les opus comme moments musicaux d’une Œuvre…
(À propos de Moments musicaux d’Adorno et de l’essai Ground de Martin Kaltenecker)
Samedi d’Entretemps (Ircam, 19 novembre 2005)
François Nicolas
Le livre Moments musicaux d’Adorno (Contrechamps, 2003) présente différents essais rédigés sur une vaste période (35 ans : de 1928 à 1962) et rassemblés par l’auteur lui-même en 1963. Il nous est rendu accessible en français grâce à une remarquable traduction de Martin Kaltenecker qui assortit ce travail d’un essai de forte ampleur [1] théorisant le rapport de ce recueil au « thème proprement philosophique » [2] de toute l’œuvre d’Adorno, thème constituant « le ground de [s]a pensée », « à savoir – écrit Martin Kaltenecker – l’analyse du rapport dialectique entre le général et le particulier, la forme et le détail, la totalité et le singulier ».
Boulez parlait du « labyrinthe Adorno » pour indiquer la difficulté, singulièrement des musiciens, à s’orienter à l’intérieur de son œuvre. Boulez en tirait clairement la même conclusion que Schoenberg : mieux valait, pour un musicien - fut-il pensif -, se tenir à l’écart d’un tel dédale car y pénétrer ne pourrait que faire errer toute intellectualité musicale.
La lecture de ce livre tend à légitimer, une fois de plus, ce diagnostic : le texte d’Adorno n’économise guère les philosophèmes – ces énoncés saturés de concepts dont la position proprement philosophique d’énonciation est gommée au nom d’une sororalité possible avec une position musicienne d’énonciation [3] -. Par exemple ceux-ci, pris parmi mille autres possibles :
« Dans le Quintette
[de Schoenberg], le schéma transcendantal de la sonate, condition de sa
possibilité en soi, n’est plus rempli, comme auparavant, par un contenu, mais
il est représenté immédiatement comme son propre contenu. » [4]
On imagine la rage de Schoenberg découvrant ces
énoncés attachés à sa musique…
« Ce qui importe [dans
la Missa solemnis] c’est de
savoir si l’ontologie elle-même, un ordre spirituel objectif de l’être, est encore
possible, et si elle peut être sauvée musicalement en son état
subjectif. » [5] Difficile de démêler ici la part du philosophème et
du jargon…
« Dans cette œuvre [la Missa
solemnis], la vérité métaphysique
devient un résidu, comparable à la pureté sans contenu du simple “je pense”
dans la philosophie de Kant. » [6]
Difficile de se situer musicalement face à un
tel type d’énoncé dans le même temps où aucun philosophe ne lit sans doute ces
mêmes textes…
Plus désorientant encore : Adorno ne cesse également de tresser son discours de ce qu’on pourrait appeler des sociologèmes et des psychologèmes : des énoncés dont la consistance (supposée…) ne peut relever que des disciplines sociologie ou psychologie – on laissera ici de côté l’examen de la nature exacte des consistances (controversées) de ces disciplines universitaires [7] -. On sait que la musicologie est dramatiquement encombrée de tels types d’énoncés : Adorno est devenu la référence obligée de tout discours musicologique se voulant éclairé lors même que cette référence opère en vérité le plus souvent comme facteur d’obscurcissement, de désorientation, de cache-misère du discours soutenu.
À l’inverse, Martin Kaltenecker – qui s’y connaît en matière de lecture attentive et minutieuse d’Adorno – tente de tresser son propre fil d’Ariane en sorte de pénétrer en profondeur dans le labyrinthe-Adorno en se dotant de la capacité d’y rester orienté.
Je le cite, car la logique de sa démarche me semble exemplaire de celle qu’un musicologue se référant à Adorno devrait adopter :
« Ce thème […] défini comme le ground de la pensée d’Adorno […] est le sol sur lequel elle élève ses constructions, mais il est aussi toujours présent ou sous-jacent comme une basse de chaconne, et représente comme celle-ci un schéma qu’il faut réaliser, orner et expliciter en produisant des figures toujours nouvelles. » [8]
Il s’agit donc ici pour Martin Kaltenecker de faire une hypothèse globale en matière de lecture des textes d’Adorno, hypothèse qui s’avère au demeurant de nature proprement philosophique – je rappelle que son thème, ce ground, porte sur « le rapport dialectique entre le général et le particulier, la forme et le détail, la totalité et le singulier » - ce qui veut dire que Martin Kaltenecker entreprend de lire Adorno, y compris celui qui nous occupe ce matin (celui des Moments musicaux), en philosophe, non en musicologue ou musicien.
Je m’accorde entièrement à ce type d’hypothèse : on ne saurait me semble-t-il lire Adorno si l’on ne soutient pas – contre parfois Theodor W. Adorno lui-même – qu’il y s’agit toujours ultimement de philosophie, non de musique, moins encore de sociologie ou de psychologie, pire encore : de politologie ! Et donc, qu’à ce titre mesure philosophique doit être prise de ce qu’écrit Adorno en le référant à son texte philosophique majeur, celui précisément qui ne parlant jamais de musique sera d’autant plus fortement le point d’Archimède de tout son dispositif : j’ai nommé bien sûr son ouvrage tardif Dialectique négative dont Martin Kaltenecker fait ici fortement cas.
C’est ultimement ce qui permet à Martin Kaltenecker de prendre juste mesure du phénomène-Adorno, par exemple de son style si particulier – je le cite - :
« Le style de pensée si particulier d’Adorno, à la fois intense et nerveux, erratique et dense, où le bas d’une page est toujours extrêmement éloigné de son début, mais dont le bouillonnement rejette avec régularité des sortes de maximes parfaitement frappées, ce style est lui-même le fruit d’un constant équilibrage entre la force mécanique qui veut capturer un objet au moyen d’une grille de notions abstraites, et la force mimétique qui cherche à en “épouser les courbes”. » [9]
Je ne voudrais pas m’installer ce matin dans ce même type de
lecture d’Adorno.
J’ai tenté, pour mon propre compte, de le déployer ailleurs,
en particulier lors d’un séminaire « Musique et philosophie » tenu
l’année dernière à l’Ens sur cette Dialectique négative d’Adorno – on en trouvera le relevé tant sur
internet que dans un polycopié spécifique -.
Je voudrais aujourd’hui traverser autrement l’ouvrage qui
nous est proposé ce matin. Je propose de le faire en mettant en œuvre une
orientation de lecture que j’appellerai celle de la lecture biaisée : il
s’agit de lire le texte adornien (ultimement de consistance proprement
philosophique) selon un angle d’incidence latéral plutôt que frontal, sous
l’angle d’une lumière rasante plutôt qu’orthogonale en sorte non pas de suivre
la piste d’un ground et de tracer le fil
d’Ariane susceptible d’orienter le labyrinthe-Adorno mais plutôt de rehausser
tel détail susceptible d’intéresser le musicien pensif et de faire raisonner
l’intellectualité musicale de tel ou tel.
Il s’agit donc ici de laisser librement jouer les
métaphores, analogies, homologies, résonances surgissant à la lecture, somme
toute en acceptant que le texte adornien puisse servir de prétexte – de
pré-texte – au nouveau texte du musicien pensif.
Ce n’est pas là oublier le statut proprement philosophique
(et non pas musicologique) des énoncés croisées, le statut de concepts
philosophiques (et non pas de catégories musiciennes) des nominations rencontrées.
C’est tout simplement raturer sciemment ce statut philosophique, transférer ces
énoncés et catégories non plus en misant sur quelque transfert d’autorité (du
discours philosophique adornien vers celui de l’intellectualité musicale) mais
en s’en servant pour penser en musicien déclaré tel ou tel phénomène musical.
Cette méthode ainsi délimitée, je voudrais donc indiquer de
quelle manière il me semble possible de profiter de cet ouvrage pour penser
plus avant ce que peuvent être - pour le musicien plutôt que pour le philosophe
- que des « moments musicaux » puisque tel est le signifiant général
qu’Adorno convoque ici à la pensée.
Le syntagme « moments musicaux » prête à multiples
compréhensions : finalement, que nomment exactement les noms propres ici
convoqués Beethoven, Schubert, Weber,
Offenbach, Wagner, Ravel,
Schoenberg, Zerline, Krenek,
Weil, Zillig… ?
Au choix :
· des
moments historiaux du monde de la musique (le moment par exemple où le tempo
d’exécution des œuvres du passé doit s’accélérer, où « les œuvres devront
être jouées de plus en plus vite » [10] ;
ou encore le moment où le genre opéra ayant vécu va tendre à se déverser en
film…) ?
· des
moments possibles de la musique pour une philosophie soucieuse de son
conditionnement par l’art (le moment par exemple où « le schéma
transcendantal de la sonate » devenant
« représenté immédiatement comme son propre contenu » [11]
incite la philosophie à réévaluer ce que « contenu de vérité » peut vouloir philosophiquement dire) ?
· des
moments internes à telle ou telle Œuvre musicale (par exemple le moment tardif
dans le grand Œuvre beethovénien, ou le moment mal nommé dodécaphonique de l’Œuvre de Schoenberg) ?
On a clairement à faire ici à trois types assez radicalement
différents de moments de musique, que je
dirai successivement les moments musiciens de musique, les moments philosophiques de musique, et enfin les moments spécifiquement musicaux de musique.
· Les
moments musiciens de musique, d’abord,
sont les moments historiaux où quelque chose d’assez général du monde de la
musique prend un nouveau tour, quelque chose qui ne concerne pas seulement un
projet musical particulier - une Œuvre singulière - mais par exemple un de ses
genres – le genre opéra, ou le
genre sonate, ou le genre jazz -. Ce sont des moments qui apparaissent tels au regard
du musicien, à ce dividu qui
passant son temps à entrer et sortir du monde de la musique est apte à prendre
mesure globale de ce monde et à s’intéresser à son historialité [12].
· Les
moments philosophiques de musique,
ensuite, sont ceux où ce qui se passe en musique (et qui n’est pas
nécessairement clairement identifié par les musiciens comme moments : tout
dépend, en cette affaire de la vigilance des intellectualités musicales au
travail…) convoque la pensée philosophique à sa tâche propre : celle que
je propose d’appeler météorologique
pour indiquer qu’il y s’agit de saisir philosophiquement un temps de la pensée
– disons un Zeitgeist
-. On sait qu’Adorno a exemplifié au XX° siècle cette exigence philosophique en
formulant ce que j’appelle le principe philosophique du contemporain : « une philosophie contemporaine de la musique doit être une philosophie de la
musique contemporaine », ce
qui pour lui voulait dire qu’une philosophie critique de la musique devait être une philosophie de la
musique de l’École de Vienne.
Remarque : Martin
Kaltenecker attire ici [13]
notre attention sur le fait qu’Adorno présente sa Philosophie de la nouvelle
musique moins comme un conditionnement de
la philosophie par une nouvelle musique qu’à l’inverse comme une « digression » [14]
- « digression développée »
précise Martin Kaltenecker [15]
– à La Dialectique de la Raison écrite
avec Horkheimer (1944) durant le laps de temps séparant la première partie Schoenberg
et le progrès (1940-41) de la seconde Stravinsky
et la restauration (1947-48), plutôt donc
comme une exemplification musicale de ce que la philosophie aurait par ailleurs
établi – Martin Kaltenecker parle ici d’« immense note
explicative » et d’« illustration » - [16].
Je souhaite simplement relever ce point
- qui n’est pas que de chronologie puisqu’il indexe la nature des rapports
adorniens entre musique et philosophie – avant de le laisser en l’état et de le
réserver par là à d’autres développements…
· Enfin
les moments proprement musicaux de la
musique – ceux qui m’intéressent le plus et que je vais maintenant détailler –
engagent spécifiquement les œuvres, la pensée musicale qui y est à
l’œuvre : ces moments sont donc intérieurs soit au déroulement d’un opus
donné, soit aux rapports entre opus dans une grande Œuvre, telle celles de
Beethoven, de Wagner ou de Schoenberg (pour rester dans le cadre de notre livre
du jour).
Trois types de moments donc, qui engagent trois types
différents de subjectivité :
celle du musicien, celle du philosophe, et celle de l’œuvre musicale.
Cette question est difficile à débroussailler de l’intérieur
même de la philosophie d’Adorno à raison, à mon sens, d’un point précis :
l’opacité de son concept philosophique de sujet. Le paradoxe de la lecture d’Adorno est que cette lecture rencontre
sans cesse - et de préférence aux points névralgiques (où la pensée se représente
comme décidant d’une vaste orientation) – le mot de sujet (avec ses déclinaisons usuelles : subjectif, subjectivité…), pris d’ailleurs dans des polarisations variables (par exemple
parfois couplé, parfois explicitement découplé, du mot objet), sans qu’on n’ait jamais – à ma connaissance du moins,
qui n’est guère celle d’un spécialiste d’Adorno… - de développement spécifique
sur ce concept de sujet. [17]
Disons que pour moi cette indécision philosophique contribue
grandement à configurer l’Œuvre d’Adorno en labyrinthe où, en effet, un
musicien, fut-il pensif et normalement instruit de philosophie, ne souhaitera
guère s’installer.
Je réserverai donc mes remarques du jour au troisième type
de moments, à ceux précisément pour qui l’épithète « musicaux » me
semblent la mieux appropriée et je me demanderai : ce livre d’Adorno, judicieusement
éclairé dans ses enjeux par l’étude de Martin Kaltenecker, peut-il nous aider à
penser en musicien ce qu’est un moment musical à l’œuvre ?
Il faut ici distinguer parmi ces « moments
musicaux » ceux qu’on dira internes à une œuvre – ceux qui fixent un
moment du déroulement d’un opus donné – et ceux qui indexent plutôt un opus à
l’intérieur d’un plus vaste corpus, en particulier à l’intérieur d’une Œuvre
(cette fois avec majuscule, comme celle de Bach, Beethoven ou Schoenberg).
Il y a donc d’un côté les moments d’un opus donné et de
l’autre cet opus comme moment dans une Œuvre plus globale, faite de nombreux
opus. Il y a d’une part tel moment dans Parsifal, et d’autre part ce qu’on appellera le moment-Parsifal dans l’Œuvre de Wagner.
Parmi les moments internes à un opus, j’aime par exemple à
distinguer ce que j’appelle un moment-faveur – moment où la musique à l’œuvre se déchire pour livrer en creux un
point d’écoute apte à filer l’œuvre de part en part -. Notre livre d’Adorno ne
traite pas véritablement de cette dimension, interne à l’œuvre, du moment
musical - il en parle plutôt dans son texte consacré aux beaux
passages - [18].
Le recueil Moments musicaux est plutôt
consacré au second type de moment musical : celui qui s’attache à des opus
particuliers fonctionnant comme moment singulier dans une plus vaste
trajectoire, par exemple le moment du style tardif dans l’Œuvre beethovénien,
ou le moment apparemment strictement dodécaphonique dans l’Œuvre de Schoenberg.
Adorno nous incite donc ici à réfléchir sur ce que sont de tels moments-opus.
Je prélèverai pour cela dans ce recueil les trois opus
suivants : le quintette à vents de Schoenberg, Parsifal de Wagner, et la Missa solemnis de Beethoven et je proposerai à partir de là de
distinguer trois types de moments-opus.
Adorno associe son texte sur Parsifal à trois autres articles traitant de l’opéra [19].
À ce seul titre, Martin Kaltenecker a raison d’attirer notre attention vers la
figure-cinéma [20]
du destin de l’opéra au cours du XX° siècle : « sous sa forme
hollywoodienne en particulier, le film peut représenter la dépravation du genre
opératique. » écrit-il ainsi [21],
s’accordant ainsi à ce qu’Adorno écrit lui-même ailleurs : si l’opéra est
bien proche du film, « il ne faut pas écarter cet aspect comme étant
simplement extérieur » [22].
Le lieu n’est pas ici d’entrer dans le détail de la manière
dont l’Œuvre de Wagner et singulièrement Parsifal ouvrent ainsi moins à la seule musique de film que, plus globalement,
au film comme nouveau genre artistique. Ceci suggère l’hypothèse
suivante : si la musique de Wagner a eu pour destin privilégié au XX°
celui de la musique de film, si somme toute c’est peut-être le cinéma qui a
« reçu » Wagner avec le plus d’assiduité au cours du XX° siècle, ce
serait parce que cette musique wagnérienne était bien toujours déjà une musique
de film, ou encore parce que l’opéra wagnérien était un film avant que l’heure
du cinéma soit venue. Ainsi Wagner aurait bien été une aurore, non un
crépuscule, sauf que Debussy n’avait pas vu (et pour cause !) que cette
aurore était celle du futur septième art, non de la nouvelle musique…
Le texte d’Adorno sur Parsifal est ici d’une grande acuité.
Je le cite :
« Dans Parsifal,
[…] l’art de l’écoute consistera à surprendre un écho – à être aux aguets.
Ceux-là seuls comprendront Parsifal qui
saisiront ce qu’il y a de trop en lui, d’extravagant, son originalité et sa manière
propre, telles qu’elles apparaissent dès le début du prélude, avec ces accords
aux bois, suspendus sans mélodie aucune, et dans lesquels se meurt
simplement la résonance de la première strophe du thème de la Cène, quatre
mesures après sa fin. C’est un peu comme si le style parsifalien ne
cherchait pas seulement à représenter les pensées musicales, mais aussi à en
composer l’aura, telle qu’elle se forme non pas au moment où un son résonne,
mais où il s’éteint. C’est seulement quand on s’ouvre moins à la musique
elle-même qu’à son écho que l’on peut en suivre
l’intention. » [23]
Soit l’idée que Parsifal
constitue son point d’écoute moins dans les débuts d’énoncés que dans leurs résonances,
que le son-Parsifal se
singularise moins par ses transitoires d’attaque que par ceux d’extinction – où
l’on retrouverait cette fois le diagnostic debussyste puisque l’œuvre-Parsifal concevrait bien son point d’écoute immanent en une
disposition crépusculaire du son plutôt qu’auroral… -. On sait, par exemple que
Sybergberg s’est emparé de cette tonalité générale de Parsifal pour réaliser un film qui ait « conscience
de se trouver à la phase terminale d’un chapitre qui se referme de l’évolution
du cinéma », un film qui soit
« comme un chant du cygne, un encore-une-fois » [24].
L’opus Parsifal
serait donc pris dans une pince singulière : la musique s’y déploierait
avec une oreille constamment tournée vers l’arrière ce qui précisément lui
permettrait de préfigurer, sans le savoir, un nouveau type d’art : le
cinéma comme réalisation du projet – manqué par Wagner - d’œuvre d’art total.
C’est sans doute à ce titre que Syberberg écrit précisément
ceci :
« L’erreur de Richard Wagner, faire rêver son Bayreuth
d’un Hollywood, devait presque nécessairement le conduire dans les bras du
cinéaste Hitler, et à la colère de Nietzsche. Il fallait corriger cela. » [25]
et qu’Adorno parle de son côté du « mensonge
Parsifal » [26].
Je ne m’étends pas sur tout ceci, j’aurai d’autres occasions
en d’autres lieux de le faire prochainement [27].
Ce qui m’intéresse directement ici est que le moment-Parsifal de l’Œuvre wagnérien s’indexe à un point
particulier, que je proposerai tout à l’heure de généraliser et que je dirai
celui où l’œuvre musicale entreprend de se rapporter à d’autres œuvres,
musicales ou non.
C’est bien sûr le cas général dans tout l’Œuvre wagnérien
puisque dans tous ses opéras la conjonction musique-poésie se noue sous le nom
générique de drame. Il y a cependant de
ce point de vue une singularité Parsifal qui tient, comme Adorno nous le suggère, au double registre d’une
écoute en arrière (immédiat) et d’un regard se portant (loin) en avant, nouage
singulier qui touche à ce qu’Adorno reconnaît dans Parsifal comme une « imbrication de
l’archaïsme et de la modernité – le Moyen-Âge comme monde futur ». [28]
J’appellerai critique
ce type de moment où un opus catalyse un nouveau type de rapport de la grande Œuvre
aux autres grandes Œuvres musicales ou aux œuvres des autres arts.
Il est assez frappant qu’Adorno semble repérer de préférence
de tels moments musicaux dans ce qu’il nomme un « style tardif » et
qu’il indexe dans ce volume essentiellement au dernier Beethoven encore qu’il
reconnaisse également dans Parsifal le
jeu de ce qu’il appelle « la vertu d’un style tardif » [29].
Martin Kaltenecker d’ailleurs nous rend attentif à l’idée
adornienne que « le style tardif de Beethoven est “critique” » en relevant qu’Adorno écrit ailleurs :
« Que Beethoven pouvait encore “écrire autrement” […]
montre son intention critique. » [30]
Citons quelques extraits :
« Cette œuvre est la première des grandes œuvres de
Schoenberg où la technique dodécaphonique se cristallise purement. » [31]
« On soutiendra ici que pour comprendre la nature
musicale du Quintette à vents, il suffit
de comprendre son agencement thématique et formel, sans tenir compte des
préalables dodécaphoniques. » [32]
Adorno insiste sur
« le fait que les séries en tant que telles ne sont pas reconnaissables
par l’oreille » [33],
et sur ceci que « l’harmonie est
toujours, et cela n’apparaissait dans aucune œuvre antérieure de Schoenberg, uniquement
le résultat, jamais le point de départ de l’agencement constructif et thématique. » [34]
Le Quintette marque « le
retour à la forme-sonate » [35] ;
et « l’enjeu central de la sonate »
dans ce quintette est celui-ci :
« la forme-sonate, qui a explosé, est créée, une seconde fois pour ainsi
dire, par une technique d’économie thématique parfaite. » [36]
Ainsi le quintette est, « si l’on
peut dire, une sonate sur la sonate » [37].
À propos du quintette de Schoenberg, Adorno écrit
ceci :
« On dirait, pour emprunter une image au langage
philosophique, que dans le Quintette, le
schéma transcendantal de la sonate, condition de sa possibilité en soi, n’est
plus rempli, comme auparavant, par un contenu, mais qu’il est représenté
immédiatement comme son propre contenu. » [38]
Adorno a ainsi recourt à une image philosophique au lieu
même d’un moment musical de nature théorique. Sans doute était-ce là sa manière
(du moins à l’époque de rédaction de cet article : 1928) de se prémunir
contre ce qu’il appelait « le fétichisme des moyens » [39] qui tendait à faire croire que la
nouvelle technique sérielle
pouvait être « une fin en soi » et non pas « un moyen de représentation de ce qui
avait été composé ».
Finalement, ce qui m’intéresse en ces considérations
d’Adorno tient à ceci : le quintette constitue dans l’Œuvre schoenbergien
un moment que j’appellerai théorique
dans la mesure où le quintette tente de faire musicalement théorie d’une nouvelle technique.
Ce qui est intéressant à voir, c’est que c’est bien l’opus
qui par lui-même fait théorie musicale sans que cette théorie se réduise à la
théorie que le musicien peut, pour son propre compte, faire d’un tel opus. Bref
il s’agit bien ici d’une théorie proprement musicale, et non d’une théorie musicienne, avec cette différence – considérable – que la théorie
musicale se fait en musique quand
la théorie musicienne se déploie
dans le langage.
Adorno soutient ainsi que le quintette a en lui-même la
sonate comme enjeu immanent (« une sonate sur la sonate »…), que son déploiement théorise (en actes) le rôle
exact dévolu aux nouvelles techniques dodécaphoniques, leur nouveau rôle dans
l’ancien partage mélodie/harmonie et dans l’antique division écriture/perception,
etc.
Adorno nous délivre donc avec l’opus 26 de Schoenberg la
matrice d’un second type de moment musical : un moment théorique de l’Œuvre schonbergien.
L’opus 123 – la Missa solemnis – va nous fournir le modèle d’un troisième type de moment que
j’appellerai cette fois esthétique
soit le moment où une Œuvre se confronte moins aux évolutions des techniques
immanentes au monde de la musique (moment théorique), moins aux autres œuvres d’art - musicales ou
non-musicales – (moment critique)
qu’aux pensées non artistiques, à l’hétérogène de ce qui ne relève pas
directement d’une pensée du sensible.
Que nous dit en effet ici Adorno de la Missa
solemnis ?
Notons d’abord qu’Adorno y met explicitement en scène la
polarisation entre « une œuvre aussi exigeante que la Missa solemnis et l’Œuvre beethovénien en général » [40]
puisque sa question va être : à quel titre cette messe est-elle
beethovénienne, soit en quel sens la Missa solemnis est-elle bien un moment musical du grand Œuvre
beethovénien ? La difficulté, pour Adorno, est d’« expliquer
qu’un compositeur tellement émancipé, ne se soutenant que de son esprit propre,
ait eu recours à une forme conventionnelle » [41].
Adorno va ainsi attacher sa réflexion au « paradoxe d’un Beethoven
écrivant une messe » [42],
d’un Beethoven répétant « plusieurs fois le mot “Credo”, comme si
l’homme solitaire devait se persuader lui-même aussi bien qu’autrui de sa
propre foi, au moyen d’une invocation répétée. » [43]
Et Adorno d’aboutir à cette première conclusion :
« À travers sa forme esthétique, l’œuvre s’interroge sur la possibilité
de dire, de chanter l’absolu sans tromperie » [44].
Adorno prolonge sa réflexion sur « l’absurde », « l’obscurité », « l’impuissance » de cet opus, le rongeant de l’intérieur. D’où la
nouvelle hypothèse que la messe pourrait être intelligible par ce qu’elle
« évite » plus encore
que par ce dont elle s’empare, ce qui l’amène à formuler l’hypothèse d’une
« hétéronomie » [45]
à laquelle s’abandonnerait l’œuvre, ce qui serait tout aussi bien sceller sa
propre énigme, ainsi devenue musicalement indéchiffrable.
Sans vouloir me lancer ici dans une évaluation du diagnostic
adornien sur la Missa solemnis – opus,
au demeurant, qui m’a toujours semblé, en effet, particulièrement rétif à ma
sensibilité musicale -, j’en retiens cette hypothèse d’un moment musical
structuré autour de la confrontation de la musique à une autre loi, non
artistique, non sensible, ici la loi d’une religion (sans doute plus,
d’ailleurs, que d’une foi), la loi d’un absolu comme dit Adorno, la loi d’une
pensée de part en part hétéronome à la pensée musicale. À ce titre, le moment-Missa
Solemnis de l’Œuvre beethovénien sera dit
moment esthétique.
J’entendrai ce faisant esthétique – dans ce contexte du moins - comme désignant ce moment où la musique
se rapporte à un hétérogène, selon la maxime énoncée ailleurs par Adorno :
« Il faut à l’art, pour qu’il devienne art, quelque
chose qui lui est hétérogène. Sinon, le processus qu’est chaque œuvre d’art, en
elle-même et selon sa teneur, n’aurait aucune prise et se déroulerait en soi, à
vide. » [46]
Soit l’hétérogène comme point d’embrayage et le moment
esthétique d’une Œuvre comme moment d’embrayage ultime de cette Œuvre sur l’hétérogène,
sur le non-musical, disons sur les mondes ne relevant pas de la musique et des
autres arts.
Ceci consonne, une fois de plus, avec une remarque faite par
Martin Kaltenecker quand il commente ainsi les mêmes extraits du texte
d’Adorno : « Il doit y avoir dans toute œuvre d’art un ferment
anti-artistique » [47].
Généralisons très rapidement tout ceci.
Je propose de distinguer dans toute Œuvre (avec un grand Œ) trois types de moments musicaux, trois types donc
d’opus particuliers, jouant un rôle charnière à la fois de nature locale et de
portée d’ensemble :
· les
moments théoriques,
· les
moments critiques,
· les
moments esthétiques.
La thèse est ainsi qu’il serait possible d’analyser la
dynamique de pensée de toute Œuvre à partir de trois de ses moments, en
projetant par exemple à l’intérieur de tout l’Œuvre boulézien les
caractéristiques repérées, grâce à Adorno, respectivement dans l’opus 26 de
Schoenberg, l’opéra Parsifal et l’opus
123 de Beethoven.
Je suggère à ce titre de repérer dans l’Œuvre boulézien
· un
moment théorique autour des Structures,
· un
moment critique autour des deux Sonates pour piano, et, sans doute, pour de
tout autres raisons, également dans Répons,
· un
moment esthétique avec Pli selon Pli.
Ce premier pas posé, on peut continuer. Je vous propose
ainsi les repérages suivants.
· un
moment théorique autour de l’Art de la fugue,
· un
moment critique autour des transcriptions auxquelles il procède (concertos pour
orgue…),
· un
moment esthétique avec les Passions.
Il n’y pas de raison de s’arrêter pour lui au repérage
adornien du moment esthétique et je vous propose donc la triple indexation
suivante :
· un
moment théorique avec les Diabelli,
· un
moment critique avec le style tardif,
· un
moment esthétique avec la Missa
solemnis mais également avec la IX°
symphonie.
· un
moment théorique avec Tristan,
· un
moment critique avec Parsifal,
· un
moment esthétique mettons avec les Maîtres chanteurs.
· un
moment théorique avec le Quintette,
· un
moment critique avec ses premiers ou ses derniers opus,
· un
moment esthétique avec Moïse et Aaron.
On peut donner un nouveau tour à la chose en remarquant la
manière dont la chronologie des opus dans l’Œuvre vient ici différencier les
parcours.
En effet, pour prendre un seul exemple, le moment théorique
qui est chronologiquement central chez Schoenberg (le Quintette de 1926) serait plutôt liminaire pour Boulez (Structures, en 1953) mais terminal pour Bach (Art de
la fugue) et Beethoven (Diabelli), ce qui nous autoriserait à dessiner pour chacune
de ces vastes Œuvres des triangles orientés entre ces trois types de moments
musicaux.
Je ne fais ici que les dessiner, selon la logique
chronologique rappelée dans le tableau suivant :
|
Début (chronologique) de l’Œuvre |
Milieu (chronologique) de l’Œuvre |
Fin (chronologique) de l’Œuvre |
Moment théorique |
Boulez (Structures) |
Wagner (Tristan) Schoenberg (Quintette) |
Bach (Art de la fugue) Beethoven (Diabelli) |
Moment critique |
Bach (transcriptions) Schoenberg (premiers opus) Boulez (Sonates) |
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Beethoven (style tardif) Wagner (Parsifal) Schoenberg (derniers opus) Boulez (Répons) |
Moment esthétique |
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Bach (Passions) Beethoven (Missa solemnis, IX°…) Wagner (Les Maîtres) Schoenberg (Moïse et Aaron) Boulez (Pli selon pli) |
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Remarquons que ces cinq exemples nous délivrent seulement
quatre graphes différents (puisque ceux de Schoenberg et Boulez sont
homologues). Ceci suggère sans doute qu’il y a quelques lumières supplémentaires
à extraire de cette problématique des « moments musicaux » induite
par ce stimulant livre d’Adorno.
Remercions Martin Kaltenecker de nous l’avoir rendu
accessible en français et de l’avoir mis en raisonance grâce à sa belle postface.
––––––––––
[1] Ground.
La forme, l’interprétation et le progrès dans les Moments musicaux d’Adorno
(pp. 147-211)
[2] p. 199
[3] Martin Kaltenecker me fait remarquer la proximité entre ce thème adornien de la sororalité musique-philosophie et celui, benjaminien, de l’amitié entre l’art et la philosophie…
[4] p. 130
[5] p. 142
[6] p. 144
[7] La sociologie est une tentative de légitimation de tout ce qu’il y a au nom du simple fait qu’il y a bien cet « il y a »… Elle prolifère ainsi le plus souvent sur fond d’une confusion volontairement entretenue (c’est à constituer cette confusion qu’elle travaille) entre être et apparaître, entre être et exister, entre être et être-là, son argument princeps étant toujours peu ou prou celui-ci : la raison d’être d’une chose – d’un phénomène – tient à l’intensité de son apparaître « en société » (c’est-à-dire en situation « sociale »). L’axiome implicite proprement sociologique est alors qu’il est possible d’éponger la dialectique entre être social et apparaître phénoménal de toute figure subjective du sujet, qu’il est donc loisible de comprendre la logique du phénomène social de manière objectivante, en économisant la position de sujet de qui énonce et par là intervient…
D’où que le discours sociologique se ramène alors ultimement à une description – plus ou moins sophistiquée – de ce qu’il y a et que son pouvoir d’explication ne dépasse guère ce que tout le monde connaît toujours déjà très bien, fut-ce de manière non explicitée. Voir exemplairement les livres de Bourdieu, à commencer par ceux sur « les héritiers » ou « la distinction »…
[8] p. 199
[9] p. 205
[10] p. 65
[11] p. 130
[12] Je prends
soin, avec ce néologisme, de tenir cette réflexion proprement musicienne à distance d’une pure et simple vision historienne qui, sous l’axiome d’existence d’une supposée Histoire, réduit la musique à un objet qu’elle examinera alors
cliniquement, dans les mêmes
termes qu’elle le fait pour la cuisine ou la mode.
On sait que les opérateurs privilégiés pour cette
réduction historienne de la musique en objet sont ceux, duaux, de génétique et de réception…
[13] p. 197
[14] p. 9 du livre en français (Gallimard, 1962)
[15] p. 197
[16] L’opposition Stravinsky/Schoenberg dans la Philosophie de la nouvelle musique renverrait directement à (expliquerait, exemplifierait, illustrerait) la polarité Nature/mécanisation de la Dialectique de la Raison.
[17] On peut objecter, il est vrai, que dans la philosophie d’Adorno, il s’agit moins de concepts que de configurations et qu’il y a donc une configuration-sujet à l’œuvre plutôt qu’un concept de sujet. Encore faudrait-il examiner comment cette configuration-sujet se différencie bien d’autres configurations…
Une hypothèse : le sujet désignerait pour Adorno un point à l’infini, un point de fuite, désignable (mais jamais atteignable) par les brisures progressant de proche en proche au sein de la totalité. Loin d’être un point proche, un opérateur immédiat – ce point par exemple, dans la philosophie de Badiou, qui tricote le générique d’une vérité - le sujet est chez Adorno un point visé, à la fois localisé (à l’horizon) et délocalisé (comme l’est, somme toute, tout horizon). Bref, la constellation-sujet comme horizon…
On voit que tout ceci se ferait sur fond de brisures de « la Totalité ». Autant dire que cette problématique philosophique est alors étroitement assignée à l’existence de cette Totalité puisque c’est bien elle qui est brisable : l’opération brisure porte sur la Totalité et sans elle, plus alors de brisure concevable…
[18] Voir cependant un « moment musical » interne à la Missa solemnis relevé par Adorno page 140, un « moment transcendant » page 141…
[19] p. 6
[20] p. 165
[21] p. 165
[22] p. 166
[23] p. 39-40
[24] Parsifal. Notes sur un film (Cahiers du Cinéma, 1982) p. 16
[25] p. 20
[26] p. 43
[27] Voir mon cours à l’Ens cette année précisément sur Parsifal…
[28] p. 42
[29] p. 40
[30] note 16 page 152
[31] p. 127
[32] p. 128
[33] p. 129
[34] p. 129
[35] p. 128
[36] p. 129
[37] p. 130
[38] p. 130
[39] p. 8
[40] p. 134
[41] p. 141
[42] p. 138
[43] p. 142
[44] p. 142
[45] p. 145
[46] L’art et
les arts (1966), trad. J. Lauxerois (in L’art
et les arts, Desclée de Brouwer, 2002,
p. 54-55)
[47] p. 153