Quelques raisonances musicales

de la conférence mamuphi de Francis Borceux (Ens, 1° décembre 2007)

 

François Nicolas

(2 décembre 2007)

 

Pour prolonger la discussion amorcée samedi 1° décembre après la conférence de Francis Borceux, je voudrais rapidement indiquer comment ce remarquable exposé didactique peut éveiller d’immédiates raisonances du côté de la musique.

         I. Logique constituée plutôt que constituante

L’exposé instruit la question suivante : comment donner droit de cité à des infiniment petits non nuls dont le carré est nul ?, à quelles conditions peut-on concevoir rationnellement l’existence d’infiniment petits x≠0 tels que x2=0 ?

Cette question s’origine dans l’idée qu’une caractérisation intrinsèque de la tangence à une surface pourrait passer par la mise en œuvre de tels nombres (aptes à assurer l’identité locale de toute courbe à sa tangente).

 

Le point remarquable, dramatiquement instruit par cet exposé, est alors de montrer les conditions proprement logiques autorisant de porter de tels « nombres » inhabituels à l’existence.

En effet, dans le cadre de la logique classique (avec tiers exclu), « il ne peut exister aucun infiniment petit non nul » (p. 10) puisqu’une telle existence y conduirait à la contradiction d’un « 0=1 ».

Si l’on veut donc donner un sens mathématique à ces infiniment petits (ce à quoi procède l’axiome de Kock-Lawvere présenté page 9), il faut alors concevoir un univers régi par une autre logique : par une logique intuitionniste sans tiers exclu. En effet, « dans un tel univers intuitionniste, il peut cette fois très bien exister des anneaux satisfaisant à l’axiome de Kock-Lawvere » (p. 11) et nos infiniment petits de Lawvere et Kock y deviennent parfaitement rationnels.

L’exposé conclura alors sur ces mots : « En changeant de logique, simplement en excluant le tiers-exclu des raisonnements – mais tout en continuant à travailler dans les ensembles, j’insiste – on peut en toute rigueur utiliser des arguments en termes d’infiniment petits pour démontrer des théorèmes tout-à-fait classiques, à propos des surfaces les plus classiques qui soient, des surfaces qui vivent dans l’univers mathématique usuel où les infiniment petits n’ont pas droit de cité. »

 

Cette démarche me semble exemplaire du point suivant : si telle ou telle logique peut se présenter comme condition de possibilité pour tel ou tel type d’existence, en sorte qu’on peut repérer un enchaînement « objectif » du type logique existence (où «  » veut dire : « rend possible »), en vérité en termes subjectifs de choix (choix logiques, choix d’existences…), l’enchaînement opère dans le sens inverse existence ⇒ logique (où «  » veut dire « rend nécessaire ») : c’est en effet pour donner « droit de cité » à des infiniment petits très particuliers qu’il faut édifier un topos (une « cité »…) doté d’une logique spécifique (sans tiers exclu). Il est clair qu’ici la décision subjective ne porte pas sur : pour ou contre le tiers exclu ? mais bien sur : pour ou contre l’existence d’infiniment petits de Kock-Lawvere ?

On a donc existence ⇒ logique existence.

On dira alors : la décision ontologique (c’est-à-dire la décision en termes d’existence) est constituante, quand la décision logique est constituée (par cette décision ontologique première).

 

Alain Badiou a thématisé la généralité de cet « effet rétroactif de la décision ontologique sur le contexte logique » en soutenant que ce sont les décisions ontologiques qui ont des effets logiques (rétroactifs) plutôt que des décisions logiques qui auraient des conséquences ontologiques. Ainsi, si l’on décide d’accepter l’axiome de choix (en sorte de ne pas restreindre le pouvoir de l’infini sur l’existence), alors la logique sera nécessairement classique. De même, si l’on veut que toute différence (notion ontologique) soit assignable en un point, soit donc localisable, alors la notion de négation (notion logique) devra être forte…

 

À mon sens, cette dynamique (où les conditions de possibilité sont déduites, secondes plutôt que premières) dispose d’une portée proprement musicale : si vous voulez admettre à l’existence musicale certains sons nouveaux (ceux que par exemple votre époque vous fournit : bruit de sirènes, bruits mécaniques, etc.), si vous voulez pouvoir les traiter comme sons musicaux (en les intégrant donc à une composition musicale), vous devrez ajuster en conséquence la logique musicale de votre composition : par exemple, vous ne composerez guère une fugue avec de telles sonorités, sauf à réaliser un pastiche et vous devrez alors inventer les nouveaux opérateurs logiques de « développement », « déduction », « conséquence », rapports « antécédent/conséquent » aptes à donner sens proprement musical à ces existences musicalement inhabituelles.

Soit l’idée que la conquête de nouveaux territoires sonores par le monde de la musique implique un réajustement permanent de la logique musicale de ce monde.

Ceci n’exclut pas, bien sûr, qu’il puisse aussi y avoir

·       des réaménagements de la logique musicale qui ne soient pas ordonnés à de tels objectifs, qui se réalisent « à territoire sonore constant »,

·       des extensions de territoire qui ne nécessitent pas de tels remaniements logiques.

Ceci rehausse simplement ces situations singulières où la musicalisation d’un nouveau territoire sonore nécessite l’invention d’une nouvelle logique rendant possible que le nouveau matériau sonore s’incorpore à la discursivité proprement musicale (cette discursivité musicale jouant ici le même rôle que jouait la rationalité mathématique dans la situation présentée par Francis Borceux) :

Enjeu d’existence

Mathématisation de nouvelles entités

Musicalisation de nouvelles sonorités

Conséquence logique

Remaniements logiques pour les intégrer à une rationalité mathématique

Remaniements logiques pour les intégrer à une discursivité musicale

Résultat : un nouvel espace de travail

Un nouveau topos

Un nouveau « style » musical…

Trois exemples

·       Un exemple positif : Varèse, pour introduire les sonorités des sirènes, a dû composer Ionisation selon des principes musicaux de « développement », « contraste », « différenciation », d’instrumentation générale (percussions…) tout à fait originaux, fort bien dégagés par l’analyse de Chou Wen-chung.

·       Un exemple négatif (expérience de pensée) : introduire une sonorité de sirène dans un développement musical qui resterait « classique » enfermerait ipso facto cette sonorité dans un statut d’objet trouvé restant exogène à la discursivité générale, et donc la constituerait en sorte de « signal sonore » plutôt que musical (à l’opposé donc du sens du « signal » chez un Boulez).

·       Un exemple en cours : l’incorporation au monde-Musique des sonorités électroniques fournies par l’informatique ouvre à d’importantes questions logiques, en particulier quant à l’écriture musicale apte à assurer la cohésion d’ensemble.

Ainsi les nouvelles frontières du monde-Musique posent bien vite de délicates questions logiques qu’il faut savoir examiner à la lumière des enjeux d’existence, non formellement et en elles-mêmes.

         II. Rendre intrinsèque une détermination originairement extrinsèque

La question des infiniment petits rappelée ci-dessus a pour enjeu cette question : comment rendre intrinsèque une caractérisation extrinsèque (la notion de tangence) ?

La dynamique subjective plus complète se déploie donc en quatre temps :

1.     But : rendre intrinsèque une détermination d’ordre essentiellement extrinsèque (« tangence ») ;

2.     Méthode : travailler sur des entités s’avérant du point de la logique habituelle paradoxales (les infiniment petits de Kock-Lawvere) ;

3.     Conséquence : pour donner sens rationnel à ces nouvelles existences, édifier un lieu doté d’une logique ajustée à cet objectif (topos doté d’une logique intuitionniste) ;

4.     Point d’arrivée : on travaille désormais sur un intrinsèque enrichi et logiquement reconfiguré (les surfaces de la géométrie différentielle « synthétique »).

 

Cette dynamique globale aurait-elle une équivalence concevable du côté de la musique ?

Je le pense.

Pour ne pas alourdir ce commentaire, relevant somme toute d’un premier jet (!), je me contenterai d’indiquer dans quel sens il me semblerait possible de creuser cette raisonance  globale.

 

Il me semble qu’un certain nombre de questions assez pointues concernant la théorie de l’écoute musicale touchent à tout cela.

En effet

1) la distinction extrinsèque/intrinsèque comporte en musique une incarnation évidente, la partition constituant le versant extrinsèque de l’œuvre quand l’écoute s’ordonne à son parcours intrinsèque (au fil d’un temps vécu de l’intérieur de l’œuvre et non plus en vis-à-vis comme dans une audition, partition en mains…) ;

2) la question se pose alors de savoir dans quelle mesure les propriétés de l’œuvre telles qu’elles résultent d’un côté d’une lecture (extrinsèque) de la partition, d’un autre côté de son écoute (intrinsèque), sont ou ne sont pas homologues ? Par exemple, le moment-faveur, qui ne saurait se déceler que du point intrinsèque d’une écoute singulière, doit à mon sens rester a posteriori identifiable extrinsèquement dans la partition. Mais à l’inverse, de nombreuses propriétés discernables du point d’une lecture extrinsèque de l’œuvre ne pourront être discernées du point de l’oreille (l’écriture excède la perception) et moins encore au fil d’une véritable écoute (qui ne se souciera pas, comme l’audition, de discerner les « notes », mais plutôt de comprendre le fil du discours) ;

3) tenter d’articuler [1] ces deux modes d’appréhension (extrinsèque/ intrinsèque) pourrait alors passer par la prise en compte plus explicites d’existences sonores assez paradoxales : pensons par exemple au rôle central des « nuances » dans le jeu interprétatif, ces nuances si décisives pour donner figure intrinsèque au discours et que l’écriture ne sait vraiment discerner (elle les traite en général de manière générique : par des expressions comme « avec rubato », ou « passionnément », ou « jouer détaché », etc.) – on sait qu’un Brian Ferneyhough tente, à rebours, de donner statut extrinsèque d’écriture à cette intension musicale intrinsèque… ;

4) de quelle manière cette prise en compte impliquerait-elle alors une nouvelle caractérisation de la logique du discours musical (on sait par exemple la part jouée par les agréments dans le discours baroque) et par là du monde musical dans lequel l’œuvre concernée agit ?

 

Je n’en dis ici pas plus. J’espère simplement avoir ainsi indiqué combien, par-delà l’intérêt propre des mathématiques présentées par Francis Borceux (en particulier ces infiniment petits de Kock-Lawvere si différents de ceux de Robinson ou de Conway), cet exposé pouvait éveiller les musiciens mathématiquement pensifs et les encourager à convertir leurs propres intuitions en rigueur musicale.

 

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[1] Pas nécessairement d’ajuster : c’est en ce point que la raisonance musicale s’écarte de l’enjeu mathématique qui visait à rendre intrinsèque une propriété extrinsèque…