Savoir nommer : Autisme, le nom d'une ignorance

Geneviève Lloret-Nicolas

La Forteresse Éclatée (La revue de l'Association Française Pour l'Aide aux Autistes - Pro Aid Autisme) n° 41 - printemps 1999


Est-il temps d'abandonner cette nomination qui ne recouvre, au bout du compte, qu'une ignorance ? À quoi sert-elle, sinon à opérer une forclusion sur le sujet ainsi condamné à l'errance des ombres : devenu invisible.

Qu'est-ce que l'autisme ? On sait repérer un ensemble de symptômes, les classer afin de pouvoir dire : celui-ci entre dans cette grille. Cette démarche est non seulement utile mais nécessaire, bien sûr ; cependant la collection de ces symptômes classables et repérables ne nous amène à aucun savoir quand à la question : qu'est-ce ?

Jusqu'à très récemment une thèse était admise : l'autisme était registré comme une psychose infantile précoce, donc du domaine de la folie. Cela ouvre une grande difficulté à penser l'autisme car cela relève quasiment de l'impensable : comment penser en effet si l'on affirme cette thèse, c'est-à-dire celle du rapport inter-sujets qui mène à la folie, comment penser alors qu'un enfant, et même un tout petit enfant, soit pris dans un filer de relations telles qu'il soit à la naissance détruit psychiquement ?

L'insupportable amène là à l'impensable. Le fait que depuis Kanner aucune proposition de nomination n'ait été faite à partir non du (ou des) symptôme(s) repérable(s) chez ces enfants mais à partir d'une pensée du " ce qui se passe " signe la difficulté de cette entreprise.

Une nomination qui ne soit pas en surplomb mais en intériorité à la situation de cette maladie reste un travail à faire. Car autisme ainsi nommé permet de recouvrir ou d'englober une infinité de situations très différentes. Ne se dit-il pas communément qu'il y a autant d'autismes que d'autistes ? On peut rencontrer des enfants mutiques, écholaliques, auto- ou hétéro- (ou les deux) agressifs, calmes, aphasiques, énurétiques, encoprésiques, propres, etc. Autant de 'caractères' contradictoires à l'intérieur d'une même nomination, autisme devenant le nom de ce que l'on ne sait pas nommer, ainsi ramené à une grille minimum, celle du plus petit dénominateur commun : une proximité de symptômes.

 

Il n'y a pas lieu de dire aujourd'hui que dans ce que l'on nomme l'autisme, dans la multiplicité des formes, il n'y a pas de place pour la psychose, mais il y a lieu de demander que soit fait le travail en pensée à partir de cette hypothèse.

 

Car on peut émettre également l'hypothèse que la naissance d'un enfant concentrant à ce point des difficultés, difficultés émanant du noyau opaque de la cause, génère dans sa famille de grandes difficultés. Car finalement, qu'une mère ainsi confrontée à ce mystère éprouvant, cet enfant qu'elle ne peut apaiser, construise à son tour un rapport " pathogène ", et qu'éclatent alors les constructions antérieures de l'histoire de chacun, tout cela n'a rien d'étonnant. Le " psychogène " étant alors inversé, dans un mouvement allant de la situation nouvelle crée par l'arrivée de cet enfant à la famille et non l'inverse.

De même qu'un père ainsi choisisse de se retirer, voire de se sauver, transvasant l'angoisse sur le " complexe " mère/enfant, renforçant ainsi par un instinct que l'on pourrait dire de " survie " l'apparence d'une situation pathogène, est banalement compréhensible. La naissance d'un enfant atteint d'une telle pathologie génère de grands désordres et constitue une épreuve pour le père, la mère, le couple. Il véhicule en même temps, comme toute épreuve, son point de vérité et sa réserve de force interne à chacun propre qui se révèle alors, cadeau surgi de l'enfer. Combien sont-ils de parents à avoir fait face, à faire face à cette situation sans avoir soupçonné une seconde qu'ils portaient en eux cette réserve de courage, cette capacité à se tenir sans sombrer ? Mais personne ne sort indemne quelque soit la posture choisie : la fuite, l'ordonnancement de toute sa vie à cet enfant, le faire face, et jusqu'à l'abjection du meurtre de son enfant au nom de son bien.

 

Du tout psychogène au tout biologique

L'histoire est longue maintenant depuis Kanner. On a beaucoup reproché à la psychiatrie et aux analystes la violence et parfois la brutalité de leur thèse sur l'origine psychogène de ce que l'on nomme l'autisme. Il fut une période, il semble, ou cela relevait d'une brutalité effectivement faite aux parents. Asséner cette thèse à des parents dépourvus, angoissés, sans autre forme de procès ou plus justement en faisant leur procès, cela s'est fait et cela n'est pas glorieux. Mais on peut aussi relever qu'il n'y avait pas foule pour se bousculer au portillon de l'autisme et qu'après tout des psychiatres, des analystes se sont emparés de la question parce que le champ était libre, et qu'il y ait eu parmi eux des brutes, des moins intelligents, des franchement obtus, fait partie de l'état des lieux.

Les psychiatres, les analystes ont fait leur travail, cherchés et avancés dans leur voie, amenant à un retournement et à un constat : soyons plus circonspects sur l'origine psychogène de la mère dans cette affaire. On ne peut reprocher à ceux qui ont fait ce qu'ils devaient faire, dans leur domaine, de l'avoir fait. Car c'est aussi grâce à ceux-là, qui se sont avancés, qu'aujourd'hui sont explorés d'autres champs et c'est aujourd'hui dans un hôpital de jour, institution psychiatrique, qu'il arrive que l'on propose des consultations de génétique. Aveux d'humilité et de courage malgré tout. L'exploration d'autres étiologies est née aussi de la " révolte " de parents, confrontés à la brutalité de certaines thèses et de leur désespérance. Il y a eu un désir de chercher pour cette pathologie une origine biologique, génétique/Lever l'insupportable de la thèse psychiatrique qui rajoutait à l'insupportable de la situation.

Aujourd'hui on met au jour des désordres métaboliques, des anomalies génétiques, chromosomiques chez un certain nombre d'enfants rassemblés sous cette même pathologie.

Certaines de ces découvertes peuvent peut-être amener à quelques améliorations par traitement dans le cas de désordres métaboliques par exemple, mais elles n'offrent pas de grande révolution quant à ce qu'est l'autisme.

Cependant elles ouvrent, et c'est là une grande vertu, un espace. Celui de la loterie de la nature. C'est une injustice de la nature, et la nature peut avoir des injustices cruelles, mais toujours beaucoup moins que l'injustice des hommes. Car finalement savoir que l'état de son enfant relève d'un accident, d'une erreur, dans le processus complexe de fabrication d'un être humain ne paye pas votre histoire, est quand même non seulement pour vous mais pour lui l'offre d'un apaisement.

On peut se demander si la découverte d'étiologies " organiques " pour un certain nombre d'enfants marqués comme autistes, doit modifier leur prise en charge ou même la prise en charge de tout enfant déclaré autiste.

Doit-on suivre dans leur radicalisation antipsychiatrie des associations de parents, certains éducateurs ? Doit-on passer d'une opacification à une autre ? Doit-on tirer comme bilan de la brutalité de la psychiatrie des années d'après-guerre (brutalité exercée contre les parents mais aussi les enfants) qu'il faut rayer furieusement toute référence et tout recours à ce champ ?

Que cherche-t-on pour ces enfants, ces adolescents, ces adultes, ou que devrait-on chercher sinon de leur faire du bien ? Quiconque a rencontré un enfant autiste ne peut ignorer dans quelle angoisse il se débat, quel combat il doit mener pour continuer jour après jour au-delà d'elle. Qu'il y en ait parmi eux pourvu d'un chromosome taré, d'un métabolisme déréglé, n'efface en aucune manière que ce à quoi ils doivent faire face c'est à une altération au réel génératrice d'une grande angoisse. Peut-être que ce symptôme n'est pas original dans la maladie mais un simple effet, simple mais terrible. Tenter de nier cet effet c'est brutaliser le sujet. Car, quelque soit la genèse de cette angoisse il n'en demeure pas moins qu'elle existe d'une part et que d'autre part c'est avec elle, dans son traitement que l'enfant se construit et en rend compte. Et ceci relève de la clinique psychiatrique, du travail des psychiatres et analystes. Ce qui ne dévalue en rien la recherche des étiologies " organiques " et des conséquences thérapeutiques qui peuvent en découler.

Il y a lieu de séparer ce qui relève de la clinique en psychiatrie et ce qui relève de la " science " génétique, biologie, de travailler à décomplexifier,, non pas dans un mouvement de simplification qui consiste à dissimuler le complexe dans une porosité des champs entre eux, mais en un mouvement de séparation impliquant que chaque champ assume ce qui relève de sa pensée.

 

L'autisme est à ce jour un grand chaudron dans lequel mijote tout ce qui, peu ou prou, est étrange, non nommable. Le travail qui se fait aujourd'hui est d'extirper une à une des différenciations. Nous avons aujourd'hui un début de catalogue d'autisme avec telle ou telle pathologie repérée. Ceci ouvre un gouffre, dans tous les champs, car nous avons, sous une apparente identité de nom et de symptômes, une multitude originaire.