La logique musicale aujourd’hui, à la
lumière de Grothendieck, Girard et Badiou
Colloque
« Esthétique et logique : de Leibniz aux contemporains »
(Clermont-Ferrand,
mardi 30 octobre 2007)
François Nicolas,
compositeur
Logique
musicale & contemporain 2
Conception contemporaine de ce que « logique
musicale » veut dire 2
Réduplication du contemporain............................................................................................. 2
Quatre motifs du contemporain en matière de logique........................................................... 3
Trois noms propres............................................................................................................... 3
Citations de musiciens sur la logique en musique… 4
Schoenberg........................................................................................................................... 4
Boulez................................................................................................................................... 5
Logique musicale va se dire en trois sens 6
Références en matière de raisonances musique, mathématiques et
philosophie : cf. Mamuphi 6
I. La logique du monde-Musique à la lumière de Grothendieck 6
I.a. Un monde et sa logique 6
Un monde............................................................................................................................. 7
La logique endogène de ce monde........................................................................................ 7
I.b. La musique : un monde singulier 7
Le monde-Musique............................................................................................................... 7
Le solfège, opérateur logique du monde-Musique................................................................. 7
II. La logique du discours musical à la lumière de Girard 8
II.a. Ses motifs propres 9
I. Géométrie.......................................................................................................................... 9
II. Interaction...................................................................................................................... 10
III. Géométrie de l’interaction............................................................................................. 11
II.b. Discours et dialectique en musique 11
Première dialectisation : celle des trois principes
logiques aristotéliciens.............................. 12
Seconde dialectisation......................................................................................................... 13
III. La logique de l’œuvre musicale à la lumière de Badiou 16
III.a. Le réseau logique des quatre figures subjectives 16
Exemple.............................................................................................................................. 17
III.b. Logique musicale stratégique 17
Composantes d’une stratégie musicale................................................................................. 17
Quatre types de stratégie musicale....................................................................................... 18
Motifs communs aux trois problématiques 19
En matière de logique 19
Un pivotement autour de 1968 !......................................................................................... 19
Logique → langage, non l’inverse...................................................................................... 19
Mathématiques → logique, non l’inverse............................................................................ 19
Géométrisation…................................................................................................................ 19
Attention : logique ≠ mathématiques................................................................................... 19
Nouage contemporain des trois dimensions de la logique
musicale 20
Résumé
De
même que Rameau, voulant théoriser la musique de son temps, a mobilisé une
conception de son temps (cartésienne, en l’occurrence) de ce que théoriser voulait dire, de même pour caractériser ce qu’est la
logique musicale contemporaine, il importe de recourir à une conception
contemporaine de ce que logique
veut dire.
Nous
chercherons une conception contemporaine de la logique (conception a minima non
langagière) dans les travaux mathématiques de Grothendieck (1928),
philosophiques de Badiou (1937) et logiques de Girard (1947).
S’il
est vrai que « logique musicale » se dit en trois sens,
·
la théorie des topos de
Grothendieck nous éclairera sur ce qu’il en est de la logique de la musique
comme monde, et sur le rôle
proprement logique que joue ici l’écriture musicale (le solfège) ;
·
la refondation de la
logique formelle sur les mathématiques (à l’inverse des conceptions antérieures)
par Jean-Yves Girard nous éclairera sur ce qu’il en est de la logique de la
musique comme discours, et sur les
caractéristiques proprement logiques de la dialectique musicale (le développement) ;
·
enfin le déploiement
d’une logique complète du sujet (en un réseau de quatre figures) par Alain
Badiou nous éclairera sur ce qu’il en est de la logique de la musique comme stratégie à l’œuvre
(la Forme).
On
conclura sur les enjeux logiques des mutations contemporaines en matière
d’écriture, de dialectique et de forme musicales.
*
J’interviens dans ce colloque au nom de ce que Charlotte
Coulombeau appelle, dans son argumentaire, « une thématisation tout à
fait différente de la question d’une logique esthétique » qui part « des relations
formelles » pour se poser « la
question du retour du logique ou formel pur à la dimension d’un connaître » (en matière musicale, je rebaptiserai volontiers ce
« connaître » en « penser » pour thématiser plutôt la
question suivante : quelle est la logique de pensée à l’œuvre dans la
musique ?).
Je suis musicien et non pas philosophe. Ma subjectivité
n’est pas d’érudition ou d’Histoire ; elle relève d’une intervention pour une musique contemporaine comme pensée, toujours
susceptible d’entrer en raisonance
avec les autres pensées aujourd’hui actives. En particulier mon intervention
s’écarte du motif mélancolique d’une mort de la musique comme art — comme grand
art s’entend -, motif qui ne laisse alors place que d’un côté à la survie de
pratiques socioculturelles (celles « des musiques actuelles »…), de
l’autre aux interminables commentaires esthétiques post mortem.
La musique contemporaine ne survit pas : elle est une
pensée vivante, en acte, se donnant dans des œuvres – et de nouveaux
chefs-d’œuvre — au même titre (entre autres) que la mathématique ou la
philosophie, et c’est à ce titre que la question logique se pose dans la
musique comme elle se pose ailleurs : de manière activement contemporaine.
Une conception de la logique musicale contemporaine doit être basée sur une conception contemporaine de la logique.
Cf. Rameau : une théorie de la musique contemporaine
(alors tonale) doit être cartésienne, c’est-à-dire basée sur une manière
(alors) contemporaine de théoriser, et non plus sur celle d’Aristote ou de la
Scolastique.
Cf. Girard : « il faut définir l’honnêteté
honnêtement. » (I.41). De même, il
nous faut concevoir le contemporain contemporainement.
C’est la réduplication kierkegardienne :
Cf. le principe de réduplication kierkegardienne qui
consiste à accorder l’énonciation à l’énoncé :
« Pascal dit dans ses Pensées : « Peu parlent de l’humilité humblement ; peu de la chasteté chastement ; peu du pyrrhonisme en doutant. […]». On a ici la formule de la réduplication. » (J.IV.149)
Pour Kierkegaard, ceux qui ne rédupliquent pas, ce sont les
sophistes ou les ventriloques (ceux qui répètent ce qui est dit par d’autres) [1].
Pour nous donc, il s’agit de concevoir la logique musicale contemporaine
contemporainement.
Où trouver une conception contemporaine de la logique qui se démarque donc d’une conception traditionnelle de la logique contemporaine ?
Pour la pensée, le contemporain se décide et non pas se
constate.
On décidera donc de notre contemporain en matière logique
selon les quatre motifs ou axiomes suivants :
1.
Une vision contemporaine de la logique se caractérise par la récusation
du « tournant langagier » engagé entre les deux guerres, par une
récusation du paradigme langagier.
2.
Une vision contemporaine de la logique s’inscrit dans ce qu’on
peut appeler un tournant géométrique de la pensée qui opère au
basculement du XX° vers le XXI° siècle.
3.
Une vision contemporaine de la logique prend mesure du
retournement advenu dans les rapports entre logique formelle et
mathématiques, puisque désormais la logique formelle tend à se fonder sur
les mathématiques – bien sûr alors les mathématiques les plus contemporaines,
on verra lesquelles – et non plus l’inverse (selon le schéma ancien d’une
logique permettant à la mathématique de se constituer en discipline cohérente).
4.
Enfin une vision contemporaine de la logique prend mesure
d’une sorte de résurrection qui est celle d’une logique proprement philosophique
– s’entend une réactivation d’un propos philosophique du type de celui de la
Grande Logique hégélienne où la philosophie prend en charge, pour son compte
propre, une caractérisation de ce qu’est la Logique contemporaine.
En résumé, une vision contemporaine de la logique la détache
du paradigme langagier pour l’articuler désormais à la géométrie, s’attache à
une logique formelle constituée par (et non plus constituante de) la
mathématique et donne droit à une réactivation du projet de Grande logique
philosophique.
Ces quatre dimensions sont compatibles entre elles – telle
est, en tous les cas la thèse que je vais soutenir devant vous.
Elles s’inscrivent selon trois noms propres, que je présente
selon leur ordre chronologique :
1.
celui d’Alexandre Grothendieck (1928) pour la mathématique,
2.
celui d’Alain Badiou (1937) pour la philosophie,
3.
celui de Jean-Yves Girard (1947) pour la logique formelle ou
logique mathématisée.
La part de l’entreprise mathématique de Grothendieck qui va
nous intéresser ici (sa théorie des topos) est désormais bien acquise.
Pour une présentation de cette théorie, on pourra se
reporter aux publications suivantes :
L’entreprise philosophique de Badiou, lancée en 1968 avec
son Concept de modèle (qui vient d’être
réédité) a atteint son point culminant avec la parution l’année dernière de son
Logiques des mondes.
On se concentrera ici sur la première partie de ce vaste
ouvrage.
Pour une approche musicienne de ce livre, voir
« En quoi la philosophie de Logiques des mondes (Alain Badiou) peut servir au musicien (ou la question d’un matérialisme de type nouveau) » (Ens, 12 mai 2007)
· Texte :
www.entretemps.asso.fr/Nicolas/2006.2007/sur.LDM.htm
· Vidéo : www.diffusion.ens.fr/index.php?res=conf&idconf=1642
Enfin l’entreprise logique de Girard est en pleine mutation
et l’on ne peut donc en juger comme on le peut pour celles de Grothendieck et
Badiou. Elle est cependant déjà suffisamment avancée – voir la publication
récente de ses deux volumes – pour qu’on puisse prendre mesure de ses
principaux motifs et par ailleurs s’appuyer sur des résultats plus régionaux
obtenus de longue date.
Au total, il va s’agir pour nous de clarifier sur cette
base, moins la spécificité de la logique musicale contemporaine que la conception
spécifiquement contemporaine de ce que « logique musicale » veut
dire.
· « Il doit être possible, à partir de pures couleurs sonores — les timbres — de produire ainsi des successions de sons dont le rapport entre eux agit avec une logique en tout point équivalente à celle qui suffit à notre plaisir dans une simple mélodie de hauteurs. »
· « C’est
ce qui distingue l’art de la science : il n’y a pas de principes tels
qu’il faille les employer « par principe ». La logique musicale
ne répond pas à des « si… donc », mais aime à employer les possibilités
exclues par les « si… donc ». »
· « La
principale utilité de la « série » est d’unifier les motifs et de
donner une plus grande logique aux sons qui sonnent simultanément. Correspondance
· « On
peut à bon droit se montrer méfiant sur la sincérité des œuvres qui prétendent
se réclamer incessamment du cœur, qui font un appel pressant à notre pitié, qui
nous invitent à rêver avec elles dans un brouillard de beauté vague, mal
définie, dans un monde d’émotions sans lien logique et sans assise
ferme, qui s’épanchent sans retenue parce qu’elles refusent les critères de
jugement éprouvés, dont la simplicité est en fait indigence, manque de corps et
sécheresse, dont la suavité n’est qu’artifice et qui ne vous touchent qu’en
surface. »
· « Une
intelligence qui s’est intensivement entraînée à la logique musicale est
capable de donner un produit logique en n’importe quelle
circonstance. »
· « Un
compositeur n’a d’autres critères pour mesurer la valeur de son œuvre que son
propre sens de l’équilibre et sa propre foi dans l’infaillibilité et la logique
de ses conceptions musicales. »
· « Un esprit entraîné à la logique musicale ne
saurait se tromper. »
· « La base de ma musique est mon sens évident de la logique.
Je ne peux m’empêcher de penser logiquement et si, lorsque j’écris, les
symptômes bien connus de ma logique musicale apparaissent, même à des
endroits où je ne les ai pas consciemment placés, nul, s’il a quelque idée de
ce qu’est la logique musicale, ne doit s’en étonner. »
· « Ce
que j’imagine est un ensemble. Tout ce qui en constituera le détail, autrement
dit les mouvements à l’intérieur de l’œuvre, les sections à l’intérieur des
mouvements, les thèmes à l’intérieur des sections, les motifs et les mesures à
l’intérieur des thèmes, arrive ensuite, au fur et à mesure que je compose. Que
ces détails soient ensuite réalisés avec le soin le plus méticuleux, qu’ils se
présentent tous de façon logique, chargés de sens, travaillés de main de
maître, qu’ils aient renoncé à faire appel à des images de visionnaire et aient
perdu en conséquence quelque peu de leur plénitude, de leur abondance, de leur
clarté, de leur beauté, de leur originalité ou de leur fécondité, tout cela
relève de la simple puissance intellectuelle. »
· « Il
manque à la Suite de Bach/Mahler la
« série », cette logique interne. »
· « Une
œuvre musicale ne crée pas son apparence formelle à partir de la logique
de son propre matériau ; mais, guidée par le sens des processus internes
et externes, et en amenant ceux-ci à l’expression,… »
· « Ma
logique musicale, qui avait fait ses preuves dans tant et tant de cas,
devait assurer que ce que j’écrivais était correct, du point de vue formel et
logique, même si je ne m’en apercevais pas. »
· « Le
pouvoir inconscient de la logique musicale »
· « Je
sais que ces lieder [op. 22] ne se passent pas de logique, mais je
ne peux le prouver. »
· « Il me paraît primordial d’expliciter l’absolue nécessité d’une conscience logiquement organisée. »
· « Choisir les notions primitives en fonction de leurs spécificités et de leurs relations logiques apparaît comme la première réforme à apporter d’urgence dans le désordre actuel. »
· « Le mot « logique » […] m’invite à faire des comparaisons. Lorsqu’on étudie, sur les nouvelles structures (de la pensée logique, des mathématiques, de la théorie physique…) la pensée des mathématiciens ou des physiciens de notre époque, on mesure, assurément, quel immense chemin les musiciens doivent encore parcourir avant d’arriver à la cohésion d’une synthèse générale. »
· « Il était utile […] de rappeler quels principes logiques on doit respecter. »
· « Que
nous reste-t-il, dès lors, à tenter, si ce n’est ramasser le faisceau des
disponibilités élaborées par nos prédécesseurs, en exigeant de soi-même un
minimum de logique constructive ? »
· « Une
logique consciemment organisatrice n’est pas indépendante de l’œuvre,
elle contribue à la créer, elle est liée à elle dans un circuit
réversible. »
· « Je
trouve l’accident au bout d’une
déduction logique et cohérente. »
Trop nombreuses !
Id.
Je propose de poser que logique musicale se dit en trois
sens.
1.
Logique du monde
musical, ou logique de la musique comme monde ⇒ l’écriture musicale,
le solfège.
Soit : à quelles conditions
un matériau sonore peut-il devenir proprement musical, c’est-à-dire intégré au monde-Musique ?
⇒ Grothendieck
2.
Logique du discours
musical, ou logique de la musique comme discours ⇒ la dialectique
musicale, le développement
Soit : à quelles conditions
une évolution sonore (telle la « mélodie » dont parle
métaphoriquement Husserl dans sa Phénoménologie de la conscience intime du
temps) peut-elle devenir proprement musicale,
c’est-à-dire une partie d’un discours musical, une « phrase »
musicale par exemple ?
⇒
Girard
3.
Logique de l’œuvre
musicale, ou logique de la musique comme œuvres ⇒ la stratégie musicale,
la Forme
Soit : à quelles conditions
un simple morceau (ou pièce) de musique peut-il devenir une œuvre musicale ?
⇒
Badiou
Cf. en particulier notre école de mathématiques pour
musiciens et autres non-mathématiciens…
La théorie des topos de Grothendieck va nous permettre de
caractériser ce qu’un monde est aujourd’hui ce qu’est la logique de ce monde.
Bien sûr, il y a plusieurs (une infinité !) de mondes
différents, et il n’y a plus de Cosmos (de Tout).
Parmi
ces mondes, il y aura le monde-Musique,
singularisable par ses objets/relations, et par sa logique propre (la logique
musicale).
· Un
monde, dans cette conception, est un topos.
Cf. école mamuphi (I.2)
· On
ne sort pas d’un monde-topos par combinaison d’objets et de relations de ce
monde : un monde est (infiniment) clos sur soi.
· Un
monde-topos est composé d’objets et de relations entre eux.
· Un
monde-topos est doté de manière endogène d’une logique propre.
· La
logique endogène de ce monde-topos prend la forme d’un objet particulier de ce
monde, interne à ce monde et non pas l’enveloppant de l’extérieur : le
classifieur de sous-objets Ω.
· Tout
objet du monde-topos a rapport à cet objet « central », rapport qui
en un sens prend mesure de l’existence de cet objet dans le monde en question.
· Cet
objet « logique », immanent au monde, Badiou le renomme
philosophiquement « transcendantal » :
un monde est doté d’un transcendantal intérieur (non transcendant !) qui
fait consister les différents phénomènes constitutifs de ce monde.
· Le
monde-Musique est fait d’objets (par ex.
des accords) et de relations entre eux (par ex. des relations harmoniques).
· Les
morceaux du monde-Musique sont… les
morceaux de musique (Musikstücke)
ou pièces de musique.
· Le
monde-Musique n’est pas défini comme
« le monde des musiciens », lesquels sont des individus circulant
entre différents mondes.
· La
musique forme un monde autonome, plutôt qu’une région imbriquée dans les
diverses activités humaines, sociales.
· Son
autonomie (auto nomos : loi propre)
est gagée sur un opérateur logique central, lui-même musical : le solfège.
Le solfège est ce qui, prenant mesure musicale du sonore,
structure l’autonomie musicale
L’écriture musicale est ainsi conçue comme un opérateur
logique, et non pas une simple dispositif technique d’inscription.
Il y a différentes manières d’inscrire le son musical.
Il y a
· des
écritures informatiques de la musique
(numérisées, patchs, etc.)
· des
écritures acoustiques de la musique
(sonagrammes…)
· des
écritures littéraires de la musique
(partitions verbales…)
L’important, musicalement, est l’écriture proprement musicale de la musique : par le solfège.
Le solfège = une écriture ⊕ des notations
⇒ la partition comme
fatras irréductible…
Le mouvement logique dont il va être ici question sous le
nom propre « Jean-Yves Girard », qui a produit différentes logiques
particulières (« logique linéaire », « logique linaire
allégée », « logique ludique »…) et qui se déploie aujourd’hui
(voir le colloque Cerisy 2006) sous le signe d’une « géométrie de
l’interaction » ne produit pas tant une nouvelle logique qu’une logique de
type nouveau : elle met en œuvre une nouvelle conception de la logique
formelle (ou mathématisée).
Ce mouvement s’origine dans deux évènements de pensée
tournant autour de 1968 :
1.
Un renversement du rapport traditionnel entre sens et
dénotation : cf. D. Scott, C. Strachey (1968), la sémantique dénotationnelle
des programmes.
2.
La correspondance Curry-Howard (1969) qui dégage l’isomorphie
des preuves et des programmes informatiques. [2]
Deux grands motifs croisés : géométrie/interaction ⇒ la géométrie de l’interaction
« Nous proposons de réactiver l’outil majeur que
constitue la logique en la dégageant de l’ornière du « tournant
linguistique » – il y a quelque chose de pourri dans le tournant
linguistique - : cette réactivation se ferait au moyen de la géométrie, un
« tournant géométrique » en quelque sorte. » La logique comme
géométrie du cognitif (2004) [3]
Il s’agit de s’écarter du tournant linguistique, qui a coupé
la logique de la mathématique et a produit un scientisme (xiii), celui de la
philosophie analytique réduisant « la science » à une évaluation des
règles constitutives des jeux de langage…
Il s’agit de réactiver la logique en la dégageant de
l’ornière du « tournant linguistique » : cf. Girard, le Parsifal de la logique (figure subjective de la résurrection
fidèle). La lance rapportée par Parsifal-Girard est la mathématique, plus
précisément la géométrie.
Dégager la logique de cette ornière (le
« paupérisme » du tournant langagier), c’est lui faire prendre ses
distances avec les motifs langagiers suivants :
La problématique de la véridicité des énoncés, la
problématique des valeurs et tables de vérité des énoncés ;
La problématique à 3 termes (non pas à 2 : tripartition
et pas bipartition) de « la trinité syntaxe, sémantique et métalangage »
(le métalangage est celui qui médie les rapports entre sémantique et syntaxe,
qui en un certain sens présente, expose, thématise, justifie la différence
syntaxe et sémantique). Soit l’idée que le partage syntaxe/sémantique
présuppose une position tierce : celle d’un supposé métalangage.
Ce qui est ainsi important pour nous aujourd’hui, c’est que la
logique n’est plus conçue comme la pratique d’un méta-discours. Elle est un
discours où il n’y a plus sens à distinguer les degrés (la détestable
distinction des « premier et second degrés » d’un discours…).
Renouer donc avec la mathématique, et avec la mathématique
la plus contemporaine : la géométrie non commutative de Connes (431).
D’où la preuve comme espace de travail immanent, comme lieu
endogène de discours et non plus comme ajustement à une véridicité exogène,
comme exactitude prolongée d’un renvoi.
Soit la preuve comme discours en soi et non plus orienté par
une référence exogène.
D’une certaine façon, il s’agit de doter la logique d’une
autonomie, d’une consistance autonome et non plus de la concevoir comme
subordonnée à un sens exogène, tutélarisée par un « modèle ».
Cf. intérêt de tout ceci pour la musique, comme je vais y
revenir…
Géométrisation ⇒
renversement du rapport local/global :
·
avant : syntaxe globale + vérification
locale, de proche en proche ;
·
après (cf. logique des réseaux, des
interactions) : syntaxe locale + correction globale (245 [4])
– où pointe le second motif : celui de l’interaction… -.
Cette géométrisation restitue aussi dans toute sa pertinence
la distinction interne/externe, qui remplace avantageusement la polarité
syntaxe (interne)/sémantique (externe). De ce point de vue, on pourrait dire
que la position du métalangage articulant syntaxe/sémantique est remplacée par
la position géométrique articulant interne/externe
Pourquoi particulièrement la géométrie non
commutative ? Il semble que ce soit
essentiellement pour les algèbres de von Neumann et, plus spécifiquement, pour
le facteur hyperfini (ou algèbre de von Neumann de type II1).
Cf. école mamuphi (I.1)
Cf. jeu ici dans le travail de Girard d’un autre
motif : celui du constructivisme, d’une relance de l’intuitionnisme (mais
il ne nous concerne pas ici très directement).
Cf. passage du statique au dynamique, de la description à
l’action (non plus : « tel énoncé est-il statiquement
véridique » mais « que fait-il ?, comment agit-il le discours de
l’intérieur de lui-même ? »), mieux à l’interaction (conçue comme
action entre différentes actions, ce qui n’est pas dire méta-action !).
Attention au piège du mot « interaction » :
non pas interaction entre acteurs, comme si l’interaction était constituée,
mais bien interaction constituante… des diverses actions.
Cf. le motif du renversement géométrique entre local et global :
correction globale entre syntaxes locales.
D’où la distinction cardinale parfait/imparfait, ces termes
renvoyant à la distinction grammaticale des temps parfait (ou passé simple) et
imparfait, le perfectif désignant ainsi ce qui est éphémère (« nous mangeâmes
notre pizza en silence… »), ce qui se consume dans l’action, quand
l’imperfectif désigne le durable et le permanent (« en Italie, nous
mangions de la pizza tous les jours »), ce qui perdure, inchangé, par-delà
son action propre.
Cette distinction est essentiellement la distinction et la
promotion du parfait sur fond d’un imparfait sempiternel (plutôt, à mon avis,
qu’éternel) : la LL promeut le parfait (c’est aussi ce qui en fait le
succès auprès des informaticiens car cette logique assume de manière endogène
une problématique des ressources : de leur consommation, de leur rareté,
etc.).
Ceci dit, la LL n’est qu’un moment. Il y a eu ensuite le moment
maintenant dépassé de la LL allégée. Aujourd’hui, Girard est encore au-delà
(mais la LL reste un acquis « technico-informatique » car elle gère
bien les ressources).
D’où le projet général de nouer les deux en une GdI (voir la
sixième et dernière partie du Point aveugle : pp. 457-538).
La logique est caractérisée comme une géométrie de
l’interaction : elle travaille sur la figure et la géométrie du
discours de la preuve et non plus sur son sens.
On pressent l’intérêt de ce point pour la musique : la
logique du discours musical n’est pas affaire de signification ni de sens exogène
mais de consistance discursive endogène et spécifique…
D’où le fait de penser la pièce de musique comme réseau
d’interactions, et la partition comme graphe de ce réseau.
Par exemple le réseau wagnérien des leitmotivs compose non
pas des identités statiques qui ensuite entreraient en rapport en même temps
qu’elles se modifieraient mais un espace global qui se déploie dynamiquement et
se déplie globalement par un ensemble de transformations de chacun dans
l’interaction avec tous…
Contre la polarité sujet/objet
Contre la constitution de la logique autour de la véridicité
des énoncés, dans le tournant langagier…
Contre la liaison vérité/sens (« la vérité n’a pas de
sens », 28)
Contre la logique constituante des mathématiques, pour une
logique mathématiquement constituée ;
Soit déjà l’ancien programme
d’Albert Lautman : « Il faut à la logique une mathématique pour
exister » (plutôt que l’inverse).
Cf. Badiou : c’est la
décision ontologique (sur la multiplicité pure) qui a des conséquences
rétroactives sur la question logique.
Voir en particulier « New horizon in mathematics as a
philosophical condition : an interview with Alain Badiou » par Tzuchien Tho (Parrhesia, n°3, 2007) [5]
Exemple : si on admet
(ontologiquement) l’axiome de choix, alors doit admettre logiquement le
tiers-exclu et donc la logique sera nécessairement classique. La décision ne se
fait pas sur « pour ou contre le tiers-exclu ? » mais sur
« pour ou contre l’axiome de choix ? ».
Autre exemple : la décision
première se fait ontologiquement sur la différence, non logiquement sur la
négation : si vous posez que toute différence est ontologiquement
localisable (et non pas d’ordre essentiellement global, par exemple
qualitative), alors vous aurez une forte négation logique.
L’antériorité de la logique n’est
que de nature formelle. L’orientation de la pensée se fait sur l’ontologie, non
sur la logique
Plus généralement, contre une constitution de la logique en
préalable de la pensée, de toute pensée : la logique n’est plus abordée
comme constituante de la pensée mais
comme constituée par la pensée c’est-à-dire comme conséquence – tout à fait
singulière – des actes de pensée (ce qui suppose bien sûr de soutenir que la
pensée agit : choisit,
décide, suit des conséquences, etc.).
Pour une conception topo-logisante de la logique (des
situations ou des mondes)
Pour une nouvelle dialectique du local et du global :
l’évaluation se fait localement selon un protocole globalement constitué (cf.
le transcendantal d’un monde comme Algèbre de Heyting…). Où bien sûr l’on retrouve
très directement Grothendieck…
Pour indiquer comment cette nouvelle conception de la
logique (plus encore que nouvelle logique) peut éclairer la logique du discours
musical, précisons ce que l’on entend par là.
Appelons consistance discursive ce qui fait consister un
enchaînement temporel, ce qui rend consistant une exposition temporelle d’une
diversité phénoménale.
Je prends ici « discours » en un sens apparenté à
celui que mobilise François Wahl dans ses livres Le discours du tableau (Seuil) et surtout Le Perçu (Fayard, 2007). Discours ne veut pas dire langage mais désigne la consistance d’une différenciation
temporelle. En musique, cela renvoie à des choses qu’on appelle usuellement les
motifs, les phrasés, les liaisons, les gestes, les thèmes, etc.
La question est alors : quelle est la logique du mode
d’exposition temporel qui est propre à la musique ? Ce qui peut aussi se
dire : y a-t-il une logique dialectique proprement musicale, et si oui
laquelle ?
C’est en ce point que la problématique de Girard and C° peut
nous aider à avancer.
Je me contenterai ici de suggérer la chose, le travail étant
toujours largement en cours, aussi bien du côté de l’école logique en question
– celle de la « géométrie de l’interaction » — que du mien.
Abordons la chose dialectique par le biais des trois grands
principes logiques hérités de la logique aristotélicienne.
On peut contraposer aux trois grands principes logiques d’Aristote trois principes caractéristiques de la dialectique musicale, principes qui organisent logiquement le développement du discours musical (qui règlent donc la logique musicale de variation et de thématisme). D’où une antisymétrie entre logique aristotélicienne classique et logique musicale.
Là où la logique « classique » prescrit le principe d’identité (A, deux fois posé, est identique à lui-même en ses différentes occurrences : ), le principe de logique musicale, qu’on pourrait dire principe de différenciation, pose ceci : tout terme musical posé deux fois supporte, par le fait même, une altérité . Soit : aucun terme n’est, posé deux fois, identique à lui-même. Ou encore : en musique, répéter, c’est ipso facto altérer.
Comme on va le voir plus loin, ceci consonne avec l’importance du « parfait » (au sens de Girard) en musique : chaque occurrence est particulière, et il n’y a pas à proprement parler de répétition à l’identique en musique.
Là où la logique « classique » prescrit le principe de non-contradiction (je ne peux poser à la fois A et non-A sauf à verser dans l’inconsistance ), la musique contraposerait un principe que j’appellerai principe de négation contrainte : tout objet musical posé doit se composer avec son contraire, c’est-à-dire se composer en devenir,
Là où la logique « classique » prescrit le principe du tiers exclu (entre A et non-A il me faut choisir car il n’y a pas de position tierce : ), la composition musicale poserait un principe du tiers obligé : tout terme musical posé doit se composer avec un autre terme qui est autre que la négation en devenir du premier, terme neutre puisqu’il n’est « ni l’un, ni l’autre »,
Trois principes logiques :
classique/dialectique
Logique classique
Principe
d’identité
Principe de non
contradiction
Principe de tiers
exclu
Altération
dialectique
Principe de
différenciation
Principe de
négation contrainte
Principe du tiers
obligé
avec B ≠ A et B ≠ non-A
En tous ces sens composer musicalement, c’est poser ensemble trois termes : un terme musical premier, sa négation (son autre) et encore un Autre terme et ce serait également composer l’altération de cette triade au fil de ses réitérations.
Certains (Henri Lefebvre, Dominique Dubarle, Stéphane Lupasco…) se sont engagés sur des bases semblables dans une formalisation de ce que serait une logique dialectique : je ne tiens pas que ce type de formalisation soit musicalement très productif.
Le point est alors le suivant : la refondation de la
logique sur la base de la mathématique la plus contemporaine par Jean-Yves
Girard conduit à reconsidérer de part en part les schèmes précédants en raison,
en premier abord, de la division qu’elle opère des anciens connecteurs logiques
de conjonction (« et »), de
disjonction (« ou ») et
d’implication (« ⇒ »),
division qu’elle opère sur une base dynamique qui va être précisément
susceptible de concerner directement la musique.
Voyons cela rapidement.
L’idée est de distinguer ici le perfectif de l’imperfectif
(voir plus haut la distinction parfait/imparfait).
Imperfectif : ! A = A ad libitum (ex. canonique : ! Ver d’eau
= la mer)
L’implication usuelle (⇒)
est imparfaite. L’implication linéaire (⊸) est parfaite.
Connecteurs |
|
multiplicatifs |
additifs |
conjonction |
A^B |
A⊗B « fois » tenseur |
A & B « avec » produit cartésien |
disjonction |
AvB |
A⅋B « par » cotenseur |
A⊕B « plus » somme directe |
Implication |
parfaite |
imparfaite |
A⊸B linéaire |
A⇒B |
D’où, par exemple en matière d’implication, et ici, je
m’oriente vers la musique, le fait de distinguer ce que j’appellerai pour ma
part une implication occurrencielle d’une implication durable.
Chaque fois que j’ai l’enchaînement harmonique tonal II-V,
je suggère l’enchaînement consécutif V-I (fonction cadencielle) – implication
occurrencielle : l’occurrence « II-V » profile l’occurrence
« V-I ».
Cette logique est rendue « parfaite » dans la
cadence des concertos puisqu’il s’agit ici, au moment tout à fait spécifique où
le développement classique s’achève en revenant à la tonalité d’exposition,
d’improviser une longue transition de la dominante V vers la tonique I. Il est
clair que cet enchaînement cadentiel, engendré par le développement précédent,
est une occurrence unique qui, pour être répété, nécessiterait une reprise de
tout le développement.
Cette « perfection » de la cadence concertante
doit être bien sûr distinguée de l’imperfection de la simple cadence tonale
(II-V-I) puisque je peux avoir II-V sans avoir V-I (cadence rompue) comme je
puis avoir V-I sans avoir eu pour autant II-V (par exemple dans la cadence
VI-V-I)…
Concerto pour piano de Mozart (K. 503)
L’exposition du thème d’une fugue génère une partie subordonnée
qu’on appelle « contre-sujet » qui se trouve alors en ressource
immanente du discours musical et qui peut être mobilisée ad libitum, en particulier
de manière détachable du véritable thème (celui qu’on appelle
« sujet » d’une fugue).
Clavier bien tempéré de Jean-Sébastien Bach (livre I)
Le jeu discursif sur le contre-sujet est ensuite partiellement déconnecté de son caractère initial de prolongement du sujet. Ainsi dans le développement suivant, CS2 contrepointe CS1 au lieu de le prolonger et l’ensemble ne prolonge ni ne contrepointe le sujet/réponse. Bref, le contre-sujet (en ses deux parties détachables) est devenu une ressource permanente de la fugue.
Dans le premier cas, l’implication vaut occurrence par
occurrence (il faut à chaque fois énoncer « II-V » pour avoir
« V-I »). Dans le second cas, l’implication vaut une fois pour toutes
(si le sujet de la fugue a impliqué tel contre-sujet, celui-ci appartient désormais
durablement au matériau motivique de la fugue) ; elle est durable.
On écrirait ici, non plus
{II^V}⇒{V^I} [Mozart]
S⇒CS = (CS1^CS2)
[Bach]
mais, en utilisant les symboles de la logique
linéaire :
{II⊗V}⊸{V⊗I}
S⇒CS = (CS1 & CS2)
On distinguerait, somme toute, les ressources détachables
(de leur situation d’engendrement) de celles qui ne le sont pas.
Cette distinction, qui n’a l’air de rien, a en musique une
portée logique significative. En effet, si l’on examine sur cette base nos
trois principes d’altération dialectique, il va nous falloir scinder chacun
d’eux pour serrer de plus près la logique du discours musical.
Là où le principe de différenciation pose que tout terme musical répété supporte, par le
fait même, une altérité , il faudrait distinguer la
répétition enchaînée de la répétition détachable et par là deux types
d’altération ou de différenciation : l’altération perfective, qu’on dira plutôt dépendante ou hétéronome (celle qui relève d’une altérité étroitement référable à une condition
d’apparition : je n’ai A’que si je viens d’avoir eu A) et l’altération imperfective, qu’on dira plutôt détachable ou autonome (celle qui engendre un nouveau terme A’doté alors des même propriétés
autonomes que le terme initial A), un peu comme dans le modus ponens, B produit par A⇒B devient détachable de A quand A est « prouvé »
(« si A et A = B, alors B ».
On pressent qu’ici s’esquissent deux modalités logiques du développement musical : avec ou sans « modus ponens »… [6]
Là où le principe de négation contrainte impose que tout objet musical posé se compose avec son contraire, c’est-à-dire se compose en devenir, , il faudrait distinguer cette
fois quatre cas que la combinatoire logique permet d’écrire ainsi :
|
⊗ |
& |
parfait |
A ⊸ (A ⊗ non-A) |
A ⊸ (A &
non-A) |
imparfait |
A ⇒ (A ⊗ non-A) |
A ⇒ (A & non-A) |
Là où le principe du tiers obligé impose que tout terme musical posé se compose avec un
autre terme que la négation en devenir du premier, donc avec un troisième terme
neutre , il faudrait de même
distinguer quatre cas :
formellement
|
⊗ |
& |
parfait |
A ⊸ (A ⊗ B) |
A ⊸ (A &
B) |
imparfait |
A ⇒ (A ⊗ B) |
A ⇒ (A & B) |
On saisit au total combien la dialectique du discours
musical se diversifie et ramifie [7],
combien la conception même de ce que logique discursive veut dire en musique se
transforme et s’enrichit.
Pour n’en indiquer qu’un point d’application éventuel, le
réseau thématique des leitmotivs wagnériens (36 par exemple pour Parsifal) pourrait être ainsi formalisé logiquement en sorte
d’éclairer le graphe suivant, musicalement construit :
Voir les différents moments de la théorie du sujet chez
Badiou.
Trois principaux :
· Théorie
du sujet (1982)
· L’être
et l’événement (1988)
· Logiques
des mondes (2006)
Voir dans ce dernier ouvrage son Livre I : Théorie
formelle du sujet
⇒ π ⇒ π
On dispose ainsi de quatre logiques subjectives et non plus d’une seule :
1. une logique fidèle,
2. une logique réactive,
3. une logique obscure, [8]
4. et une logique régénérante ou réactivante, ressuscitante…
Cf. les trois Pelléas (Maeterlinck, 1982) : Debussy (1902), Schoenberg (1903), Sibelius (1905)
Ceci nous aide d’abord à clarifier ce qu’il en est d’une
logique musicale stratégique.
Pour faire bref, je dirai qu’elle met en œuvre – au sens
propre du terme – les questions suivantes :
Une œuvre travaille d’abord sur une matière musicale et
sonore, composée de même manière qu’une simple pièce de musique. Une œuvre
musicale est aussi et d’abord un simple morceau de musique (morceau du monde-Musique). À ce titre, elle est la tension (le produit
tensoriel ⊗) d’un corps et d’un
système musicaux.
Une œuvre mobilise ce corps-accord qui constitue le véritable corps musical à l’œuvre.
J’entends par là ce qu’on appelle métaphoriquement un
« langage musical », c’est-à-dire un système de production,
d’organisation, de construction du matériau musical et sonore mobilisé par
l’œuvre.
Ensuite une œuvre se soutient d’un point musical et
compositionnel (prospectif, donc) qui lui est spécifique et auquel elle
enchaîne ses procédures : un point thématique ou harmonique, un rapport à
un texte, ou certains rapports instrumentaux, etc. Cela, je l’appelle intension musicale.
Pour l’œuvre, ce point est « son » point,
subjectivement décisif.
Ce point se donne à entendre pour l’écoute proprement
musicale dans un moment tout à fait particulier du cours de l’œuvre que
j’appelle son moment-faveur. C’est à partir de ce moment que l’écoute accède à
l’intension de l’œuvre qui est le suivi
de « son » point.
Ce point s’inscrit dans une généalogie musicale d’œuvres,
généalogie décidée par l’œuvre et constituant à la fois ses acquis et ses
défis. Le rapport à ces œuvres-référence peut apparaître selon différents types
de phénomènes : citation, évocation, résonance…
Enfin une œuvre se norme selon un certain régime interne de
discipline musicale, c’est-à-dire d’enchaînement discursif. Boulez appelle
« déduction » cette discipline compositionnelle du proche en proche
(assez analogue à la conception pré-contemporaine de la preuve logique). On
l’appelle plus communément « développement » (c’est ce que Boulez
appelle aussi déduction). On a vu
précédemment qu’une vision plus moderne de cette discipline devrait être
d’ordre plus géométrique, et pourrait assumer prioritairement les dimensions
globales de cette discipline-développement plutôt que son effectuation pas à
pas…
C’est sous ce terme de discipline qu’on peut suivre la
manière dont l’œuvre traite musicalement de son point.
Matière, point & moment-faveur, généalogie, discipline
constituent ainsi les composantes de ce que j’appelle ici stratégie musicale.
Sur la base d’une telle logique musicale stratégique, l’idée
est alors d’examiner comment il est possible d’identifier 4 types différents de
stratégie musicale : une stratégie simplement fidèle, une stratégie réactive,
une stratégie obscure, une stratégie réactivante.
Comment se donne spécifiquement, dans ces quatre cas, le
point et son moment-faveur, la généalogie et la discipline ?
Cf. travail en cours sur Sibelius et singulièrement sa IV°
symphonie…
Je n’en dirai ici pas plus mais vous pressentez, j’espère,
en quoi la logique subjective philosophiquement dégagée par Badiou peut
directement nous intéresser, nous musiciens pensifs qui nous tenons pour
contemporain de ce début de XXI° siècle…
Je situerai ainsi volontiers mon propre projet
compositionnel dans un diagramme à quatre pôles en y occupant la place d’une
subjectivité entreprenant de réactiver la
singularité Schoenberg…
Il y a d’abord que ces trois problématiques relèvent d’un
même moment historique : la fin des années 60, en France en particulier,
et quasiment l’année 68 (cf. le Concept de modèle de Badiou, les évènements logiques mentionnés, le parachèvement de la
géométrie algébrique de Grothendieck).
Soit depuis une période de 40 ans pour que tout ceci se
déploie et nous atteigne, nous musiciens…
Implicite chez Grothendieck et Girard, explicite chez
Badiou : revenir sur le supposé « tournant langagier du XX° siècle »,
conception, au demeurant, qui refoule toutes les philosophies qui ne cadrent
pas avec ce « tournant », en particulier les philosophies
concurrentes attachées à suivre de très près de ce qui se passe dans les
sciences – voir Léon Brunschvigg, Albert Lautman, Jean Cavaillès… — en
descellant la logique de son paradigme langagier. Cf. il s’agit positivement de
reconstruire la logique à partir de la mathématique la plus contemporaine et
non plus comme langage enveloppant les mathématiques et les autorisant.
Résultat notable sur lequel je ne m’étends pas ici :
cette nouvelle conception de la logique génère bien comme cas particulier une figure langagière de la musique (voir ici Logiques
des mondes de Badiou) sans plus en faire le
paradigme générateur.
Ceci légitime rétroactivement un régime de discours
métaphorique sur la logique, parlant de grammaire, de syntaxe et sémantique,
musicalement de phrases et ponctuations, etc. Il n’y a donc pas lieu d’épurer
le discours logique de ces métaphores langagières, car elles y trouvent place
naturelle, mais il importe aujourd’hui d’en user pour ce qu’elles sont – des
métaphores – et non pas comme fixant l’essence de la chose logique.
La distance instaurée entre logique et langage est rendue
possible car la logique devient aujourd’hui tout autrement fondée : elle
est désormais fondée sur la mathématique – on a suggéré comment…-.
En vérité, ce qui de la mathématique devient opératoire en
matière de logique, c’est la géométrie (en un sens refondu par Grothendieck).
C’est donc bien une géométrisation de la logique qui permet de la fonder sur la
mathématique et non plus sur le langage.
Ceci ne doit nullement nous conduire à considérer que la
logique serait devenue une simple part des mathématiques – on sait que cette
hypothèse (si la logique se mathématise, c’est parce qu’elle est intrinsèquement
mathématique) a constitué la pierre de touche du logicisme -.
La distance maintenue avec le logicisme ainsi entendu est un
motif implicite chez le mathématicien Grothendieck et le logicien Girard, mais
explicite chez le philosophe Badiou.
Comment se nouent aujourd’hui les trois dimensions de la
logique musicale : logique de monde, logique de discours, logique de
sujet ? Comment se nouent logiquement les enjeux musicaux contemporains en
matière d’écriture, de dialectique et de forme musicales ?
Comment cette conception contemporaine de la logique
éclaire-t-elle la logique musicale contemporaine ?
Comment concevoir géométriquement la figure contemporaine de
la logique musicale ?
Je laisserai ce très vaste point (il s’agirait – rien de
moins — de nouer écriture musicale contemporaine, dialectique musicale
contemporaine, stratégies musicales contemporaines !) à d’autres exposés.
–––––
[1] « Le sophisme est dans la distance entre ce qu’on comprend et ce qu’on est : lorsqu’on n’endosse pas ce qu’on comprend. » (J.V.173) Le sophiste récuse donc la réduplication.
« La ventriloquerie consiste à parler de façon qu’on ne puisse déterminer quel est celui qui parle ; on entend la parole mais comme non localisée, comme s’il n’y avait pas de parleur. Pour que le parler soit réellement au sens de l’esprit un parler humain, il faut déterminer deux points. L’un des deux est le parler, la parole ; et l’autre, la situation. la situation décide alors si le parleur endosse ou non ce qu’il dit ; la situation tranche si c’est un parler en l’air pour ne rien dire, un parler qui ne se localise pas, ce qu’est en un sens tout parler dépourvu de situation, une ventriloquerie où on pourrait tout aussi bien se servir d’une machine ; soit un manque de caractère par manque de situation. » (J.V.235)
[2] Cf. Le
point aveugle (115…)
[3] Cette citation, par souci de concision, concatène deux occurrences différentes du même motif.
[4] Voir page 249 la démonstration comme perception globale…
[5] www.parrhesiajournal.org/parrhesia03/parrhesia03_badiou.pdf
[6] « Avec modus ponens » : voir les variations Diabelli où chaque nouveau « thème », déduit du premier thème, s’avère valoir thème générateur tout autant que celui-ci…
[7] Le passage à une logique non-commutative (451…) qui divise tenseurs et cotenseurs en deux modalités (gauche/droite) diversifierait encore plus avant les enchaînements logiques.
[8] Relevons au passage l’intérêt philosophique majeur de cette proposition qui prend le contre-pied du point de vue hegélien rappelé par Emmanuel Cattin : « Dans l’art, il n’y a rien d’obscur ». Ce qui fait alors ressortir le point suivant : l’art qui selon Hegel est mort est l’art qui ne sait reconnaître en l’obscur une puissance créatrice propre… Si l’art, le grand art, n’est pas mort, n’est pas condamné à la survie endeuillée, c’est aussi parce qu’il y a bien une tout autre approche possible de l’art qui, en particulier, donne droit à la puissance créatrice propre de l’obscur.