En quoi la
philosophie de Deleuze peut-elle servir à des musiciens,
même et surtout
quand elle ne parle pas de musique ?
Séminaire
Musique & philosophie
(Ens,
samedi 28 janvier 2006)
François
Nicolas
Résumé
Quel rapport singulier le musicien (pensif) peut-il
entretenir avec la philosophie de Deleuze ?
On entreprendra de clarifier ce point selon quatre
axes : ceux de la confiance, de la défiance, de la méfiance et de la
signifiance du rapport musicien à toute philosophie.
D’abord, cette philosophe n’échappera pas
·
au rapport de défiance que le musicien entretient avec toute philosophie,
défiance face au risque spécifique du philosophème (quand l’énoncé philosophique risque d’être purement
et simplement transposé dans un régime musicien d’énonciation) : on sait
combien le philosophème d’allure deleuzienne a pu proliférer, à l’écart des
écrits de Gilles Deleuze… - ;
·
au rapport de méfiance que le musicien entretient avec la philosophie quand
elle parle spécifiquement de musique (le musicien en général n’y reconnaît
guère « sa » musique) : on rappellera ici le caractère
difficilement recevable par les musiciens de nombre d’énoncés deleuziens sur la
musique.
On examinera ensuite le triple rapport de confiance que le musicien entretient avec une philosophie pouvant
lui servir :
·
de météorologie (en caractérisant le contemporain c’est-à-dire le temps présent de la pensée conditionnant
la pensée musicale),
·
de cartographie (pour l’aider à s’orienter dans la pensée),
·
de géologie (en dégageant les conditions de possibilité des énoncés praticables par le musicien).
On mettra ici en évidence une triple difficulté pour
l’auteur de ces lignes :
·
en matière de météorologie deleuzienne, une difficulté liée au concept deleuzien
de temps (et au rôle philosophique
dévolu à la mémoire),
·
en matière de cartographie deleuzienne, une difficulté liée au concept deleuzien
de territoire (et au rôle
philosophique dévolu à la déterritorialisation et au pli),
·
en matière de géologie deleuzienne, une difficulté liée au concept deleuzien de possible (et au rôle philosophique dévolu au virtuel).
On examinera alors une quatrième voie qu’on appellera
celle de la signifiance :
lorsque le musicien entreprend, pour son propre compte, de donner signification
musicale à des concepts philosophiques en vue d’éclairer quelque difficulté de
pensée proprement musicienne.
On esquissera à ce titre quelques pistes de travail à
partir des concepts deleuziens suivants :
·
ceux de chaosmos et d’effondement (voir par exemple l’éclairage que leur articulation à la catégorie
musicienne de « monde de la musique » peut apporter),
·
celui de logique de
la sensation (voir sa signification
possible en matière d’écoute musicale, par exemple)
·
celui de synthèse
disjonctive (ce concept pouvant
éclairer par exemple le non-rapport, constitutif de l’intellectualité musicale,
entre un penser musical et un parler musicien).
––
Introduction
Enjeu
Hypothèses
Une question…
…sans réponse
Méthode
Trois axes
Confiance musicienne
Météorologie
Cartographie
Géologie
Méfiance musicienne
Méfiance de l’intellectualité musicale à l’égard du
philosophème
Par contre, des raisonances
Défiance musicienne
Confiance, méfiance, défiance
Méfiance
Défiance
Définition
Autres énoncés sur la musique
Énoncés-piège
Énoncés musicalement irrecevables
Énoncés encombrants
Énoncés irritants
Énoncés acceptables
Confiance
Météorologie deleuzienne ?
Ses concepts de temps et de mémoire
Sa conception du temps
Temps musical ?
Temps de la pensée ?
Sa conception de la mémoire
Le problème
Cartographie deleuzienne ?
Ses concepts de territoire et déterritorialisation
Sa conception du territoire
Sa conception de la déterritorialisation
Problème
« Prendre les choses par le milieu »…
Géologie deleuzienne ?
Ses concepts de possible et de virtuel
Sa conception du possible
Sa conception du virtuel
Problème
Signifiance
Concepts problématiques
« Vie »
« Simulacre »
« Virtuel »
Une logique du taquin ?
Incompatibilités…
Compatibilisation
Pièges ?
Le corps sans organe
Concepts proposés
Les stoïciens
« Le pli »
« Le chaosmos »
« L’effondement »
« La logique de la sensation »
« La synthèse disjonctive »
Le concept deleuzien
Ses signifiances musicales
L’intellectualité musicale
Wagner-Schoenberg ?
Kundry ?
« Autre » intellectualité musicale
Annexe : Petit florilège
Enjeu de cet exposé : délimiter la singularité d’un
rapport musicien possible à la philosophie de Deleuze. Non pas cerner la
singularité de cette philosophie mais bien la singularité du rapport possible
d’un musicien (pensif, cela va de soi) à cette philosophie elle-même tout à
fait singulière. En vérité clarifier mon propre rapport, de musicien pensif, à
la philosophie de Deleuze.
J’opèrerai pour partie par différences d’avec les rapports
qu’un musicien peut entretenir avec d’autres philosophies, particulièrement
celle d’Adorno et celle de Badiou.
Je dessinerai ici des hypothèses de travail. J’esquisserai
donc un programme de travail plutôt que je ne présenterai de conclusions :
je ne suis ni un adepte, ni un familier de la philosophie de Deleuze (quoique
l’ayant croisée, comme tout le monde, depuis les années 60, et m’étant à
différents occasions intéressé à tel ou tel de ses ouvrages – tout spécialement
à son Francis Bacon).
Mon titre - En quoi la philosophie de Deleuze peut-elle
servir à des musiciens, même et surtout quand elle ne parle pas de
musique ? – est directement démarqué
d’une question posée par Deleuze en 1979 [a] :
« En quoi la philosophie peut servir à des mathématiciens
ou même à des musiciens – même et surtout quand elle ne parle pas de musique ou
de mathématiques ? » [1]
Deleuze y défendait le type d’enseignement dispensé à
Vincennes face aux menaces de « lobotomie de l’enseignement » [2]
visant à faire disparaître la singularité de cette faculté : singularité
de son public, de son type de (non-)sélection, de sa « distinction des
années d’études », de sa conception des disciplines enseignées, etc.
Pour Deleuze, tout ceci n’était pas seulement affaire de
circonstances mais touchait à ce qu’il nommera bien plus tard « le
rapport constitutif de la philosophie avec la non-philosophie » [3].
Il est cependant frappant que Deleuze ne réponde pas
exactement dans ce texte à la question qu’il pose : il indique bien que la
philosophie peut servir « personnellement » à des non-philosophes
(sans que pour autant l’enseignement philosophique dispensé ne relève d’une
simple « culture générale ») ;
il relève l’importance des « résonances entre des niveaux
et des domaines d’extériorité » [4]
et pointe que « la discipline enseignée doit “prendre” » sur les domaines propres aux auditeurs ou étudiants.
Mais il ne dit rien du contenu effectif de ces
« résonances », de la manière dont la philosophie peut prendre et
mordre sur la musique ou les mathématiques, peut finalement servir la pensée
propre des mathématiciens ou des musiciens.
Il ne détaille pas plus la chose en distinguant ce qu’il en
est du cas où la philosophie parle de mathématiques ou de musique et du cas où
elle n’en parle pas. Il ne fait que pointer ce qu’on pourrait appeler la
nécessité pour la philosophie d’assurer la possibilité d’un tel service rendu
au mathématicien ou au musicien : il est pour lui de l’essence de la
philosophie de ne pas s’enfermer dans des distinctions d’ordre purement
disciplinaire, d’être une pensée qui « prend » sur d’autres domaines
et par là d’offrir à des non-philosophes la possibilité de résonances
« pour eux-mêmes ».
Notre problème est donc : quels sont ses services
possibles, ces résonances envisageables, spécifiquement pour un musicien, tout
spécialement quand il s’agit non plus de la philosophie en général mais bien de
celle de Gilles Deleuze ?
Méthode : je repartirai des « raisonances » déjà distinguées entre musique et philosophie à différentes occasions, je tenterai de situer la philosophie propre de Deleuze dans ce dispositif, ce qui me conduira, bien naturellement, à le remanier en sorte de donner place aux raisonances singulières que cette singularité philosophique appelle.
À la lumière des rapports entretenus tant avec la philosophie de Badiou qu’avec celle d’Adorno, j’ai proposé de distinguer trois manières de se rapporter en musicien à la philosophie : s’y rapporter comme météorologie, comme cartographie (nomination plus ajustée que celle de géographie), comme géologie.
Rapidement – on y reviendra à propos de Deleuze - :
La dimension météorologique désigne la configuration par la philosophie d’un contemporain - d’un temps présent pour la pensée – qui enveloppe la pensée proprement musicale et musicienne (je réitère l’importance à mes yeux de distinguer ces deux dimensions).
La dimension cartographique désigne la distinction par la philosophie de ce qui constituera les grandes orientations de pensée envisageables dans l’espace contemporain précédemment configuré, grandes orientations de pensée dont l’ombre recouvre les différentes intellectualités musicales concevables en un moment donné de la pensée.
Enfin la dimension géologique désignera l’aptitude de la philosophie à dégager les conditions de possibilité des différents énoncés concevables dans les différents types de discours. Un point général concerne ici au premier chef le musicien que je suis : la capacité de la philosophie d’aider le musicien pensif à réfléchir la pensée musicale à distance de sa compréhension comme langage (voir ce monstre du Loch-Ness qu’est le trop fameux « langage musical »). En ce point, la philosophie peut « servir » le musicien voulant réfléchir la pensée musicale sous un schème non-langagier et devant ce faisant thématiser l’articulation entre pensée (musicale) et langage (musicien – thèse : il n’y a pas de langage musical mais, s’il n’y a pas en musique de langage à l’œuvre, il y a par contre un langage du musicien).
*
Donc météorologie, cartographie et géologie composent ce qu’on pourrait appeler une confiance musicienne en la philosophie.
Confiance n’est pas croyance : la confiance est une pratique matérialiste, qui s’éprouve, se teste, s’évalue sur la base matérielle de rapports identifiables (ici ce que j’ai appelé météorologie, cartographie et géologie), éprouvables, et perpétuellement ajustables – il s’agira très précisément pour moi tout à l’heure d’évaluer la confiance rationnelle qu’il m’est possible d’entretenir à ce titre avec la philosophie de Deleuze - .
La croyance, elle, est plus idéaliste et n’inclut pas par elle-même le principe d’un protocole immanent d’évaluation rationnelle.
*
Il est patent que cette confiance se distingue sur fond de deux autres rapports (ou non-rapports) à la philosophie, que – pour rester dans un vocabulaire homogène – je nommerai méfiance et défiance.
Méfiance du musicien pour la philosophie ?
Je n’entends pas ici relever cette méfiance
anti-intellectuelle de beaucoup de musiciens, se voulant en particulier simples
artisans, qu’ils soient alors incultes ou tout au contraire qu’ils se réclament
d’être cultivés pour d’autant mieux dénigrer l’intellectualité (voir
l’anti-intellectualité musicale qui est toujours l’affaire propre de musiciens
cultivés, tels Chopin, Debussy, Varèse, Berio ou Grisey).
J’entends par méfiance musicienne vis-à-vis de la
philosophie une dimension spécifique du rapport qu’entretient le musicien
pensif (et donc l’intellectualité musicale) avec la philosophie. Il s’agit donc
d’une méfiance interne à l’intellectualité musicale.
Méfiance pour quoi ? Très précisément pour le
philosophème.
J’entends par philosophème quelque chose d’assez précis : c’est un énoncé (plus qu’un simple
concept – j’y reviendrai -) d’ordre philosophique qui se trouve transféré tel
quel dans un tout autre ordre de discours, singulièrement ici dans un ordre
musicien du discours, dans le cours même d’une intellectualité musicale.
Je rappelle quelques exemples.
Le premier me concerne, ce qui me permettra de souligner que
ce que je vous expose est le résultat d’un travail en cours, qui ne s’exempte
aucunement des travers, impasses, dangers dont je parle d’autant mieux que ces
travers, impasses et dangers sont avant tout ceux de mon propre travail (plus encore que ceux des autres…).
Discourir ainsi sur « l’œuvre comme sujet musical face
au musicien-sujet » comme j’ai pu le faire dans mon libre La
singularité Schoenberg relève très
précisément de ce péril du philosophème. Certes cela permet de fournir une
sorte de traduction philosophique d’énoncés musiciens (je préfère dire désormais
que l’œuvre est le véritable acteur
de la musique, là où le musicien n’en est que le passeur) mais en vérité, ce genre de philosophèmes vient
bien plutôt à la place d’un énoncé musicien mal dégrossi (l’énoncé musicien
précédent qui était censé être traduit dans la langue philosophique n’était
d’ailleurs pas à l’époque dégagé et le philosophème venait ainsi boucher un
trou de l’intellectualité musicale).
De nombreux exemples se trouvent, à mon sens, sous la plume
d’Adorno ou, du moins, sous la plume de qui lit (sans doute mal) Adorno :
comme musicien plutôt que comme philosophe. Son livre Philosophie de la
nouvelle musique (qui fut en France celui
qui a malheureusement donné le ton à l’adornolâtrie de certains musicologues)
est saturé de tels énoncés, au statut philosophique incertain (la philosophie
d’Adorno n’était pas à l’époque entièrement constituée) et plus aisément
compréhensibles comme (faux) énoncés musiciens.
*
Cette méfiance musicienne vis-à-vis du risque du
philosophème me semble, donc, de bon aloi.
Le risque du philosophème n’est pas seulement le risque du
musicien (le mien, par exemple). Il est tout aussi bien le risque du philosophe
(celui d’Adorno par exemple), singulièrement de ces philosophes qui prétendent
déployer une philosophie « de la musique », une « esthétique
musicale » où la musique est censée être philosophiquement ressaisie comme
objet de pensée pour la philosophie (ce qui constitue toujours cette pente
savonneuse où le philosophe en viendra naturellement à tenir qu’il s’agit alors
pour lui de penser ce que les musiciens - pire encore : les œuvres
musicales - n’ont pas su penser par
eux-mêmes ; ou le philosophe en vient inéluctablement à apprendre aux musiciens à penser leur
art !).
La directive, face au risque du philosophème, me semble
celle-ci : ne pas transférer d’énoncés philosophiques en faisant fi des
positions d’énonciation, comme si en particulier énonciation musicienne et énonciation
philosophique étaient homogènes, ou transitives.
Il y a certes des résonances - mieux : des raisonances – entre philosophie et musique mais cela
n’induit nul transfert d’énoncés ou même de concepts comme tels : entre concepts philosophiques et catégories musicales, il n’y a aucune transitivité. Une
éventuelle homonymie ne doit nullement créer ici la confusion entre ces deux
ordres – pour n’en donner qu’un exemple, qui me concerne au premier chef, je
soutiens qu’il y a lieu de parler musicalement de « sublime »,
d’établir une catégorie musicienne du sublime en musique qui, pour autant,
n’est nullement un transfert en musique du concept philosophique homonyme (et
ce, même si cette homonymie pointe vers des raisonances effectives entre les deux : voir, pour
plus de détail, voir mon dernier cours sur Parsifal).
J’y reviendrai tout à l’heure quand il s’agira de se
rapporter à la philosophie de Deleuze : il est me patent que cette
philosophie fournit au musicien inattentif ou paresseux de nombreuses
tentations vers le philosophème…
La défiance maintenant.
Elle se distingue de la méfiance précédente par une touche
sceptique (quand la méfiance relève plutôt de l’hostilité constituée).
Cette défiance du musicien porte me semble-t-il sur la
partie de la philosophie qui entreprend, comme le dit Deleuze, de « parler
de musique ».
Cette partie de la philosophie est en général pour le
musicien sa partie la plus faible car il n’y retrouve pas « sa »
musique.
J’ai déjà eu l’occasion d’indiquer par exemple
l’indifférence du musicien aux définitions de la musique, définitions dont pour
sa part il n’a nul besoin. Et parmi les définitions inutiles de la musique, celles
que fournit la philosophie sont pour le musicien particulièrement inutiles si
ce n’est irritantes. On verra que celle de Deleuze n’échappe pas à cette loi
subjective.
Plus généralement, quand un philosophie parle
philosophiquement de musique, il est très rare que le musicien s’y
retrouve : en effet les mots pour lui n’ont pas le même sens que pour le
philosophe et quand le discours philosophique se mêle de musique, il apparaît
alors au musicien, au lieu même où ce discours
devrait
atteindre une intensité maximale, comme désincarné, abstrait, et pour tout dire
peu convaincant.
Il va de soi que cet effet subjectif est de structure et se
retrouve quelle que soit la philosophie
considérée : il est indépendant de l’adhésion ou non du lecteur
musicien à la philosophie examinée.
*
Ces trois voies précisées – confiance, méfiance, défiance -,
examinons ce qu’il en spécifiquement pour la philosophie de Deleuze.
Examinons tout cela
Méfiance vis-à-vis du risque de philosophème.
Ce risque à proprement parler ne concerne pas les écrits de
Deleuze, plutôt ceux de ses disciples et épigones. Disons que ce risque
concerne le deleuzisme plutôt que la philosophie-Deleuze.
Il est vrai, cependant, que la philosophie de Deleuze semble
rendre le philosophème (deleuziste)
aisé, un peu comme la philosophie d’Adorno suscite le philosophème
(adornien) mais pas pour les mêmes raisons : dans le cas d’Adorno, ceci
touchait à sa conception de la sororisation entre musique et philosophie (voir
séminaire l’année dernière).
Dans le cas de Deleuze, cela tient sans doute à ce qu’Alain
Badiou appelle une méprise sur sa philosophie, un « crucial
malentendu » [5]
ou un contre-sens qui tend à la présenter comme éloge des multiplicités
diverses, des désirs hétérogènes, des rhizomes proliférants, éloge qui
semblerait autoriser la citation vague, la référence confuse, une manière
innocente de se rapporter au texte deleuzien, de le citer sans que cela tire à
conséquence.
Bien sûr, ce petit jeu des références rhizomatiques n’a pas
plus de légitimité qu’à l’égard d’Adorno, son grand rival sur ce plan des
références sans principes.
Posons donc que Deleuze n’est nullement responsable de cet
usage en philosophèmes de sa philosophie et considérons donc que la défiance du
musicien n’est à son endroit que de nature ordinaire.
Il s’agit cette fois de la défiance du musicien concernant
cette part du discours philosophique qui traite explicitement de musique.
On sait que Deleuze, comme tout philosophe, s’est essayé à
définir la musique et que, même si la musique était pour sa philosophie un art
moins décisif que la peinture ou le cinéma, il en a cependant parlé à de
nombreuses reprises.
Je dirai à cet égard que la défiance ordinaire du musicien
est ici particulièrement de mise.
Comme l’on sait la définition philosophique que Deleuze
propose de la musique est celle-ci :
la musique est « la déterritorialisation de la ritournelle ». « La musique arrache la ritournelle à sa territorialité. La musique est l’opération active, créatrice, qui consiste à déterritorialiser la ritournelle. » [6]
La belle affaire pour le musicien, lequel le plus souvent commettra ici le contresens de croire que cette définition rehausserait la dimension musicale de la ritournelle [b]…
La difficulté d’appropriation musicienne de cette définition
proprement philosophique tient bien sûr à la consistance proprement
philosophique des énoncés qui l’établissent, donc a minima au caractère
philosophique des concepts de territoire
et de déterritorialisation [c],
mais aussi à celui de ritournelle
en sorte que le mot « musique » dans cette définition doit être
ultimement compris non pas comme désignant une réalité musicale empirique qui
préexisterait à l’énoncé deleuzien mais bien comme construisant ce qui pour la
philosophie deleuzienne mérite de s’appeler musique. Entre « la musique » telle que
philosophiquement définie par cet énoncé et « la musique pour le
musicien », le rapport ne va nullement de soi. Au mieux peut-être une
synthèse disjonctive. En tous les cas un espace de pensée qui n’a nulle évidence
pour le musicien fut-il pensif.
Rien là de spécifique à la philosophie de Deleuze me
direz-vous, mais rien là non plus qui encourage beaucoup le musicien à aller y
voir de plus près.
Les autres énoncés de Deleuze sur la musique ne sont souvent
pas moins déroutants. Certains apparaissent même au musicien irrecevables si on
les entend (à tort bien sûr) comme des philosophèmes, c’est-à-dire hors de leur
consistance philosophique d’énonciation. D’autres sont à mon sens des énoncés-piège
(pour le musicien toujours), d’autres des énoncés encombrants, ou irritants…
Voyons tout cela.
Par exemple ces énoncés, tous extraits de Mille plateaux, qui attache le destin de la musique à celui de la
ritournelle :
« La ritournelle est le contenu proprement musical, le bloc de contenu propre à la musique. » [7]
« La musique existe parce que la ritournelle existe ». [8]
« Le problème de la musique est celui de la ritournelle. » [9]
« La musique est l’aventure d’une ritournelle » [10]
Énoncés-piège car ils attachent le destin de la musique à un concept philosophique (celui de ritournelle) et ils posent cette ritournelle comme problème pour la musique (nullement comme son destin naturel).
Un autre énoncé relie cette fois musique et cosmos :
« Il n’y a que la musique pour être l’art comme cosmos » [11]
Cet énoncé me semble également un piège (risque du
philosophème !) car il désigne moins l’existence d’un monde de la musique
(de la musique comme monde) qu’à l’inverse l’existence du monde comme musique
soit le caractère musical du cosmos… Où l’on retrouve au demeurant cette
disposition philosophique, particulièrement prononcée chez Deleuze : la
musique sert à la philosophie plutôt que l’inverse ; ainsi le rapport
philosophique à la musique configure « une image musicale de la pensée » [d]
plutôt qu’une image philosophique de la pensée musicale !
Il est vrai qu’il y a une musicalité de la prose
philosophique de Deleuze, mais cette musicalité, qui nous apprend sur la prose
philosophique de Deleuze, n’apprend guère (singulièrement au musicien) sur la musique.
On retrouve ici l’équivalent de ce que Badiou relève à
propos du cinéma :
« la plasticité locale des descriptions de film y [dans
les deux volumes sur le cinéma de Deleuze]
semble versée au bénéfice de la philosophie ». [12]
« Le “mode” mineur, en vertu de la nature de ses
intervalles et de la moindre stabilité de ses accords, confère à la musique
tonale un caractère fuyant, échappé, décentré. » [13]
« La moindre stabilité » du mode mineur ne tient
pas à ses accords mais au caractère double, bifide de ses pentes mélodiques
(selon que l’on monte de la dominante vers la tonique ou que l’on descend ce
celle-ci à celle-là).
Et ceci n’entraîne nul décentrement de la tonalité (qui
reste tout autant polarisée par le rapport tonique-dominante).
Mais attention : il semble qu’il faille surtout
entendre ici la dualité majeur/mineur comme une différence d’intensités de
nature plus philosophique que musicale [e].
« La musique n’est jamais tragique » [14]
Et Brahms ? Et B. A. Zimmermann ?
« La musique a soif de destruction. […] N’est-ce pas
son “fascisme” potentiel ? » [15]
!?
« L’art n’est jamais une fin, il n’est qu’un
instrument » [16]
Difficile à entendre pour un musicien !
« Les grands auteurs de cinéma sont comme les grands
peintres ou les grands musiciens : c’est eux qui parlent le mieux de ce
qu’ils font. » [17]
Et Jean-Sébastien Bach, Haydn, Chopin, Brahms, Messiaen,
Berio (sans parler des grands interprètes dont, à quelques rares exceptions
près, Charles Ramond nous a rappelés la fois dernière l’indigence des propos
sur la musique) ?
« La ritournelle d’enfant, qui n’est pas de la musique, fait bloc avec le devenir-enfant de la musique. » [18]
Que faire musicalement d’un tel énoncé philosophique ?
« La musique débarrasse les corps de leur inertie, de la matérialité de leur présence. Elle désincarne les corps. Si bien qu’on peut parler avec exactitude de corps sonore, et même de corps à corps dans la musique. » [19]
Corps à corps, certes (corps-accord), mais précisément nullement au sens d’un corps sonore (du moins tel qu’on utilise, en musique, cette expression : le son musical n’est pas un corps, mais une trace, la trace d’un corps-accord).
« La musique n’a pas pour essence clinique l’hystérie, et se confronte davantage à une schizophrénie galopante. » [20]
« La Nature comme musique » [21]
Toujours cette sensation que la musique sert à caractériser
la Nature, le monde, l’image de la pensée qu’est la philosophie, mais n’est
guère traitée pour elle-même… La musique comme « instrument », no
comme fin…
« C’est comme dans la musique où le principe de
composition n’est pas donné dans une relation directement perceptible, audible,
avec ce qu’il donne. » [22]
« Dans la musique, le principe d’organisation ou de
développement n’apparaît pas pour lui-même en relation directe avec ce qui se
développe ou s’organise : il y a un principe compositionnel transcendant
qui n’est pas sonore, qui n’est pas “audible” par lui-même ou pour
lui-même. » [23]
Oui, et important…
Venons-en à la confiance et à ses trois axes.
Son présent empirique fut le mien mais je ne me reconnais
pas dans sa conception philosophique du moment présent pour la pensée. Ceci
tient entre autres à ses concepts de temps et de mémoire.
Deux méprises, me semble-t-il, concernant le concept de
temps chez Deleuze.
La première est de le concevoir comme adéquat au temps
musical ; la seconde est de le concevoir comme apte à configurer un moment
contemporain de la pensée en général.
Première méprise peut être encouragée par des énoncés tel
celui-ci :
« La musique fait entendre la force sonore du
temps » [24]
mais aussi suscitée par le fait que Deleuze a ressaisit la
dualité boulézienne du temps lisse et du temps strié. Attention ici aux méprises !
Faut-il d’ailleurs rappeler que la distinction temps
lisse/strié exposé par Boulez dans son Penser la musique aujourd’hui (1963) est en vérité une conception spatialisée du
temps, qui lui vient de son interprétation (assez lâche) de la coupure en
mathématique ?
Cf. « Rendre le Temps sensible en lui-même, tâche
commune au peintre, au musicien, parfois à l’écrivain ». [25]
Cela montre bien que pour lui le Temps en question n’est
nullement le temps singulier du musicien, n’est nullement le temps musical.
Certes ceci n’est pas déterminant en matière de météorologie
de la pensée : le contemporain désigne un temps de la pensée, nullement un
temps de type musical (lequel
reste interne à l’œuvre musicale).
Pour Badiou, chez Deleuze « le temps est la
vérité » et l’être du temps est l’être de la vérité [26].
D’où : « de la durée même ou du temps, nous pouvons dire qu’il est le
tout des relations. » [27]
La conception deleuzienne du Temps s’associe à une fonction
centrale de la mémoire.
« Mémoire est le vrai nom du rapport à soi. […] Le
temps comme sujet, ou plutôt subjectivation, s’appelle mémoire. Non pas cette
courte mémoire qui vient après, et s’oppose à l’oubli, mais l’“absolue mémoire”
qui double le présent, qui redouble le dehors, et qui ne fait qu’un avec
l’oubli, puisqu’elle est elle-même et sans cesse oubliée pour être refaite. […] Seul l’oubli (le dépli) retrouve ce qui
est plié dans la mémoire (dans le pli lui-même). […] Ce qui s’oppose à la
mémoire n’est pas l’oubli, mais l’oubli de l’oubli. » [28]
On reviendra tout à l’heure sur le lien du temps et de la
mémoire avec le concept deleuzien de pli. Notons incidemment que cette
conception de la mémoire a pour nous musiciens une vertu : déprendre l’art
(et donc, j’espère, la musique) d’un travail de type psychologique sur la mémoire :
« La mémoire intervient peu dans l’art (même et surtout
chez Proust). » [29]
Au total, le problème (pour moi !) est sa conception du
présent, qui n’est pas conçu comme moment, établi sur la base d’une coupure
(délimitant un passé). Il n’y a pas chez Deleuze, me semble-t-il, l’idée d’un
moment présent pour la pensée et donc le principe même d’une logique du
contemporain.
Ceci renvoie à sa conception même de la philosophie et à sa
différence d’avec celle de Badiou. Il est vrai que ma conception de la
philosophie comme météorologie du contemporain est directement ajustée à la
conception badiousienne de la philosophie : comme contemporanéisation des
différentes procédures de vérité qui opèrent pour la philosophie comme ses
conditions externes.
La conception deleuzienne de la philosophie n’est pas exactement
celle-là (Badiou soutient que tout ceci consonne avec la conviction – ou le
goût ! – de Deleuze qu’« il n’y a pas vraiment des pensées » et que « seule la philosophie
mérite pleinement le nom de pensée » [30])
et ceci, bien sûr, s’articule à une autre conception du temps, de la mémoire,
et finalement du moment présent et du contemporain – qui est ce qui nous importe
ici -.
Dit autrement : il semble que l’idée de contemporain
soit, chez Deleuze, thématisée sous le concept de « bloc
d’enfance » :
« Le souvenir a toujours une fonction de
reterritorialisation. Au contraire, un vecteur de déterritorialisation n’est
nullement indéterminé […] : c’est la déterritorialisation qui fait “tenir”
ensemble les composantes moléculaires. On oppose de ce point de vue un bloc
d’enfance, ou un devenir-enfant, au souvenir
d’enfance. » [31]
Derrière la difficulté pour un musicien de manier une telle
nomination (la musique contemporaine deviendrait le bloc d’enfance de la
musique…), se joue la difficulté supplémentaire de penser avec cela ce qu’elle
a ou n’a pas en partage avec les mathématiques, la poésie, la politique…
Qu’en est-il maintenant en matière de cartographie,
c’est-à-dire d’orientations pour la pensée ?
On prendra soin de noter que Deleuze parle de Michel
Foucault (du moins de celui de « Surveiller et punir ») comme d’un
« nouveau cartographe » [32]…
La capacité de la philosophie deleuzienne de cartographier
la pensée pour le musicien me semble s’affirmer en matière de « logique de
la sensation ».
Mais cette capacité est moins patente pour moi quand Deleuze
ne parle plus explicitement d’art. Cf. sa conception du territoire et de la
terre, directement engagée, bien sûr, dans cette notion de cartographie.
« Penser se fait dans le rapport du territoire et de la
terre. […] Ce sont deux composantes, le territoire et la terre, avec deux zones
d’indiscernabilité, la déterritorialisation (du territoire à la terre) et le
reterritorialisation (de la terre au territoire). » [33]
« La déterritorialisation comme débordement du
territoire (espace d’actualisation) par le virtuel de toute
actualisation » [34].
Il y a prévalence de la déterritorialisation sur la
territorialisation (qui dépose un territoire) comme il y a prévalence du
virtuel sur l’actuel (débordement de l’actuel par le virtuel). Ceci conduit, me
semble-t-il, la philosophie Deleuze à ne pas se soucier d’orienter la pensée
dans un territoire trop immobilisé. Et s’il lui faut en venir à distinguer des
orientations, il s’agira alors de faire aussitôt valoir la diagonale de cette
distinction, la ligne de fuite à vitesse infinie qui brouillera cette
bifurcation.
Bref, cette pensée semble préoccupée moins d’orientation que
de vitesse.
D’où le fait qu’il nous faudrait alors nous orienter selon
un ordre d’intensités plutôt que sur des options différentes en des points de
bifurcation.
Pour Deleuze, un point de bifurcation où une décision est
requise, où un choix doit être posé, est une figure trop statique de la pensée.
On sait qu’il récusait le principe du choix comme
constituant une figure éminente de la liberté. Pour lui, comme pour Dreyer ou
Bresson, « ne choisit bien, ne choisit effectivement que celui qui est choisi. » [35].
C’est donc dire que le point de bifurcation où la pensée devrait se prononcer
n’est nullement pour Deleuze la pierre de touche.
Le point est que pour lui la cartographie n’est pas associée
à une orientation de la carte ni du territoire mais plutôt à une manière de les
parcourir où les différences qui comptent sont des différences d’intensités et
de vitesses plutôt que d’orientations. En un sens, ce qui importe est la
vitesse et l’intensité qui vous emporte et vous choisi plutôt que la direction
que vous choisirez !
Cartographier pour lui, ce n’est pas relever une territoire
de pensée préexistant et l’orienter, c’est s’assurer que les trajets de ce
territoire sont à même, par leurs intensités et vitesses, de déposer une trace.
Chez Deleuze, la cartographie ne précède pas le trajet car c’est le trajet
lui-même qui cartographie, qui trace la carte.
En un tel sens, la question de l’orientation devient alors
relativement indifférente.
Ceci devrait sans doute être rapproché de cette maxime méthodique
sur laquelle Deleuze ne cesse d’insister : « prendre les choses par
le milieu ». Badiou interprète cette directive ainsi : « Ne pas
tenter de trouver d’abord un des bouts, et d’aller ensuite vers l’autre. Non.
Saisir le milieu, parce qu’alors le sens du parcours n’est pas fixé selon un
principe d’ordre ou de succession ; il est fixé par la métamorphose
mouvante qui actualise une des extrémités dans celle qui en est apparemment la
plus disjointe. » [f]
On comprend en quoi cette manière de procéder est indifférente à la question
d’une orientation ou, du moins, indiffère les différentes orientations
concevables.
Thématisons autrement la difficulté (pour moi) : la
prééminence donnée par Deleuze au pli contre le dépli induit une forme d’indifférence philosophique à
l’orientation car celle-ci suppose le dépli plutôt que le pli.
Badiou, lisant Deleuze, indique ceci très clairement quand
il commente Platon (vu par Heidegger), en disant que pour Platon il s’agit
« d’orienter le plan, de
hiérarchiser les régions, ce qui, quand elles demeurent pliées, est
impossible. » [36].
Orienter la pensée, s’orienter dans la pensée impliquerait
donc un geste de dépli auquel la philosophie de Deleuze résisterait comme elle
résiste à opérer par cartographie orientée.
Troisième difficulté pour moi chez Deleuze : difficulté
à situer la catégorie de « conditions de possibilité » dans sa
philosophie en raison de son couple possible/virtuel.
Cf. il est essentiel de ne pas confondre chez lui possible
et virtuel, et de voir que le couple pertinent est virtuel/actuel.
À ne pas confondre donc avec le virtuel. La directive
deleuzienne est particulièrement claire : « Le seul danger, en tout
ceci, c’est de confondre le virtuel avec le possible. Car le possible s’oppose
au réel ; le processus du possible est donc une “réalisation”. Le virtuel,
au contraire, ne s’oppose pas au réel ; il possède une pleine réalité par
lui-même. Son processus est l’actualisation. » [37]
Le possible fait donc couple avec le réel, quand le virtuel
le fait avec l’actuel.
Virtuel fait couple avec actuel. Virtuel l’emporte sur
l’actuel, et le précède : tout actuel procède de l’actualisation d’un
virtuel…
Dans ces conditions qu’est-ce qu’une condition de
possibilité voudrait dire ? Là encore – ce point est lié au précédent, à
la question des orientations dans la pensée – ce qui importe pour cette philosophie
est moins la décision préliminaire qui rend possible tel ou tel type d’énoncé,
que le fait que cet énoncé actualise un virtuel ; ce qui importe alors
pour cette philosophie est plus la vitesse d’actualisation de cette affirmation
énonciative que sa localisation plus ou moins statique.
En un sens – mais je peux me tromper – c’est comme si le
plus important dans cette philosophie tenait à la vitesse d’énonciation et non
pas à la nature particulière des énoncés posés : la vitesse, le réseau
priment sur l’objet-énoncé.
Si ceci est vrai, la question des conditions de possibilité
est remplacée par celle des virtualités dont procèdent par actualisation tel ou
tel énoncé. Le rapport entre l’énoncé analysé et son amont n’est plus le même
dans les deux cas : dans le cas des conditions de possibilité, il y a,
plus ou moins implicitement, l’idée logique que si x rend y possible, c’est
parce que non-x interdit y, que non-x entraîne non-y et donc parce que y
entraîne x ! Ainsi une condition de possibilité équivaut formellement à
une implication nécessaire inverse : x rend possible y car y implique x.
Dans le cas du virtuel et de l’actuel, il n’y a par contre
rien à déduire logiquement du fait que
x s’actualise en y. Il y a seulement à le prendre comme un fait.
Bref, le couple virtuel/actuel ne nous permettra guère
d’analyser à quelles conditions tel ou tel énoncé est (ou a été) possible.
Présentons tout ceci autrement : la philosophie de
Deleuze se présente – me semble-t-il - comme relativement indifférente à la
distinction possible/impossible, toute orientée qu’elle est par la polarité virtuel/actuel.
L’important pour elle n’est pas tant : ceci est-il ou n’est-il pas
possible ? À quelles conditions ceci est-il ou n’est-il pas
possible ? À quelles conditions tel impossible peut-il devenir
possible ? Comment forcer tel impossible identifié ? Par quel type
d’action sur ses conditions de possibilité ?
La philosophie de Deleuze demandera plutôt : selon quel
type de trajet et de vitesse telle virtualité pourra-t-elle (provisoirement) s’actualiser, ce qui est tout aussi
bien demander : selon quel type de trajet et de vitesse telle
actualisation figée pourra-t-elle libérer ses virtualités qui étouffent dans
l’actualisation en cours ?
Dans cette optique, comme l’écrit Badiou, « tout objet
est progressivement dissous sous la forte marée de l’actualisation dont il est
comme une trace sur le sable » [38].
Disons alors que je ne saurais me résigner à une telle dissolution des objets,
singulièrement de ces objets pour lesquels je me demande : à quelles
conditions sont-ils exposables, présentables, intensifiables dans telle
situation ?
Comment alors nous servir (me servir) de la philosophie de
Deleuze en musicien si la voie de la confiance est ainsi triplement bouchée et
qu’il ne s’agit bien sûr pas de revenir sur la défiance ou la méfiance du
musicien vis-à-vis des philosophèmes ou des définitions philosophiques de la
musique ?
Je propose ici d’examiner une quatrième voie que
j’appellerai, par euphonie avec les noms des trois précédentes, la voie de la signifiance. J’appellerai ainsi une manière pour le musicien de
se servir des mots de la philosophie, singulièrement de ses concepts, en
tentant de leur donner une signification musicale nouvelle susceptible
d’éclairer son espace propre de travail.
Ex. dans mon propre travail :
·
le sublime (voir
6° cours sur Parsifal)
·
le monde (pour
« le monde de la musique »)
·
les catégories de généalogie, d’archéologie, d’historicité et d’historialité (pour penser musicalement le rapport de la musique à
l’Histoire)
·
l’idée même de « catégories » musiciennes, où
la notion de catégorie n’a guère à voir avec l’abstraction aristotélicienne
Il convient, pour moi en tout cas, de se tenir à l’écart de
concepts deleuziens trop problématiques.
Vitalisme, fut-il inorganique, cette manière dont parle
Badiou de relever Bergson car « son bergsonisme raffiné donne en dernier
ressort toujours raison à ce qu’il y a » [39].
Logique des apparences pour moi peu stimulante (voir plutôt
la logique de l’apparaître du côté de Badiou…) mais il semblerait [g]
que son concept de simulacre ait été abandonné après Logique du sens…
Voir plus loin : le mot est aujourd’hui une tarte à la
crème dans le monde de la technologie musicale…
Plus généralement, il faudrait explorer le rôle que Deleuze
confère à la circulation d’une place vide :
« Faire circuler la case vide […] est la tâche
aujourd’hui. » [40]
En effet, il me semble possible de concevoir la logique de
l’écoute musicale comme circulation d’une telle case vide. J’ai même pris appui
sur une formalisation possible d’un petit jeu de taquin (générant une bande de
Möbius) pour décrire la circulation de l’écoute entre l’œuvre, la musique et
l’écouteur-musicien [h].
La difficulté, avec Deleuze, est alors que celui-ci associe
étroitement cette circulation d’une case vide à une logique du sens - la
phrase exacte, citée plus haut, est en effet celle-ci :
« Faire circuler la case vide, et faire parler les
singularités pré-individuelles et non personnelles, bref produire le sens,
est la tâche aujourd’hui. » [41].
Ceci est encore plus clair ici : « le sens, non pas du tout comme
apparence, mais comme effet de surface et de position, produit par la circulation
de la case vide dans les séries de la structure (place du mort, place du roi,
tache aveugle, signifiant zéro, cantonnade ou cause absente,
etc.). » [42]
Or je souhaite pour ma part établir une théorie musicienne
de l’écoute musicale qui se tienne à distance d’une interprétation en termes de
sens.
Car s’il faut prendre ici position philosophiquement (et non
plus simplement musicalement, ou musiennement), l’écoute musicale me semble relever
de l’opération d’adhésion à un sujet musical en acte, à l’œuvre, donc à la
subjectivation d’une enquête en vue d’une vérité, nullement à la
« production d’un sens »…
Pourquoi prendre ainsi position en musicien sur des
questions proprement philosophiques d’orientation ? Parce qu’il y a une
opération proprement musicienne de rapport à la philosophie qui est ici
nécessairement en jeu : une opération que j’appellerai de compatibilisation.
De quoi s’agit-il là ?
Il s’agit d’une question posée à toute intellectualité
musicale : de quoi se veut-elle contemporaine ? J’ai thématisé
ailleurs l’existence d’un tel principe du contemporain pour la dimension
théorique de toute intellectualité musicale qui consiste à tenir qu’une théorie
musicienne de la musique contemporaine ne peut être qu’une théorie
contemporaine de la musique c’est-à-dire ne peut se déployer que sous une
figure contemporaine (et non pas archaïque) de ce qu’est la théorie, de ce que
veut dire théoriser (ceci s’oppose, par exemple, à une conception poussiéreuse
de la théorie dans une certaine musicologie qui croit que ce que science veut dire n’a pas évolué depuis Aristote).
De même l’intellectualité musicale doit se soucier de la
philosophie dont elle veut ou ne veut pas se tenir contemporaine. Je rappelle
que Rameau, à mon sens le fondateur de l’intellectualité musicale, a déployé
toute son entreprise sous l’impératif (décidé, et n’allant nullement de soi)
d’une contemporanéité avec la philosophie relativement récente de Descartes.
Je ne dirai pas que toute intellectualité musicale doit se déclarer contemporaine d’une philosophie donnée
(quand je maintiens que toute intellectualité musicale doit mettre sa théorie
sous le principe du contemporain rappelé plus haut). Mais elle peut avoir à le
faire.
Pour ma part, j’ai pris une décision (du même type de radicalité
que celle de Rameau) en tenant que l’intellectualité musicale dont notre temps
me semble avoir besoin se souciera d’être compossible ou compatible avec la
philosophie déployée aujourd’hui par Badiou. Je me distingue de Rameau en ceci
qu’il ne s’agit pas pour moi d’appliquer une philosophie à la musique, d’être
donc un musicien badiousien comme il souhaitait explicitement être un musicien
cartésien. C’est pour cela que pour ma part je parlerai de compatibilisation,
non de conditionnement : il s’agit d’assurer que l’intellectualité
musicale déployée est compatible avec la philosophie de Badiou et non pas se
tient sous conditions de cette philosophie (comme l’intellectualité musicale
ramiste se mettait explicitement sous conditions de la philosophie de
Descartes).
Une conséquence est en tous les cas que cette
compatibilisation génère à rebours des incompatibilités avec d’autres
philosophies, singulièrement ici avec celle de Deleuze.
Il y a des concepts, apparemment prédisposés à un usage
musicien mais qui me semblent cependant constituer un piège.
Signifiance pour le corps instrumental, et le corps-accord,
donc pour une théorie musicienne du corps musical ?
« Il y a ce qu’Artaud a découvert et nommé : corps sans organes. » [43]
« Le corps n’est jamais un organisme. […] Le corps sans organes s’oppose moins aux organes qu’à cette organisation des corps qu’on appelle organisme. Le corps sans organes ne manque pas d’organes, il manque seulement d’organisme, c’est-à-dire de cette organisation des organes. […] L’onde parcourt le corps. » [44]
Candidats possibles (il y en aurait bien d’autres) :
On sait [45]
l’importance de la référence stoïcienne dans sa philosophie.
J’ai moi-même proposé d’examiner de quelle manière la
logique musicale de l’écoute pouvait voulir tirer parti de la logique
stoïcienne de l’assentiment [46].
Il me faudrait examiner ce croisement avec Deleuze autour
des stoïciens.
Cf. j’ai écrit un article intitulé « Le pli du
sérialisme » [47].
Le présent comme pli
Qui dit pli dit
relation, interférence. On ne saurait en effet constituer de pli qui supporte
deux côtés entièrement indifférents l'un à l'autre. Or, dans notre présent
musical, il est clair que des branches entières se déploient en totale indifférence
au sérialisme (à ce qu'il a été ou à ce qu'il peut encore être). En ce sens, il
est patent que le sérialisme n'est plus l'horizon subjectif de notre présent :
il n'y a plus nécessité musicale évidente à se définir et se constituer par rapport
à lui, soit pour le soutenir, soit pour le prolonger, soit pour le combattre,
soit pour le dénier, soit pour le saturer, soit pour s'en écarter... C'est
d'ailleurs ce qui contribue à disperser notre présent car il n'est plus orienté
selon un point d'évaluation prédominant.
Pli d'un post et d'un néo-sérialisme
Au total, penser
un tel pli [du sérialisme], revient donc à se demander : En quel sens notre présent musical
est-il plié en un néo-sérialisme et un post-sérialisme ?
Examiner la
puissance qu'aurait encore le sérialisme de plier le cours musical à ses propres
prescriptions, que ce soit par l'adhésion (dans un pas de plus) ou par le refus
(dans un pas de côté)
L’interprétation par Badiou du pli deleuzien me semble ici
d’une grande utilité [48].
Elles conduisent à cette interprétation du pli comme « soi »
(Foucault) ou « sujet », autorisant ainsi Badiou à en conclure (pour
lui-même !) que « le sujet (le dedans) est l’identité du penser et de
l’être » [49].
Soit ultimement – je cite Badiou – « le Pli est finalement
“subjectif” en ce qu’il est exactement la même chose que la Mémoire, la grande
mémoire totale dont nous avons vu qu’elle était un des noms de
l’Être. » [50]
Il y aurait à penser à partir de là ce que peut être le pli
d’une œuvre, ou ce que peut être l’intellectualité musicale comme pli… Travail
à faire…
« l’identité interne du mode et du chaos, le
chaosmos » [51]
« L’art n’est pas le chaos. […] Il constitue un chaosmos, comme dit Joyce, un chaos composé. » [52]
J’utilise pour ma part ce même terme de Joyce en un tout
autre sens : comme désignant « l’univers » comme non-Tout. Le chaosmos désigne ainsi le non-tout de ce qui ne relève pas
d’un monde ou d’un autre.
Il y aurait lieu d’affiner le frottement de ce double sens.
« Par “effondement”, il faut entendre cette liberté
sans fond non médiatisée, cette découverte d’un fond derrière tout autre fond,
ce rapport du sans-fond avec le non-fondé » [53]
« Un universel effondrement, mais comme évènement
positif et joyeux, comme effondement » [54]
« le fondement qui toujours défait ce qu’il
fonde » [55]
Cf. l’évidement de l’objet chez René Guitart ?
Cf. le sans-fond de toute décision, pris comme dit Badiou
« au bord du vide ».
Là encore, différents sens se frottent. Peut-on en tirer des
étincelles pour la pensée musicienne ?
« La musique s’efforce de rendre sonores des forces qui ne le sont pas. » [56]
Rendre audibles des forces qui ne le sont pas. D’où écouter…
Ici la logique du rapport entretenu à la philosophie de
Deleuze relèverait d’une fiction : faisons comme si son discours philosophique sur la peinture de Bacon
pouvait valoir pour la musique et voyons quelles conséquences le musicien
pensif peut alors en tirer.
Il faudrait par exemple examiner de quelle manière les
différentes orientations distinguées par Deleuze [57]
en matière de peinture moderne (soit les différentes réponses à la question
« pourquoi de la peinture aujourd’hui encore ? ») pourraient ou
non éclairer la cartographie de la musique contemporaine.
Je rappelle ses « trois grandes voies » :
·
l’abstraction,
·
l’expressionnisme abstrait (ou art informel),
·
la nouvelle figuration, celle de la Figure, qui sauve
le contour.
Ce concept (« l’opérateur principal de la philosophie
de Deleuze, le concept signé entre tous » [58])
peut nous aider (m’aider) à caractériser ce qu’il en est de l’intellectualité
musicale.
Il est vrai que sa vision de l’intellectualité
cinématographique ne me convient guère.
Cf. la conclusion de L’image-temps :
« La théorie philosophique […] est une pratique des
concepts. Une théorie du cinéma n’est pas “sur” le cinéma, mais sur les
concepts que le cinéma suscite, et qui sont eux-mêmes en rapport avec d’autres
concepts correspondant à d’autres pratiques. […] La théorie du cinéma ne porte pas sur le cinéma, mais sur
les concepts du cinéma, qui ne sont pas moins pratiques, effectifs ou existants
que le cinéma lui-même. Les grands auteurs de cinéma sont comme les grands
peintres ou les grands musiciens : c’est eux qui parlent le mieux de ce
qu’ils font. […] Les concepts du cinéma ne sont pas donnés dans le cinéma. et
pourtant ce sont les concepts du cinéma, non pas des théories sur le cinéma.
[…] Le cinéma est une nouvelle
pratique des images et des signes, dont la philosophie doit faire la théorie
comme pratique conceptuelle. » [59]
Si on transpose cela à l’intellectualité musicale – ce que
Deleuze suggère lui-même en cours de route -, il faudrait donc tenir que la
philosophie fait théorie des concepts produits par l’intellectualité musicale,
concepts eux-mêmes aussi pratiques que l’est la pratique musicale ordinaire.
Je ne m’accorde guère à cette manière de voir les
choses : l’intellectualité musicale n’est pas pratique mais plutôt
théorique. Elle produit des catégories plutôt que des concepts (laissons à la
philosophie l’exclusivité de la production des concepts). La théorie
philosophique de la musique doit être une théorie des œuvres (donc de la
musique plus que de l’intellectualité musicale (ex. une théorie philosophique
des opéras de Wagner plus que de ses écrits) et elle n’est qu’un des types
possibles de théorie de la musique (à côté des types : théorie
mathématique, théorie physique, théorie psychanalytique, théorie sociologique…).
Importance de ceci ? Deleuze, à mon sens, ne prend pas
correcte mesure du fossé qu’il y a entre musique et intellectualité musicale,
entre pensée musicale et pensée musicienne, entre pensée à l’œuvre et langage
musicien, entre œuvres et musiciens, etc.
Le musicien pensif s’avère ce qu’il appelle une synthèse
disjonctive (sans penser aucunement à la musique) plutôt qu’un théoricien car
le musicien pensif (celui de l’intellectualité musicale) va se tenir simultanément
sur les deux bords du non-rapport entre pensée musicale et dire musicien :
en effet d’un côté comme musicien, il partage la pensée musicale, il est un
passeur de l’œuvre, il est traversé par la musique qu’il fait, et d’un autre
côté comme musicien pensif, il est l’acteur cette fois du dire musicien, de
l’intellectualité musicale. Or pas de rapport entre ces deux bords si ce n’est
précisément le musicien pensif tenant ensemble ces deux bouts, le dividu ainsi divisé.
Qu’est-ce donc que la synthèse disjonctive chez
Deleuze ?
C’est une « synthèse affirmative de disjonction » [60]
ou une « disjonction synthétique affirmative » [61]
qui renvoie au « ou bien » comme la « synthèse connective »
renvoie au « si…, alors » et la « synthèse conjonctive » au
« et » [62] :
« On distingue trois sortes de synthèses : la
synthèse connective (si…, alors) qui porte sur la construction d’une seule
série ; la synthèse conjonctive (et), comme procédé de construction de
séries convergentes ; la synthèse disjonctive (ou bien) qui répartit les
séries divergentes. » [63]
« Toute la question est de savoir à quelles conditions
la synthèse est une véritable synthèse, et non pas un procédé d’analyse. […]
Ordinairement la disjonction n’est pas une synthèse à proprement parler, mais
seulement une analyse régulatrice au service des synthèses conjonctives puisqu’elle
sépare les unes des autres les séries non convergentes. » [64]
Badiou, dans son essai sur Deleuze, thématise ainsi
« ce que Deleuze nomme une “synthèse disjonctive” : penser le
non-rapport selon l’Un, qui le fonde en séparant radicalement les termes. […]
Expliquer que “le non-rapport est encore un rapport, et même un rapport plus
profond.” [i] » [65].
Par exemple la synthèse disjonctive du penser lui-même [66]
mais surtout celle du voir et du parler que développe Deleuze à propos des
travaux de Michel Foucault : « Il y a disjonction entre parler et
voir, entre le visible et l’énonçable : “ce qu’on voit ne se loge jamais
dans ce qu’on dit”, et inversement. La conjonction est impossible. » [67]
Trois exemples, si l’on retient de tout ceci, pour nos
besoins proprement de musiciens, qu’une synthèse disjonctive serait une manière
de rapporter ce qui est sans rapport, de rapporter par exemple deux termes
(Deleuze suggère ailleurs [j]
qu’il n’est nullement nécessaire ici de s’arrêter d’ailleurs à 2…) sans rapport
entre eux, non pour instituer un nouveau rapport à partir d’un non-rapport, non
bien sûr pour les dialectiser (une synthèse disjonctive est précisément un mode
non dialectique de synthèse) mais pour dépasser la dimension spontanément analytique
du non-rapport en une nouvelle conception « synthétique » du Deux
(1+1) ou du Pluriel (série que Deleuze appelle précisément, dans le cas de
cette synthèse disjonctive, « divergente » [68]).
Cette disjonction voir-parler équivaudrait à la disjonction
musicienne du écouter-dire, constitutive de l’intellectualité musicale.
D’où l’hypothèse d’investir l’intellectualité musicale comme
constituant une synthèse disjonctive de l’écouter et du dire [k].
Autre signifiance concevable : les
rapports/non-rapports entre Wagner et Schoenberg : la paire {Wagner,
Schoenberg} constitue-t-elle une synthèse disjonctive ? Cf. apparente continuation,
le second franchissant le seuil (de l’atonalité) au bord duquel le premier
(selon Adorno) serait resté [l].
Rappel : Wagner meurt en 1883 et Schoenberg naît en 1874. Voir aussi les Gurre-Lieder comme
éminemment wagnériens, etc.
Le personnage de Kundry dans Parsifal n’entretient-il pas quelque proximité avec cette
notion ? En effet, il semble de même rapporter deux faces
sans-rapport : une face de la femme servante et mutique (actes I &
III), une face de la femme déchaînée et tonitruante (acte II), ces deux faces
étant séparées par le vide des entractes…
*
Mon hypothèse est donc qu’il y aurait lieu d’investir un
certain nombre de questions musicales à la lumière de ce concept philosophique,
non pour « philosopher la musique » mais pour l’éclairer par quelque
projecteur inattendu.
Il s’agirait ici somme toute de renverser ce que je disais
d’une lecture musicienne de la philosophie d’Adorno (la lire selon une lumière
rasante plutôt qu’orthogonale en sorte de rehausser tel ou tel détail dont
faire ensuite musicalement son miel) et de braquer sur tel problème musicien le
pinceau lumineux de tel concept deleuzien en vue de dégager quelque détail
resté jusque là dans l’ombre, quelque difficulté inaperçue, quelque pli/dépli
non thématisé.
J’ai déployé ici ce type d’intellectualité musicale qu’on
dira « catégorielle » : celle qui tente d’attraper quelque chose
de la pensée musicale au moyen d’un réseau de catégories formé ad hoc.
C’est le type d’intellectualité musicale qui est la mienne,
et qui est en général privilégié par les compositeurs (depuis Rameau).
Il est vrai qu’un tout autre type d’intellectualité musicale
a également une pleine légitimité : celui qui tente plutôt d’inventer une
langue poétique qui capte dans un discours littéraire quelque résonance de l’intension proprement musicale à l’œuvre. L’archétype de cette
autre forme d’intellectualité musicale qu’on dira « littéraire » nous
est donné par Pierre-Jean Jouve dans son très beau livre sur Wozzeck, instruit
au demeurant pas la contribution du jeune compositeur d’alors Michel Fano. Il
n’est bien sûr pas anodin que ce livre vienne non d’un compositeur mais d’un
grand poète (on comprend facilement qu’un compositeur se soucie de vitesses et
d’intensités dans la musique qu’il compose plutôt que dans son discours sur la
musique et, qu’à l’inverse, un poète use de son art pour capter les résonances
musicales). La force et la faiblesse de cette modalité « littéraire »
de l’intellectualité musicale est de s’épuiser dans sa lecture : une fois
le livre fermé, il ne reste guère de catégories transposables, extrayables et
maniables pour d’autres œuvres. Et réactiver cette intellectualité musicale
impliquera toujours de relire les mêmes pages pour réactiver la résonance
poétique. En un sens, l’intérêt de ce type d’intellectualité musicale est de
rendre la musique apte à mettre en branle, à susciter un texte poétique plutôt
qu’à mieux « comprendre » ce qui se joue musicalement. En un sens, la
singularité d’une œuvre musicale sert ici à générer une autre singularité,
d’ordre cette fois littéraire.
Il est patent, au terme de cet exposé, que la philosophie de
Deleuze est mieux adaptée à rendre compte de cette seconde forme (et peut-être
donc à la servir) d’intellectualité musicale que de la première (la
mienne) : en effet dans la seconde, il est essentiellement question de
vitesses et d’intensités, de déplacements et d’accents, notions au principe
même, comme on l’a rappelé, de la philosophie deleuzienne.
(ou le Deleuze qui me
plaît)
·
« Le mouvement se fait toujours dans le dos du
penseur. » [69]
·
« Les noces sont toujours contre nature. Les
noces, c’est le contraire d’un couple. » [70]
·
« Il n’y a de travail que noir, et
clandestin. » [71]
·
« Juger, ce n’est pas un bon métier. Plutôt être
balayeur que juge. Plus on s’est trompé dans sa vie, plus on donne dans
leçons. » [72]
·
« Les nomades ne sont pas des migrants ou des
voyageurs mais au contraire ceux qui ne bougent pas, ceux qui s’accrochent à la
steppe, immobiles à grands pas, suivant une ligne de fuite sur
place ». [73]
·
« Ce n’est pas facile d’être un homme libre. » [74]
·
« L’athéisme n’est pas un drame, mais la sérénité
du philosophe et l’acquis de la philosophie. » [75]
·
« La peinture moderne est un jeu
athée. » [76]
·
« Il ne faut pas dire “si Dieu n’est pas, tout est
permis”. C’est juste le contraire. Car avec Dieu, tout est permis. C’est avec
Dieu que tout est permis. » [77]
·
« Il y a dans le christianisme un germe d’athéisme
tranquille. » [78]
·
« La lutte avec l’ombre est la seule lutte
réelle. » [79]
·
« La peinture doit arracher la Figure au
figuratif. » [80]
Son effort pour séparer le hasard d’une conception
probabiliste… [81]
·
« On ne reconnaît les gens, d’une manière visible,
qu’aux choses invisibles et insensibles qu’ils reconnaissent à leur
manière. » [82]
·
« Aucun livre contre quoi que ce soit n’a jamais
d’importance ; seuls comptent les livres “pour” quelque chose de nouveau,
et qui savent le produire. » [83]
·
« Tristesse des générations sans
“maîtres”. » [84]
·
« L’identité de la pensée et de la
liberté » [85]
·
« Il n’y a nul besoin de se réclamer de l’homme
pour résister. » [86]
·
« La phénoménologie est trop pacifiante, elle a
trop béni de choses. » [87]
· « Beaucoup de gens sont à l’asile qui ne devraient pas y être, mais beaucoup aussi n’y sont pas qui devraient y être. » [88]
·
« Les sensations comme percepts ne sont pas des
perceptions qui renverraient à un objet (référence) ». [89]
·
« Le but de l’art, c’est d’arracher le percept aux
perceptions d’objet ». [90]
·
« La mémoire intervient peu dans l’art (même et
surtout chez Proust). » [91]
·
« L’affect n’est pas le passage d’un état vécu à
un autre, mais le devenir non humain de l’homme. » [92]
·
« Dans la musique le principe de composition n’est
pas donné dans une relation directement perceptible, audible, avec ce qu’il
donne. » [93]
·
« Dans la musique, le principe d’organisation ou
de développement n’apparaît pas pour lui-même en relation directe avec ce qui
se développe ou s’organise : il y a un principe compositionnel transcendant
qui n’est pas sonore, qui n’est pas “audible” par lui-même ou pour
lui-même. » [94]
––––––––––
Notes de fin
[a] Je remercie Mathilde Lequin d’avoir attiré notre
attention collective sur ce texte.
[b] laquelle doit être philosophiquement (et non pas musicalement) comprise…
[c] L’exposé de Mathilde Lequin nous a rappelé la constitution progressive du concept de territoire à partir de ceux de code, de milieu, de rythme et de territorialisation, le territoire étant produit d’une territorialisation (et non l’inverse) – cf. Mille plateaux p. 386. Bref, rien d’évident – comme il est naturel – en ce travail conceptuel proprement philosophique.
[d]
Rappel : pour Deleuze, la philosophie est « une image de la
pensée » (Dialogues, 20). Une image
musicale de la pensée, c’est donc tout aussi bien une philosophie musicalisée.
[e] Voir par
exemple François Zourabichvili, Le vocabulaire de Deleuze, p. 41
[f] De la vie comme nom de l’Être
[g] Cf. François Zourabchvili p. 52 et 84
[h] voir mon cours de 2003-2004 à l’Ens
[i] Il s’agit ici d’une citation de Deleuze (Foucault, 70)
[j] Anti-Œdipe, p. 14 et 90
[k] cf. les thèmes de mes deux premières années de cours à l’Ens…
[l] cf. le climax de Parsifal – voir 6° cours
[1] Deux régimes de fous, Ed. de Minuit, 2003
[2] Deux régimes de fous, 154
[3] Qu’est-ce que la philosophie ?, 105
[4] Deux régimes de fous, 153
[5] Deleuze, 140
[6] Milles plateaux, 369
[7] Mille plateaux, 368
[8] Mille plateaux, 368
[9] Mille plateaux, 370
[10] Mille plateaux, 370
[11] Mille plateaux, 121
[12] Deleuze, 27
[13] Mille plateaux, 120
[14] Mille plateaux, 367
[15] Mille plateaux, 367-368
[16] Mille plateaux, 230
[17] L’image-temps, 366
[18] Mille plateaux, 368-9
[19] Francis Bacon, 38
[20] Francis Bacon, 38
[21] Mille plateaux, 386
[22] Dialogues, 110
[23] Mille plateaux, 325
[24] Qu’est-ce que la philosophie ?, 172
[25] Francis Bacon, 43
[26] Deleuze, 95
[27] L’Image-temps, 21
[28] Foucault, 115
[29] Qu’est-ce que la philosophie ?, 158
[30] Deleuze, 136
[31] Mille plateaux, 360
[32] Foucault, p. 31…
[33] Qu’est-ce que la philosophie ?, 82 – précisément au chapitre Géophilosophie…
[34] voir Badiou : Deleuze, 127
[35] L’Image-temps, 232
[36] Deleuze, 148-149
[37] Différence et répétition, 272-273
[38] Deleuze, 146
[39] Deleuze, 142
[40] Logique du sens, 91
[41] Logique du sens, 91
[42] Logique du sens, 88
[43] Francis Bacon, 33
[44] Francis Bacon, 35
[45] cf. Logique du sens
[46] La
logique musicale de l’écoute : une logique stoïcienne de
l’assentiment ? (Séminaire Musique
& mathématiques, 15 octobre 2005)
www.diffusion.ens.fr/index.php?res=conf&idconf=878
[47] www.entretemps.asso.fr/Nicolas/TextesNic/PliSerialisme.html
[48] Deleuze, p. 132 et suivantes
[49] Deleuze, 134
[50] Deleuze, 134
[51] Différence et répétition, 382
[52] Qu’est-ce que la philosophie ?, 192
[53] Différence et répétition, 92
[54] Logique du sens, 303
[55] Badiou : Deleuze, 94
[56] Francis Bacon, 39
[57] Francis Bacon, p. 67 et suivantes
[58] François Zourabichvili, 81
[59] L’image-temps, 365-366
[60] Logique du sens, 389
[61] Logique du sens, 204
[62] Logique du sens, 203-204
[63] Logique du sens, 204
[64] Logique du sens, 204
[65] Deleuze, 36
[66] Deleuze, 117
[67] Foucault, 71
[68] Logique du sens, 204
[69] Dialogues, 7
[70] Dialogues, 8
[71] Dialogues, 13
[72] Dialogues, 15
[73] Dialogues, 49
[74] Dialogues, 76
[75] Qu’est-ce que la philosophie ?, 89
[76] Francis Bacon, 13
[77] Francis Bacon, 14
[78] Francis Bacon, 81
[79] Francis Bacon, 42
[80] Francis Bacon,13
[81] par exemple Francis Bacon p. 60…
[82] L’île déserte, 239
[83] L’île déserte, 269
[84] L’île déserte, 109
[85] L’île déserte, 110
[86] Foucault, 98
[87] Foucault, 120
[88] Foucault, 71
[89] Qu’est-ce que la philosophie ?, 156
[90] Qu’est-ce que la philosophie ?, 158
[91] Qu’est-ce que la philosophie ?, 158
[92] Qu’est-ce que la philosophie ?, 163
[93] Dialogues, 110
[94] Mille plateaux, 325