La dimension critique de l’intellectualité musicale chez André Boucourechliev
(Colloque Boucourechliev, Paris, EHESS, 29 novembre 2007)
François Nicolas
On
rappellera d’abord que l’essentiel des écrits d’André Boucourechliev relève
d’une dimension critique
(évaluation des œuvres) plutôt qu’esthétique (rapport de la musique à son extérieur) ou théorique (formulation des lois musicales). À ce titre, ces
écrits s’apparentent formellement à ceux d’un Schumann ou d’un Boulez
(critique) plutôt que d’un Rameau et d’un Pousseur (théorie) ou d’un Wagner et
d’un Stockhausen (esthétique).
On
examinera ensuite les rapports d’André Boucourechliev à Boris de Schloezer et
on montrera de quelle manière la plupart des grands thèmes boucourechliéviens
(aussi bien théoriques – « le langage » — qu’esthétiques – « la
modernité » comme distincte de la contemporanéité – ou critiques –
l’auditeur comme acteur de « l’unité » de l’œuvre -) s’enracinent
chez de Schloezer, lequel fournit en quelque sorte le programme de travail du musicien pensif Boucourechliev.
Comment
sur cette base schloezérienne caractériser les orientations spécifiques de la
critique boucourechliévienne ?
Celle-ci
configure
·
une généalogie
principale : Beethoven- [Wagner]-Debussy-Stravinsky-sériels (dont une des
particularités est de contourner Schoenberg) ;
·
des contemporanéités
assumées (avec les musiques de l’ouverture et de l’aléa) ou récusées (avec Cage
ou Xenakis…).
Rejetant
explicitement une problématique tant musicologique qu’historienne, cette
« critique » musicale circule souverainement du présent vers le passé
en sorte d’en rehausser la « modernité », et, par là, d’orienter
l’auditeur d’aujourd’hui.
Si
« moderne » nomme bien (cf. de Schloezer) la subversion préfigurante
de qui se tient à contre-courant, cette critique identifiera alors la modernité
—
chez un Beethoven, au
sein donc du classicisme musical, selon le motif d’une composition par masses
et formants plutôt que par thèmes et mélodies ;
—
chez un Schumann,
soucieux de conquérir, au cœur même de la fragmentation romantique, une forme
spécifique d’unité ;
—
chez un Chopin
réhabilitant pour notre temps la
figure qu’on pourrait croire dépassée de l’interprète créateur ;
—
chez un Wagner, agent à
la fois d’une forme ouverte, de la musique de l’espace et d’un langage musical
structuré comme un inconscient ;
—
chez Debussy, comme
singularité (dressée face à Schoenberg et en rivalité avec Wagner) réinventant
le timbre sous sa modalité de spectre sonore ;
—
chez un Stravinsky dont
l’unité musicale l’emporte sur la diversité, au fil d’une réactivation dans la
modernité de ce que « style » veut musicalement dire ;
—
enfin, bien sûr, dans un
sérialisme ayant accompli son programme de travail dès 1965 et se trouvant à
partir de là rétroactivement évaluable.
Soit
au total le motif d’une modernité au labeur d’une unité musicale non plus
donnée mais à conquérir, non plus au principe mais à l’horizon du musicien (où
l’on retrouve, au demeurant, le croisement schloezérien des déterminations
phénoménologique et gestaltiste).
Bref,
autant de thèses dont la vive intelligence musicale est toujours susceptible de
nous solliciter, nous musiciens, en ce début de XXI° siècle.
*
Table
I. Une
intellectualité musicale 3
Première thèse 3
Ni musicologue, ni historien 3
Un musicien pensif 4
Trois dimensions de l’intellectualité musicale 4
Critique 4
Esthétique 4
Théorie 5
II. Une
intellectualité musicale centrée sur la dimension critique 5
Deuxième thèse 5
Spécificité des trois dimensions de l’intellectualité musicale
chez Boucourechliev 5
Théorie chez Boucourechliev 5
Esthétique chez Boucourechliev 5
Critique chez Boucourechliev 6
Au total… 7
Situation 7
Première description de la critique boucourechliévienne 7
Ses enjeux 7
Les généalogies de Boucourechliev 8
Ses omissions notables 8
III. Le
programme est schloezérien 9
Troisième thèse 9
« Programme » ? 9
Dette explicite 9
Poursuivre… 9
Tour d’horizon 9
Esthétique bien sûr 9
Généalogies 10
Thèmes 10
Philosophie 13
D’où un programme… 14
IV. Les
grandes caractéristiques de sa critique 14
Quatrième thèse 14
Les monographies 14
Beethoven 14
Schumann 15
Chopin 15
Wagner 16
Debussy 17
Stravinsky 17
Sérialisme 17
Références des citations 19
*
Mon intervention sera d’enveloppement général. Je voudrais en effet soutenir devant vous les thèses suivantes :
I. La première va relativement de soi mais elle mérite d’être rappelée : les écrits de Boucourechliev relèvent d’une intellectualité musicale c’est-à-dire d’une réflexion proprement musicienne, non pas d’un point de vue de musicologue ou d’historien. D’où cette souveraine liberté de ces écrits à l’égard tant du positivisme des savoirs que de l’historicisme contextualisant.
II. Dans ces écrits de Boucourechliev, la part subjectivement déterminante tient à leur dimension critique, c’est-à-dire à l’évaluation musicienne des œuvres musicales, plutôt qu’à leur dimension théorique ou esthétique.
III. Les écrits de Boucourechliev se déploient à partir de ce que je proposerai d’appeler un programme de pensée établi par Boris de Schloezer. Ce programme de pensée prend appui sur un nouage singulier de la phénoménologie (celle de Merleau-Ponty) et de la Gestalttheorie (celle de P. Guillaume).
IV. Le fil rouge de la critique boucourechliévienne tient à cette conviction que la modernité se joue dans une nouvelle figure de l’unité musicale qui se situe désormais comme horizon de l’œuvre, non plus comme principe.
Les écrits de Boucourechliev relèvent d’une intellectualité musicale c’est-à-dire d’une réflexion proprement musicienne, non pas d’un point de vue de musicologue ou d’historien.
L’intellectualité musicale, c’est très exactement l’effort du musicien pour « dire la musique ».
Cela, Boucourechliev le déclare explicitement :
Regards [sur des musiques du proche ou du lointain passé, et sur leur problématique] par définition subjectifs – de compositeur, non de musicologue ou d’historiens. [1]
« J’écris des livres sur la musique, mais le mot de musicologie ne me paraît pas adéquat. […] Ce sont des écrits de compositeur sur la musique. » [2]
Rappel : il n’a jamais enseigné la musicologie. S’il a enseigné un temps à l’Université (Aix-en-Provence), ce n’était pas comme professeur de musicologie mais bien comme professeur associé, au titre donc de ses compétences spécifiques de compositeur. J’aime avoir partagé avec lui cette figure institutionnelle, et son intériorité à l’Ens…
(Ens, février 1986) [a]
Un musicien pensif, d’abord interprète (voir ses livres sur Schumann et Chopin), puis compositeur…
D’où une double disposition subjective particulière :
· à distance de l’objectivité des savoirs sur la musique que la musicologie cultive [b], il s’agit, comme on va y revenir, chez Boucourechliev d’écrits en quelque sorte militants ; ainsi « dire la musique » n’est pas un travail d’ordre musicologique, et, réciproquement, la musicologie ne se caractérise pas comme un « dire la musique » mais comme discursivité savante sur la musique (le savoir musicologique sur la musique, en extériorité objectivante, se distinguant, au demeurant, des savoirs musiciens, des savoirs de la musique, en intériorité subjectivante [c]) ;
· à distance de l’Histoire : si le péché mortel de l’historien est bien l’anachronisme, pour sa part le musicien pour penser l’œuvre assume une indifférence à cette menace [d].
« L’histoire […] demeure toujours en dehors de l’enceinte fermée de l’œuvre en tant que structure vivante, elle est impuissante non seulement à nous l’expliquer, mais même à nous en rapprocher. […] C’est l’ordre chronologique qui préside le plus souvent au rapprochement des œuvres, «… comme s’il était de tous les classements, le plus indiscutable, alors qu’en matière d’art il en est le plus fallacieux » [André Souris]. » [3]
D’où les rapports singuliers que ces écrits, comme ceux de toute intellectualité musicale, nouent avec la dimension historique :
· logique chronologiquement rétroactive : c’est le présent qui éclaire le passé
· constitution de généalogies, elles aussi à partir du présent, donc ascendantes plutôt que descendantes
· accent mis sur les monographies plutôt que sur l’Histoire avec un grand « H » supposée unifier dans son vaste cours la diversité des situations.
Les écrits de Boucourechliev, comme ceux de toute intellectualité musicale, réfléchissent le phénomène musical selon trois dimensions : critique, esthétique et théorique.
La dimension critique vise à évaluer musicalement les œuvres musicales.
Boucourechliev formule cela de différentes manières :
· d’abord comme travail pour dégager la problématique à l’œuvre
Les grandes œuvres, quelle que soit leur époque, et quoi qu’on en pense, ont toujours une [problématique]. [4]
· ensuite comme évaluation de la manière spécifique dont chaque œuvre constitue son unité (voir dernière partie de cette intervention).
Un tel type de critique est nécessairement subjectif, partisan, engagé, militant :
Lorsque j’ai accepté la tribune que m’offrait Boris de Schloezer, en 1956, il s’agissait avant tout pour moi de faire de la critique engagée, […] dans le combat de ma génération, au sens large du mot, pour tous les langages, électro-acoustiques ou sériels, qui étaient vilipendés et qu j’ai voulu défendre avec passion. [5]
Cette dimension critique de l’intellectualité musicale va chercher ses interlocuteurs en pensée du côté des autres arts.
Boucourechliev exprime très clairement ce point dans le questionnaire qu’il adressa en 1965 à différents compositeurs concernant leur bilan du sérialisme [6].
Quels sont
les rapports de la musique et de la littérature dans leurs recherches actuelles ?
Quelles
perspectives communes la peinture, la sculpture et la musique sont-elles
susceptibles de dégager de leurs situations respectives aujourd’hui ?
Quel est le
statut actuel des « formes ouvertes » en musique, et quelles
réflexions apportent-elles ?
La dimension esthétique de l’intellectualité musicale traite des rapports entre la musique et son extérieur : son public, la société, son époque…
La musique
sérielle peut-elle être considérée comme l’expression stylistique d’une
époque ?
Cette dimension, qui rencontre bien sûr les dites « sciences humaines », trouve ses interlocuteurs privilégiés du côté de la philosophie. Dans le cas de Boucourechliev, cette dimension des rapports est quasiment absente – André Boucourechliev n’avait pas l’inquiétude philosophique – mais on verra que tel n’était pas du tout le cas de son maître Boris de Schloezer.
La dimension théorique, enfin, de l’intellectualité musicale, vise à dégager les lois de la musique.
Cela rejoint par exemple les questions suivantes adressées par Boucourechliev aux compositeurs et qui concernent la manière dont le sérialisme modifie ou non la théorie musicale de l’écoute, de l’interprète, de la « communication musicale » :
Les œuvres
actuelles impliquent-elles une nouvelle écoute ? Modifient-elles la nature
de la communication musicale individuelle et collective ?
La présence
de l’interprète est-elle une exigence inéluctable de la communication
musicale ?
Les
conditions mêmes de cette communication doivent-elles être repensées ?
Généralement, cette dimension théorique de l’intellectualité musicale se tourne en priorité vers les sciences pour y dégager une figure pertinente de ce que théoriser veut dire.
Ainsi, en 1965, Boucourechliev interroge ainsi les compositeurs ;
Quels sont les rapports de la musique et des sciences modernes, dans quels domaines, à quels niveaux se situent-ils ?
Il faut retourner aux œuvres elles-mêmes. [7]
Dans les écrits de Boucourechliev, la part subjectivement déterminante tient à la dimension critique, c’est-à-dire à l’évaluation musicienne des œuvres musicales, plutôt qu’à la dimension théorique ou esthétique.
Examinons pour cela comment chacune des trois dimensions distinguées prend forme singulière dans les écrits d’André Boucourechliev.
S’il y a une dimension théorique dans les écrits de Boucourechliev, elle vise le langage musical :
Du langage musical, personne ne parle. […] L’ouvrage de Schloezer [Introduction à Jean-Sébastien Bach] est davantage un essai d’esthétique musicale qu’une investigation du langage. […] Un travail de synthèse sur le langage musical […] vaut le risque. [8]
Ceci dit, cette dimension théorique, chez Boucourechliev, reste latente plutôt que développée :
· elle n’est pas clairement démarquée de la dimension esthétique – comme on va y revenir – et selon un motif dont l’origine se trouve chez Boris de Schloezer.
· Boucourechliev n’avait pas de rapport véritable aux sciences – j’entends ici les sciences au sens moderne du terme : celles qui s’affrontent donc à la question de leur mathématisation -. Il n’entretenait pas de rapport à la mathématique ou à la physique mais également à la linguistique moderne, disons chomskienne. En substitut dirais-je, on trouve un rapport à la sémiologie, lié en particulier à son amitié avec Roland Barthes.
Au total, je propose de parler d’embryon d’une théorie boucourechlievienne, d’inspiration sémiologique (mais corrigée comme on va le voir par son programme schloezérien [e]), du langage musical.
La dimension esthétique des écrits de Boucourechliev se déploie à l’ombre de l’esthétique schloezérienne. Je voudrais y revenir plus longuement un peu plus loin. Indiquons simplement que les thèmes esthétiques privilégiés de Boucourechliev ne touchent guère à la dimension sociale de la musique mais plutôt à sa dimension psychologique et son enracinement dans une époque.
J’ai déjà indiqué que cette esthétique boucourechliévienne ne s’était pas dotée des conditions proprement philosophiques d’une éventuelle autonomie — Boucourechliev s’inscrit sans heurt dans la philosophie spontanée des musiciens de l’après-guerre dont Boris de Schloezer a fixé la formule : la phénoménologie ⊗ Gestalttheorie – plus exactement une phénoménologie empruntée à Merleau-Ponty (Phénoménologie de la perception) plutôt qu’à Husserl, et une Gestalttheorie qui se prend appui sur la Psychologie de la Forme de Guillaume.
Au total, on pourrait parler d’une esthétique boucourechliévienne embryonnaire, d’inspiration phénoménologique et gestaltiste, de l’auditeur.
La dimension critique de l’intellectualité musicale est chez
Boucourechliev immédiatement prépondérante.
Comme l’on sait, il a pris en 1957 la succession de Boris de
Schloezer comme critique musical à la NRF (1957-1963). Voir également ses
critiques dans la revue Preuves (1962-1969).
Au total, il a donc exercé le métier de critique musical au
sens cette fois ordinaire du terme.
Ce qui est plus intéressant est d’examiner comment ses livres sont orientés selon cette dimension critique plus profonde qui touche à l’évaluation proprement musicale des œuvres.
Ainsi, on peut recenser dix publications : 8 volumes + 2 ensembles d’articles construits comme tels :
1.
Schumann (1956)
2.
Beethoven (1963)
· Enquête sur la musique sérielle (Preuves, 1965-1966)
· La Tétralogie de Wagner (Avant-Scène Opéra, 1976-1978)
3.
Stravinsky (1982)
4.
Essai sur Beethoven (1991)
5.
Le langage musical (1993)
6.
Dire la musique (1995)
7.
Regard sur Chopin (1996)
8.
Debussy. La révolution subtile (1998)
Sur cet ensemble, deux volumes seulement déclarent des intentions théoriques et esthétiques (tout en comportant également d’amples volets critiques) :
· Le
langage musical (1993)
· Dire
la musique (1995)
Soit au total le tableau suivant :
|
Esthétique (Théorie) |
Critique |
||||||||
Beethoven |
Schumann |
Chopin |
Wagner |
Debussy |
Stravinsky |
Sériels |
Musiques de l’Ouvert |
|||
1956 |
Schumann |
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1963 |
Beethoven |
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1965… |
Enquête |
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|
1976… |
Tétralogie |
|
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1982 |
Stravinsky |
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1991 |
Beethoven |
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1993 |
Langage |
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x |
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x |
x |
|
x |
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1995 |
Dire… |
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x |
x |
|
x |
x |
x |
x |
x |
1996 |
Chopin |
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|
1998 |
Debussy |
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Si la critique musicale a bien pour interlocuteur privilégié les autres arts, on voit cette fois que Boucourechliev sous cet angle n’a pas été en manque (comme il pouvait l’être en matière de rapport aux sciences ou à la philosophie) : pour Boucourechliev, les arts entrant en résonance/raisonance avec la musique, c’était essentiellement la littérature (poésie comprise) et la peinture : Saint-John Perse, Jouve, Celan, Mallarmé, Trakl… pour la poésie ; Tanizaki, Joyce… pour la littérature ; pour la peinture Michel-Ange…
Remarquons l’absence assez notable de l’architecture, du cinéma, de la danse ou de la sculpture…
Comme le thème favori de la critique boucourechliévienne était celui de l’unité – je vais y revenir plus longuement – on dira dire que sa critique, d’inspiration littéraire, visait l’unité musicale.
Au total, cette intellectualité musicale me semble clairement centrée sur la dimension critique. Je la figurerai donc ainsi :
On pourrait alors la situer ainsi dans une sorte de graphe général des diverses intellectualités musicales (la première d’entre elles me semblant être celle de Rameau) :
Il s’agit donc d’orienter le musicien en
· évaluant les œuvres et orientant leur écoute,
· dégageant les généalogies à l’œuvre.
Noter
·
une généalogie Wagner-Debussy ;
· une inscription de Schumann et Chopin qui tient compte de la dimension pianiste du compositeur (partagée bien sûr par Boucourechliev) ;
· une récusation assez brutale de Schoenberg configurant une généalogie négative (voir suite) ;
· des omissions notables (voir ci-dessous).
L’intervention de Schoenberg dans la musique se découvre
aujourd’hui plus comme un acte volontariste que comme une révolution en
profondeur : un peu comme une révolution, oserai-je le dire, de
l’artefact. Ayant vécu sous son signe pendant cinquante ans, la musique
d’aujourd’hui s’en est plus ou moins détournée. Tout en restant dans son
orbite, « Schoenberg est mort », écrivait Boulez dans les années
cinquante. Aujourd’hui le voilà enterré. Sa figure morale ne saurait être
confondue avec son esthétique caduque. Webern, en s’en inspirant, l’a d’emblée
dépassé. Debussy, qui est le frère ignoré de Webern, n’avait point besoin de le
connaître. [9]
Combien Cage et Xenakis sont proches l’un de l’autre. [10]
Cage est-il un musicien ? Si l’on considère que la
musique est un réseau de rapports, de relations, il se place d’emblée en dehors
d’elle. [11]
L’acte essentiel de John Cage n’a pas été de faire des œuvres
musicales. […] Cage n’est ni un agitateur
ni un artiste. C’est bien plutôt un catalyseur. [12]
· Jean-Sébastien Bach (Boris de Schloezer avait, il est vrai, bien exploré la chose)
· Les autres classiques : Haydn, et Mozart…
· De grands romantiques, dont le premier d’entre eux : Schubert
· Au xxe siècle, noter le vaste blanc sur Berio (que Boucourechliev a très bien connu mais ne semble guère avoir « aimé », à la différence d’un Maderna…).
Les écrits de Boucourechliev, dans leur diversité, s’unifient autour de ce que je proposerai d’appeler un programme de pensée établi par Boris de Schloezer. Ce programme de pensée prend appui sur un nouage singulier de la phénoménologie (celle de Merleau-Ponty) et de la Gestalttheorie.
Je convoque ici le mot « programme » au sens précis où Boucourechliev lui-même l’a exhaussé : comme sorte de code génétique, entrelaçant des leitmotivs en sorte d’animer, plus ou moins ouvertement, un discours – chez lui le discours musical d’un Wagner, ici le discours musicien d’un Boucourechliev -.
une notion de programme, au sens le plus actuel du terme, […] un ruban génétique [13]
Le thème fonctionnait [dans le Bach des Goldberg ou le Beethoven des Diabelli], tout au long du temps musical, comme un programme, au sens le plus actuel de ce terme, qu’il soit informatique ou génétique. [14]
Quant à Wagner, l’harmonie est le programme spécifique et irremplaçable de son univers, qui conditionne, coordonne et délimite toutes ses constellations concrètes. [15]
La dette d’André Boucourechliev à Boris de Schloezer est explicitement assumée :
Lorsque les musiciens de ma génération ouvrirent, au lendemain de la guerre, l’Introduction à Jean-Sébastien Bach, ils eurent l’impression que pour la première fois on leur parlait du phénomène musical tel qu’ils le concevaient et le vivaient eux-mêmes. [16]
Je n’évoquerai la dette personnelle que j’ai à l’égard de Schloezer que pour illustrer son activité de critique musical à travers un de ses thèmes les plus importants, obsédants, amoureux dirai-je : son rapport à Stravinsky. [17]
[Je voudrais ] dire ma dette personnelle à l’égard de Schloezer : je lui dois mon activité de critique, car il m’avait confié, en 1956 ou 57, le redoutable honneur de lui succéder à la n.r.f. […] J’avais fait mien le principe du critique engagé tel qu’il le précise dans l’Introduction à Jean-Sébastien Bach : « Car il s’agit précisément de lutter et non de distribuer des notes à la façon d’un examinateur ; il s’agit de combattre pour une certaine conception de la musique où normalement se reflète notre attitude à l’égard de la vie, de l’art, qui se rattache à une Weltanschauung plus ou moins consciente et plonge ses racines au plus profonde notre être… » [18]
Notre génération a appris à réfléchir [dans l’Introduction à Jean-Sébastien Bach]. [19]
Je profiterai de l’occasion pour saluer celui qui m’avait
introduit dans cette tribune [la NRF], et qui lui avait donné pendant si
longtemps tout son prestige, Boris de Schloezer ; il était un esprit clairvoyant
et un homme intègre. Son exigence esthétique passait avant tout. [20]
Cette dette à l’égard de Boris de Schloezer n’est pas seulement celle de Boucourechliev : Boris de Schloezer (1881-1969) a influencé tous les sériels d’abord par son Introduction à Jean-Sébastien Bach, essai d’esthétique musicale (1947), ensuite par ses chroniques à la NRF de 1921 jusque 1956.
Cette dette prend la forme explicite d’une prolongation, d’une poussée plus avant de ce qui est resté inabouti ou incomplet chez de Schloezer, par exemple en matière de langage musical :
Du langage musical, personne ne parle. […] L’ouvrage de Schloezer [Introduction à Jean-Sébastien Bach] est davantage un essai d’esthétique musicale qu’une investigation du langage. […] Un travail de synthèse sur le langage musical […] vaut le risque. [21]
Faisons un rapide tour d’horizon des thèmes schloezériens qui vont particulièrement compter pour Boucourechliev.
Il y a d’abord le thème de l’esthétique musicale comme tel : le sous-titre du livre-phare sur Jean-Sébastien Bach est essai d’esthétique musicale.
Boris de Schloezer aimait également thématiser la dimension esthétique ainsi :
Comprendre esthétiquement, c’est refaire, recréer. [22]
Les généalogies comparées :
· ce que Boucourechliev a en commun avec Boris de Schloezer : Stravinsky avant tout, et Debussy, mais aussi un même rapport à Wagner ;
· la différence majeure tient à l’absence de Bach et de Scriabine dans les généalogies boucourechliéviennes.
C’est surtout dans les thèmes de l’esthétique schloezérienne que sa dimension de « programme » pour Boucourechliev apparaît le plus clairement.
On peut ainsi rapprocher l’ensemble suivant d’énoncés regroupés selon les six motifs suivants :
I. Moderne n’est pas contemporain
II. La dimension subjective et militante de la critique musicale.
Seule la subjectivation est susceptible d’orienter la pensée car elle seule sépare.
III. Le sens musical tient à l’unité de l’œuvre, l’unité à l’œuvre.
IV. Un système de relations différenciantes : la relation est constituante des termes et non pas constituée par eux. [f]
D’où la logique proprement schloezérienne du langage musical [g].
V. L’auteur, différent du « moi » de l’œuvre (celui qui compte)
L’auditeur actif plutôt que passif et en état ainsi de dialoguer avec l’œuvre
VI. L’ouverture de l’œuvre par l’interprétation
L’expression musicale comme endogène (et non pas exogène : elle n’est pas expression de l’auteur).
Voir le tableau suivant rapprochant, thème par thème, des citations de Schloezer et de Boucourechliev.
|
Thèmes |
Boris de Schloezer |
André Boucourechliev |
I |
Moderne ≠ contemporain |
Quand nous disons « musique contemporaine », tout le monde sait
de quoi il est question : de la musique de notre temps. Mais que
voulons-nous dire par « musique moderne » ? Souvent d’ailleurs
on prend ces termes pour équivalents. Ils ne le sont pas. Nos musiciens
contemporains ne sont pas tous pour autant modernes, loin de là. […] Le
moderne est en opposition avec l’art de ses contemporains. […] La musique
moderne, celle dont l’action subversive ouvre l’avenir. [23] |
Les articles sur Beethoven, par exemple, ou sur Debussy sont
délibérément projetés d’une poétique et de concepts modernes. [24] La musique de Beethoven est moderne. […] De cette écoute créatrice, inquiète, ouverte à
l’étonnement, nous ne pouvons être, quant à nous, qu’un médiateur – un musicien
moderne d’aujourd’hui fasciné par la rencontre de l’auditeur moderne avec
l’esprit moderne de Beethoven. [25] Il ne me semble pas pensable qu’un compositeur d’aujourd’hui ne
témoigne de son allégeance à [Debussy] l’un des plus grands artistes et prospecteurs
des temps modernes. [26] |
II |
La dimension subjective et militante de la critique musicale |
L’activité dite « critique » prétend établir la valeur
propre de l’œuvre. […] Les valeurs esthétiques ne partagent-elles pas
l’absence de garantie avec les valeurs éthiques et religieuses ? Mais
s’engager, prendre parti alors que toute certitude se dérobe est une aventure
pleine de risques, et l’on comprend que beaucoup préféreraient renoncer à
cette liberté et savoir au juste, sans assumer aucune responsabilité, ce
qu’il leur faudrait admirer. […] Il ne reste au critique qu’à lutter […] car
il s’agit précisément de lutter et non de distribuer des notes à la façon
d’un examinateur ; il s’agit de combattre pour une certaine conception
de la musique où normalement se reflète notre attitude à l’égard de la vie,
de l’art, qui se rattache à une Weltanschauung plus ou moins consciente et plonge ses racines au plus profonde
notre être. [27] |
J’avais fait mien le principe du critique engagé tel que [Boris de
Schloezer] le précise dans l’Introduction à Jean-Sébastien Bach : « Car il s’agit précisément… » [28] |
La subjectivation, seule, oriente |
Il fallait prendre position, se placer à un point de vue particulier
– comment s’orienter autrement ? -. [29] |
Regards [sur des musiques du proche ou du lointain passé, et sur leur
problématique] par définition subjectifs – de compositeur, non de musicologue
ou d’historien. Regards, d’un certain point de vue, « engagés »
dans la création vivante. [30] |
|
III |
Le sens
musical tient à l’unité |
Je ne comprends cette série sonore, autrement dit je n’en découvre le
sens, qu’à partir du moment où je parviens à la saisir en son unité, à en
effectuer la synthèse. [31] Comprendre la musique, c’est retrouver son unité. [32] Tous les éléments de l’œuvre musicale […] coexistent en leur unité. [33] La saisie de l’objet sonore en son unité [34] Une série de sons n’est mélodie que pour autant que nous l’avons
perçue en son unité, reconstruite. [35] En quoi consiste l’unité d’une phrase musicale, qu’est-ce qui en fait
un tout ? [36] |
La problématique de l’unité interne des œuvres musicales, à peine
traitée quoi qu’on en prétende, en tout cas jamais résolue, demeure
irritante. [37] Le souci de l’unité [38] J’indique ici quelques mécanismes et agents réels de l’unité
(notamment l’auditeur comme agent principal de l’unité) [39] Le problème de l’unité dans la musique, problème fondamental quoique,
étrangement, si peu débattu [40] Un scandale de l’unité,
incessamment refoulé [41] |
IV |
Relations différenciantes |
À mesure que l’on comprend, les sons n’existent plus en eux-mêmes
mais en tant que termes ou pivots de multiples relations sonores, et la chose
que l’on écoute est précisément constituée par le système de ces relations. [42] |
La musique serait un système de différences qui structure le temps
sous la catégorie du sonore. [43] La nature même de la musique est un système de différences. [44] |
Le langage
musical |
Prétendre que la musique n’est pas un langage, vu qu’elle ne signifie
pas, ne communique pas quelque chose mais se communique, nous semble
témoigner d’une conception par trop étroite et simpliste du langage. [45] La musique est langage, au même titre que la parole qui désigne, que
la poésie, la peinture, la danse, le cinéma. [46] Ne faut-il pas voir en la musique le langage par excellence, le
langage dans le plein exercice de sa fonction médiatrice, laquelle est
créatrice de sens ? La musique dévoile l’essence même de tout langage. [47] |
Du langage musical, personne ne parle. […] L’ouvrage de Schloezer [Introduction
à Jean-Sébastien Bach] est
davantage un essai d’esthétique musicale qu’une investigation du langage. […]
Un travail de synthèse sur le langage musical […] vaut le risque. [48] |
|
V |
L’auteur,
différent du « moi » de l’œuvre |
Qui est le « moi » de cette histoire, de cette aventure que
sur le plan psychologique constitue toute œuvre musicale (et qu’il faut se
garder de confondre, ne l’oublions pas, avec l’histoire de l’œuvre, avec les
expériences dont elle est peut-être le fruit) ? [49] Si l’œuvre musicale est psychologiquement parlant une histoire, une
aventure interne, le sujet de cette histoire, le héros de cette aventure ce
n’est point l’homme naturel, un certain Jean-Sébastien Bach, un certain Franz
Schubert, c’est un être qui n’a d’existence que sur le plan esthétique, c’est
un « moi » artificiel : je l’appellerai mythique. [50] Ce que nous disent maintes œuvres déborde de si loin ce qu’avait
voulu dire et se figurait avoir dit l’auteur que rien de commun ne subsiste,
semble-t-il, entre ses intentions, le but qu’il croyait s’être assigné et
leur message tel que nous l’entendons. [51] |
Beethoven ne glorifie pas en musique un moi exclusif, mais se fait
l’interprète d’un moi universel. [52] Qui écrit ces œuvres ? Qui est donc le Beethoven des quatuors,
des sonates ? Posons-nous la question une dernière fois : pour
découvrir que l’œuvre seule nous le dévoile. C’est elle qui nous parle de cet
autre moi que l’artiste s’est
donné par l’acte même de l’écriture, cet autre moi en quoi s’est transcendé
le moi quotidien. [53] Qui est l’être créateur ? Cette question, je la pose dans tous
mes ouvrages sur la musique. [54] Celui qui fait n’est pas celui qui vit. […] Peut-être l’œuvre lui
ressemble-t-elle, mais peut-être est-ce lui qui lui ressemble ? L’œuvre
a fait l’homme dans le même temps que celui-ci l’a faite. […] Les créateurs
ne sont presque jamais conscients de cette shize. « Ce besoin invincible
d’échapper à moi-même […] S’y montre
un homme que l’on ne connaît pas »
[…] L’artiste, dès lors qu’il est à l’œuvre, est projeté plus haut que sa
condition, à une hauteur où il ne se reconnaît plus. [55] |
L’auditeur
actif… |
Notre erreur est de concevoir l’auditeur passif. […] Passif, je
n’écoute pas la musique et ne la comprends pas ; écouter et comprendre une
œuvre ce n’est nullement la subir et se traîner après elle, c’est la
reconstituer. [56] [Le texte de l’œuvre poétique ou musicale] ne me propose pas une
chose toute faite mais bien de faire quelque chose. [57] Comprendre la musique, c’est reconstituer en son unité l’acte
constitué par le compositeur. Comprendre une forme musicale, c’est la faire. [58] |
L’écoute, la compréhension de l’œuvre musicale apparaissent pour lui
non pas comme soumission passive mais comme activité. [59] Écouter la musique est une aventure. […] Écouter n’est pas subir,
mais agir [60] Il y a dans chaque écoute, et chez tout auditeur autant de volonté
d’intervention que de consentement, et c’est dans cette ambiguïté que nous faisons
face à l’œuvre. [61] Les destinataires […] sont, littéralement et en dernière instance,
les facteurs de cette unité. L’interprète y agit de façon décisive et,
souverainement, l’auditeur : entendre une œuvre, c’est la faire. [62] L’auditeur au travail se verra reconnu comme le nécessaire interprète de l’œuvre, et c’est à lui qu’appartiendra le
dernier mot. [63] À [l’auditeur] le dernier mot, à lui d’espérer la synthèse finale de
ces forces multiples superposées et enchaînées. C’est, en dernière analyse,
lui que l’on investit de cette liberté responsable qui est l’air où respirent les « œuvres en
action ». Et il ne peut les pénétrer […] que s’il accepte d’agir. [64] |
|
…dialoguant avec l’œuvre |
Est œuvre pour moi ce qui se présente orienté vers moi, animé d’une
intention me concernant, c’est un moi autre que moi, un sujet autonome, un
foyer pareil à moi de pensées, de sentiments, d’images, avec lequel,
répondant en quelque sorte à son appel, j’institue un dialogue silencieux,
[…] une relation de sujet à sujet. [65] |
Une œuvre nous parle : mais exige, pour vivre en nous, que nous
lui répondions. [66] |
|
VI |
L’ouverture par l’interprétation |
L’œuvre n’ayant aucune réalité objective, […] elle n’existe pas en
dehors de son exécution et son texte n’est qu’une « virtualité ». [67] |
Dans Les cinq Archipels,
tout est noté mais rien n’est inscrit. […] Dans une structure d’Archipel j’essaie de rédiger la virtualité. […] J’essaie d’organiser un univers et de
le donner à l’interprète pour qu’il l’incarne. [68] |
Expression |
Une mélodie n’exprime pas un sentiment, elle s’exprime. [69] [Dans la musique] le dit est entièrement engendré par le dire ;
l’exprimé, avec ses résonances psychologiques en nous, n’est que le fruit de
l’expression. [70] |
Postulat, formulé un peu solennellement : la musique n’exprime pas
des sentiments, même si elle les engendre. [71] |
Ce faisceau de thèmes trouve chez Boris de Schloezer sa consistance dans une logique philosophique très particulière qui noue orientations phénoménologiques et orientations gestaltistes. [h]
Un mot rapide sur cet aspect philosophique des choses qui profile l’arrière-fond de tout ce programme musical.
La Phénoménologie [i] – référence explicite chez de Schloezer, guère chez Boucourechliev – donne ici son empreinte spécifique à un double titre :
· dans la place centrale accordée à la question du « sens » :
Toute œuvre d’art selon moi doit avoir un sens. [72]
La thèse philosophique consiste à soutenir que la consistance d’un phénomène se jouerait dans son sens, au fait qu’il aurait ou serait un sens (d’où le point qui va suivre touchant à la manière dont ce sens se constitue dans une visée particulière) [j].
· dans la thématisation de ce sens comme relevant essentiellement d’un « pour » quelqu’un [k], d’un sujet constituant de ce sens (il n’y aurait pas de sens en soi mais seulement un sens « pour » x).
La thèse est cette fois que l’apparaître devrait être saisi comme apparaître « pour » un sujet, en sorte qu’à tout apparaître, il faille supposer l’existence d’un sujet de cet apparaître : pour la Phénoménologie d’obédience husserlienne, il n’y a d’objet que pour un sujet qui lui préexiste, qui le constitue en objet, pour un sujet constituant (plus encore que constitué par cette apparition). Il y a donc un couplage essentiel objet/sujet qui serait constitutif du sens.
Ici Boris de Schloezer se réfère de préférence à Merleau-Ponty (en particulier [73] celui de Phénoménologie de la perception, 1945), plutôt que directement à Husserl…
Seconde référence : la Gestalttheorie via, cette fois La Psychologie de la Forme de Paul Guillaume (1937) [74] qui a introduit en France cette théorie.
Cette version française de la Gestalttheorie donne son empreinte spécifique au programme schloezérien à différents titres :
· une conception psychologisante du sujet qui autorise qu’il soit rendu isomorphe à la constitution d’un « moi » [l] ;
· une conception du sens qui se concentre sur la figure de l’unité [m] : soit la Forme comme unité ;
· une conception de cette unité comme constituée par une perception psychologisée [n] (on sait [o] que Boris de Schloezer a déclaré diverger de la Gestalttheorie sur le point de savoir comment se constituait cette unité, pour lui cette unité n’étant pas en musique une appréhension directement globale mais une élaboration progressive, de proche en proche [p]).
Au total, Boris de Schloezer a fixé la figure dominante de ce qu’on pourrait appeler la philosophie spontanée des musiciens de l’après guerre et que l’on peut indexer de cette formule :
Phénoménologie ⊗ Gestalttheorie.
Il résulte de tout ceci le « programme » de pensée suivant : caractériser de quelle manière l’auditeur, au gré d’un « moi » à l’œuvre, constitue l’unité de l’œuvre et par là s’en donne le sens.
Voyons comment Boucourechliev s’est acquitté de ce programme au fil de ses diverses monographies, l’enjeu pour Boucourechliev étant l’aptitude d’un tel « programme » d’orienter sa réflexion musicienne sur les œuvres musicales qui comptent au titre d’une modernité inentamée.
Le fil rouge singulier de la critique boucourechliévienne tient à cette conviction propre que la modernité se joue dans une nouvelle figure de l’unité musicale, par-delà ses modalités antérieures, unité musicale qui se situe désormais comme horizon de l’œuvre, non comme principe. Et cette modernité, qui n’est pas le propre du contemporain, doit être aussi décelée dans ces chefs-d'œuvre du passé qui continuent de tramer notre présent musical.
Parcourons rapidement les sept monographies de Boucourechliev, en les réordonnant selon la chronologie des œuvres musicales concernées :
1) Beethoven
2) Schumann
3) Chopin
4) Wagner
5) Debussy
6) Stravinsky
7) Le courant sériel
Pour aller au plus direct, j’indiquerai le noyau qui, à mon sens, organise la pensée concrète de Boucourechliev sur l’œuvre concernée, me contentant ensuite de l’illustrer d’un petit florilège de citations constitué ad hoc.
L’enjeu pour Boucourechliev est de faire ressortir la modernité de Beethoven, au sein donc du classicisme musical. Il y procède en particulier en rehaussant le motif d’une composition par masses et formants plutôt que par thèmes et mélodies. [q]
La musique de Beethoven est moderne. [75]
Nous ne pouvons être, quant à nous, qu’un médiateur – un musicien moderne d’aujourd’hui fasciné par la rencontre de l’auditeur moderne avec l’esprit moderne de Beethoven. [76]
Le thème → le timbre [77], la masse [78], la mélodie comme dimension parmi d’autres [79]
dissonances de la forme [80]
cellules de temps [81]
Le temps prend la forme d’une mélodie [82]
contrepoint de qualité de temps [83]
une tonique de timbres [84], des modulations de timbre, un crescendo de timbre [85]
rythmes de formes [86]
Variations Diabelli : 33 « objets différents dans la même lumière, qui les traverse » (Stockhausen) [87]
bloc de temps [88]
Je parle en l’occurrence du timbre non comme d’un phénomène
spectral donné, mais du timbre que l’on crée
par l’écriture musicale, sur quelque
instrument que ce soit. […] Que le timbre s’invente
et s’écrive, […] voilà qui semblerait aller de soi. […] Mais comment le timbre s’écrit-il ? C’est là
que les choses se compliquent. [89]
La notion de masse est totalement ignorée par le discours classique sur la musique, axé essentiellement sur les fonctions harmoniques. [90]
Boucourechliev fait ressortir un Schumann, soucieux de conquérir, au cœur même de la fragmentation romantique, une forme spécifique d’unité, non seulement de sa vie de musicien (pianiste, critique…) mais surtout de son œuvre. D’où, selon Boucourechliev, une modalité spécifiquement schumanienne de l’unité musicale. [r]
Schumann a assumé sa vocation de musicien, et à travers ses doutes et ses luttes son véritable génie, celui du créateur, s’est révélé. [91]
C’est dans l’enthousiasme que se révèle le rôle d’élection du critique. Schumann a analysé avec finesse la difficulté de la critique musicale. […] Non plus dissection faussement explicative, mais œuvre d’art elle-même, la critique doit refléter et réfracter la musique. […] Elle agit par sympathie. […] Une critique subjective et passionnée […] Schumann, promoteur de cet art que devenait la critique. [92]
Aussi divers que puissent être ces aspects de l’imagination [dans les Études symphoniques], l’œuvre n’en possède pas moins une grande unité. [93]
Cette unité du chant et du piano, indépendants et nécessaires l’un à l’autre [94]
Le long postlude [de L’Amour et la Vie d’une Femme] reprend selon un procédé cher à Schumann le thème de la première mélodie, affirmant ainsi l’unité de l’œuvre. [95]
Dans la Première Symphonie, volonté d’unité thématique qui se traduit par la corrélation des motifs d’un mouvement à l’autre [96].
Dans la Symphonie en ré mineur op. 120, l’unité traditionnelle est ébranlée par les exigences de la sensibilité romantique. [97]
La pointe spécifique de l’approche de Chopin par Boucourechliev me semble tenir au fait de réhabiliter pour notre temps la figure qu’on pourrait croire dépassée de l’interprète créateur (voir, plus haut, la signification schloezérienne de cette réhabilitation et son rôle central dans la série des Archipels…).
Comme on va le voir, ce trait n’est pas limitatif de l’admiration portée à cette œuvre « pour » piano, constitutive d’une modalité singulière du romantisme.
formation de pianiste [98]
Les interprètes sont devenus co-créateurs. [99]
Le déplacement du
texte vers l’interprète, le Grand Déplacement [100]
Cette tension incommensurable que l’interprète doué met d’instinct
entre deux notes — tension qui fait que leurs relations, actives, activées,
deviennent vivantes. [101]
Phraser « avec la moitié de la main » est chez
Chopin chose courante. [102]
La main est, comme presque toujours chez Chopin, partagée en deux. [103]
Le pianisme et ses arcanes [104]
L’Étude tombe bien sous les doigts [105]
Ses puissants arpèges superbement écrits pour le piano [106]
Son orchestration est l’accompagnement d’une pensée essentiellement
pianistique [107]
son sens pianistique aigu [108]
Cette transition, virtuose, est un exemple type de l’écriture pianistique d’un
pianiste : tout « tombe » admirablement sous les doigts. [109]
Un des plus beaux morceaux jamais écrits pour le piano [110]
Si le terme de romantique se confond, aux yeux de beaucoup,
avec le terme d’« allemand », Chopin peut apparaître comme le
créateur d’un nouveau romantisme, spécifique et totalement étranger à
l’Allemagne. [111]
Une autre poétique, une autre légèreté dont les représentants se comptent sur les doigts de la main : Mozart, Chopin, Debussy, Stravinsky, Webern. [112]
Le rapport que Chopin instaure avec son auditeur n’est pas
d’autorité. [113]
Loin de m’imposer quoi que ce soit, Chopin m’ouvre un domaine où il y a place
pour moi. Je ne suis plus objet, mais sujet. [114]
Dans le Nocturne en ré bémol majeur op. 27 n° 2, ornementation de 48 « petites notes » impalpables. Il s’agit d’un seul son partiel, d’un groupe insécable et pour tout dire, d’un « formant » de timbre, tel un jet de couleur fine sur la toile du temps… C’est à cette époque que naît l’écriture du timbre au piano. [115]
Boucourechliev va relever en Wagner un agent à la fois d’une forme ouverte, de la musique de l’espace et d’un langage musical structuré comme un inconscient [s].
Stupéfiante musique mobile dans l’espace avec les 18 enclumes… [116]
Le temps musical est ici profondément rénové. Toute réminiscence d’un temps cloisonné est abolie, toute trace de symétrie est évanouie. Désormais c’est un temps lisse à perte de vue. […] Aucune répétition, jamais […] La forme processus est irréversible. [117]
une forme « informelle » qui connaît peu de développements autonomes de grande envergure, de grande dimension. [118]
Wagner intègre le « bruit » [t] dans la trame musicale. [119]
Dès lors que la cadence n’est plus le paradigme du temps musical — c’est-à-dire de la forme -, où, si l’on préfère dès lors que la forme n’est plus une métaphore de la cadence, avec ses phases initiales, culminantes et résolutives (terminales), mais un processus infini, se trouvent contestées les notions de périodicité et de symétrie propres au phénomène musical tonal considéré sous la catégorie de la métrique. [120]
Ne convient-il pas de parler tout aussi bien d’harmonie striée (en désignant par là l’harmonie régie par le diatonisme et la cadence) et d’harmonie lisse, ou chromatique, qui s’affranchit, elle, du principe cadentiel ? [121]
On mesurera l’importance du Stabreim, qui est, entre autres choses, un système d’associations de timbres apériodiques, et qui a été préféré par Wagner au système périodique de la rime. [122]
Wagner conteste ici la notion même de donné, a fortiori de « thème initial », et pour tout dire, de « thème » au sens de "thème à variations". [123]
langage (pour inverser une phrase célèbre) structuré comme l’inconscient… [124]
Exactitude stupéfiante de Wagner, lecture de l’inconscient à livre ouvert [125]
Ce préfigurateur de Freud ignoré par Freud que fut Wagner [126]
Écriture « impressionniste » : ce terme, réservé par l’histoire au seul Debussy, et d’ailleurs contesté, nous pouvons l’étendre en toute lucidité à Wagner, dans la mesure où l’impressionnisme définit un espace par la seule couleur, lieu privilégié, voire exclusif, de l’apparition de la forme… [127]
impressionnisme de la trame orchestrale [128]
Il s’agit, dans le Ring, d’un temps ouvert, en perpétuelle fuite. [129]
La pointe de la relecture de Debussy par Boucourechliev me semble d’en dresser la singularité face à Schoenberg et en rivalité avec Wagner, en rehaussant chez lui la modernité d’une réinvention du timbre sous sa modalité contemporaine de spectre sonore (ce qui orchestre somme toute cette conviction que la modernité musicale se donnerait depuis Wagner dans une musique de l’espace). D’où une généalogie originale…
Debussy est l’inventeur du bloc harmonique, de l’accord […]
considéré comme spectre sonore. [130]
La révolution debussyste était en fait infiniment plus profonde que celle des musiciens réputés modernes, Stravinsky et Schoenberg inclus (Webern excepté) […] et subtile à tel point que l’on n’a pas encore fini de la conceptualiser. [131]
Debussy est tout le contraire de Schoenberg ou du Stravinsky du Sacre. Jamais il ne fit scandale. [132]
Debussy a vécu l’esthétique de Schoenberg, qu’il connaissait d’ailleurs peu, comme une offense et une menace. [133]
Debussy a survécu à l’agression des Six, comme il survit au dodécaphonisme de l’école de Vienne. Paradoxe : ce sont les héritiers de cette école qui ont contribué à replacer Debussy à sa vraie place — c’est-à-dire celle d’un leader pour aujourd’hui et pour demain. [134]
Un seul vrai rival : Wagner. [135]
Wagner, cette faille intérieure de Debussy [136]
Allons maintenant plus vite : en toute logique, il faudrait faire ici une étude comparée du Stravinsky de Boris de Schloezer (1929) et du Stravinsky d’André Boucourechliev (1982), ce qui bien sûr nous mènerait trop loin.
Je me contenterai donc de relever le point suivant : Boucourechliev soutient un Stravinsky dont l’unité musicale l’emporte sur la diversité au fil d’une préoccupation insistante quant à ce que « style » veut musicalement dire. Ce faisant, il réintroduit l’idée de style dans la modernité, un peu comme il a réactivé, avec Chopin, la figure de l’interprète. C’est sans doute à ce titre que la figure du sacré joue un rôle important dans cette conception boucourechliévienne du style stravinskien : en elle en effet peuvent se fondre des problématiques disjointes (telle, par exemple, celle des musiques russe/occidentale…).
J’ai montré que Stravinsky a peut-être eu trois styles, mais une seule musique dont l’unité, de Noces à Threni, m’apparaît dans toute son évidence. Elle rayonne autour d’un centre, d’une Weltanschauung traduite en musique, qui est la clef de cette unité et qui est le sacré, impliquant la répudiation de tout expressionnisme. […] La démarche est la quête d’un style. Or à cette époque « le style était mort », comme a dit Schloezer. La notion même en avait été abolie… par Beethoven. Le sérialisme aura permis cette renaissance (éphémère !) d’un style commun à une époque ; mais il ne sera connu qu’après la Deuxième Guerre mondiale. Stravinsky avait besoin d’un style supra-individuel, il l’a cherché dans les classiques, avant de trouver chez les Viennois, à soixante-douze ans, un champ stylistique moderne. [137]
C’est là à mon sens un des mérites généraux de la critique boucourechliévienne : cette fidélité à l’expérience musicale qui le conduit à rehausser ce qui de notre temps prolonge des soucis proprement musicaux (en les refondant plutôt qu’en les délaissant).
Enfin, en matière de sérialisme, le point remarquable de Boucourechliev est de prendre mesure, dès 1965, que son programme de travail est achevé et qu’il convient donc désormais non plus de le prolonger mais de « s’en libérer fidèlement » en évaluant rétroactivement ses principaux résultats
Le sérialisme […] a connu un début d’abandon quinze ans après
son « avènement ». [138]
J’agis pour me libérer de cette pesanteur [de la révolution
sérielle] : sans me déguiser en ce que je ne suis pas : pour m’en
libérer fidèlement, si je puis dire. […] Une tradition, c’est bien autre chose
[que des habitudes d’écriture, des automatismes] : une forme de pensée
collective. [139]
Je rappelle ici comment Boucourechliev caractérisait en 1965 les tâches respectivement critique, esthétique et théorique en matière de bilan du sérialisme.
Quel est le
statut actuel des « formes ouvertes » en musique, et quelles
réflexions apportent-elles ?
Quels sont
les rapports de la musique et de la littérature dans leurs recherches
actuelles ?
Quelles
perspectives communes la peinture, la sculpture et la musique sont-elles
susceptibles de dégager de leurs situations respectives aujourd’hui ?
La musique
sérielle peut-elle être considérée comme l’expression stylistique d’une
époque ?
La présence
de l’interprète est-elle une exigence inéluctable de la communication
musicale ?
Les
conditions mêmes de cette communication doivent-elles être repensées ?
Les œuvres
actuelles impliquent-elles une nouvelle écoute ? Modifient-elles la nature
de la communication musicale individuelle et collective ?
Quels sont
les rapports de la musique et des sciences modernes, dans quels domaines, à
quels niveaux se situent-ils ?
*
Il est clair, me semble-t-il, que toutes ces propositions
sont toutes marquées de cette vive intelligence musicale qui a su attacher à
ces écrits tant de lecteurs, intelligence d’autant plus séduisante qu’elle
conjoint, de manière assez unique je crois, celle du compositeur et celle de
l’auditeur de musique [u].
C’est somme toute à ce titre que je voudrais conclure :
dans ses écrits sur la musique, André Boucourechliev a su articuler une science
de l’écriture et de la partition à une approche sensible de l’écoute musicale à
l’œuvre. Il a fixé ainsi la juste mesure à laquelle tout musicien, écrivant
aujourd’hui sur la musique, doit se mesurer, pour tenter tout au moins d’égaler
cette explicitation, dans la langue vernaculaire de tout un chacun, de la
dialectique musicale entre une partition et une écoute qui s’appuie sur la
médiation du corps-accord dont
l’interprète reste, aujourd’hui comme hier, le grand protagoniste.
(avril 1986, pour
fêter la naissance de Bruno Nicolas)
–––––
[a] Photo d’Annie Labussière, avec, de gauche à droite : François Nicolas, Pierre-Albert Castanet (assis, avec barbe), Philippe Blay (debout, avec moustache), André Boucourechliev, Christine Paquelet, Philippe Goninet (assis, avec lunettes), Jean-Philippe Guye (debout, avec lunettes), Béatrice Ramaut-Chevassus (chevelure nouée), Antoine Bonnet.
Comme on pourra le remarquer, on retrouve sur cette
photo quatre intervenants du présent colloque…
[b] et qu’elle
tend bien vite à transformer en conception proprement « positiviste »
de ces savoirs…
[c] savoir jouer, savoir écrire, etc., tous savoirs relevant des conservatoires et écoles de musique…
[d] Pour autant
le musicien n’ignore pas l’historicité des phénomènes musicaux. Il la traite de
trois manières articulées : comme généalogie des œuvres pour la critique, comme archéologie des composantes musicales dans la théorie, comme historicité du monde de la musique dans l’esthétique.
[e] C’est, entre
autres, ce qui peut rendre compte de ce point relevé par François
Balanche : Boucourechliev a soutenu la perspective d’un langage musical
sans pour autant assumer la distinction inévitable langage/langues. Or si cette
distinction est bien inévitable dans une théorie d’ordre linguistique, elle ne
l’est plus forcément dans une acception cette fois phénoménologique du mot
« langage » comme Boris de Schloezer s’y livre (voir ses citations
plus loin).
[f] Comme il a
été remarqué, ce trait n’est pas spécifique de Boris de Schloezer : on le
retrouve dans bien d’autres dispositifs conceptuels : la linguistique de
Jakobson bien sûr, mais aussi la dialectique du « un se divise en
deux », la différance chez Derrida…
Précisons également : la relation dont il est ici
question est celle qui opère entre phénomènes. La relation phénoménologique
peut ainsi être constituante en même
temps que la relation ontologique reste par contre constituée (on se reportera sur ce point philosophiquement
délicat à Logiques des mondes
d’Alain Badiou).
[g] Comme
indiqué plus haut, et suite à la discussion de l’exposé de François Ballanche,
la conception schloezérienne du langage musical comme « langage par
excellence », dévoilant « l’essence du langage » à mesure
précisément du fait qu’il ne signifierait rien (rien d’autre que lui-même), est
ce qui autorise qu’il n’y ait nul besoin ici de langues musicales spécifiques.
[h] Rendons ici
hommage à Célestin Deliège qui, examinant l’Œuvre de Boucourechliev dans son
maître-ouvrage Cinquante ans de modernité musicale (Mardaga, 2003), a rappelé l’importance de
l’héritage schloezérien tout en relevant le rôle central joué chez l’un et
l’autre par « la perspective phénoménologique » et « la fidélité
au gestaltisme » (p. 303).
[i] Il s’agit
ici de la Phénoménologie au sens de Husserl (orientation philosophique
singulière) et non pas de la phénoménologie en général (qui désigne plutôt une
dimension particulière de telle ou telle philosophie : celle de Hegel, ou
celle de Badiou par exemple).
[j] Faut-il
rappeler que d’autres phénoménologies, non husserliennes cette fois, non nul
besoin d’un « sens » pour penser rationnellement l’unité phénoménale.
[k] « pour nous », « pour vous », « pour moi », « pour soi »…
[l] Notons la différence avec le « soi » d’une certaine tradition grecque revivifiée par le second Michel Foucault, celui du « souci de soi » : la problématique du « soi » partage avec celle du « moi » l’idée d’un sujet centré autour d’un rapport réflexif, mais le « moi » subjective ce rapport réflexif (là où le « soi » l’objective).
[m] Paraphrasant Leibniz, on pourrait qu’ici, pour qu’il y ait un sens, il faut qu’il y ait un sens.
[n] Que la Forme musicale relève d’une perception est indéniable – il ne saurait y avoir de Forme sans travail perceptif de l’oreille -. Cependant tout le point est de savoir si une telle forme perçue, pour devenir véritablement musicale, ne mobilise pas de tout autres ressources de pensée. Pour ma part, je soutiens
1)
qu’il faut une audition (laquelle n’est pas à proprement parler une perception) pour
constituer cette Forme en aspect ;
2)
qu’il faut une écoute (ce qui relève d’une tout autre
logique que la perception ou l’audition) pour accéder cette fois à l’inspect de l’œuvre (figure globale de l’œuvre vue de son
intérieur, et non plus de l’extérieur et dans le face à face qui en constitue
l’aspect) qui est sa véritable « forme musicale ».
Philosophiquement dit, la perception n’est pas le transcendantal
du monde-Musique…
[o] « Notre
divergence d’avec la Gestalttheorie porte sur le mode d’appréhension d’une phrase
musicale. […] En quoi consiste l’unité d’une phrase musicale, qu’est-ce qui en
fait un tout ? » (Introduction
à J.-S. Bach, p. 111-2)
[p] Dans le
vocabulaire d’Albert Lautmann, la première (globale) relève de la conception de
l’espace par un Riemann, la seconde (locale) par un Weierstrass…
[q] Comme
l’exposé de Laurent Feneyrou l’a suggéré, il faudrait relire les écrits de
Boucourechliev sur Beethoven en examinant comment la thèse (traditionnelle)
d’une unicité du germe (motivique…) s’y
distingue de celle (plus originale) d’une unité à l’œuvre : où l’unique ne suffit pas toujours à faire l’uni…
[r] Le bel
exposé de Florence Fabre a permis de se demander pourquoi Boucourechliev n’a
jamais vraiment « aimé » Brahms. Il me semble que c’est précisément
parce que la musique de Brahms, dans sa meilleure part, relève d’une dimension
tragique (et non pas dramatique, comme celle de Beethoven) qui, aux oreilles de
Boucourechliev, met sans doute en péril sa conception de l’unité d’une
œuvre : la faille tragique, sa scission sans synthèse, son « ou bien…
ou bien… » est rétive à tout figure de l’Un autre que celle de la faille
incomblable…
[s] On saisit
ici que pour Boucourechliev, le langage musical ne constitue pas l’identité
constituante mais que son propre doit être interrogé à la lumière d’identités
premières, ici celle de l’inconscient…
[t] le marteau
de Mime
[u] On ne trouve
pas trace d’une telle conjonction dans les écrits par exemple d’un Boulez, ou
d’un Stockhausen…
[1] Dire la musique (7)
[2] Entretien
avec F. Escal, 1987 (cité par Alain Poirier, p. 226 du volume coll. André
Boucourechliev, Fayard, 2002)
[3] NRF, avril
1957 (cité par Alain Poirier, p. 228 du volume coll. André
Boucourechliev, Fayard, 2002)
[4] Dire la
musique (7)
[5] Entretien
avec F.-B. Mâche en janvier 1974 (Les mal entendus, Revue musicale n° 314-315 ; 1978) ;
p. 40
[6] Cf. Dire
la musique (147…)
[7] Beethoven (9)
[8] Le
langage musical (7-9)
[9] Debussy.
La révolution subtile (13)
[10] Dire la
musique (159)
[11] Dire la
musique (186)
[12] Entretien
avec F.-B. Mâche en janvier 1974 (Les mal entendus, Revue musicale n° 314-315 ; 1978) ;
p. 41-42
[13] Dire la
musique (135-136)
[14] Dire la
musique (144)
[15] Dire la
musique (139)
[16] Boris de
Schloezer, Cahiers pour un temps, Centre
Georges Pompidou (17)
[17] Boris de
Schloezer, Cahiers pour un temps, Centre
Georges Pompidou (17)
[18] Boris de
Schloezer, Cahiers pour un temps, Centre
Georges Pompidou (20)
[19] Le
langage musical (8)
[20] Entretien avec F.-B. Mâche en janvier 1974 (Les mal entendus, Revue musicale n° 314-315 ; 1978) ; p. 39
[21] Le
langage musical (7-9)
[22] Introduction
à J.-S. Bach (74)
[23] Problèmes
de la musique moderne (8-9)
[24] Dire la
musique (7)
[25] Beethoven (8)
[26] Dire la
musique (23)
[27] Introduction
à J.-S. Bach (77-79)
[28] Boris de
Schloezer, Cahiers pour un temps, Centre
Georges Pompidou (20)
[29] Problèmes
de la musique moderne (10)
[30] Dire la
musique (7)
[31] Introduction
à J.-S. Bach (34)
[32] Introduction
à J.-S. Bach (37)
[33] Introduction
à J.-S. Bach (38)
[34] Introduction
à J.-S. Bach (44)
[35] Introduction
à J.-S. Bach (48)
[36] Introduction
à J.-S. Bach (112)
[37] Dire la
musique (9)
[38] Dire la
musique (9)
[39] Dire la
musique (9)
[40] Dire la
musique (10)
[41] Dire la
musique (19)
[42] Introduction
à J.-S. Bach (34)
[43] Le
langage musical (21)
[44] Dire la
musique (203)
[45] Problèmes
de la musique moderne (30)
[46] Problèmes
de la musique moderne (31)
[47] La citation complète est la suivante :
« Privée de toute signification, la musique, elle, est uniquement sensée ; aussi, loin de prétendre que ne se référant pas à quelque objet elle n’est pas un langage, ne faut-il pas voir en la musique le langage par excellence, le langage dans le plein exercice de sa fonction médiatrice, laquelle est créatrice de sens ? La musique dévoile l’essence même de tout langage précisément parce qu’elle n’extériorise pas un « intérieur » qui lui préexisterait mais, en se constituant, constitue ce prétendu intérieur. Tout langage invente plus ou moins ce qu’il communique, la musique l’invente totalement ; le dit y est entièrement engendré par le dire ; l’exprimé, avec ses résonances psychologiques en nous, n’est que le fruit de l’expression. »
Problèmes de la musique moderne (38)
[48] Le
langage musical (7-9)
[49] Introduction
à J.-S. Bach (400)
[50] Introduction
à J.-S. Bach (413)
[51] Introduction
à J.-S. Bach (417)
[52] Beethoven (93)
[53] Essai
sur Beethoven (151)
[54] Debussy.
La révolution subtile (22)
[55] Debussy.
La révolution subtile (23)
[56] Introduction
à J.-S. Bach (52)
[57] Problèmes
de la musique moderne (55)
[58] Problèmes
de la musique moderne (62)
[59] Boris de
Schloezer, Cahiers pour un temps, Centre
Georges Pompidou (18)
[60] Beethoven (9)
[61] Essai
sur Beethoven (24)
[62] Dire la
musique (21)
[63] Dire la
musique (146)
[64] La
citation complète est la suivante :
« Un facteur d’unité profonde existe là – celui,
précisément, de l’“action” humaine. Au premier niveau, c’est l’interprète, l’“opérateur”
qui soude les innombrables facettes d’un langage éclaté, leur donne l’élan et
direction. Au second niveau, plus décisif encore, c’est l’auditeur lui-même. À
lui le dernier mot, à lui d’espérer la synthèse finale de ces forces multiples
superposées en enchaînées. C’est, en dernière analyse, lui que l’on investit de
cette liberté responsable qui est l’air où respirent les “œuvres en action”. et
il ne peut les pénétrer, moins encore les juger, que s’il accepte d’assumer
cette investiture - s’il accepte d’agir. »
NRF, 1970 (cité par Alain Poirier, p. 238 du
volume coll. André Boucourechliev,
Fayard, 2002)
[65] L’œuvre,
l’auteur et l’homme - intervention au
colloque de Cerizy, 1966, publiée dans Boris de Schloezer, Cahiers pour un temps, Centre Georges Pompidou
(p.117-8)
[66] Dire la
musique (146)
[67] Introduction
à J.-S. Bach (24)
[68] Entretien
avec F.-B. Mâche en janvier 1974 (Les mal entendus, Revue musicale n° 314-315 ; 1978) ;
p. 43-44
[69] Problèmes
de la musique moderne (29)
[70] Problèmes
de la musique moderne (38)
[71] Debussy.
La révolution subtile (93)
[72] Introduction
à J.-S. Bach (61)
[73] Par exemple
Introduction à J.-S. Bach (310)
[74] Cf. par
exemple Introduction à J.-S. Bach (54,
111…)
[75] Beethoven (8)
[76] Beethoven (9)
[77] Beethoven (14)
[78] Beethoven (16)
[79] Beethoven (18)
[80] Beethoven (27)
[81] Beethoven (29)
[82] Beethoven (30)
[83] Beethoven (38)
[84] Beethoven (46)
[85] Beethoven (47)
[86] Beethoven (48)
[87] Beethoven (91)
[88] Beethoven (111)
[89] Essai sur Beethoven (38)
[90] Essai
sur Beethoven (41)
[91] Schumann (42)
[92] Schumann (53-4)
[93] Schumann (65)
[94] Schumann (98)
[95] Schumann (114)
[96] Schumann (128)
[97] Schumann (160)
[98] Regard sur Chopin (7)
[99] Regard
sur Chopin (17)
[100] Regard
sur Chopin (20)
[101] Regard
sur Chopin (21)
[102] Regard
sur Chopin (101)
[103] Regard
sur Chopin (107)
[104] Regard
sur Chopin (103)
[105] Regard
sur Chopin (108)
[106] Regard
sur Chopin (115)
[107] Regard
sur Chopin (119)
[108] Regard
sur Chopin (126)
[109] Regard
sur Chopin (149)
[110] Regard
sur Chopin (174)
[111] Regard
sur Chopin (30)
[112] Regard
sur Chopin (31)
[113] Regard
sur Chopin (99)
[114] Regard
sur Chopin (100)
[115] Regard sur
Chopin (138)
[116] L’Or du
Rhin (102)
[117] La
Walkyrie (20)
[118] La
Walkyrie (20)
[119] Siegfried (25)
[120] Dire la
musique (140)
[121] Dire la
musique (140)
[122] Dire la
musique (141)
[123] Dire la
musique (144)
[124] La
Walkyrie (32)
[125] Siegfried (108)
[126] Le Crépuscule
de Dieux (46)
[127] La
Walkyrie (78)
[128] Siegfried (46)
[129] Dire la
musique (146)
[130] Debussy. La révolution subtile (22)
[131] Debussy.
La révolution subtile (9)
[132] Debussy.
La révolution subtile (17)
[133] Debussy.
La révolution subtile (18)
[134] Debussy.
La révolution subtile (26)
[135] Debussy.
La révolution subtile (19)
[136] Debussy.
La révolution subtile (22)
[137] Entretien
avec F.-B. Mâche en janvier 1974 (Les mal entendus, Revue musicale n° 314-315 ; 1978) ;
p. 39-40
[138] Dire la
musique (147)
[139] Entretien
avec F.-B. Mâche en janvier 1974 (Les mal entendus, Revue musicale n° 314-315 ; 1978) ;
p. 41