas vraiment convaincu par ses écrits. Sa conception du temps sphérique me semble un peu fumeuse. Et ses écrits se répètent beaucoup.

En vérité, son activité d’écriture sur la musique m’apparaît fortement subordonnée à son activité compositionnelle et n’est pas dotée d’une autonomie de projets ou de développement.

À mes yeux, Bernd Alois Zimmermann relève plus de la catégorie des musiciens artisans que des musiciens pensifs…

         Le Requiem pour un jeune poète (1967-1969)

Requiem für einen jungen Dichter

Partition terminée le 17 août 1969. Un an plus tard, le 10 août 1970, le compositeur se suicide. Il était, à cette époque, si déprimé qu’il n’assista même pas à la création de l’œuvre à Düsseldorf en décembre 1969…

Quel « jeune poète » ?

« Dans le Requiem, il n’est pas fait allusion à un poète en particulier (bien que trois poètes, Maïakovski, Jessenin et Bayer ressortent plus particulièrement dans l’œuvre), mais pour ainsi dire au jeune poète tout court, tel que nous avons pu nous l’imaginer ces cinquante dernières années dans ses relations multiples à ce qui détermine sa situation spirituelle, culturelle, historique et linguistique – et par là-même de notre situation européenne entre 1920 et 1970. »

Bilan donc de ces 50 ans…

Suicides…

Il se trouve que les trois poètes ici privilégiés - Maïakovsky, Jessenin et Konrad Bayer - se sont tous trois suicidés.

Ceci transpire dans les textes retenus pour le Requiem. Par exemple ceux de Konrad Bayer :

« Question : qu’espérer ? Il n’y a rien que l’on puisse atteindre, si ce n’est la mort. Et on essaie d’ordinaire d’atteindre aussi vite que possible un but s’il est connu ».

Conclusion : le suicide ! Cf. J.-P. Sartre : on se suicide, par impatience.

« Contre ma nature, j’ai essayé d’adopter un point de vue optimiste. J’ai prétendu que la vie vaut la peine d’être vécue pour elle-même. Que c’est stupide ! »

Dans Les Soldats, déjà, suicide d héros masculin Stolzius

« Lingual » : un nouveau genre

Sous-titre : « Lingual pour récitant, soprano et basse solos, trois chœurs, son électroniques, orchestre, jazz-combo et orgue, d’après des textes de différents poètes, rapports et reportages »

Zimmermann définit ainsi le mot nouveau qu’il a créé : « lingual = pièce parlée ». Ni opéra, ni cantate, ni mélodrame, l’œuvre est déclarée relever d’un nouveau genre. On va voir que ce nouveau genre renvoie à une nouvelle question : comment la musique peut-elle relever le défi des bruits d’un monde en tumulte incessant ?

Textes

Grand usage de textes terminaux :

     • textes posthumes de Wittgenstein

     • dernier discours de Dubcek (le 21 août 1968)

     • fin d’Ulysse (derniers mots du monologue de Molly Bloom : « Yes, I will, Yes »)

     • fin de Finnegans’ Wake

     • dernier poème de Maïakovski

     • dernier texte du poète Konrad Bayer (« Qu’espérer ? »)

Le Prologue lui-même n’est constitué que de telles paroles terminales et s’achève sur un extrait de l’Apocalypse (soit le dernier livre de la Bible !).

 

Pour la liste complète des textes, voir en annexe.

Plan de l’œuvre

Au total 65 minutes environ.

·       Prologue (13’)

·       Requiem I (15’)

·       Requiem II (31’)

     Ricercar, Rappresentazione, Elegia, Tratto, Lamento

·       Dona nobis pacem (9’)

 

 

Prologue

Requiem I

Requiem II

Dona nobis pacem

 

Ricercar

Rappresentazione

Elegia

Tratto [3]

Lamento

Durée

théorique

13’

14’45”

1’18”

10’32”

±6’

±1’50”

±1’10”

±7’30”

±9’

29’20”

39’35”

 

 

 

 

 

66’05”

Durée

Michael Gielen

39’42”

5’21”

1’45”

1’28”

7’08”

8’45”

64’09”

 

Le Requiem I commence sur un ré « con tutta la forza » et le mot « Requiem » crié par les 3 chœurs. Il a la forme d’un ricercare — fugue à 4 voix — (et Ricercare signifie rechercher).

On écoute [ ?]

·       Le début (Prologue)

·       L’attaque du Requiem I

Effectifs

Colossaux : 2 récitants, soprano et baryton solos, 3 chœurs (une centaine !), sons électroniques, orchestre (par 3 ?), une formation de jazz et un orgue

Des situations oppressantes et atones

La guerre est prise comme paradigme des situations dans lesquels des gens, qui y sont plongés contre leur gré, ne peuvent soutenir aucun point qui leur serait propre.

La guerre est prise à l’inverse de sa thématisation habituelle : comme un moment de clarification des choix – c’est aussi pour cela que certains désirent les guerres, et que d’autres portent ensuite la nostalgie des temps de guerre où les choix sont nets et décisifs -. Chez Bernd Alois Zimmermann la guerre est un moment de fatalité et non pas de liberté, un moment d’écrasement et non pas un moment de décision. Ceci renvoie manifestement à son impuissance à poser quelque acte propre durant la guerre vécue du côté nazie. Bernd Alois Zimmermann le généralise : cf. dans son opéra Die Soldaten.

Ceci se donne dans une caractéristique formelle très frappante : dans cette situation de guerre, il y a pour Zimmermann une équivalence complète entre les soldats des deux camps, comme si, dans la seconde guerre mondiale, il était équivalent de se trouver les armes à la main dans l’armée nazie, dans l’armée anglaise, dans l’armée russe : cf. ici le Requiem.

Les Soldats

Cf. alignement des voix dans Les Soldats

La guerre, traitée en bloc !

Cf. commandements militaires dans toutes les langues dans IV.3 : allemand, français, anglais, russe, polonais, américain et italien !

Cf. fin sur des images de « défilé ininterrompu de soldats morts à la guerre » puis d’un « nuage atomique »…

 

30 juillet 1958 : « La conception dramatique du sujet : la fatalité implacable d’une situation dans laquelle sont poussés, par l’infamie et les bassesses humaines, les personnes impliquées, sans que ce soit vraiment de leur faute. »

 

21 août 1958 : « Ce qui m’enthousiasme dans la pièce n’est pas tant le drame des classes, l’aspect sociologique ou la critique sociale, qu’on ne peut pas ne pas voir dans la pièce et qui sont grandioses à leur manière, mais au contraire le fait que des hommes, tels que nous pouvons en rencontrer à toutes les époques et tous les jours, qui au fond sont innocents, sont réduits à néant, dans une situation exemplaire ici, conditionnée moins par le destin que par la constellation fatale des caractères et des circonstances. »

 

« Ce qui m’a attiré avant tout dans les Soldats, ce n’est ni son côté lié à l’actualité de l’époque (qui pour nous, de toute manière, n’est que d’un intérêt relatif), ni l’aspect sociologique ou de critique sociale du « drame des classes », contenus de manière évident et superbe, à leur façon, dans l’œuvre, mais, au contraire, le fait que des êtres humains, tels que nous pouvons les rencontrer à toutes les époques, soient enfermés dans une situation exemplaire – conditionnée non pas par le destin, mais plutôt par la constellation fatale des classes sociales, des circonstances et des caractères – depuis laquelle ils subissent, innocemment au fond, les évènements auxquels ils ne peuvent échapper. C’est le cas des soldats, de Stolzius, de Marie, de Desportes, de la famille de Marie, de qui que ce soit. »

« Ce qui me passionnait, c’était la manière dont ces personnages de 1774-1775 des Soldats de Lenz se trouvaient pris dans un réseau de contraintes qui les menaient inéluctablement, plus innocents pourtant que coupables, à la violence, au meurtre, au suicide et, finalement, l’anéantissement total. »

Le Requiem

Citations au début de Dona nobis pacem

Au début de Dona nobis pacem, page 187, simultanément :

·       Musicalement :

o      Beethoven (II)

o      Beatles (IV)

·       Politiquement (et sans qu’on puisse cette fois dissocier !) :

o      I. von Ribbentrop, puis communiqué militaire (DCA allemande)

o      II. Goebbels, puis Reimer

o      III. Churchill

o      IV. Staline, puis Freisler

Ceci illustre bien le point de vue « pacifiste », en vérité apolitique de Zimmermann, sur la seconde guerre mondiale (alignant et indifférenciant Nazis, Russes et Anglais !)

 

Cf. mesures à 4/4 avec noire=60 :

mes.

1

2

3

4

5

6

7

8

9

10

11

12

13

14

15

16

17

18

19

I

 

 

 

 

 

 

 

von Ribbentrop

 

 

 

 

 

 

 

II

 

Beethoven

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Goebbels

III

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Beatles

 

 

 

 

 

 

 

 

 

IV

 

 

Beatles

 

 

 

 

 

 

Staline

 

 

 

 

mes.

20

21

22

23

24

25

26

27

28

I

« DCA »

 

 

 

 

 

 

II

 

 

 

Reimer

 

III

Churchill

 

 

 

 

 

 

IV

 

 

 

Freisler

 

 

 

Écoutons cela.

La question musicale du Requiem

Mon écoute de cette œuvre : le Requiem entreprend de mesurer la puissance de la musique à celle des bruits tourmentés d’un monde empli de fureur : la musique saura-t-elle être à hauteur de la sonorité confuse et emmêlée d’un monde en proie aux conflits de toute nature ?

Soit encore la question suivante, qui nous intéresse aujourd’hui au premier chef : si la musique n’opère pas de manière autarcique, si elle est bien en état d’écouter les sons venus d’ailleurs, singulièrement ceux qu’émettent les hommes lorsqu’ils s’empoignent, a-t-elle alors la puissance d’incorporer ces sonorités à son monde propre, de les laisser traverser ses œuvres et de les accompagner ? Comment composer une œuvre pleinement musicale qui sache donner droit sonore aux bruits des manifestations, aux voix politiques de toute nature ?

En ce point, la réponse du Requiem me semble buter sur un obstacle car l’œuvre maintient séparées les voix politiques et les voix musicales.

Ceci peut s’entendre de deux manières :

·       D’abord les voix politiques ne sont pas musicalement modifiées, soit en leurs sonorités, soit en leur continuité discursive.

·       Ensuite les voix musicales ne se rapportent pas vraiment à ces voix politiques, ou ne s’y rapportent qu’en faisant elles-mêmes silence, comme pour mieux les écouter.

Analysons cela.

Intermède

Il existe à mon sens trois manières musicales de synthétiser des « voix » d’origines aussi diverses :

·       par le rythme (en rythmant musicalement la voix venant de l’extérieur en sorte de la faire entrer en rapport rythmique avec les voix directement musicales) ;

·       par le timbre (en colorant son timbre sonore en sorte de l’articuler à l’harmonie-timbre de la musique proprement dite [4]) ;

·       par le silence (en lui imposant une posture maximale d’attente subordonnée, c’est-à-dire une annulation phénoménale).

Au passage, ces trois modes de « synthèse musicale » renvoient directement aux trois opérations mathématiques de base d’une algèbre de Heyting et, par là, aux trois opérations de base de toute synthèse phénoménale [5].

Une synthèse disjonctive dans le Requiem

Dans son Requiem, Bernd Alois Zimmermann délaisse la synthèse musicale par le rythme et par le Timbre pour n’user que du silence : dans ce Requiem, les voix musicales n’entrent en rapport véritable avec les voix politiques qu’en faisant silence, comme pour mieux les écouter, sans arriver véritablement à parler entre elles. Les voix musicales font ainsi exemplairement silence pour écouter les voix politiques à la fin du Requiem, spécifiquement quand vont se faire entendre les voix politiques des manifestants de 68.

Je le rappelle : Bernd Alois Zimmermann aurait pu rythmer ces voix pour les articuler à un discours musical lui-même rythmé ; il aurait pu également les colorer – modifier leur timbre – pour les articuler cette fois à une couleur harmonique générale.

Bernd Alois Zimmermann a pris le parti MUSICAL de ne pas toucher aux voix politiques, de ne pas toucher à leur qualité sonore et à leur continuité discursive.

Il a pris le parti de ce que, à la suite de Deleuze, n peut appeler une synthèse disjonctive entre voix politiques et voix musicales.

et un suicide musical…

Le point essentiel est que ce parti pris représente à mon sens un véritable suicide musical : la musique se défait de ses ambitions propres au profit d’une pure et simple soumission à une logique discursive qui n’est pas la sienne, et cette soumission conduit ultimement à ce qu’elle fasse silence plutôt qu’elle n’engendre de nouvelles sonorités.

Cette impuissance de la musique, dans le Requiem, à se tenir à hauteur des voix du Monde, à dialoguer à armes égales avec elles, à les intégrer dans son propre monde en leur donnant droit d’existence autonome tout en les modelant (rythmiquement et harmoniquement) selon ses lois musicales propres, cette impuissance culmine en cette fin du Requiem en un long silence musical qui ne peut plus être conclus que par un cri d’appel au Grand Autre ; mais cette impuissance est à mon sens à l’œuvre tout au long des quatre parties, et un symptôme frappant en réside dans la maigreur du matériau musical mobilisé par des effectifs pourtant plantureux.

… préparé par un étonnant contraste

Il y a un contraste tragique entre la maigreur des idées musicales et la pléthore des musiciens ici mobilisés (cf. cette impression visuelle d’une masse de chanteurs silencieux, et se dressant de temps en temps pour projeter un grand cri massif). L’abondance des effectifs instrumentistes et vocaux contraste avec la maigreur de la dimension proprement sonore des voix politiques (enregistrements d’époque, pas retravaillés, et de médiocre qualité sonore) et pourtant le poids subjectif de leur énonciation. D’où le tragique de la confrontation entre beaucoup de musiciens qui commentent par des cris live des interventions politiques qui les dominent et écrasent leur autonomie d’énonciation.

D’où cette impression croissante que la musique n’est pas à hauteur du défi qu’elle a lancé et que l’œuvre en tire la conclusion implacable en se suicidant.

Je tiens ainsi que le Requiem est la seule œuvre musicale (que je connaisse) qui se suicide sous les oreilles même de ses auditeurs [6], ce qui rend son écoute véritablement traumatisante.

On a vu combien le suicide (des hommes, non des œuvres) rode dans tout le dernier Zimmermann. Cette tonalité du suicide est bien à l’horizon de tout ce travail. Mais ce qui est ici tout à fait singulier, c’est que ce soit désormais une œuvre musicale, non un individu, qui y recoure…

Début et fin du Requiem

         Relever le défi du Requiem !

D’où découle un projet par lequel je voudrais conclure cette communication : celui de composer une musique susceptible de se tenir à hauteur des voix politiques du monde en question.

Une tétralogie : Égalité ’68

Soit le projet de composer une tétralogie sur 1968, tétralogie composée d’une symphonie vocale, d’une cantate, d’un madrigal et d’un opéra en un acte qui s’appellera Égalité ’68 et que j’aimerai pouvoir terminer et donner à l’occasion des 50 ans de mai 68, donc dans dix ans exactement.

 

Prélude (Aurore)

·       Matin : Symphonie vocale (Manifestation le 21 février sur les grands boulevards)

·       Midi : Cantate (Démocratie de masse le 1° mai place de la Bastille)

·       Après-midi : Madrigal dramatique (Étudiants & ouvriers, à partir du 6 mai ; cours intérieures de la Sorbonne et de différentes usines)

·       Soir : Opéra en un acte (Militants, le lundi 17 juin  1968, salle de réunion anonyme)

Postlude (Crépuscule)

 

Si on nomme « Parsifal » celui qui entreprend de réactiver un processus devenu moribond à force d’ensablement, alors ce projet Égalité ’68 se voudrait constituer le Parsifal de l’ambition musicale du Requiem. À ce titre, le prélude de cette tétralogie commencera là même où le Requiem s’est achevé : sur la dernière séquence que je vous ai fait entendre en début d’intervention.

Terminons en indiquant que relever le défi musical qui a conduit ce Requiem à son suicide passe évidemment par une tout autre lecture du monde politique dont nous viennent les voix des manifestants : lecture non plus opaquement pessimiste où tous les acteurs deviendraient indiscernables mais tout au contraire lecture qui relève l’orientation politiquement émancipatrice de cette séquence 1968 et qui partage, discerne, oriente, distingue les acteurs et leurs subjectivités respectives.

En attendant de pouvoir vous faire entendre tout cela, écoutons donc une seconde fois cette fin du Requiem, qui constituera le début de Égalité ’68.

         Annexe : Liste des auteurs de citations

47 textes différents en 8 langues :

·       allemand

·       anglais

·       français

·       grec

·       hongrois

·       latin

·       russe

·       tchèque

Textes religieux (tous en latin)

·       Messe des défunts

o      Ordo exsequarium

o      Kyrie

·       Jean XXIII

·       Ecclésiaste

Textes philosophiques

Tous de Wittgenstein (allemand), et seulement dans le Prologue

Textes littéraires (10)

·       Joyce (anglais)

·       Weöres (hongrois)

·       Eschyle (grec ancien)

·       Schwitters (allemand)

·       Pound (anglais)

·       Camus (français)

·       Maïakovski (russe)

·       Bayer (allemand)

·       Jahnn (allemand)

·       Schiller (allemand)

Textes politiques (14)

·       Dubcek (tchèque)

·       Loi fondamentale de la RFA (allemand)

·       Mao Tsé Toung (allemand)

·       Hitler (allemand)

·       Chamberlain (anglais)

·       Papandréou (grec moderne)

·       Nagy (hongrois & allemand)

·       von Ribbentrop (allemand)

·       Communiqué militaire (allemand)

·       Goebbels (allemand)

·       Remer (allemand)

·       Churchill (anglais)

·       Staline (russe & allemand)

·       Freisler (allemand)

+ manifestations (en particulier en français)

Musiques (6)

·       Milhaud

·       Wagner

·       Messiaen

·       Zimmermann

·       Beatles

·       Beethoven

 



[1] Traduction de Laurent Feneyrou

[2] Cf. Moine et Dyonisos dans Contrechamps n°5, novembre 1985 (p. 76)

[3] Seule partie sans aucun texte, ni parlé ni chanté…

[4] Je l’ai par exemple entrepris dans Duelle grâce à un « vocodeur de phase »

[5] Cf. Logiques des mondes d’Alain Badiou…

[6] La Sonate de Barraqué relève, à mon sens, d’une autre logique…