Chronique des 1er et 3 juin
2006
(L’Étincelle, n°1, novembre 2006)
François Nicolas
Le compositeur installe ses auditeurs dans une boîte close,
la « maison des rumeurs » de Lucrèce nous précise-t-il, dont les
ouïes (panneaux pivotant verticalement) sont manipulables. Pas d’instruments en
vue, pas de corps susceptibles de vocaliser : l’auditeur se trouve enfermé
face à des murs nus.
Manipulations manuelles des ouïes-fenêtres, réalisées par
les acteurs du drame : pas de partage des tâches entre musiciens et
techniciens, entre acteurs manifestes et assistants inapparents. Des panneaux
semblables à ceux de l’espace de projection de l’Ircam (ils n’ont ici que deux
faces - l’une mate, l’autre réverbérante). Toute modification du lieu
d’écoute se trouve connectée à une action dramatique : le lieu d’écoute
est théâtralisé, en son occupation (l’actrice se déplace, comme les musiciens)
mais également en sa configuration. « Ici, le temps devient
espace » puisque le temps d’un simple
geste (ouvrir/fermer tel panneau, faire pivoter tel autre) suffit à changer
l’espace sonore et visuel, celui non de la représentation mais de l’action
musicale et de l’auditeur.
Vieille fascination des compositeurs pour la rumeur, ce
bruit du monde, cette figure sonore exogène procédant d’un chaosmos inintelligible : la rumeur comme forme
bruiteuse, déchet-bruit d’un discours impénétrable. Longue histoire
musicale : comment faire musique des rythmes urbains au début du 20°
siècle (Varèse), de « la rumeur des batailles » [Kaltenecker] à la
fin du 18° (Beethoven…), du tumulte politique du 20° (Zimmermann)… ?
Singularité de Fama : la rumeur y est endogène ; le lieu même, tel qu’agencé par ses
panneaux, donne figure de rumeur à ses sonorités vocales et instrumentales. Ici
rumeur désigne un élargissement
de la notion musicale de réverbération : l’isolement-amplification de la face réverbérée du discours
musical. La rumeur comme un « Maintenant, l’espace devient
temps » : quand un lieu donne du
temps aux résonances et désinences musicales.
Rumeur du livret,
également, car la dramaturgie narrative est minimale : pas d’évènements
proprement dits mais le cortège, monotone, d’une déploration sans fin découlant
d’une situation subjective impossible (la figure perverse, en double
bind, d’une libération par une prostitution
contrainte).
À la toute fin de l’œuvre, les auditeurs-spectateurs font
face à un plateau orchestral déserté de tous les musiciens et chanteurs sauf du
chef qui continue de battre mesure… devant des pupitres vides ! En ce
moment conclusif, les musiciens et chanteurs se trouvent répartis, invisibles,
à l’extérieur-arrière de la boîte, suivant désormais les gestes du chef par
vidéo. Soit un chef ne voyant plus personne mais vu de tous : le dual donc
du panoptique de Foucauld, une figure retournée de la prison, un « renfermement »
du chef…
Ce moment - « moment-faveur » dramaturgique - fait
vérité de l’œuvre. Et, ce moment-clef étant le dernier de l’œuvre, son
éclairage est uniquement rétroactif, sans prospection possible. L’œuvre aurait
pu musicalement s’interrompre plus tôt : au terme par exemple du crescendo
clôturant l’avant-dernière scène. Mais dramaturgiquement, la dernière scène est
capitale : moment décisif car le chef s’avère y diriger une phalange
d’ombres, un cortège de fantômes ; comme si le chiasme d’un temps devenant
espace (le jeu théâtral sur la boîte) et d’un espace devenant temps (le jeu
musical sur la rumeur théâtrale) circonscrivait un vide, ajusté au lieu
subjectif vacant résultant de l’impossible croisement, dans le livret, d’une
liberté et d’une servitude.
Plus localement, Fama
met en œuvre un chiasme des distances où l’espacement de la source sonore à
l’auditeur se trouve scindé puis recomposé : la source vocale pourra être
localisée au loin mais sembler proche grâce à l’utilisation d’un porte-voix qui
dirige un son privé de sa réverbération naturelle vers l’auditeur : soit
une scission de la catégorie de distance perceptive entre une distance de
localisation (m’apparaît proche ce qui est localisé près de moi) et une distance de directivité (m’apparaît
proche ce qui s’adresse directement à moi, même si cela provient de loin). À l’inverse, une source proche pourra s’avérer
lointaine pour peu qu’un obstacle se dresse entre elle et l’auditeur et dote
ainsi le son adressé d’une réverbération inattendue : soit une scission
entre distance du son direct et distance du son réverbéré (m’apparaît
proche ce qui me parvient privé de l’empreinte sonore du lieu ; m’apparaît
lointain ce qui accroche la traînée réverbérante du lieu). Tout ce petit jeu sonore - que des dispositifs
électroacoustiques plus sophistiqués (par ex. la Timée de l’Ircam…) savent mieux diversifier - est ici
affaire d’une mécanique manuelle, restituant ainsi une fraîcheur musicale
immédiate à des problématiques souvent encombrées de technologies. Et cette
manière de dissocier ce qui est naturellement associé (un son et sa rumeur, un
lieu et ses cloisons, une perception sonore et son lieu d’épreuve…) pour le
réassocier autrement, pour soumettre l’association à des torsions inattendues,
constitue une proposition stimulante en matière de spatialisation musicale.
Par ailleurs, il y a dans Fama quelque chose d’essentiellement allemand. Un spectre, en effet, rode
dans cette expérience : une sourde inquiétude quant aux conditions de
possibilité aujourd’hui de la musique,
comme si l’histoire politique allemande du précédent siècle avait affecté la
possibilité proprement allemande
d’un art musical, d’un Durchführung
qui ne soit pas la servitude d’une emprise déguisée en nécessité. Dans Fama, ce doute porte singulièrement sur l’écoute car il y
va de cette énigmatique question : dans quelles conditions une écoute qui
soit à hauteur de ce qu’est notre temps
est-elle aujourd’hui possible ? Or l’œuvre donne l’impression de s’épuiser
à formuler la question qui la constitue et de demeurer ainsi en amont de ce qui
déploierait une écoute contemporaine, le sentiment de suggérer une problématique
plutôt que d’affirmer une voie.
Mais cette problématique suscite un double doute : à
quel titre l’écoute musicale aurait-elle lieu de se vouloir contemporaine ? Et à quel titre une écoute ne pourrait être telle
qu’en dialectique étroite avec une dramaturgie renouvelée ? La dynamique
effective du compositeur semble en vérité opérer dans l’ordre inverse : la
préoccupation allemande « contemporaine » en matière de conditions de
possibilité configure l’objectif d’une nouvelle dramaturgie laquelle impose la
contrainte d’une figure contemporaine de l’écoute.
Sur le devant de la scène, deux danseurs miment les gestes
musicaux de deux guitaristes jouant plus loin, dissimulés derrière un rideau,
l’œuvre musicale. La synchronisation et l’adéquation des gestes chorégraphiques
aux gestes musiciens devinés sont presque parfaites, un léger tremblement entre
« l’image et le son » ajoutant une touche de vérité à cette
reconstitution. Il ne s’agit pas ici de tromper le spectateur, mais de
magnifier le spectacle par le jeu déclaré d’un simulacre : un peu comme
dans ces tableaux hyperréalistes où l’hyper
du réalisme désigne la
représentation, dénonce le trompe-l’œil et distancie le regard d’une vision
naïve.
Un peu plus tard, les gestes chorégraphiques se détachent
des gestes musiciens auxquels ils adhéraient jusque-là (un danseur va se
gratter la tête plutôt que frotter sa guitare fictive) en un effet comique immédiatement
relevé des rires du public. Jeu subtil où l’humour (rapprocher mimétiquement
les lointains — les espaces séparés du musicien et du danseur —) bascule en
ironie (creuser un lointain au plus proche, écarter d’un geste anachronique ce
qui semblait conjoint et ainsi restituer l’hétérophonie des voix visuelle et auditive).
Puis le spectacle se prolonge, au gré de fluctuations entre
l’humour d’une conjonction et l’ironie de sa déprise : deux Buster Keaton
mettant en corps la musique, par injection des gestes musiciens dans un corps
dansant.
Effets inattendus de tels gestes transposés : on
perçoit mieux tel frottement du musicien sur son instrument à observer un
frottement simultané très ample du danseur, comme si le geste de celui-ci, désignant
le geste de celui-là, présentait l’absent en le représentant.
Spectacle avant tout : nulle dramaturgie en vérité, qui
viendrait sceller l’alliance du voir et de l’entendre par une rétroaction du
théâtre sur la musique ; d’ailleurs l’œuvre de Lachenmann préexistait à
cette mise en scène chorégraphique et reste jouée dans une version ignorant
tout du spectacle auquel elle donne lieu. Pourtant, cette rétroaction du
théâtre sur la musique ne serait-elle pas la modalité minimale d’une véritable
dramaturgie, c’est-à-dire d’une synthèse entre danse et musique ?
Cette non-synthèse a pour effet d’encombrer l’écoute
musicale. Certes la perception sonore est aiguisée par la perception visuelle,
mais l’écoute musicale n’en est pas libérée, tout au contraire :
l’attention du spectateur-auditeur, se trouvant focalisée sur le rapport
(dissymétrique) entre entendu et vu (la musique reste imperturbée par la
chorégraphie superposée), est rendue indisponible aux rapports proprement musicaux.
D’où l’impression qu’il s’agit là d’une théâtralisation de la perception, non
d’une dramatisation de l’écoute musicale.
L’opérateur principal de cette théâtralisation est la
dissociation de l’accord musical entre
instrumentiste et instrument, la déconnexion de cette interaction musicienne où
l’instrumentiste ne fait plus qu’un avec son instrument, la déconstruction du corps-accord
musicien (corps à corps entre le corps
physiologique du musicien et le corps mécanique de l’instrument) par sa projection
sur un seul axe de l’interaction : celui du corps physiologique. Quand la
technologie contemporaine réalise de telles projections par capteurs optiques
restituant l’image des membres mobiles du musicien, cette expérience « met
en corps » la composante physiologique de l’interaction musicale grâce à
la verve ancestrale du mime, en économisant cette technologie.
S’agit-là d’une simple prolongation de ces jeux enfantins où
il faut découvrir un métier en mimant les gestes d’un artisan, ou de ces divertissements
adolescents qui miment la mise en scène hystérisée d’un guitariste-rock (Air Guitar…) ?
Qu’est-ce que cette expérience tente d’affirmer ? S’il s’agit bien
d’expérience (ex-perire), quel
danger s’agit-il ici de traverser, et en direction de quoi ?
L’attention est dans ce cas trop centrée sur le geste
physiologique qui excite l’instrument pour ne pas être détournée de la trace
sonore projetée et donc pour que l’écoute musicale puisse constituer l’enjeu
véritable de cette expérience. Son enjeu est plutôt d’inviter ses spectateurs à
réfléchir sur les conditions mêmes des synthèses perceptives, sur les manières
d’accorder nos yeux et nos oreilles.
À nouveau, cette expérience en reste au stade de
l’interrogation, sans véritablement déboucher sur une affirmation : elle
s’installe dans une déconstruction lachenmamienne plutôt qu’elle ne franchit le
seuil d’une « reconstruction ». En ce sens, cette expérience porte la
déconstruction musicale de l’œuvre de Lachenmann à son point d’affirmation
chorégraphique en dévoilant ce qu’il y a d’affirmation chorégraphique dissimulée
dans cette geste musicale.
Qu’en est-il, à la lumière de cette proposition, d’une
dialectique possible entre musique et danse ? Comment ainsi faire synthèse
des deux séries de perceptions (l’une visuelle des deux danseurs-mimes, l’autre
auditive des deux guitaristes) manifestement coordonnées par une troisième
série absentée du regard (la série des gestes physiologiques participant du
corps-accord des musiciens) ? Faut-il en rester à une consécution d’humour
et d’ironie — à l’amusement d’un jeu chorégraphique — ou l’enjeu est-il
autre ?
L’enjeu proprement musical me semble d’interroger un
corps-accord musical - fondement de la musique - qui se voit, en ce début du
XXI° siècle, remis en cause, en particulier par l’irruption irrépressible de
l’ordinateur, lequel, même affublé de haut-parleurs, ne saurait, en l’état,
constituer un véritable instrument de musique. L’intérêt spécifique de cette
expérience est alors de déprendre ces interrogations de leur gangue
technologique et de les projeter dans l’espace traditionnel de la musique (hors
ordinateur et haut-parleurs).
Cette expérience, comme celle de Fama, fait ainsi retour sur la musique de questions urgentes qui ont emprunté, pendant une
ou deux décennies, un tour prioritairement technologique et suggère qu’il
convient aujourd’hui de
réexaminer musicalement ces problèmes à distance de cette technologie, en renouvelant
le parti de coordonner acoustique
et musique par un recours à des moyens musicaux traditionnels, non surdéterminés
par le nouvel appareillage technologique.
Soit l’idée que la musique peut/doit se réapproprier les
réponses esquissées par la technique et les mettre à l’épreuve de ses propres
modalités. Ainsi, s’il s’agit de coordonner musique instrumentale et
spatialité, il doit être également possible de le faire avec des moyens
proprement musicaux, en économisant ceux des dispositifs électroniques
(simulation de salles) en sorte que ces moyens restent sous le contrôle plus
étroit de leur fin musicale. Et de même, s’il s’agit d’amplifier théâtralement
le geste du musicien en sorte de conquérir une nouvelle dramaturgie, agie par
la musique, on doit pouvoir également le faire par un jeu directement chorégraphique.
Finalement ces deux expériences outrepassent ce type de
coordination acoustique-musique qui met la technique au poste de commandement
et suggèrent qu’une nouvelle séquence de cette coordination doit rehausser
l’autorité de la composition musicale sur la technique électro-acoustique.
Or n’est-il pas vrai que l’intérêt de la technologie est de
débroussailler de nouveaux territoires sonores, de nouveaux champs problématiques,
à charge ensuite à la musique de les occuper, ce que la technologie ne saurait
faire ? N’est-il pas avéré que la musique n’occupe de nouveaux territoires
qu’en attestant de sa capacité à s’y installer en économie de la technique
ayant servi à les dégager et à les conquérir ? N’a-t-on pas déjà connu un
pareil effet en retour de la technologie sur la composition avec
l’élargissement de la catégorie musicale de timbre sous l’emblème du « spectre » - ce fut
l’apport singulier de L’Itinéraire
dans les années 70-80 que d’ainsi introjecter dans la composition musicale des
opérations d’analyse et synthèses sonores initialement conquises par
l’électroacoustique- ? Et finalement, toute l’œuvre de Ligeti ne peut-elle
être vue comme le vaste projet de donner à l’électronique le statut musical
d’une cause absente ?
Au total, si la nouvelle séquence de la recherche en matière
de coordination acoustique-musique devait inclure la musicalisation des
nouveaux champs (nouveaux territoires sonores, nouvelles pratiques et problématiques,…)
dégagés depuis un quart de siècle par la technologie, quel musicien saurait
s’en plaindre ?
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