Politisation de la musique contemporaine ? Mai 68…

Journée Musique et politique

(Cdmc, 13 janvier 2007)

 

François Nicolas

 

Enregistrement et projections (vidéo Dailymotion)

 

 

Moment singulier pour la musique

Que va être le XXI° siècle face à cela ?

Réponses vulgaires

Triple affirmation

Triple chantier logique

Penser avec…

« Contemporanéité ? »

Prendre pied dans le XXIe siècle ?

Sciences

Anthropologie

Philosophie

Arts

Politique

Musique et politique

Politique : double clôture

Que va être le XXI° siècle politiquement ?

Raisonance musique & politique ?

Synchronisation des cycles

Cinq orientations quant au mot « politique »

« Politisation »

≠ « radicalisation »

« Politisation de la musique » ?

Inverse : trois usages politiques de la musique

Un cycle de quarante ans

Synchronisation musicale

Sérialisme

Intellectualité musicale

Écriture

Capacité prophétique ?

Attali

D’une prophétie qui ne soit pas celle de Cassandre

Thèse : la politique est sans prophétie !

La puissance singulière de la musique

La musique productrice de synthèse

Une puissance idéo-logique

Intransitivité avec la politique !

Deux modalités

Mai 68

Mai 68 : évènement politique ou socioculturel ?

« Socioculturel » ?

Politique !

Du côté de la musique : un cortège d’œuvres

Boulez ?

Impact musical et pas seulement musicien

Tournant musical et par là préfiguration idéo-logique

Sinfonia

Une modulation de fréquence…

Mai 68 ?

Requiem pour un jeune poète

Textes politiques

Dona nobis pacem…

Début

Fin

Mon projet : Égalité 68

 

Moment singulier pour la musique

Moment singulier pour la musique où convergent trois cycles :

·       50 ans de musique « contemporaine » marquée par le sérialisme (saturation du point de vue constructiviste) ;

·       un siècle de musique atonale, amétrique et athématique (épuisement du point de vue soustractif) ;

·       un millénaire de musique inscriptible à la note (crise de l’écriture musicale traditionnelle – du solfège -, qui fut au principe de la constitution de la musique en monde [1]).

Que va être le XXI° siècle face à cela ?

Réponses vulgaires

Réponses vulgaires (au sens où Marx parlait d’économie politique vulgaire) :

·       promotion de l’émotion contre la construction (soit un retour à un expressionnisme vulgaire) ;

·       retour au ton, au mètre et au thème (soit les différents néo-…) ;

·       simplification du problème de l’écriture, rabattement de l’ambition : prolifération de simples notations disparates, conçues comme outils provisoires (là où la note est musicalement un opérateur logique).

Triple affirmation

A contrario, on peut souhaiter que le XXI° siècle soit un moment de recomposition pour l’art musical autour d’une triple affirmation :

·       repenser la composition par-delà une simple construction [2] ;

·       déployer de nouvelles opérations (plutôt que de nouveaux systèmes) : en matière de développement, d’écoute… ;

·       remettre sur le chantier la question de l’écriture musicale, en particulier à l’époque informatique : repenser la lettre de musique c’est-à-dire la note…

Triple chantier logique

Soit un triple chantier qu’on peut dire « logique », puisque de « logique musicale » :

·       nouvelle logique d’écriture (de la musique comme monde)

·       nouvelle logique discursive (de la musique comme morceau, ou pièce d’un monde)

·       nouvelle logique stratégique (de la musique comme œuvre ou sujet possible de ce monde).

Tout ceci esquisse le profil possible d’un XXI° siècle musical.

Penser avec…

Il est clair que si le monde-Musique est autonome [3], si la pensée musicale s’est émancipée [4] des tutelles (mathématique, physique, psychologique, sociologique, etc.), cette autonomie n’est pas pour autant une autarcie [5], pas même à proprement parler une indépendance [6] : la musique ne pense pas seule c’est-à-dire

·       non seulement la musique n’est pas seule à penser,

·       mais elle pense avec d’autres pensées.

 

À ce titre, assumer les tâches musicales de pensée du moment suppose une capacité de prendre appui musicalement sur ce qui se passe ailleurs.

« Contemporanéité ? »

Discerner-produire une contemporanéité,

·       ce n’est pas totaliser les pratiques existantes,

·       mais discerner-produire un réseau mobile de raisonances

·       dans lequel la philosophie occupe une place cruciale [7],

·       c’est donc discerner-produire quelque chose comme un Zeitgeist [8].

Prendre pied dans le XXIe siècle ?

Prendre pied dans le XXIe siècle – puisque c’est de cela qu’il s’agit – suppose donc une intelligence de ce qui est en train de se configurer comme nouveau temps de la pensée, comme notre contemporain.

Sciences

·       Logique : nouvelle donne constructiviste (voir Jean-Yves Girard…)

·       Mathématiques : nouveaux concepts de l’espace (voir Alexandre Grothendieck Alain Connes) [9]

·       Physique : le point de vue quantique (qui n’est pas la supposée « logique quantique »…)

·       Biologie : le bio-logique (la logique du vivant, encore confuse, pourrait-elle raisonner en musique ?)

·       … ?

Anthropologie

Remaniement du rapport conscience/inconscient (cf. nouvelle disposition psychanalyse/sciences cognitives) : la question de la conscience touche à la caractérisation de l’animal humain, individuel et collectif, donc à celle du musicien et de ses sociétés. Elle doit être vue comme différente de la question du sujet.

Philosophie

Voir Alain Badiou : remaniement d’ensemble de la configuration du 20° siècle (feuilletage de la phénoménologie, du néopositivisme, d’une herméneutique et du structuralisme) et destitution de la régionalisation de la philosophie selon ses prétendus « objets » (épistémologie * esthétique * philosophie politique * érotique).

Philosophiquement le début du XXI° siècle se configure autour de la polarité Deleuze/Badiou…

Arts

·       Architecture (voir précédente journée)

·       Littérature (voir prochaine journée)

·       Musique

·      

Politique

Telle est notre question du jour.

Musique et politique

Si le moment précédent pouvait être relativement consensuel, le moment que j’ouvre ici en examinant la dimension politique ne le sera certainement pas : il en va, en effet, nécessairement du dissensus dès qu’il est question de politique, et ce pour des raisons de fond, de nature pourrait-on dire (voir la mésentente chez Rancière, le différend chez Lyotard, l’adversité chez Badiou, etc.).

Après donc un moment initial plutôt détenu, passons à la partie « tension » de la fameuse alternance tension-détente…

Politique : double clôture

De même qu’en musique, le passage au troisième millénaire, du point de vue de la politique, marque la clôture de deux cycles :

·       un siècle (1871-1975 ou 1989) : clôture de la séquence du marxisme, du communisme marxiste (mais pas du vieux projet communiste qui va de Spartacus et des premiers chrétiens à Tolstoï en passant par Thomas Munzer…) ;

·       deux siècles (1789-1979 : la révolution iranienne, la dernière révolution ?) : clôture de la séquence politique où la révolution était le paradigme de la radicalité [10] :

Que va être le XXI° siècle politiquement ?

Contreparties :

·       Épuisement du parlementarisme

·       Impuissance de la forme « parti » de la politique, parti aussi bien révolutionnaire que parlementaire…

·       Nouveaux projets de puissances politiques nouées au pouvoir d’État : ce qu’on dira la question, en cours, des « fascismes de types nouveaux »…

Chantier : inventer une puissance politique d’émancipation qui n’ait plus pour cœur le pouvoir d’État et pour forme organisationnelle le parti. Comme je vais y revenir, c’est en ce sens que Mai 68 peut être vu comme notre contemporain.

Raisonance musique & politique ?

Synchronisation des cycles

Synchronisation patente (empiriste car chronologique). Mais la contemporanéité (de pensée) entre musique et politique, pour autant, n’est pas évidente ! D’où notre journée.

Cinq orientations quant au mot « politique »

Je propose que chaque intervenant s’efforce de préciser en quel sens il emploie les mots « politique » et « politisation ».

Pour mon compte, je propose les cinq orientations suivantes quant au mot « politique » :

1.     Sortir d’une vision structurale de la politique (vue comme « le politique ») et de ses rapports à la musique (« les rapports de la musique aux pouvoirs et aux institutions », « les déterminations socio-culturelles de la musique »,…).

2.     Voir la politique comme une affaire essentiellement subjective, celle de militants (comme la musique est affaire de musiciens, pas de positivisme scientiste).

3.     Désigner par politique un espace possible de pensée (pas l’exercice d’une gestion)

4.     Tenir cette pensée pour affirmative : soit l’affirmation collective d’une égalité par émancipation (ne pas donc se limiter à une conception critique ou révoltée ou rebelle qui, en vérité, n’est qu’infra ou pré-politique).

5.     Traiter de notre aujourd’hui  Quel est l’aujourd’hui de la politique ? Si je traiterai plus particulièrement de Mai 68 dans ce cadre, c’est bien pour soutenir l’idée que Mai 68 partage encore notre temps.

« Politisation »

D’où cinq déterminations quant au mot « politisation », c’est-à-dire la politique vue comme

·       un processus

·       subjectif

·       qui partage et divise

·       en affirmant

·       et constituant des militants

Il est, de ce point de vue, fort intéressant de se demander : non seulement quand y a-t-il politisation ?, mais aussi quand y a-t-il dépolitisation ? Ceci permet d’éviter les approches structurales pour lesquelles, comme il y a toujours des sociétés, des pouvoirs, des États, il y a toujours leurs rapports, et donc « le politique »…

≠ « radicalisation »

Le mot « politisation », au sens précédant, n’équivaut pas exactement à celui de « radicalisation », en particulier au sens que le mot « radical » prend aux États-Unis [11] : se radicaliser (au sens européen du terme) est une condition nécessaire mais nullement suffisante pour se politiser…

« Politisation de la musique » ?

Cela pourrait s’entendre de trois manières :

·       Un genre musical « politisé » ?

Ex. le jazz, à l’époque du be-bop puis à celle du free jazz, c’est-à-dire à l’époque de la politisation des Noirs américains.

1958                                       1960                                       1972

1971                           1963 (angl.)-1968 (fr.)                                  1968

Remarque

Le thème idéologique prépondérant du jazz fut celui de liberté, liberté en l’occurrence pour les Noirs américains dont il faut rappeler qu’à l’époque de Kennedy — ce moderne démocrate -, ils n’avaient toujours pas les mêmes droits que les Blancs américains !

La prépondérance d’une politisation de la musique sous le thème idéologique de la liberté tient au fait que l’art comme la politique est affaire d’émancipation : émancipation politique du collectif par rapport à l’oppression, émancipation musicale par rapport aux déterminations fonctionnelles qui tendent à enfermer la musique… Il est donc logique qu’un « serrement de mains » entre musique émancipée et politique d’émancipation se fasse sous le chef d’un partage de libertés.

Ceci, semble-t-il, tient à distance l’autre thème idéologique, qui en politique est à mon sens plus crucial : celui d’égalité (on reviendra sur le fait que Mai 68 s’est politiquement déployé sous le thème de l’égalité, pour être ensuite rétroactivement inscrit sous le chef exclusif de la liberté en sorte précisément de dépolitiser sa singularité, la dépolitisation prenant alors la forme classique d’une pure et simple sociologisation et culturalisation…). Est-ce parce que le thème de l’égalité est spontanément étranger à la musique comme aux autres arts ? Je ferai cependant remarquer qu’on retrouve dans ces années-là ce thème de l’égalité sous la plume d’un Pousseur ; et je terminerai cette intervention en évoquant un projet d’opéra sur 68 qui voudrait précisément mettre le principe d’égalité [12] au cœur de sa musique.

·       Une œuvre « politisée » ?

Ex. Octobre, de Prokofiev (1937) [13]

·       Un musicien « politisé » ?

Ex. Hans Eisler (lié au PC allemand), mais aussi Richard Wagner durant la révolution de Dresde en 1849.

Noter, à cette occasion, la rareté des musiciens également militants. Il y a eu beaucoup de musiciens sympathisants ou compagnons de route qui ont appuyé du prestige de leur nom propre telle ou telle formation politique. Il y eut beaucoup plus rarement de musiciens qui ont également été des militants intervenant concrètement en politique à un tout autre titre que celui de musicien, de manière cette fois anonyme et quelconque. Ce fut bien le cas de Wagner en 1849 qui participa à l’insurrection jusqu’à prendre d’importants risques physiques.

À chaque fois, une partie du monde de la musique se trouve ainsi attachée à un évènement, à un mouvement ou à une organisation politiques.

Inverse : trois usages politiques de la musique

N’oublions pas qu’il existe aussi un mouvement inverse, non pas de musicalisation de la politique mais d’usage politique de la musique (qu’on ne dira pas pour autant de « politisation de la musique » !) :

·       usage politique de telle ou telle forme de musique : voir l’usage d’un corpus de chansons pour identifier un mouvement, une séquence historique, un peuple (ex. : « les chansons de la Commune… »)

·       usage politique de telle ou telle œuvre musicale : voir les hymnes étatiques ou l’usage par les Nazis de telle ou telle œuvre de Wagner [14], voir le rôle de l’opéra La Muette d’Auber dans le déclenchement de l’insurrection pour l’indépendance belge en 1830.

·       usage politique de tel ou tel musicien : par exemple de Serge Nigg par le PCF dans les années Jdanov…

Ma thèse est qu’en vérité, la politique ne s’intéresse guère à la musique, se contentant de parfois l’utiliser comme emblème, ou porte-drapeau (dans le cas du musicien)…

*

Mais je ne veux pas ici retraiter trop en général des rapports musique/politique. J’ai abordé la question dans ma contribution au précieux volume rassemblé par Laurent Feneyrou et édité par le Cdmc Résistances et utopies sonores :

Je voudrais traiter aujourd’hui de la période récente et des tâches de l’heure : je partirai pour cela des 30 ans dont le Cdmc nous propose l’anniversaire, période que, pour les besoins de ma cause, j’élargirai aux 40 ans couvrant la période allant des années 60 à nous jours.

Un survol rapide de cette période va me permettre de dégager deux grandes modalités de « politisation » de la musique

Un cycle de quarante ans

Grosso modo, on peut soutenir que ces quarante ans ont parcouru un cycle complet de politisation/dépolitisation.

·       Politisation croissante pour atteindre à son apogée au tournant des années 60-70.

·       Premier tournant vers 1975 avec la fin victorieuse de la guerre du Vietnam, le tournant de la Révolution des œillets au Portugal et le revirement politique en Chine à la mort de Mao.

·       Second tournant vers 1979 avec de nouvelles figures de « révolutions » (en Iran, en Pologne [15]) et des invasions de type nouveau : celle du Cambodge par le Vietnam, celle de l’Afghanistan par l’URSS suivi d’une massive dépolitisation au début des années 80, accompagnant en France l’avènement du mitterandisme et l’ouverture de ce que François Cusset appelle dans son récent livre « La décennie cauchemar » :

(La Découverte, 2006)

·       Tout ceci culmine à la fin des années 80 avec la chute du Mur de Berlin entérinant le triomphe sans partage du capitalisme, promptement rebaptisé libéralisme, et d’un ordre mondial dominé par les Etats-Unis, jusque-là appelé impérialisme et prestement rebaptisé mondialisation [16].

·       Face à cela, commence à réapparaître au mitan des années 90 (voir en France le mouvement de 1995), une nouvelle opposition non parlementaire à cet ordre mondial et à sa « pensée unique ».

On voit ainsi que si la politisation des consciences a crû durant les années 60, inversement elle s’est effondrée dans les années 80 pour – espérons-le ! – amorcer désormais une timide remontée.

Il est frappant que cette courbe reproduise d’assez près le mouvement de politisation/dépolitisation du mouvement noir américain qui démarre avec le mouvement pour les droits civiques (Marthin Luther King) pour culminer à la fin des années 60 dans le mouvement des Blacks Panthers avant de s’épuiser sous les coups de butoir du FBI faute de perspectives politiques claires. D’où dès la fin des années 70 la montée concomitante des drogues dures qui matérialise l’enfoncement dans un nihilisme de plus en plus épais, où le paradigme du dealer, du maquereau et du gangster va, en matière de « rébellion » à l’ordre établi, se substituer à celui du militant !

Synchronisation musicale

Il est frappant que la musique contemporaine a connu des tournants à peu près synchrones du mouvement précédent.

Sérialisme

Remarquons d’abord que le grand tournant quant au sérialisme s’est produit au milieu des années 60. Deux dates à ce titre :

·       1965 pour Boulez : cf. le chef va l’emporter sur le compositeur (voir Bayreuth : Parsifal…) + tournant dans son intellectualité musicale… [17] ;

·       1968 pour Stockhausen (tournant déclaré) et pour Berio (cf. plus loin Sinfonia).

On sait par ailleurs que Boulez, sans se considérer comme politisé, se sentait proche des mouvements d’émancipation politique des années 60 : il a signé ainsi en 1960 le manifeste des 121 contre la torture en Algérie [18]

On sait également combien le sérialisme fut contemporain d’autres mouvements de pensée, assez globalement de cette orientation constructiviste qui a englobé à la fois en politique le marxisme-léninisme, en mathématiques le bourbakisme, en philosophie un certain type de structuralisme, en peinture le cubisme, en architecture le Bauhaus, etc.

Intellectualité musicale

Remarquons ensuite, à partir des années 70 puis plus franchement durant les années 80, un mouvement de repli de l’intellectualité musicale qui, jusque-là constituait la fierté des compositeurs pensifs pour progressivement devenir au mieux du temps perdu, au pire une faute, le compositeur redevenant d’autant plus crédible qu’il s’affiche simple artisan, attaché sans phrases à son « métier » et à son « inspiration » indicible.

Écriture

Rappelons également que cette période vit le déploiement de violentes charges contre l’écriture musicale – le solfège - :

·       Schaeffer (en particulier dans son Traité des objets musicaux)

·       Les partitions graphiques

·       jusqu’à la charge menée ultérieurement par Gérard Grisey récupérant la bannière : « La carte n’est pas le territoire »…

*

Première constatation donc : on peut identifier un parallélisme chronologique assez étroit entre la courbe de politisation/dépolitisation et celle de croissance/décroissance du désir proprement musicien d’intellectualité collective.

Il est ici clair que l’existence de forts mouvements collectifs rejaillit sur l’envie des musiciens d’y associer leurs propres collectifs, d’y croiser leurs préoccupations spécifiques de l’heure.

La musique est ici assez clairement ce qui suit les évolutions politiques, les épouse, éventuellement les élargit.

Cette politisation de la musique désigne alors une capacité musicienne de prendre position dans les débats politiques de l’heure.

Il est clair qu’à ce titre, notre époque, qui est sans véritable politique, est sans véritable occasion pour le musicien de se politiser.

Capacité prophétique ?

Mais la musique n’est-elle, n’a-t-elle jamais été que seconde ? La musique est-elle en état d’excéder la conscience politique de son temps ? La musique est-elle en capacité, non plus simplement de suivre, mais en un certain sens de profiler, d’annoncer, de prophétiser ?

Attali

À la fin des années 70, Jacques Attali, déjà conseiller de Mitterrand et prenant ainsi de l’avance idéologique sur les échéances électorales à venir, a dans son essai Bruits (sous-titré : Essai sur l’économie politique de la musique [19]) promu l’idée que la musique précéderait les évolutions sociales et serait ainsi en état de prédire ce qui dans un avenir proche va véritablement compter – il s’agissait bien sûr pour lui de préparer idéologiquement le terrain au ralliement à l’économie de marché et d’orchestrer idéologiquement la dépolitisation souhaitée…).

(Puf, 1977)

Ainsi de ces déclarations visant à « prédécrire l’évolution de notre société à partir de la musique » [20] :

« Producteur de signe pur, le musicien a annoncé tous les grands changements dans l’organisation économique, politique et idéologique, toutes les grandes crises de notre société. Son œuvre, bruit pour le style dominant, vient créer les styles et les ordres de l’avenir. En ce sens, on peut montrer que l’essentiel de la politique du XX° siècle est dans la science économique du XIX° siècle, elle-même contenue dans la musique du XVIII°, que la crise de l’harmonie à Vienne au début du XX° siècle annonce celles des grands équilibres économiques »… [21]

Pour Attali, la prophétie porte non pas tant sur la politique proprement dite que sur la société, via l’économie :

« Si les politiques de relance de la consommation échouent, la production va proliférer sans trouver de débouchés. […] Contenir la crise, c’est tenter de donner un sens à la production, une valeur d’usage à la marchandise. »

« Le monde ne se lit pas, il s’écoute… Il faut apprendre à juger une société sur ses bruits […] plus que sur ses statistiques. »

La musique prophétise ainsi « la transformation du monde en forme d’art, et de la vie en une instable jouissance […], les germes d’un bruit nouveau, bruit de fête et de liberté »

« Depuis toujours, la musique a contenu dans ses principes l’annonce des temps à venir. »

Soit l’idée que les mouvements de fond de la société se perçoivent d’abord par leur bruit de fond, la rumeur qui les précède (un peu comme un tremblement de terre génère des phénomènes précurseurs que les animaux perçoivent mieux que les humains).

Remarquons : ce fut Attali qui, bien avant tout le monde (1977 !), en particulier Bruno Duteurtre, ouvrit le feu contre la musique contemporaine au nom de la vieille nécessité du sens en lieu et place de vérités toujours menaçantes :

« Comme la science, la musique a rompu ses codes. Depuis l’abandon de la tonalité, il n’y a plus de critère du vrai. […] La musique est aujourd’hui conduite à élaborer le critère du vrai en même temps que la découverte. […] Comme la science, la musique se meut alors dans un champ de plus en plus abstrait […] où le sens disparaît devant l’abstraction. » [22]

« Musique d’élite, bureaucratique, […] elle ne crée pas un sens. […] Elle est, comme l’idéologie du temps, vide de sens. […] Non-sens, la musique est source de silence. » [23]

Si l’on voulait retracer l’histoire idéologique de la restauration réactive en musique, il faudrait ainsi l’inscrire entre cet essai « prophétique » d’Attali et l’opuscule rétrospectif de Nicholas Cook Une brève histoire de la musique qui configure ce qu’on pourrait appeler un nihilisme musical mou.

D’une prophétie qui ne soit pas celle de Cassandre

La musique est-elle en état de prophétiser si l’on entend par prophétie, non pas une prédiction (non pas donc une annonce à la Cassandre [24]) mais une révélation sur le présent ? La prophétie, en effet, est en fait une manière d’indiquer qu’il y a au présent plus que ce qu’on y voit, que le présent est gros de phénomènes qui n’apparaissent guère, que le présent est plus épais qu’on ne le pense car il porte un inapparaissant [25] qui sera la clef du passage à une nouvelle séquence.

C’est somme toute à ce titre qu’opère par exemple la dimension prophétique d’un opéra comme Parsifal[26]

Thèse : la politique est sans prophétie !

Il faut cependant soutenir la thèse radicale suivante : en matière de politique, il n’y a pas de prophétie qui vaille, car la politique est intransitive à la matérialité socio-économique.

La thèse inverse que la politique est transitive à cette matérialité socio-économique a été celle d’un certain marxisme (à dire vrai d’un marxisme plutôt vulgaire et mécaniste, le marxisme véritable insistant toujours sur le fait que le bond qualitatif, s’il a bien l’accumulation quantitative pour base, ne lui est nullement transitif et qu’il y faut un supplément, intransitif, ce supplément exogène que le léninisme appelait « le militant professionnel »).

La puissance singulière de la musique

On soutiendra donc que la musique ne saurait en matière politique prophétiser même si on admettra qu’elle puisse le faire en matière idéologique.

La musique en effet occupe une place cardinale dans les formations idéologiques. La musique, plus encore que l’image (et ce point a été relevé par plusieurs philosophes contemporains, par exemple par Lacoue-Labarthe ou Badiou…), est l’élément central qui identifie idéologiquement la jeunesse en sa bigarrure constitutive.

On pourrait s’interroger sur les raisons immanentes de cette puissance idéologique de la musique.

La musique productrice de synthèse

Ma réponse personnelle tournerait autour de la puissance de synthèse propre à la musique, puissance que je décrirais volontiers selon une triplicité singulière :

·       une synthèse connective dans l’ordre de la succession : celle du rythme

·       une synthèse conjonctive dans l’ordre de la superposition : celle du timbre

·       une synthèse qui combine les deux précédentes – un contrepoint rythmetimbre – et qu’on ne saurait a priori qualifier de disjonctive (si l’on souhaitait compléter la problématique deleuzienne des trois types de synthèses) car cette combinaison n’est pas forcément la disjonction de la connexion rythmique et de la conjonction harmonique…

C’est à ce titre que la musicalisation des bruits du monde [27] se fait

·       d’une part en les configurant selon des rythmes, en les rythmant donc ;

·       d’autre part en les agençant par superposition stratifiée, en les « timbrant » donc ;

·       enfin en combinant cette horizontalité et cette verticalité, c’est-à-dire en contrepointant cette rythmisation et cette timbralisation…

Une puissance idéo-logique

Cette puissance de synthèse propre à la musique (sa capacité de transformer le chaos des bruits d’une époque en l’harmonie rythmée d’un monde [28]) est une puissance proprement logique, c’est-à-dire formelle (elle donne forme d’apparaître donc existence à ce qui est confusément, elle offre le cadre où l’être confus et délié prend forme consistante d’être-là, se met à exister) qui opère directement comme puissance idéologique, s’il est vrai que l’idéologie est une manière de thématiser la consistance des mondes, de faire émerger différents mondes (soit l’idéologie comme « conception du monde », comme Weltanschauung).

À ce titre, la musique, s’emparant des bruits d’une séquence confuse, d’un moment du chaosmos, peut donner apparence consistante à ce moment, lui donner figure de monde possible et, à ce titre, préparer le terrain aux pensées possibles de ce monde, pensées qui seront non seulement logiques et formelles mais en prise sur tel ou tel point concret de la situation.

Autrement dit, la musique, s’emparant d’une situation qui n’a pour le moment d’apparence que confuse, qui n’est guère pourvue de traits distinctifs bien marqués, tend à lui donner figure de monde possible en lui donnant l’apparence d’une nouvelle région du monde musical effectif. Elle alimente ainsi tout un chacun en nouvelles convictions quant à la possibilité que la situation (pré-politique) présente, opaque et désorientée, se transforme en monde où agir et intervenir en raison.

Intransitivité avec la politique !

Mais de l’idéologie à la politique, il y a bien plus qu’un pas : il y a un gouffre que seule la politique peut franchir car seuls l’évènement et la décision politiques sont à même d’ouvrir une séquence proprement politique, d’effectuer le saut dans la politique (même si ce saut prend bien appui sur un terrain spécifiquement préparé).

Mon propos s’appuie donc en vérité sur un axiome, ou sur une thèse, et très précisément sur une thèse en matière de politique que je formulerai ainsi : la politique est intransitive au social, à l’économique, au pouvoir (fut-il d’État).

Il faut bien prendre mesure que cette thèse sur la politique [29] est postmarxiste. Autant dire qu’elle est neuve, et qu’elle ouvre à des problématiques contemporaines plutôt qu’elle ne récapitule les élans politiques de l’humanité depuis la Révolution française et la Commune de Paris.

J’avance donc cet axiome en sachant qu’il n’a nulle évidence, qu’il est dissensuel et qu’il convient donc de le passer au feu de la critique. Je compte pour cela sur chacun d’entre vous aujourd’hui…

Selon cet axiome, la musique peut conditionner idéologiquement des politiques à venir, mais ce conditionnement idéologique ne sera ni suffisant, ni même nécessaire (aux politiques d’émancipation).

Deux modalités

J’ai ainsi brièvement dégagé deux manières pour la musique de se rapporter à la politique, de se « politiser » :

·       en accompagnant ce qui politiquement existe déjà et par là s’impose aux musiciens comme à tout un chacun ;

·       en préfigurant idéologiquement une situation d’où pourraient jaillir, de manière autonome, des politiques (alors en rivalité).

Examinons succinctement l’épisode de Mai 68 à la lumière de ce double mode de politisation musicale : l’accompagnement raisonnant et la préfiguration idéologique.

Mai 68

Précisons d’abord les raisons de nous intéresser ici à Mai 68.

Mai 68 : évènement politique ou socioculturel ?

Pour comprendre les enjeux politiques de Mai 68, je conseille vivement la lecture du récent livre de Kristin Ross : Mai 68 et ses vies ultérieures (Éditions Complexe/Monde Diplomatique, 2005) :

Le point essentiel qui y est rappelé est qu’il y eut deux dimensions de Mai 68 : la dimension politique et la dimension culturelle, la plus importante d’entre elles – la dimension proprement politique — ayant été systématiquement refoulée puis forclose par ce qu’il faut bien appeler l’entreprise de Restauration entreprise à partir de la fin des années 70 (et triomphant dans « la décennie-cauchemar » du mitterandisme cyniquement festif).

« Socioculturel » ?

La dimension culturelle de Mai 68 est aujourd’hui unilatéralement mise en avant en vue de châtrer ces évènements de leur puissance politique propre. D’où un Mai 68 qui aurait été une « révolution des mœurs », une « libération » tout azimuts (libération sexuelle, libération de la femme, libération des homosexuels, libération de la créativité, libération de la fête, libération de la jouissance [30], etc.) intervenant dans une société moralement cadenassée et saturée de puritanisme obsolète. À ce titre, Mai 68 aurait réalisé la mise à jour des mœurs aux normes du capitalisme moderne et de sa circulation marchande sans entraves. Ainsi Mai 68 aurait été un opérateur central dans cette dynamique du capitalisme que Marx relevait déjà dans son Manifeste (1848 !) :

La bourgeoisie n’a laissé « subsister d’autre lien, entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt, les dures exigences du « paiement au comptant ». Elle a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d’échange ; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l’unique et impitoyable liberté du commerce. […] La bourgeoisie a déchiré le voile de sentimentalité qui recouvrait les relations de famille et les a réduites à n’être que de simples rapports d’argent. »

Bref, Mai 68 comme révolution socioculturelle bourgeoise…

Politique !

La dimension que cette problématique socioculturelle tente, aujourd’hui encore, de forclore est la dimension proprement politique de 68, par exemple ce qui a fait que Mai 68 a été la plus grande grève ouvrière que la France ait jamais connue (trois fois plus que pendant le Front Populaire…) mais aussi « l’unique insurrection « générale » qu’aient connue les pays occidentaux surdéveloppés depuis la Seconde Guerre mondiale » [31]. Mai 68 a porté des coups sans égal à l’emprise des partis (singulièrement du PCF), des syndicats (la CGT pour l’essentiel) et du parlementarisme [32].

Cette dimension politique, comme le détaille Kristin Ross, a été forclose en sorte de faire après-coup de cet évènement l’affaire surtout d’une génération, génération de jeunes (ceux du « baby-boom », vieillissant alors comme ex- « soixante-huitards »…), de préférence génération d’étudiants (ce qui a permis d’effacer de la mémoire tous les jeunes qui ont été acteurs de ce mouvement mais n’étaient pas étudiants, et tous les ouvriers qui se sont dressés contre la mainmise syndicale de la pensée…).

À ce titre, quelques lignes de ce livre [33] :

« Les cibles idéologiques du mouvement de Mai 68 en France étaient en fait au nombre de trois : capitalisme, impérialisme et gaullisme. Comment donc en sommes-nous arrivés, trente ans plus tard, à ce consensus autour de Mai 68, qui n’est plus perçu que comme une sympathique « révolte de jeunes » aux accents poétiques, ou comme une mutation du style de vie ?

Trois stratégies pour cette réduction :

1) la réduction temporelle au mois de Mai qui tend à effacer la dimension de grève générale et à occulter quinze à vingt ans de radicalisme politique au profit d’un jaillissement spontané et de nulle part ;

2) la réduction géographique au Quartier Latin qui fait tomber le rideau sur les grèves… ;

3) l’internationalisation occultant la critique de l’impérialisme américain et la guerre du Vietnam.

D’où une promotion de la révolution sexuelle ! « Liberté » a, de façon anachronique, remplacé l’aspiration profonde des années 1960, à savoir l’égalité. »

*

Qu’en a-t-il été maintenant de Mai 68 du côté de la musique ?

Du côté de la musique : un cortège d’œuvres

Empiriquement [34], l’apport de Mai 68 à la musique contemporaine se donne en un certain nombre d’œuvres – et pas des moindres compositeurs — qui s’appuient explicitement sur l’événement :

·       de Berio : Prière [35] (qui cite par exemple Mao-Tse-Tung), et surtout Sinfonia (j’y reviendrai plus loin) ;

·       de Nono : Contrappunto dialettico alle mente, mais surtout Non consumiamo Marx dont la bande magnétique utilise des slogans et ambiances sonores de l’époque ;

·       d’Ohana : Cris (1968) qui mobilise des slogans de Mai ;

·       de Lachenmann : Air (1968-1969) qui s’inspire des événements allemands contemporains – Laurent Feneyrou va, je crois, nous en parler cet après-midi - ;

·       et surtout de Bernd Alois Zimmermann : le Requiem pour un jeune poète.

On pourrait rapprocher ces œuvres, directement référées à l’été 68, d’autres œuvres qui à la même époque, ont accompagné les autres mouvements d’émancipation de ces années 60 : par exemple

·       de Henze : Le Radeau de la Méduse (un Requiem pour Che Guevara) ;

·       de Pousseur : Couleurs croisées (qui pivote autour du chant intégrationniste noir We shall overcome)…

Boulez ?

Concernant Boulez, Pierre-Albert Castanet [36] indique que Boulez aurait envisagé de composer une œuvre basée sur les slogans de Mai. Dommage que ce projet n’ait pas abouti : il m’aurait vivement intéressé de l’entendre…

Mais la position de Boulez sur Mai 68 est pour le moins contrastée, si bien que j’ai quelque doute sur la véracité de l’information avancée par Castanet.

On trouve certes chez Boulez quelques déclarations un peu tonitruantes à l’égard de la politique – comme il aime à en faire à d’autres égards - : il se déclarait ainsi « marxiste-léniniste à 300 % » dans les années 60 [37] puis, plus récemment « anarchiste ». Il procédait de même, en 1967 (dans ses entretiens avec Célestin Deliège), à un éloge inattendu des Gardes Rouges :

« Notre civilisation occidentale aurait besoin de gardes rouges pour éliminer un bon nombre de statues ou même les décapiter. » [38]

Ceci dit, sa position sur Mai 68 semble avoir été mesurée : sa correspondance avec André Schaeffner indique

1)    qu’il était bien en France à l’époque mais semble-t-il en bonne partie occupé pendant le mois de juin à rédiger avec Jean Vilar et Maurice Béjart le rapport de 800 pages sur la réforme de l’Opéra que Malraux leur avait commandé [39] ;

2)    qu’il était essentiellement pendant cette période dans sa propriété du Sud de la France, s’exprimant ainsi plus tard dans une lettre adressée à Schaeffner :

« J’étais à Saint-Michel justement pendant la petite révolte de mai et j’ai pu à loisir apprécier mes compatriotes que ce soit dans la révolution ou dans l’oppression : un côté ne vaut guère mieux que l’autre (les deux versants d’une même nullité) [40].

3)    que, participant à la Semaine de Saint-Étienne, il se serait déclaré le 13 mai à l’Express « solidaire du mouvement », précisant que « les créateurs ne pourraient rien faire tant que tout ne serait radicalement changé, tant que cette « société contraignante » existerait. » [41]

Rien au total qui confirme vraiment l’hypothèse d’un Boulez tenté de composer à partir des slogans de cette révolte…

Impact musical et pas seulement musicien

Remarquons cependant, avec la liste précédente non exhaustive [42], que Mai 68 a agi directement sur certaines œuvres musicales et pas seulement sur les musiciens.

Mai 68 ne s’est donc nullement réduit à des réformes (bien nécessaires au demeurant) du Cnsm, à la suppression du Prix de Rome, etc. ; son élan proprement politique a atteint ce qui compte vraiment en musique : le réseau des œuvres musicales. Il y a donc bien eu un impact musical et pas seulement musicien de la levée politique de 68.

On dira alors que, comme les grands mouvements d’émancipation qui l’ont précédé (ceux des Noirs américains, des peuples d’Afrique et d’Amérique Latine… [43]), Mai 68 a bien été accompagné par un cortège significatif d’œuvres musicales contemporaines.

Il serait intéressant – ceci est une proposition pour mai 2008, et un appel par exemple aux différents ensembles musicaux – de redonner en concert celles de ces œuvres qui sont désormais oubliées : par exemple Prière de Berio [44], les deux œuvres de Nono, et sans doute bien d’autres encore…

Tournant musical et par là préfiguration idéo-logique

De ce cortège d’œuvres, j’en extrairai deux qui me semblent plus significatives car elles matérialisent un tournant proprement musical : ce sont des œuvres qui non seulement enregistrent musicalement les bruits politiques de l’heure mais qui, ce faisant, et le faisant « bien », inscrivent également un nouveau cours musical des choses.

Je voudrais à ce titre rehausser Sinfonia de Berio et le Requiem de Zimmermann.

Le point qui va m’intéresser en cette affaire est la connexion de deux traits :

·       d’une part le fait que ces œuvres qui accompagnent 68 matérialisent un tournant musical – elles ne font pas qu’inscrire en musique l’ombre portée des évènements politiques mais impulsent, sur cette base, une inflexion proprement musicale - ;

·       d’autre part le fait que ces œuvres, excédant ainsi idéologiquement leur position d’accompagnement, s’avèrent dotées d’une capacité propre à préfigurer idéologiquement quelque trait de la situation, quelque tour du présent encore guère discerné car faiblement existant – leur énergie proprement musicale faisant ainsi retour idéologique sur la configuration de départ -.

D’où l’idée d’assigner l’existence extrinsèque d’une capacité musicale à préfigurer idéologiquement à l’existence cette fois immanente d’une capacité musicale à marquer le destin de la musique : une œuvre musicale aura d’autant plus la capacité de préfigurer idéologiquement l’époque qu’elle aura été à même d’inscrire une nouveauté pour la musique (et donc qu’elle ne sera pas contentée de répercuter en musique les effets d’une nouveauté extérieure).

Dans ce cas, une résonance (effet « sonore » de l’époque vers la musique) devient dotée d’un effet en retour : une véritable raisonance (effet « idéologique » de la musique vers l’époque).

Voyons rapidement comment ceci se discerne pour les deux œuvres retenues : Sinfonia, et le Requiem pour un jeune poète.

Sinfonia

Sinfonia (1968) : cf. son 3° mouvement qui reprend le scherzo (3° mouvement) de la 2° symphonie (en do mineur) de Mahler.

Cette transformation du scherzo de Mahler par un cortège de citations est facilitée par le fait que le scherzo de Mahler charrie lui-même des thèmes folkloriques d’origines diverses : juive, hongroise, slave, autrichienne… Berio y ajoute donc son propre collage de citations musicales, mais également de textes, dont L’Innommable de Beckett, et – indique-t-on [45] — des slogans des étudiants de Mai 68.

Comme on sait, cette œuvre de Berio est un tournant vers ce qu’on a pu appeler une figure musicale « postmoderne ».

Une modulation de fréquence…

Sans trop interroger ici cette dénomination, retenons le caractère manifestement neuf de ce type d’écriture musicale que je propose de caractériser comme composant une sorte de modulation de fréquence où une œuvre existante (ici celle de Mahler) sert de porteuse et où la modulante est constituée par un cortège bigarré de citations musicales (faisant dans ce cas récapitulation de la musique du XX° siècle puisqu’on y trouve des extraits aussi bien de Schoenberg et Debussy que de Boulez et Stockhausen).

Mai 68 ?

Remarquons que l’inscription des propos de Mail 68 reste ici bien énigmatique : indécelable non seulement à l’oreille mais également à la lecture de la partition. Est-ce parce que ces propos sont réduits à leur structure phonétique et surtout de voyelles qu’ils sont ici dépouillés de leur force signifiante ? Est-ce parce que Berio a corrigé son rapport à 68 et par là sa partition de Sinfonia, comme il a retiré de son catalogue Prière (créé précisément en 68) ? Il faudrait aller y regarder de plus près (avis aux amateurs…). J’opterais plutôt, en l’état de mes investigations, pour l’hypothèse d’un Berio venant soigneusement effacer les traces d’un engouement politique devenu imprudent [46].

Écoutons la fin, à partir de la page 82 (lettre X)

Citations

X

Y

Z

AA

BB

CC

DD

EE

FF

GG

musicales

Beethoven

Mahler

Mahler

 

Schoenberg

Debussy

Mahler

Mahler

Richard Strauss

Boulez

Webern

Stockhausen

Mahler

littéraires

femmes

 

 

phonèmes + scat

Valery

(en français)

commentaires + solfège

scat + solfège

 

phonèmes

 

 

hommes

Beckett + Voie de Globokar : « Maïakovsky »

 

« The show » (Berio)

Beckett

Annonce la citation de Boulez

commentaires

« Thank you Mr… »

 

Passons maintenant au Requiem de Bernd Alois Zimmermann où la référence à 68 sera beaucoup plus indiscutable.

Requiem pour un jeune poète

De toutes ces œuvres marquées par 68, la plus intéressante me semble être le Requiem de Bernd Alois Zimmermann.

Rapide description.

Textes politiques

Voici la liste, très disparate, des textes politiques convoqués par l’œuvre [47] :

1.     Dubcek (tchèque)

2.     Loi fondamentale de la RFA (allemand)

3.     Mao Tsé Toung (allemand)

4.     Hitler (allemand)

5.     Chamberlain (anglais)

6.     Papandréou (grec moderne)

7.     Nagy (hongrois & allemand)

8.     von Ribbentrop (allemand)

9.     Communiqué militaire (allemand)

10.  Goebbels (allemand)

11.  Remer (allemand)

12.  Churchill (anglais)

13.  Staline (russe & allemand)

14.  Freisler (allemand)

15.  + manifestations (en particulier en français)

Dona nobis pacem…

Début

Au début de Dona nobis pacem (page 187), simultanément :

·       Musicalement :

o      Beethoven : Neuvième Symphonie [Quatrième mouvement]

o      Beatles : Hey Jude

·       Politiquement (et sans qu’on puisse dissocier) :

o      von Ribbentrop

o      Staline

o      Goebbels

o      Churchill + communiqué militaire allemand (DCA)

o      Reimer & Freisler

Ceci illustre bien le point de vue « pacifiste » apolitique de Zimmermann sur la seconde guerre mondiale (superposant, alignant et indifférenciant Nazis, Russes et Anglais !)

Cf. mesures à 4/4 avec noire = 60 :

mes.

1

2

3

4

5

6

7

8

9

10

11

12

13

14

15

16

17

18

19

20

21

22

23

24

25

26

27

28

I

 

 

 

 

 

 

 

von Ribbentrop

 

 

 

 

 

 

 

« DCA »

 

 

 

 

 

 

II

 

Beethoven

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Goebbels

 

 

 

Reimer

 

III

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Beatles

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Churchill

 

 

 

 

 

 

IV

 

 

Beatles

 

 

 

 

 

 

Staline

 

 

 

 

 

 

Freisler

 

 

Écoute…

Page 187

·       von Ribbentrop : Annonce de l’attaque allemande contre l’URSS

Le bolchevisme fait face au national-socialisme, dans une hostilité mortelle. Le Moscou bolchevique est sur le point d’attaquer par derrière l’Allemagne nationale-socialiste dans son combat vital. L’Allemagne n’a pas l’intention de rester inactive face à cette grave menace contre ses frontières à l’est. [48]

·       Staline : Discours radiodiffusé du 3/7/1941 [49]

Les troupes fascistes allemandes sont-elles vraiment invincibles comme le proclament sans cesse à cor et à cri les propagandistes fascistes fanfarons ? Non, bien sûr.

·       Goebbels : Discours au Palais des Sports de Berlin le 18/2/1943 [50]

Je vous le demande : voulez-vous la guerre totale ? [Cris : Oui] La voulez-vous, si nécessaire, plus totale et plus radicale que nous ne pouvons même nous la représenter aujourd’hui ? [Cris : Oui]

·       Churchill : Discours à la BBC

Une des caractéristiques les plus remarquables de cette guerre a été la collaboration entretenue entre la Royal Navy et la Royal Air Force.

·       DCA : Communiqué de la Première Division de DCA

Attention ! Attention ! […] Première Division de DCA de Berlin : les escadrilles de bombardiers annoncées se trouvent dans la zone Hanovre-Brunswick.

Page 188

·       Major Remer au Tribunal du Peuple après l’attentat contre Hitler du 20/7/1944

Le Führer dit : écoutez-moi, reconnaissez-vous ma voix. Je lui répondis : oui, mon Führer. Il me donna ses ordres clairs, nets, sans l’ombre d’un doute.

·       Roland Freisler au « Tribunal du Peuple » qu’il préside (après le 20/7/1944)

[Insultes]

Fin

Fin sur le bruit des manifestations de Mai, sans plus de musique, juste avant la dernière intervention musicale sur un massif « Dona nobis pacem ! ».

Page 207

·       Bruits de manifestations dans différents pays, à différentes occasions (Paris, mai 1968, Prague 1968, contre la guerre du Vietnam en RFA) : 1’59”

·       Konrad Bayer, le sixième sens : 41 »

comme chacun sait. comme chacun savait. comme tous savaient. comme tous savent. tous le savent-ils ? impossible qu’ils le sachent tous. comme maints savent. comme maints travailleurs paysans généraux hommes d’état le savent. comme de nombreux hommes savent. comme presque tous les hommes savent. presque tous les hommes le savent. tous les hommes devaient le savoir. ce que chaque homme devait savoir. maint homme le sait. ce que je savais. comme je savais. comme moi, marcel oppenheimer et les dames savions. comme moi et melitta mendel savons. comme nina et moi savions. comme chacun pouvait voir. comme presque chacun pouvait voir. comme chacun pouvait voir à quelque distance. comme chacun peut voir. comme tout homme peut voir. [51]

Page 208

« Dona nobis pacem ! »

Écoute…

Mon projet : Égalité 68

D’où mon projet de relever cela en composant un opéra sur Mai 68.

Quelques traits rapides du projet concernant un Mai 68 politique.

Livret

·       centré sur l’égalité, l’égalité des pensées qu’inaugure toute émancipation politique, et non pas sur la « libération » ;

·       au calendrier différent du calendrier convenu : importance de son début le mercredi 1er° mai, à l’occasion de la manifestation du 1° mai (plutôt que le vendredi 3 mai),

·       à la localisation également différente de celle convenue : pas de Quartier Latin, mais d’autres lieux de Paris (en particulier la place de la Bastille où s’est terminé la manifestation du 1° mai) et des lieux de banlieue (en particulier autour des usines : la SKF à Ivry…),

·       aux acteurs non convenus (pas de place pour les figures médiatisées, mais pas non plus pour les policiers) : cf. l’idée d’éclairer ce Mai 68 par des personnages empruntés à une tout autre histoire venant traverser cette séquence (Saint Paul, par exemple… [52]).

Bref, un Mai 68 :

·       soustractif : soustrait du Quartier Latin (Sorbonne…) et de ses « leaders » médiatiques, soustrait de la problématique rebattue de la répression et de l’anti-répression, soustrait donc de sa figure « légendaire » ;

·       affirmatif : affirmant l’égalité des consciences engagée par cette émancipation politique (contre les tutelles proprement politiques : partis – PCF -, syndicats – CGT -, État – de Gaulle -).

 

Je ne détaille du projet proprement musical que le point suivant : l’opéra démarrera en citant la fin du Requiem, en repartant donc de sa fin pour indiquer qu’il s’agit par là de relever le défi sur lequel Zimmermann s’est cassé les dents : établir une musique qui soit à hauteur des bruits politiques du monde de Mai 68.

 

Une « politisation » éventuelle de la musique peut avoir pour sens spécifiquement musical de stimuler la musique en lui présentant de nouveaux défis.

En l’occurrence, un défi de 68 en matière de composition musicale se donne selon moi dans les questions suivantes : une musique peut-elle se nourrir du thème de l’égalité ? Qu’est-ce qu’un collectif musical égalitaire ? [53] Et aussi : comment une musique peut-elle se tenir à hauteurs des bruits et de la rumeur de son temps ? [54]

Il me semble, à ce titre, qu’une tâche musicale actuelle et nullement passéiste (ou nostalgique) reste celle de composer une musique qui matérialise la rumeur des élans de 68 et qui donne figure sensible à l’égalité au principe de son surgissement émancipateur.

*

On aura bien compris, j’espère que tout ceci ne constitue nullement un plaidoyer pour une quelconque « musique politique », laquelle n’existe pas plus que la « musique religieuse » ou la « musique sacrée » puisqu’il n’a été ici nullement question du nouage d’une épithète à un substantif. Les « politisations » de la musique dont il a été ici question ne produisent donc nulle « musique politique » — a fortiori nulle « politique musicale » ! - ; et s’il a bien été question de « musiciens militants », c’est au sens où il s’agit là tout autant de « militants musiciens », bref de musiciens qui sont aussi des militants (ou de militants qui sont aussi des musiciens) – il s’agit donc là de la connexion de deux substantifs…

Ce qu’une politisation de la musique produit, c’est une musique qui raisonne, à sa manière proprement musicale, avec la politique ; et – formulons-le nettement, en conclusion de ce parcours – le projet d’une telle musique raisonateur-de-politique, intéresse les musiciens bien plus qu’il n’intéresse les militants !

 

–––––



[1] Voir mon récent article sur la musique comme monde dans la revue Musurgia

[2] Attention !: la musique sérielle n’a jamais été une simple construction…

[3] S’autonomiser veut dire se mettre sous une loi qui est la vôtre et non plus hétérogène, extérieure.

[4] S’émanciper, c’est quitter la main qui vous guide (manu-cipare) ; c’est « voler de ses propres ailes » en se libérant d’une tutelle…

[5] Le monde-Musique est en échange incessant avec d’autres mondes et, plus généralement, avec « son » extérieur.

[6] La musique, le monde-Musique, quoiqu’autonomes, restent dépendants d’autres déterminations (par exemple, les instruments de musique, qui appartiennent de droit au monde-Musique, sont bien sûr dépendants de l’état d’avancée de la science et des techniques).

[7] s’il est vrai (cf. Badiou) que la philosophie a pour tâche propre de dégager la compossibilité des différentes procédures de vérité en cours.

[8] qui, bien sûr, n’est pas une « mode ».

[9] voir la nouvelle école mamuphi Ens-Ircam (« école de mathématiques pour musiciens et autres non-mathématiciens »)

[10] cf. récemment « la révolution orange » en Ukraine, pilotée par la CIA, et qui n’était que la vieille forme déguisée d’un coup d’État…

[11] et qui désigne une position indiscernable entre éthique et politique, ou une figure indiscernable entre le saint et le militant…

[12] ce que Rancière, dans son beau livre Le Maître ignorant, appelle l’axiome d’égalité. L’égalité ne saurait se démonter : elle se déclare.

[13] Cf. mon article dans le volume Résistances et utopies sonores (dir. L. Feneyrou ; éd. du Cdmc)

[14] Pas n’importe laquelle au demeurant : pas de Parsifal pendant toute la guerre…

[15] Ces événements ne s’indexent plus subjectivement au marxisme…

[16] soit la nouvelle extension, sans rivalité, du marché mondial tant des biens et services - en particulier financiers - que, très progressivement (voir le renforcement des frontières !), des gens

[17] Voir mon intervention en mars 2005 pour les 80 ans de Boulez (Ens-Diffusion des savoirs)

[18] Fin du manifeste des 121 : Déclaration sur le droit à l'insoumission dans la guerre d'Algérie (6 septembre 1960)

Les soussignés, considérant que chacun doit se prononcer sur des actes qu'il est désormais impossible de présenter comme des faits divers de l'aventure individuelle, considérant qu'eux-mêmes, à leur place et selon leurs moyens, ont le devoir d'intervenir, non pas pour donner des conseils aux hommes qui ont à décider personnellement face à des problèmes aussi graves, mais pour demander à ceux qui les jugent de ne pas se laisser prendre à l`équivoque des mots et des valeurs, déclarent :

Nous respectons et jugeons justifié le refus de prendre les armes contre le peuple algérien.

Nous respectons et jugeons justifiée la conduite des Français qui estiment de leur devoir d'apporter aide et protection aux Algériens opprimés au nom du peuple français.

La cause du peuple algérien, qui contribue de façon décisive à ruiner le système colonial, est la cause de tous les hommes libres.

Arthur Adamov, Robert Antelme, Georges Auclair, Jean Baby, Hélène Balfet, Marc Barbut, Robert Barrat, Simone de Beauvoir, Jean-Louis Bedouin, Marc Beigbeder, Robert Benayoun, Maurice Blanchot, Roger Blin, Arsène Bonnefous-Murat, Geneviève Bonnefoi, Raymond Borde, Jean-Louis Bory, Jacques-Laurent Bost, Pierre Boulez, Vincent Bounoure, André Breton, Guy Cabanel, Georges Condominas, Alain Cuny, Dr Jean Dalsace, Jean Czarnecki, Adrien Dax, Hubert Damisch, Bernard Dort, Jean Douassot, Simone Dreyfus, Marguerite Duras, Yves Ellouet, Dominique Eluard, Charles Estienne, Louis-René des Forêts, Dr Théodore Fraenkel, André Frénaud, Jacques Gernet, Louis Gernet, Edouard Glissant, Anne Guérin, Daniel Guérin, Jacques Howlett, Edouard Jaguer, Pierre Jaouen, Gérard Jarlot, Robert Jaulin, Alain Joubert, Henri Krea, Robert Lagarde, Monique Lange, Claude Lanzmann, Robert Lapoujade, Henri Lefebvre, Gérard Legrand, Michel Leiris, Paul Lévy, Jérôme Lindon, Eric Losfeld, Robert Louzon, Olivier de Magny, Florence Malraux, André Mandouze, Maud Mannoni, Jean Martin, Renée Marcel-Martinet, Jean-Daniel Martinet, Andrée Marty-Capgras, Dionys Mascolo, François Maspero, André Masson, Pierre de Massot, Jean-Jacques Mayoux, Jehan Mayoux, Théodore Monod, Marie Moscovici, Georges Mounin, Maurice Nadeau, Georges Navel, Claude Ollier, Hélène Parmelin, José Pierre, Marcel Péju, André Pieyre de Mandiargues, Edouard Pignon, Bernard Pingaud, Maurice Pons, J.-B. Pontalis, Jean Pouillon, Denise René, Alain Resnais, Jean-François Revel, Paul Revel, Alain Robbe-Grillet, Christiane Rochefort, Jacques-Francis Rolland, Alfred Rosner, Gilbert Rouget, Claude Roy, Marc Saint-Saëns, Nathalie Sarraute, Jean-Paul Sartre, Renée Saurel, Claude Sautet, Jean Schuster, Robert Scipion, Louis Seguin, Geneviève Serreau, Simone Signoret, Jean-Claude Silbermann, Claude Simon, René de Solier, D. de la Souchère, Jean Thiercelin, Dr René Tzanck, Vercors, Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet, J.-P. Vielfaure, Claude Viseux, Ylipe, René Zazzo.

[19] PUF, 1977

[20] p. 252

[21] 4° de couverture. Et aussi : « Toute la théorie de l’économie politique du dix-neuvième siècle était incluse dans la salle de concert du dix-huitième et annonçait la politique du vingtième siècle. » (p. 116)

[22] p. 225

[23] p.226-7

[24] Faut-il rappeler, à cette occasion, le nihilisme tiède de la Cassandre de Christa Wolf (mise en musique par Michael Jarrell en 1994) :

« Pour les Grecs, il n’y a que la vérité ou le mensonge, c’est juste ou c’est faux, la victoire ou la défaite, l’ami ou l’ennemi, la vie ou la mort. Ils pensent d’une autre façon, ce qu’on ne peut voir, sentir, entendre, toucher n’existe pas. Ce qui est écrasé entre les notions tranchantes, c’est l’autre élément, le troisième terme, celui qui selon eux ne peut exister, cet élément vivant et souriant, qui est capable de renaître sans cesse de lui-même, qui ne se divise pas, esprit dans la vie, vie dans l’esprit. Anchise dit un jour qu’il aurait été plus important pour eux d’être doués d’intuition que d’avoir inventé ce fer maudit. Si seulement ils avaient pu garder pour eux-mêmes ces notions rigides de bien et de mal sans les appliquer à d’autres, à nous par exemple. » (390)

On reconnaît ici facilement l’antienne « antitotalitaire » qui assigne la responsabilité de tout Mal au Bien dont il procède par adversité…

[25] un inexistant, dans le vocabulaire de Badiou

[26] Dans un tout autre registre, plus traditionnel en matière de prophétie, une certaine tradition chrétienne du prophète voit de même en lui celui qui déclare une vérité du présent et non de l’avenir, celui qui parle donc au présent plutôt qu’au futur. Par exemple, toute une tradition exégétique (voir L’Apocalypse maintenant d’Eugenio Corsini ; Seuil, 1984) considère que le livre biblique de l’Apocalypse ne traite pas d’une fin à venir du monde mais bien du monde actuel comme nouveau monde déjà là depuis la résurrection pascale. D’où sa thèse originale : la bataille d’Harmaguedon, loin d’être l’ultime bataille à venir, a déjà eu lieu et a déjà été gagnée : sur le Golgotha.

[27] Comme on le reverra avec le Requiem de Bernd Alois Zimmermann, la musique travaille souvent à faire entrer dans son monde les bruits de l’époque, les sons dont elle se considère alors comme l’héritière, à charge pour elle de les intégrer selon sa logique (musicale) propre, c’est-à-dire à les musicaliser…

[28] capacité qu’on pourrait dire transcendantale, à la suite de Logiques des mondes de Badiou

[29] thèse qu’on pourrait donc dire, à la suite de Badiou, métapolitique

[30] Dans mon quartier parisien, un des mots d’ordre de la dernière campagne municipale des Verts était : « Jouir ! »…

[31] K. Ross, p. 10

[32] Rappelons que le solde réactif de ces évènements a eu pour principal vecteur subjectif un changement de terrain intelligemment imposé par de Gaulle sous formes d’élections qui, parlementarisant la situation, désactivaient son tranchant au profit de l’inoffensive polarité Gauche/Droite…

[33] p. 14 et suivantes

[34] J’utilise ici les recensions très utiles de Pierre-Albert Castanet, laissant à d’autres circonstances l’expression de mes réserves quant à son interprétation convenue de 68 comme « révolution des mœurs »…

[35] Prayer-Prière (1968) pour voix et instruments ad libitum (15’). Création : Paris 1968 (Berberian). 69° opus (voir le numéro spécial de Contrechamps consacré à Berio), ensuite retiré par Berio de son catalogue…

[36] Cf. page 141 du volume Résistances et utopies sonores

[37] cité par D. Jameux (Boulez ; éd.Fayard : p. 188, 206)

[38] Par volonté et par hasard (p. 40)

[39] Correspondance 1954-1970 (Fayard, 1998 ; p. 94)

[40] Lettre du 17 novembre 1968

[41] Correspondance… (p. 107)

[42] Il faudrait compléter cette liste d’autres œuvres, par exemple

·       de François Bayle Solitioude puis Journal (1969) – qui mobilise l’environnement sonore de Mai - sans compter Rumeurs, composé avec Guy Reibel ;

·       de Francis Miroglio Tremplins ;

·       de Serge Garant Phrases II (d’après un texte de Che Guevara).

Je laisserai par contre volontairement de côté les pièces qui instrumentalisent Mai 68, par exemple Société V de Ferrari (1969) : « sociodrame » mettant théâtralement en scène « la Majorité et l’Opposition », et choisissant donc de relancer une parlementarisation qui en plein 68 avait pourtant assez lamentablement échoué (voir l’opération-Charletty du 27 mai 1968)

[43] Les levées politiques du Vietnam et de la Chine ont certes été décisives (y compris sur un plan idéologique) mais elle ne se sont pas accompagnées, à l’Ouest du moins, de figures musicales significatives…

[44] Mais l’œuvre a été retirée du catalogue par son auteur…

[45] Voir David Osmond-Smith : Playing on words (Royal Musical Association, Londres ; 1985 - p. 55)

Ivanka Stoïanova : Luciano Berio. Chemins en musique (la Revue Musicale, n°375-376-377 ; 1985 – p. 124)

[46] Il faudrait sans doute mettre ce trait de la personnalité de Luciano Berio en rapport avec ce que j’ai proposé, ailleurs, d’appeler son anti-intellectualité musicale (attitude qu’il partage, au demeurant, avec d’aussi éminents compositeurs que Chopin, Debussy ou Varèse).

[47] Tous mes remerciements à Laurent Feneyrou qui me l’a communiquée.

[48] Trad., comme toutes les suivantes, de L. Feneyrou

[49] Donc suite à l’attaque de l’URSS

[50] Donc suite à la capitulation de la VI° Armée à Stalingrad

[51] Trad. L. Feneyrou

[52] voir le projet de film de Pasolini qui voulait envoyer St Paul visiter les grandes métropoles modernes, en particulier New York…

[53] Sans doute, Henri Pousseur a-t-il thématisé sa propre réponse à cette question, via son nouveau projet harmonique (synthèse conjonctive…). Disons que je ne suis guère convaincu par cette issue, pour des raisons intrinsèquement musicales et compositionnelles, ce qui malgré tout n’est pas indifférent au fait que je ne m’accorde pas non plus à sa vision, plus sociologique que politique, des évènements d’alors…

[54] Martin Kaltenecker a écrit un beau livre intitulé La rumeur des batailles qui montre bien comment la musique au début du XIX° siècle s’est nourrie du bruit des batailles napolénoniennes.