« Pourquoi, pour un compositeur, joindre
le mot à la note ? »
(Séminaire Entretemps, 25
octobre 2008)
François Nicolas
« Pourquoi, pour un compositeur,
joindre le mot à la note ? »
De quoi s’agit-il, dans cette activité,
suggérée par Geoffroy Drouin, qui, à une note venue en premier, entreprend de
joindre un mot, qui vient alors en second ?
Je voudrais thématiser cette activité comme
relevant d’une délibération, d’une délibération du compositeur avec lui-même
face à l’acte de création qu’il a déjà posé.
Délibérer, beaucoup pourtant pourraient croire
qu’il s’agit plutôt là de décider quelle note poser, en sorte que la note
découle d’une délibération préalable.
La question nous suggère plutôt que notre
délibération est seconde, doit être seconde,
qu’elle vient donc après l’acte de composition et non pas avant. Mais alors, dans
ce cas, pourquoi délibérer s’il ne s’agit pas de choisir la note qui doit être
déposée mais bien de la note déjà posée ? Pourquoi délibérer sur ce qui a
déjà été fait et non pas sur ce qui est à faire ?
Je propose d’examiner cette question à la
lumière de Jean-Paul Sartre, ou mieux à l’ombre du Sartre de L’Être et le
Néant…
Mettre des mots sur les notes, c’est
s’expliquer à soi-même les notes déjà posées.
C’est analyser pour dégager les motifs.
C’est expliciter ce faisant les mobiles
passés : les faire passer de l’état subconscients qu’ils avaient au moment
de la composition à une conscience claire. Cette explicitation, on l’appellera
Idéation.
Cf. la délibération de Sartre : il s’agit
de s’expliquer à soi-même les enjeux et conséquences de décisions déjà prises
intuitivement ou subconsciemment.
·
La volonté n’apparaît-elle pas comme la
décision qui succède à une délibération au sujet des mobiles et des
motifs ? (522)
·
Loin que le motif détermine l’action, il n’apparaît
que dans et par le projet d’une action. (524)
·
Le mobile ne peut agir que s’il est repris.
[…] J’ai voulu ceci ou cela : voilà qui
demeure irrémédiable et qui constitue même mon essence puisque mon essence est
ce que j’ai été. […] La reprise des mobiles anciens – ou leur rejet ou
leur appréciation neuve – ne se distingue pas du projet par quoi je m’assigne
des fins nouvelles et par quoi, à la lumière de ces fins, je me saisis comme
découvrant un motif d’appui dans le monde. Mobiles passés, motifs passés,
motifs et mobiles présents, fins futures s’organisent en une indissoluble unité
par le surgissement même d’une liberté qui est, par delà les motifs, les
mobiles et les fins. (527)
·
La délibération volontaire est
toujours truquée. […] Motifs et mobiles n’ont que le poids que mon projet
leur confère. Quand je délibère, les jeux sont faits. Et si je dois en
venir à délibérer, c’est simplement parce qu’il entre dans mon projet originel
de me rendre compte des mobiles par la délibération plutôt que par telle
ou telle autre forme de découverte. Il y a donc un choix de la délibération
comme procédé. […] Quand la volonté intervient, la décision est prise et
elle n’a d’autre valeur que celle d’une annonciatrice. (527)
·
Si la volonté est par essence
réflexive, son but n’est pas tant de décider quelle fin est à atteindre
puisque de toutes façons les jeux sont faits, l’intention profonde de la
volonté porte plutôt sur la manière d’atteindre cette fin déjà posée.
(528)
·
Il faut se défendre de l’illusion qui
ferait de la liberté originelle une position de motifs et de mobiles comme
objets, puis une décision à partir de ces motifs et de ces mobiles. Bien au
contraire, dès qu’il y a motif et mobile, il y a déjà position des fins et,
par conséquent, choix. (539)
Ainsi délibérer en mettant des mots sur notre
travail de compositeur (plus encore que sur la musique), c’est une vieille
pratique, et c’est une pratique dont on trouve l’équivalent chez des
« créateurs » de tous ordres [1].
Cf. l’architecte Viollet-le-Duc :
·
« En toute chose, l’expérience, la
pratique, précèdent la théorie. »
Il y a d’un côté la logique architecturale,
faite d’idées, de principes et par là de styles :
·
« Rendre aux architectes cette
souplesse, cette habitude de raisonner, d’appliquer à toute chose un principe
vrai… »
·
« Toute construction partant d’un
principe compliqué entraîne une suite de conséquences qui ne sauraient être
simples. Rien n’est impérieusement logique comme une bâtisse élevée par des
hommes raisonnant ce qu’ils font. »
·
« Une architecture dont la forme est
soumise à un principe, comme le corps est soumis à l’intelligence… »
·
« Le style est la marque de l’idée
cramponnée à un principe générateur en vue d’un résultat clairement
défini. »
Et il y a d’un autre côté la raison de
l’architecte, qu’il appelle sa méthode :
·
« Que nous manque-t-il donc pour
donner un corps, une apparence originale à tant d’éléments variés ? Ne
serait-ce pas simplement une méthode ? »
·
« Dégager
certains principes du milieu de ce désordre, les développer et les appliquer à
l’aide d’une méthode sûre, c’est là le labeur qui nous échoit. »
·
« Il faut nécessairement aller
chercher ces principes là où ils sont tracés, dans les monuments ; et ce
livre de pierre, si étranges que soient ses types ou son style, en vaut bien un
[…] quant au fond, quant à la pensée qui l’a dicté. »
La méthode de l’architecte face à la logique
de l’architecture.
Le mot sert à dégager la méthode du musicien
face à la logique musicale à l’œuvre…
Cf. l’écrivain Jean Genet :
·
« Il nous appartient de déclarer ce
qui nous servira de principes. »
Cf. les poètes :
Mandelstam :
·
« La
parole poétique crée ses instruments en plein élan, et c’est en plein élan
qu’elle les anéantit. »
ou Jouve :
·
« Nous sommes, comme le dit Freud, des
masses d’inconscient légèrement élucidées à la surface par la lumière du
soleil. »
·
« Rien ne s’accomplira sinon dans
une absence ».
Le musicien comme l’inconscient de
l’œuvre ?
Cf. le cinéaste Robert Bresson :
·
« Que la cause suive l’effet et non
l’accompagne ou le précède. » Notes (105)
·
« Ne jamais rien décider à
l’avance. » Notes (94)
Et ces propos lors d’un entretien filmé, que
Rudolf Di Stefano nous rapporte :
·
« Il m’est arrivé un jour, entre
deux films, de sentir brusquement le besoin, presque l’obligation, de trouver
et de m’expliquer à moi-même les raisons pour lesquelles j’avais pris un
tournant : pas d’acteur, pas de décors, plus rien de théâtral. »
·
« Dans le cinématographe auquel je pense, l’inconnu nous
arrive, tout le temps, cet inconnu est enregistré, et ce, parce qu’une
mécanique l’a fait surgir, et non pas parce qu’on a voulu trouver à l’avance
cet inconnu. Ici, nous en revenons peut-être à ce mot de Picasso qui disait
qu’on trouve d’abord, et qu’on cherche ensuite. C’est cela : il faut trouver…
Il faut d’abord trouver la chose, et, après, on la cherche. C’est-à-dire :
il faut d’abord la trouver, mais c’est en cherchant qu’ensuite, on la découvre.
Donc, je crois qu’il ne faut pas faire d’analyse psychologique — et la
psychologie est une chose trop a priori — il faut peindre, et c’est en peignant
que tout surgira. »
·
« J’y ai des coups heureux et des coups moins heureux.
Il est bon de réfléchir « après coup » sur ces coups. De se
questionner : “Qu’ai-je fait ? Pourquoi, comment est-ce
arrivé ?” afin d’avoir une conscience toujours plus claire des moyens de
son métier. C’est la façon d’avancer sur le chemin. »
·
« Il faut toujours que l’effet des
choses viennent avant leurs causes. »
La note, c’est l’effet, qui vient avant la cause
– dans le vocabulaire de Sartre : c’est le motif qui apparaît avant le
mobile… -.
Cf. le peintre Picasso :
·
« On trouve d’abord, on cherche
ensuite. »
Que cherche-t-on ? Ce qu’on a exactement
trouvé ! Qu’ai-je exactement trouvé là, qu’a-t-il été trouvé là, dans
cette œuvre qui vient d’être créée ? Le point est loin d’être évident.
Mettre des mots sur les notes, cela n’est
cependant pas que rétrospectif mais aussi prospectif.
Cf. prospective des Idées et des principes
(Idée musicienne ≠ idée musicale ; Principe musicien ≠ intension musicale).
L’enjeu de ce séminaire : confronter nos
« délibérations intérieures », mettre en résonance publique (raisonance !) nos délibérations personnelles de compositeurs.
Primauté ici de la critique sur le théorique et
l’esthétique, c’est-à-dire de la confrontation aux œuvres que nous composons.
*
[1] Cf. les intellectualités de toutes sortes : politique, amoureuse,
scientifiques (mathématique et physique), artistiques (poétique, romanesque,
picturale, architecturale, cinématographique, et bien sûr musicale