Le travail d’équipe avec les parents : organisation d’une illusion

(Séminaire de génétique clinique, Hôpital Georges Pompidou, 17 mars 2006)

 

Geneviève Lloret-Nicolas

 

Très perplexe de me trouver invitée à une table ronde intitulée « Travail d’équipe et ses implications – quelques expériences », j’avais pensé d’abord ne pas tenir compte de ce titre et parler de ce dont j’avais envie considérant que n’étant ni psychiatre ni généticien et ne faisant équipe avec personne je n’avais rien à dire.

Cependant je peux avoir à dire si ce qu’il s’agit de traiter est la proposition, que l’on entend souvent, d’un travail d’équipe en partenariat avec les parents.

En vérité cette table ronde qui m’inclut pour ce que je suis - une mère -, si on veut bien la prendre au sérieux, au pied de la lettre pourrait-on dire, interroge l’état de décomposition de la psychiatrie aujourd’hui. Ce qui n’est en rien un point de vue sur les psychiatres en général ou en particulier, mais sur l’état de la clinique psychiatrique.

Je prends cette assemblée pour un ensemble de gens sérieux et compétents, médecins, psychiatres, biologistes, psychanalystes. Je vous demande donc sérieusement : qu’est ce que je fais là ? Avec qui suis-je censée pouvoir faire équipe ou avoir fait équipe ? De quel travail s’agit-il ou s’est-il agi ? En direction de qui ? Et avec quelle visée thérapeutique ? Peut-être me répondrez-vous.

Quant à moi, je tiens que le travail d’équipe avec les parents est une illusion, une illusion construite pour couvrir le vide de la pensée clinique, de ce qui doit être pensé effectivement, et vous rassemble : les psychoses infantiles précoces.

En introduisant une origine organique à ce qu’on pensait jusque peu d’ordre purement exogène, la génétique est venue brouiller le champ des nominations psychiatriques. Elle n’a pu le faire que dans la mesure où la psychiatrie l’a laissé faire, s’est laissée faire. Il y avait quand même une faiblesse originelle de la psychiatrie et de la psychanalyse sur cette affaire de l’autisme, une faiblesse de pensée. Et je pourrais demander candidement, puisque je ne suis ni psychiatre, ni généticienne, ni psychanalyste : mais en quoi la découverte qu’il y a dans la matière inscription d’un désordre de l’esprit ferait que ce désordre ne relèverait plus du champ dans lequel il était jusque-là traité, ou qu’il ne serait plus un désordre et deviendrait un simple état ?

Ce travail de la génétique, et ce n’est pas anodin, s’est fait soutenu par des associations de parents qui ont permis de financer une partie de la recherche en biologie moléculaire. Ils l’ont fait en grande part contre la psychanalyse, opposant la connaissance toute neuve qu’apportait l’une à l’expérience soutenue de l’autre.

L’origine n’est pas la cause, on semble l’avoir oublié un peu facilement, voire avec beaucoup d’empressement.

Comment penser les psychoses infantiles précoces et pourquoi la mise à jour par la biologie d’une donnée nouvelle semble tellement perturbant au point que cette table ronde se propose de traiter comme un mode de l’expérience qu’aujourd’hui la frontière entre situation clinique d’un patient (dont on a la charge thérapeutique) et ce patient lui-même (qui inclut bien sûr le rapport parental, mais aussi son inscription dans la société et bien d’autres choses encore) serait caduque ?

L’enfant dont je suis la mère et qui me vaut d’être parmi vous aujourd’hui, a 25 ans. C’est dire que j’ai une certaine expérience des rapports avec les équipes des hôpitaux de jour, avec les psychiatres et les psychanalystes.

Il y a cinq ans, on m’a appris qu’il était porteur d’une anomalie chromosomique : un X fragile. Je n’ai pas particulièrement dansé sur les toits à cette annonce ; je m’en suis expliquée en partie dans une intervention il y a quelques années dans ce même séminaire.

Ce jeune homme est donc passé du statut d’autiste au statut de porteur d’une anomalie génétique.

D’un statut à l’autre, qui peut lever le doigt et me dire de quoi il souffre ? De quelle maladie, si maladie il y a, est-il atteint ? De quelle thérapeutique relève-t-il ?

Comme autiste, il était atteint d’une maladie mentale relevant de la clinique psychiatrique et de la clinique psychanalytique.

Avec la biologie, il s’avère porteur d’une anomalie qui ne dit rien d’autre en l’état actuel des choses que ce qu’elle voit : X fragile, et qui le rapproche du handicapé à rééduquer. Le progrès n’est pas flagrant à mes yeux.

 

La naissance d’un enfant atteint de telles perturbations dans son rapport au monde et aux autres est quelque chose de très destructeur. Construire un rapport à cet enfant, devenir et demeurer mère de cet enfant (tenant fermement sur la différence des sexes, je ne sais pas ce qui est à l’œuvre en cette affaire pour un homme, donc pour un père) est un travail âpre.

Il fut un temps où l’on ajoutait à cette âpreté la violence, parfois la brutalité du diagnostic de votre responsabilité possible voire certaine. Temps béni où vous n’étiez pas considéré comme une victime à plaindre ou à associer à la réparation, et où était au moins soutenue une thèse, ce qui vous offrait la possibilité de la révolte et de l’action.

À l’heure du « Livre noir de la psychanalyse » qui milite non pas tant contre la psychanalyse que contre l’existence de la pensée avec comme proposition le comportementalisme - cette haine de toute idée du sujet -, à cette heure-là donc, je voudrais dire combien je dois d’avoir trouvé sur ma route de ces analystes, intelligents, qui m’ont permis dans leurs interlocutions de soutenir la pensée de ce qui arrive, et donc de ne pas sombrer.

 

Pourquoi me permets-je de dire que le travail d’équipe incluant les parents est l’organisation d’une illusion, autrement dit un semblant qui vient pour certains couvrir un mensonge ?

Une équipe constitue un ensemble de personnes aussi différentes que psychiatre, analyste, éducateurs, infirmière, assistante sociale peut-être, qui vont mettre en commun leur savoir, leurs observations, leurs expériences, qui vont discuter d’orientations et prendre des décisions. Mais qu’est-ce qui fait l’unité de cette équipe, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas là à parler de tout et de rien à propos de cet enfant ? C’est le psychiatre qui tient qu’il y a une situation clinique — ou l’enfant comme situation clinique pourrait-on dire -, et que c’est de cela dont il s’agit, seulement de cela. Et c’est un vrai travail que de dégager cette situation clinique et de la tenir pour centrale.

Que l’enfant puisse être constitué comme situation clinique est bien différent de ce que j’appellerai la situation de l’enfant, cette situation qui cette fois inclut ses parents, sa fratrie, son inscription familiale, dans la société, etc. Cette situation de l’enfant (qui n’est pas l’enfant comme situation clinique), l’équipe fait avec.

À ce titre (non de situation clinique mais de situation de l’enfant avec laquelle l’équipe doit faire), les parents sont convoqués régulièrement pour parler, pour en savoir d’eux. C’est d’ailleurs une affaire compliquée, parce que je sais d’expérience que lorsque l’on énonce une chose, votre interlocuteur ne fait pas toujours confiance à ce qu’il entend. Soit parce que ce que vous dites heurte ses convictions, soit parce qu’il ne comprend pas, soit parce qu’il ne sait pas écouter en vérité.

Quand par exemple je dis que mon fils est mon destin, prenant ici destin dans la caractérisation qu’en donne le poète R.-M. Rilke (le destin est ce à quoi il nous faut faire face), je sais que ceci est compris comme un banal « c’est le destin », c’est-à-dire comme une fatalité. Le destin tel que défini par Rilke et que je m’approprie est pourtant autre chose : précisément la possibilité d’une décision – ainsi, il y a des gens sans destin, ce qui n’est pas un avantage -.

Cette incise pour dire qu’en vérité ce n’est pas facile de donner à entendre, ni pour l’un ni pour l’autre. On peut se tenir en ces moments en égalité, en exerçant sa liberté, mais jamais en fraternité parce que quand vous êtes dans le bureau du psychiatre ou de l’analyste, quand vous êtes dans l’institution, à entendre et à donner à entendre, vous n’êtes pas dans la même situation l’un et l’autre. C’est un gros et grave mensonge que de prétendre le contraire.

Pour la raison que j’évoquais tout à l’heure, l’arrivée d’un enfant comme cela est destructrice, et les schémas habituels sont fortement bouleversés, les réponses à cet enfant aussi, la construction comme mère également. Il faut donc des gens intelligents pour entendre et comprendre ce qui se dit, et le transmettre à l’équipe, qui se réunit et travaille, moût les nombreux grains qu’elle engrange ; et les parents, là-dedans, sont sous la meule, comme l’enfant.

Faire confiance à ce que l’on entend et ce que l’on voit n’est donc pas du tout une opération simple.

 

Alors qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire qu’ils — les parents — font un travail d’équipe sauf à considérer que l’équipe en question ne tiendrait pas que ce dont elle a à traiter, c’est d’une situation clinique ? Cela voudrait-il dire que l’équipe considérerait plutôt que n’ayant rien à traiter, il s’agirait simplement pour elle de « faire avec » cet enfant ? Dans ce cas, effectivement, on pourrait dire : « tous ensemble et fraternellement, faisons équipe pour le plus grand bien des parents ! ». Parce que sur le fond, une proposition de travail d’équipe avec les parents, c’est un abandon de l’enfant comme situation clinique au profit d’un compagnonnage avec les parents, où l’enjeu principal devient les parents, et de leur faire croire qu’ils peuvent être en position thérapeutique vis-à-vis de leur enfant, ce qui est un deuxième gros et grave mensonge : les parents, en effet, ont une responsabilité qui ne peut leur être déniée et qui est celle d’élever, d’éduquer et de protéger leur enfant, nullement de le soigner cliniquement. Que les parents fassent cela et simplement cela, c’est tout et c’est déjà beaucoup, compte tenu du nombre de fois où l’on peut considérer que cette responsabilité n’est pas assumée en vérité, qu’il s’agisse d’un enfant autiste ou pas.

 

Pour ma part j’assume cette responsabilité et je demande à la psychiatrie d’assumer la sienne : ne pas céder sur la clinique !