Comment réfléchir la musique avec la philosophie après
Adorno ?
François Nicolas [1]
(compositeur, professeur associé à l’Ens)
S
Comment rapporter musique et philosophie après Adorno ? Plus exactement – j’interviens en musicien -, comment se rapporter musicalement à la philosophie après Adorno ?
« Après Adorno » ? Qu’est-ce à dire ? Il ne s’agit pas là, bien sûr, d’établir un simple constat chronologique mais plutôt d’établir une orientation, d’élaborer un projet.
Qu’est-ce donc qu’un « après Adorno » en matière de rapports entre musique et philosophie, singulièrement pour nous musiciens ?
Se référer à Adorno, c’est s’engager dans ce que Boulez a judicieusement nommé « le labyrinthe Adorno » [2].
Tenter de penser un aujourd’hui qui soit un « après Adorno » implique alors de se situer musicalement dans ce labyrinthe puis de trouver le moyen de s’en extraire, en jouant, à ses risques et périls, le rôle d’Icare. Engageons-nous dans ce parcours.
*
Pour le musicien pensif, la question de l’aujourd’hui prend la forme particulière du contemporain de trois manières :
· Pour l’activité critique du musicien, il s’agit de clarifier de quelles autres œuvres artistiques les œuvres musicales sont aujourd’hui contemporaines : avec quelles œuvres architecturales, picturales, chorégraphiques, littéraires, etc. les œuvres musicales partagent-elles ou non un même « temps » de la pensée artistique ?
· Pour l’activité esthétique du musicien, la question du contemporain se formule plutôt ainsi : de quel univers (de quel « chaosmos ») la création musicale est-elle aujourd’hui contemporaine ? De quel état des consciences politiques, de quelle conception de la différenciation des sexes, etc. ?
· Enfin pour l’activité théorique du musicien, la question du contemporain se dira ainsi : de quelle nouvelle forme de théorisation la théorie musicale doit-elle être contemporaine pour être active, tranchante, non-académique ?
Si la philosophie n’apparaît pas explicitement dans chacune de ces questions, elle est pourtant la condition de possibilité pour leur donner sens : c’est en effet la tâche propre de la philosophie que d’expliciter ce que « contemporain » veut dire pour la pensée, non par quelque formule générale et abstraite mais selon une analyse de la situation concrète, cette situation qu’on pourrait dire pour nous aujourd’hui celle d’un seuil entre un XX° siècle passé et un XXI° siècle encore non dégagé.
Si c’est bien la philosophie qui configure ce que contemporain veut dire pour la pensée, alors le musicien se référera à la philosophie comme ce qui pense le temps qu’il fait pour la pensée, autant dire comme météorologie de la pensée.
Le musicien tend également à s’adosser à la philosophie selon deux autres manières :
· pour s’orienter dans la pensée et localiser la pensée musicale dans l’espace des pensées contemporaines actives – la philosophie opérera ici comme cartographie ; disons, pour rester dans un même registre métaphorique : comme géographie ;
· pour clarifier les conditions de possibilité de son propre discours musicien sur la musique — la philosophie prendra ici la forme d’une géologie.
Météorologie, géographie, géologie : à ces trois titres, la philosophie intéresse le musicien que j’ai nommé pensif [3], c’est-à-dire celui qui se soucie de réfléchir la musique, de projeter la pensée musicale à l’œuvre dans la langue naturelle du musicien — soit ce souci de « dire la musique » [4] qu’André Boucourechliev a exemplifié -.
Pour sa part, la philosophie se rapporte à la musique d’une tout autre manière, essentiellement me semble-t-il selon les modalités suivantes :
· sous forme d’abord d’essai : quand il s’agit de commenter philosophiquement telle ou telle particularité musicale – c’est par exemple Jankélevitch commentant Chopin ou Lizst (avec beaucoup d’acuité, dois-je dire), mais c’est tout aussi bien Adorno commentant philosophiquement Wagner (avec cette fois moins d’acuité musicale à mon goût) ;
· sous forme de définition ensuite quand il s’agit pour la philosophie de conceptualiser la musique en sorte de la situer dans un système général des pensées – c’est la voie privilégiée par St Augustin, Leibniz, Hegel et Schopenhauer, mais aussi par Deleuze -. [5]
Remarquons qu’Adorno s’est toujours explicitement tenu à distance d’une telle problématique définitionnelle [6]. Ce n’est pas seulement qu’il privilégie l’essai – on sait que pour lui la manière dont la philosophie devait se mettre à l’école de la musique passait avant tout par la forme de l’essai [7] - ; c’est surtout qu’il a privilégié la manière suivante de se rapporter en philosophe à la musique :
· la philosophie entreprenant de circonscrire dans la musique une singularité événementielle susceptible de configurer de nouvelles tâches proprement philosophiques.
Adorno a donné la formule générale de cette orientation en 1948, en ouverture de son livre Philosophie de la nouvelle musique [8] consacré à Schoenberg et Stravinsky : « Une philosophie de la musique aujourd’hui ne peut être qu’une philosophie de la nouvelle musique. » [9]
C’est à ce titre que la philosophie d’Adorno a pu jouer un rôle capital dans l’après-guerre : en configurant une philosophie critique qui prenne mesure de ce qui était en train de se passer dans la musique de son temps.
Prenons d’abord acte d’un premier partage entre musique et philosophie : pour la musique, la philosophie opère comme météorologie, géographie et géologie de la pensée alors que pour la philosophie la musique est au choix la disposition de particularités (forme de l’essai), une région de la pensée (logique de la définition) ou une singularité événementielle (dont la philosophie doit prendre mesure pour elle-même).
On voit qu’entre musique et philosophie, les positions sont asymétriques, ce qui indique déjà que les questions que le musicien pourra adresser à la philosophie n’auront guère de chance de rencontrer les questions que le philosophe pourra de son côté poser à la musique.
Adorno est à ce titre un cas intéressant puisqu’on sait qu’il était à la fois philosophe et musicien : le croisement de ces deux questionnements relevait donc pour lui d’un partage intérieur, et même intime.
Je propose d’identifier le chiasme musique-philosophie à partir de ce que j’appellerai le principe du contemporain, principe dont philosophie et musique pratiquent deux versions inverses.
* La version philosophique du principe contemporain se déduit de l’énoncé précédant d’Adorno ; je le reformule ainsi : une philosophie de la musique qui se veut contemporaine ne peut être qu’une philosophie de la musique contemporaine.
Remarquons que ce principe philosophique prévalait déjà implicitement pour des philosophies antérieures, du moins pour les philosophies soucieuses de singularités musicales.
· On peut déjà dire qu’au XVII° siècle, pour Descartes, une philosophie de la musique qui se voulait méthodique ne pouvait être qu’une philosophie de la musique tonale [10].
· On peut dire également qu’au XVIII° siècle, pour Rousseau, une philosophie de la musique qui se voulait naturelle ne pouvait être qu’une philosophie de la musique mélodique et italienne.
· De même au XIX°, pour Nietzsche, une philosophie de la musique qui se voulait dionysiaque ne pouvait être qu’une philosophie de la musique wagnérienne.
· Pour Adorno enfin, au XX° siècle, une philosophie de la musique qui se voulait critique ne pouvait être qu’une philosophie de la musique de l’École de Vienne.
* Il est remarquable que le musicien pensif pratique pour sa part une version inverse de ce principe du contemporain, version que je formulerai ainsi : une théorie musicienne de la musique contemporaine doit être une théorie contemporaine de la musique.
Trois exemples, en vis-à-vis des philosophies mentionnées ci-dessus :
· Au XVIII° siècle pour Rameau, une théorie de la musique tonale devait être une théorie cartésienne de la musique.
· Au XIX° siècle, pour Wagner, une théorie de l’œuvre d’art de l’avenir devait être une théorie érotico-politique de la musique.
· Enfin au XX° siècle, pour Boulez, une théorie de la musique sérielle devait être une théorie axiomatisée et formalisée de la musique.
On voit que ces deux versions – philosophique et musicale – du principe du contemporain ne composent pas et même, à proprement parler, ne se rencontrent pas.
Plus précisément, pour Adorno, quelles tâches philosophiques la « nouvelle musique » prescrit-elle à une philosophie se voulant critique ?
· Il s’agira d’abord que la philosophie se mette à l’école de la musique pour y apprendre ce qu’une dialectique négative doit être.
· Il s’agira ensuite que cette école prenne la forme singulière d’une égalité de plan où musique et philosophie s’assistent réciproquement. Adorno a donné à cette nécessité une forme précise : celle de deux sœurs. Il faut, dit-il, que philosophie et musique soient sœurs, plus exactement il faut qu’elles deviennent sœurs ; disons : il faut qu’elles se sororisent en sorte d’exhausser, par un effort conjoint, la teneur de vérité des œuvres musicales.
· Il s’agira enfin que cette dynamique philosophique fasse retour prescriptif sur la musique, en sorte que la philosophie configure en retour un dépassement de « la nouvelle musique » — de la musique sérielle donc — au profit d’une musique nouvelle qu’Adorno appellera « musique informelle ».
Trois temps donc pour Adorno :
· celui d’abord d’un conditionnement musical sur la philosophie critique ;
· celui ensuite d’une réciprocité sororale entre musique et philosophie ;
· celui enfin d’une configuration philosophique qui indique à la musique ce qu’elle doit désormais faire.
Autant dire trois figures philosophiques du contemporain, liées à trois faces temporelles du même vaste « moment » :
· un conditionnement de la philosophie par la musique délimite un contemporain (passé) à l’école d’une musique déjà là ;
· une réciprocité inscrit un contemporain (présent) de type sororal qui délimite une musique actuelle ;
· enfin une configuration de la musique par la philosophie inscrit un contemporain (futur) pour une musique (informelle) à venir.
Détaillons cette dynamique de la pensée adornienne.
· Le premier temps, on l’a vu, est celui de 1948 : une philosophie critique de la musique doit être une philosophie de la musique de l’École de Vienne.
· Le second temps s’élabore progressivement dans les années 50. Adorno y thématisera l’essai et la parataxe comme formes en partage entre philosophie et musique : c’est le moment où Adorno rapprochera lecture philosophique et écoute musicale, associera compositions philosophique et musicale sous le schème générique d’une « constellation de moments »… Adorno donnera le chiffre général de ce rapprochement dans sa Dialectique négative : « Ce que [la philosophie] a de flottant n’est rien d’autre que l’expression de l’inexprimable qu’elle comporte en elle-même. En ceci, elle est vraiment [devenue] la sœur de la musique. » [11]
· Le troisième temps se joue en 1961, quand Adorno vient exposer à Darmstadt [12] son projet de « musique informelle » [13]. Ce projet est explicitement contraposé à la musique sérielle dont Adorno tient qu’elle n’a pas tenu ses promesses – s’entend : les promesses philosophiques qu’Adorno avait voulu entendre en 1948 -. En ce point, la philosophie se (re) dispose en surplomb de la musique pour lui signaler son errance et lui indiquer l’orientation qu’il lui conviendrait désormais de prendre.
Cette nouvelle disposition philosophique est frappante : si le diagnostic musical d’Adorno a, il est vrai, quelque pertinence — la « nouvelle musique » commence en effet en ce début des années 60 d’errer [14] et l’on sait que quelques années plus tard [15] la nouvelle musique va, de fait, imploser – cependant l’injonction philosophique adornienne (vers une musique informelle…), quoiqu’énoncée au cœur même de Darmstadt, restera inentendue des compositeurs à qui elle s’adressait (Boulez, Stockhausen, Berio, Pousseur…).
Le point important touche au fait que l’injonction adornienne prend ici la forme particulièrement prononcée du philosophème, autant dire d’un énoncé de consistance proprement philosophique purement et simplement transféré sous une position musicienne d’énonciation. Où l’on retrouve la conséquence, tout à fait périlleuse à mon sens, du postulat adornien de sororisation qui autoriserait que le même énoncé puisse relever de deux positions d’énonciation considérées comme sororales.
Le point à examiner est alors celui-ci : qu’est-ce qui rend compte de ce retournement d’Adorno, du passage d’un conditionnement de la philosophie par la musique (en 1948) à une configuration de la musique par la philosophie quinze ans plus tard (en 1961) ?
Il me semble qu’interviennent en ce point deux types de raisons.
Il y a d’abord des raisons d’ordre personnel : elles concernent l’indécision de Theodor W. Adorno entre subjectivité musicienne et subjectivité philosophique.
La lecture de sa correspondance avec Berg [16], son professeur de composition, est sur ce point tout à fait éclairante. Adorno n’y cesse de relever l’abîme croissant entre ses ambitions compositionnelles et sa procrastination indéfinie qui ne lui fait plus achever aucune œuvre musicale et toujours remettre à demain ce qui pourtant devait passer, selon ses propres dires, avant son travail philosophique.
Deux échanges épinglent la nature d’un conflit subjectif qu’Adorno ne dénouera jamais explicitement lors même que, dans la pratique, la priorité sera toujours donnée au travail philosophique :
· « Un jour, vous aurez à choisir entre Kant et Beethoven. » (Berg à Adorno, en 1926 [17])
· « Je vois de plus en plus clairement comment l’on doit composer et comment l’on ne peut pas composer – seulement, le courage me manque. » (Adorno à Berg, en 1931 [18]).
Somme toute, ce manque de courage face à la tâche compositionnelle qu’il estimait devoir prendre en charge, cette indécision maintenue jusqu’à sa mort (qui le faisait à plus de soixante ans s’afficher encore comme compositeur lors même qu’il n’avait plus rien achevé depuis vingt ans…) donne un fondement psychologique évident au désir d’Adorno de tenir musique et philosophie pour des sœurs qu’on pourrait ainsi aisément associer, quasi mythologiquement, en pensée [19].
Mais la raison essentielle pour laquelle Adorno va convertir un conditionnement de la philosophie par la musique en une configuration de la musique par la philosophie tient à des raisons d’ordre philosophique.
Mon hypothèse est la suivante : à partir de son retour en RFA, Adorno va philosophiquement privilégier un conditionnement politique et configurer par là une nouvelle figure du contemporain qui s’imposera désormais de l’extérieur à la musique.
Entre 1948 et 1961, il se passe en effet dans la philosophie d’Adorno ceci : l’évènement primordial susceptible de conditionner la philosophie critique va prendre désormais pour nom propre non plus celui de Schoenberg mais celui d’Auschwitz. L’énoncé princeps pointant, en 1951, ce nouveau tour, est bien connu : « Écrire un poème après Auschwitz est barbare » [20].
Cet énoncé concerne explicitement la poésie, mais ses résonances musicales ne sauraient être étouffées. Dans sa Dialectique négative Adorno va explicitement modifier son énoncé premier (il y écrit : « Il pourrait bien avoir été faux d’affirmer qu’après Auschwitz il n’est plus possible d’écrire des poèmes. » [21]) et inscrire une nouvelle figure de l’impératif qu’il formulera ainsi : « Penser et agir en sorte qu’Auschwitz ne se répète pas, que rien de semblable n’arrive. » [22]. Il ne s’agit donc plus pour Adorno de barrer la création poétique mais de la disposer à hauteur des impératifs négatifs qu’Auschwitz prescrirait pour la pensée.
Le nouveau principe philosophique du contemporain est donc désormais celui-ci : une philosophie critique [23] doit être une philosophie prenant en charge l’impératif négatif contemporain « Qu’Auschwitz ne puisse se répéter ! ».
Ce nouveau principe du contemporain – au demeurant philosophiquement assez obscur : de quoi exactement Auschwitz est-il ici le nom propre ? [24] — vient à la musique de l’extérieur. C’est d’ailleurs bien au titre de la dialectique négative ainsi prescrite qu’Adorno va analyser en 1960 la musique sérielle [25] en n’y discernant pas les impératifs qui lui semblent être ceux de la contemporanéité.
C’est donc un déplacement du centre de gravité (de la musique vers la politique) qui orchestre le retournement du conditionnement entre musique et philosophie : d’une philosophie conditionnée vers une philosophie configurante, et d’une musique conditionnante à une musique configurée.
La question est alors pour nous, y compris pour nous musiciens, d’évaluer ce nouveau principe philosophique du contemporain que j’appellerai celui d’un après-Auschwitz : que penser de cette prescription négative « penser et agir en sorte qu’Auschwitz ne se répète pas » qui se loge au principe même de la philosophie déployée par Adorno sous le nom de dialectique négative et qui le conduit à profiler, contre « la nouvelle musique », l’horizon d’« une musique informelle » ?
Il nous faut pour cela recontextualiser la prescription adornienne.
Adorno inscrit en vérité un énoncé proprement sidérant, celui-ci : « Hitler a imposé aux hommes un nouvel impératif catégorique : penser et agir en sorte qu’Auschwitz ne se répète pas, que rien de semblable n’arrive. » [26] À prendre au sérieux l’entame de cet énoncé, il nous faudrait donc reconnaître à Hitler la capacité d’imposer à la pensée un nouvel impératif catégorique, il nous faudrait donc déployer désormais toute pensée sous l’horizon du nazisme ! À ce compte, autant déclarer la victoire du nazisme puisqu’il serait devenu l’horizon indépassable – certes négatif, mais horizon quand même — de notre pensée ! C’est dire si ce postulat me semble irrecevable.
À dire vrai, ce postulat me semble relever avant tout d’une inintelligence politique assez caractéristique du personnage Adorno.
En matière politique, sa désorientation est patente : de son aveuglement sur la mise en place d’une Allemagne nazie pendant son exil anglais [27] jusqu’à sa théorie de la personnalité autoritaire supposée rendre psychologiquement compte de la politique fasciste, de son silence assourdissant devant le maccarthysme atteignant Hans Eisler avec lequel il écrivait sur la musique de cinéma jusqu’à sa posture d’autorité morale au service d’une RFA installée en rempart de l’Occident face à l’Est, et, pour finir, cette incompréhension massive de ce qui se jouait politiquement dans les vastes mouvements de la jeunesse des années 1967-1968… [28]
Mon propos n’est pas ici d’accabler Theodor W. Adorno, moins encore de rabattre sa grandeur (comme certains petits esprits se plaisent aujourd’hui à exalter un « vivre, penser et aller mieux sans Freud » [29]). Je veux simplement rappeler, et pour les besoins propres de notre délimitation, qu’en matière politique, et spécifiquement en cette matière, le discernement d’Adorno n’est guère assuré. Heureusement, on ne saurait en dire autant de lui ni en matière musicale (où l’acuité de ses jugements est rétroactivement frappante) ni en matière philosophique.
Notre difficulté tient donc au fait que la nouvelle figure du contemporain qu’Adorno exhausse (pour conditionner la philosophie et configurer en retour la musique) s’impose sur fond de cet énoncé invraisemblable qu’Hitler imposerait désormais à la pensée un nouvel impératif catégorique.
Mais à quel titre la pensée, singulièrement la pensée musicienne, devrait-elle conférer à Hitler ce pouvoir extravagant de fixer l’horizon indépassable du temps ? Ne faut-il ici rappeler ce point politiquement élémentaire : si Hitler a été possible, c’est bien parce qu’il a trouvé force et énergie en combattant une force politiquement affirmative : le communisme. La véritable question politique est d’abord celle du bilan du communisme, de cet effort de l’humanité pour inscrire, sous le nom générique de marxisme, le réel d’une politique émancipatrice. À ce titre, une intelligence politique du nazisme ne peut se constituer que du point d’une intelligence politique du marxisme, et sûrement pas en condamnant la pensée à rester fascinée face à l’horreur nazie.
Or, si pour Adorno la musique doit devenir « informelle » (au sens technique que lui donne Adorno), c’est bien parce que la dialectique doit être négative pour répondre d’un nazisme qui aurait enfermé l’affirmation dans une logique meurtrière de l’identité.
Dépasser cette vision du contemporain, inscrire un « après-Adorno », qui soit tout aussi bien un « après-après-Auschwitz » — autant dire prendre acte de l’incapacité du nom propre Auschwitz à configurer négativement la pensée, en particulier musicale -, identifier à l’inverse ce qui peut prescrire positivement à la musique une figure affirmative du contemporain, voilà à mon sens notre tâche.
*
Dans ces conditions, qu’est-ce qu’un « après-Adorno » en matière de rapports entre musique et philosophie ?
Je rappelle ma méthode et ses enjeux : il s’agit d’abord de se situer dans « le labyrinthe Adorno » pour ensuite s’en extraire par le haut (plutôt qu’en creusant un interminable tunnel), aux risques alors pour le musicien de se brûler les ailes au soleil de la philosophie (il est vrai toujours peu ou prou crépusculaire…).
· Pour se situer dans ce labyrinthe, je proposerai d’abord quelques directives de lecture.
· Pour s’élever au-dessus du labyrinthe (une fois son cœur identifié), je proposerai une réévaluation des rapports de la musique à la philosophie et terminerai par une caractérisation des enjeux proprement musicaux de ce périple.
Première figure d’un
« après-Adorno » : comment relire Adorno ?
Un « après-Adorno » devrait d’abord nous inciter à relire autrement ses propres textes.
Je propose à ce titre les directives de lecture suivantes :
1) Il faut relire les textes d’Adorno sur la musique comme étant des textes philosophiques et non pas des écrits musicologiques ou musiciens.
Actuellement, la lecture musicienne de ces textes [30] est nourrie de malentendus : elle oublie que la véritable position d’énonciation d’Adorno est d’ordre philosophique. On l’a indiqué : le poids du philosophème chez Adorno entretient malheureusement ce malentendu. Raison de plus de restituer à ces textes leur tranchant proprement philosophique pour arriver vraiment à les lire (plutôt que les rejeter comme inutilement abscons et musicalement stériles [31]).
Le musicien devra être sensible à tel détour local ou tel moment régional du discours — susceptible d’ébranler et mettre en mouvement son intellectualité musicale — plutôt qu’à évaluer sa consistance globale comme texte philosophique. La lecture musicienne des textes d’Adorno convoquera donc une oreille aiguisée aux échos, laissant aux philosophes la tâche d’une lecture plus globale et systématique.
3) Il faut enfin s’attacher à dégager le bon angle d’incidence d’une lecture oblique plutôt que frontale.
Pour le musicien, le texte philosophique ne saurait opérer selon une lumière orthogonale, éclairant la globalité du phénomène musical et écrasant par là les détails qui lui importent. Le musicien cherchera plutôt dans le texte philosophique une lumière rasante susceptible de rehausser telle ou telle aspérité. Ce qui l’intéressera ainsi dans le texte adornien, ce seront ces touches philosophiques sur la musique faites de noms et d’énoncés fonctionnant comme résonateurs pour la pensée musicienne [32].
Deuxième figure d’un
« après-Adorno » concernant les rapports de la musique à la
philosophie
Qu’en est-il plus généralement des rapports musique-philosophie dans l’après-Adorno ?
Je propose d’en prendre mesure selon la thématique proposée précédemment : du point d’un rapport musicien à la philosophie comme météorologie, géographie et géologie.
1) Qu’en est-il, pour un musicien, de la dimension météorologique de la philosophie « après-Adorno » ?
S’agissant de la détermination philosophique d’un contemporain pour la pensée, la directive me semble, pour le musicien, de privilégier les philosophies se référant à la pensée politique sous un autre schème que celui de l’abjection nazie, et donc les philosophies conditionnées par des affirmations politiques émancipatrices, non par des désastres, des simulacres ou des ignominies. Plus généralement, dans l’après-Adorno la fonction météorologique devra être dévolue aux philosophies affirmatives plutôt que « négatives » ou « faibles ». [33]
2) Qu’en est-il ensuite, pour un musicien, de la dimension géographique de la philosophie « après-Adorno » ? Comment la philosophie peut-elle localiser et orienter l’intellectualité musicale « après-Adorno » ?
La directive pour le musicien me semble ici de « désororiser » musique et philosophie sans pour autant virer à l’anti-philosophie. L’après-Adorno serait ainsi pour le musicien le moment de reprendre appui sur la philosophie (sans intimité ni hostilité) pour penser la musique avec les autres pensées artistiques, scientifiques, politiques, psychanalytiques - remarquons au passage combien penser la musique avec les mathématiques implique de dépasser la philosophie d’Adorno, restée singulièrement sourde à la pensée scientifique -.
3) Qu’en est-il enfin, pour un musicien, de la dimension géologique de la philosophie « après-Adorno » ? Comment la philosophie peut-elle « après-Adorno » clarifier pour le musicien les conditions de possibilité de son intellectualité musicale ?
Il s’agit d’abord de récuser le péril subjectif du philosophème, de l’énoncé philosophique transposé sous énonciation musicienne ou musicologique [34].
Il s’agit ensuite de prendre appui sur les philosophies susceptibles d’aider le musicien à penser la musique comme monde de pensée et non pas comme région socio-historique [35], ni, à rebours, comme jeu de langage. Il s’agit par le fait même que la philosophie aide le musicien à assumer l’écart et l’articulation entre pensée musicale (non langagière) et langue du musicien disant la musique.
Au total, se rapporter en musicien à la philosophie « après-Adorno » voudrait donc dire :
· se rapporter de préférence aux philosophies qui s’orientent vers un conditionnement politique émancipateur et vers d’autres conditionnements affirmatifs ;
· s’y rapporter sans verser dans l’intimité ou l’hostilité, mais dans une confiance musicienne en la possibilité d’une autonomie non autarcique des différentes pensées ;
· s’y rapporter en sorte d’assumer l’abîme entre pensée musicale et langue musicienne.
Troisième figure d’un
« après-Adorno » en matière d’enjeux proprement musiciens
Terminons par les enjeux proprement musiciens de tout ceci. Je les inscrirai sous quatre catégories :
1) La catégorie de monde : l’enjeu est ici de penser la comme un monde singulier - le monde de la musique -, non comme un langage – le supposé « langage musical », jouant le rôle du dahut pour une certaine musicologie… -.
2) La catégorie d’écoute : l’enjeu est de penser la musique comme art de l’écoute, non comme socialisation de l’audition ou esthétisation de la perception.
3) La catégorie d’écriture : l’enjeu est de penser, dans les conditions d’aujourd’hui, l’écriture musicale comme opérateur central de consistance du monde de la musique, comme ce qui organise la pensée musicale à la lettre.
4) Enfin les œuvres comme constituant les acteurs véritables de l’art musical, les musiciens n’en étant que les passeurs.
*
Pour tout ceci, pour se tenir ainsi « après-Adorno », le musicien doit interroger la philosophie en train de se faire, avec ses propres exigences de musicien. Telle est pour lui au demeurant la vertu de ce forum : lui donner l’occasion d’un tel tour d’horizon.
Je remercie Nicolas Weil d’en avoir pris l’initiative.
–––
[1] fnicolas [at] ens.fr
www.entretemps.asso.fr/Nicolas
[2] Cf. son texte homonyme de 1992, publié en 2005 dans Regards sur autrui (C. Bourgois, p. 660-663)
[3] reprenant l’épithète aux écrivains…
[4] Voir son ouvrage homonyme (Ed. Minerve, 1995)
[5] Remarquons en ce point un partage subjectif essentiel : le musicien, pour son compte propre, ne définit pas la musique. On peut même soutenir qu’il n’y a pas de définition possible de la musique pour le musicien : tout simplement car il ne saurait y avoir de définition d’un monde pour qui l’habite.
[6] Par exemple : « Il est impossible de dire ce qu’est au juste la musique » (Vers une musique informelle, in Quasi una fantasia, Gallimard, 1982 – p. 340). « Il ne s’agit pas ici de définir, à la manière positiviste, ce qu’est une musique “informelle”.» (id. p. 294)
La seule exception est, à ma connaissance, repérable dans son livre sur Beethoven ; on y trouve en effet cette proposition (en 1944) : « cette discussion devrait se terminer en une définition comme celle-ci : la musique est la logique de la synthèse sans jugement » (Beethoven, The philosophy of Music, Polity Press, 1998 – p. 11). Il est vrai qu’il s’agit là de notes personnelles, non destinées à la publication.
[7] Voir L’essai comme forme (1954-1958), in Notes sur la littérature (Flammarion, 1984)
[8] Philosophie der neuen Musik
[9] Philosophie de la nouvelle musique (Gallimard, 1962 - p. 20) [trad. légèrement modifiée : Philosophie der Musik heute ist möglich nur als Philosophie der neuen Musik.]
[10] Voir l’effort de son Compendium musicæ pour prendre philosophiquement mesure de la primauté musicale donnée à la tierce sur la quarte, comme de la constitution du solfège.
[11] Je modifie ici légèrement la traduction (Dialectique négative, 139) [Darin wahrhaft ist sie der Musik verschwistert] en remarquant qu’Adorno écrit “[sie ist] der Musik verschwistert“ et non pas “[sie ist] Schwester der Musik“, soit « elle est devenue sœur de la musique » plutôt que « elle est sœur de la musique ». Adorno pointe ici une dynamique plutôt qu’un état : la philosophie est (doit être !) « sororisée » (comme on parle de fraterniser…).
[12] au moment même où Boulez y prononce ses conférences rassemblées dans son « Penser la musique aujourd’hui ».
[13] Publié dans Quasi una fantasia (Gallimard, 1982)
[14] À ce titre, l’examen détaillé du parcours de Boulez est ici tout à fait éclairant : voir le colloque tenu à l’Ens en mars 2005 sur les écrits de Boulez et le volume à paraître aux Éditions de la Rue d’Ulm.
[15] à partir de 1965
[16] entre 1925 et 1935
[17] Lettre du 28 janvier 1926
[18] Lettre du 23 septembre 1931
[19] On peut à ce titre analyser assez précisément ce que j’appellerai « le mythe adornien des deux sœurs » en prenant appui sur « la formule canonique du mythe » de Claude Lévi-Strauss (voir le polycopié Ens du séminaire Musique | Philosophie 2004-2005 : www.entretemps.asso.fr/philo/poly.1.pdf et poly.2.pdf)
[20] Critique de la culture et société – 1951 (in Prismes, p. 23)
[21] Dialectique négative (Petite bibliothèque Payot, 2003 – p. 439)
[22] Dialectique négative (p. 442)
[23] une dialectique négative donc
[24] Sur ce point, voir l’intervention d’A. Badiou (8 janvier 2005) au séminaire Ens Musique et philosophie (www.entretemps.asso.fr/philo)
[25] Musique et nouvelle musique (in Quasi une fantasia)
[26] Dialectique négative (p. 442) :
„Hitler hat den Menschen
im Stande ihrer Unfreiheit einen neuen kategorischen Imperativ aufgezwungen:
ihr Denken und Handeln so einzurichten, daß Auschwitz nicht sich wiederhole,
nichts Ähnliches geschehe.“
[27] de 1933 à 1938
[28] Sur tous ces points, on consultera utilement la récente biographie d’Adorno rédigée par Stefan Müller-Doohm (Gallimard, 2004)
[29] Cf. Le livre noir de la psychanalyse…
[30] sur Beethoven, Wagner, Mahler, Schoenberg, Berg et Stravinsky
[31] position somme toute d’un Boulez se prévenant de pénétrer dans « le labyrinthe Adorno »…
[32] voir ainsi, dans son Mahler, ceux, si parlants, de percée, suspension, écroulement…
[33] par exemple celles de Deleuze et Badiou…
[34] Les textes musicologiques regorgent ainsi de références a-critiques au concept adornien de matériau qui font comme s’il s’agissait là d’une notion directement intégrable (et sans reste) dans un discours non-philosophique.
[35] contre la stérile sociologie adornienne de la musique