Flot d'ombre

(Le Croquant, n°21, printemps - été 1997)


Geneviève Lloret


Portrait

I

Poudrées, sous sa peau sombre, aux talons de ses yeux noirs : ses ténèbres.

Un homme mat.

Toute sa vie mesurer le monde à l'aune d'un vide Et d'autres qui s'y ajoutent.

Je sais qu'enfant la mère est morte. ; et l'on m'a raconté l'homme de trente ans arpentant une après-midi entière, un petit cimetière d'Espagne., mouchoir brodé de pierres, sans retrouver la tombe. Sans la retrouver, Elle. Plus d'os sous la terre, de nom sur une pierre. Rien. Personne ne la lui avait gardée. J'ai senti le bruissement de sa détresse traverser mon présent.

Il était venu chercher ce qu'il était en droit de croire qu'on lui avait gardé : le nom de sa mère, fleuri. Elle avait été oubliée. On lui avait ôté la consolation d'une pierre.

Il n'est plus jamais allé en Espagne. Reniant ce pays dont la terre ne berce pas ses morts.

Elle était belle, intelligente. Si elle n'était pas morte.

Mais. Et le flot d'ombre ni l'homme, ni les enfants n'y ont résisté.


II

Je ne me souviens pas du rire de mon père. Il aimait déclencher le rire., spectacle de ce qui lui était interdit. Son sourire restait toujours suspendu, accroché à des rênes qu'une main retenait, austère. Ou, aimait-il, présent, offert, cette ombre abolie l'instant d'un éclat ?


III

Un homme mat et dur.

Il pensait, je crois, qu'il faut traverser sans plainte.

Je me souviens enfant m'être blessée. Mon doigt avait perdu son ongle. Il m'a soigné. Durement. Prenant ma main et me disant "tu vas avoir un peu mal", il a plongé mon doigt dans la teinture d'iode.

Quand, couché à la fin de sa vie, j'entrais dans cette chambre d'hôpital où l'odeur de corps rongé me blessait, je voyais son visage contracté, ramassé, tendu vers un objectif, brutalement exposé impudiquement : résister à la douleur ; pauvre masque défaillant offrant sa vérité, aucun son, aucune plainte : l'intense morsure de la teinture d'iode m'est revenue.

Qu'est-ce qui pouvait pousser cet homme à supporter ainsi cette douleur sans demander grâce ?

Est-il possible qu'il se soit trouvé ramené dans cet instant à la quintessence de sa vie : résister à la douleur.

Grondant ma révolte dans les couloirs de ce Service indolent, ma rage les a fait céder :morphine en continue.


IV

La mère morte, le père s'est défait ; cette femme aimée, disparue : il restait en vie.

Il ne naviguera pas. Il ne dessinera plus. Les enfants dormiront dans des squares.

Il ne suffisait pas d'avoir perdu sa mère, il fallait que le père ayant perdu sa femme oublie ses enfants. Peut-être n'y avait-il jamais pensé, surplus à son amour. Ils sont restés, fardeau, quand elle est partie.

Mon père a toujours gardé à mon grand père une rancune. Il avait des mots durs pour cet homme qui ne les avait pas élevés. Abîmé dans son chagrin. Je l'ai toujours défendu, mon grand père.

J'aimais son histoire : il avait renoncé à son pays, à sa vie de bourgeois catalan, pour aimer cette femme, traversant la mer pour épouser cette fille d'une hacienda. J'aimais penser qu'il avait aimé sa femme, et que cette perte l'avait conduit au gouffre.

Je le reconnaissais un homme ayant aimé.

Mais mon père n'aimait pas cette histoire.

Il avait été abandonné une deuxième fois ; son chagrin d'enfant, personne ne l'avait consolé, ne l'avait protégé.

La mère seule avait ce pouvoir.


V

Resté fixé à cette perte, il ne pourra jamais plus qu'être impuissant. La mort le saisira encore dans une incapacité à intervenir. Le figeant dans une douloureuse répétition.

Il n'aura pas empêché.

S'arrogeant le fauteuil du spectateur, il n'interviendra pas.

Figé et rarement, très rarement explosant. Se méfiant alors de lui même; petit homme sec, il me faisait peur de ces excès que je ne comprenais pas. Sa maîtrise cédant tout à coup me terrorisait.


VI

Le mystère d'un père. Un homme assis face à moi, compact, presque étanche.

Offrant à sa fille, encore adolescente, à saisir, un peu, de son destin auquel elle n'a jamais appartenu.


VII

Un homme mat et dur. Raide.

Il ne savait pas convaincre. Retranché très vite, n'offrant plus qu'une raideur du corps, le visage sec tendu, les angles osseux de son visage accentués.

Il se levait. Partait.

La contradiction semblait l'atteindre au plus profond, le laisser sans défense.

Et nous suivions cet homme qui se levait et nous disait d'une voix terrible "on s'en va".

J'ai été témoin de ces incapacités qui me laissaient un fond d'angoisse.

Il se disait  : "Louis a mauvais caractère", mais Louis était pris dans un étau dont depuis longtemps il n'avait plus prise sur la vis.

Alors je suivais mon père, silencieuse comme les autres, courant pour soutenir son pas.

Nous restions silencieux encore longtemps.

Personne ne savait prévoir ces explosions.



VIII

Il n'aimait pas son travail. Il le faisait très bien, ouvrier consciencieux. s'appliquant à rendre possible le sourire aux autres. : plasticien du sourire, sculpteur de dents prothésiste dentaire.

J'aimais aller le voir dans son atelier. Il regardait un moulage, contrarié disait "quelle sale gueule", et moi cherchant dans les dents de plâtre alignées la raison d'une telle interjection, j'étais émerveillée : mon père voyait des choses que je ne voyais pas.

Il restait très tard dans cet atelier à faire bien son travail qu'il n'aimait pas.

Je ne sais plus ce qu'il aurait aimé faire. Il me l'a dit une fois pourtant. J'ai oublié.

On l'avait à quatorze ans placé dans un atelier de prothésiste et il s'était plié à l'apprentissage.

A douze ans il travaillait dans une pharmacie Il avait refusé de continuer. On lui avait trouvé autre chose.

Il disait : "je n'aurais pas du travailler à douze ans. J'aurais du aller à l'école. Ma mère n'aurait pas permis cela".

Je ne que la mère aurait permis, mais encore, quarante ou cinquante ans après, il avait cette phrase d'enfant abandonné.

Abandon indépassé : revenant incessamment à la pointe du tourbillon, curare au dard, là où tout devient impossible, il s'est fixé dans une figure immobile, de refus.



IX

Il avait vingt ans en 1939. Espagnol encore, il choisit d'opter pour la France et fut donc mobilisé. De ces années de guerre, je crois qu'il a eu de la chance.

Affecté au service de santé il était infirmier sur le front. Il n'a pas eu à se battre. Ramasser les blessés et les morts. Tous ont fait la guerre. Tous ont opté pour la France. Le petit frère est mort. Ce fut le deuxième mort qui a sapé mon père, le 8 avril 1945.


X

De cette guerre il ne disait rien. Sauf la folie qui peut s'emparer d'un homme, et qu'il regardait, trente après, toujours pétrifié.

Figé toujours, déjà, il n'a pas empêché un meurtre.

Mon père racontait et j'entendais dans sa voix une dissonance. : "Nous devions ramasser les blessés, tous, ennemis comme alliés. On a tiré sur l'ambulance Un officier, ramassé comme les autres, nous a fait stopper, descendre les blessés ennemis et les a exécutés On ne l'a pas empêché, c'était un officier,. Nous devions obéir, si nous l'avions empêché nous aurions été en cour martiale".

Je crois qu'il fut toujours hanté par cette histoire mieux valait la cour martiale que laisser commettre un meurtre il n'avait pas agi un jour et en portait la trace.

J'ai imaginé l'extrême tension; les regards baissés dans ce camion-ambulance.

Il avait vingt et un ou vingt-deux ans. Pas encore un homme.


XI

J'aimais mon père. Je ne me suis jamais demandé s'il m'aimait. Je me le demande aujourd'hui seulement. Il ne m'a jamais montré d'affection particulière.

Il me tenait dans une sorte de lointain. Adolescente j'ai voulu rompre cette distance, et je pouvais me lever à 6 h pour parler avec lui. Notre intimité.

Il n'avait pas d'ami. Je crois avoir été son seul interlocuteur.

Je m'asseyais face à lui tentant d'appréhender ce père.

Ma mère m'a dit, une pointe aiguisée dans la voix, qu'il m'aimait beaucoup.

Ce qui importe au bout du compte, pour une fille, c'est d'avoir aimé son père.

J'ai aimé celui-là qui peut-être ne méritait pas l'amour d'une femme, mais celui d'une enfant.

Dans sa distance même il était mon père.


XII

Cheminer de drame en drame, de perte en perte, et ne compter que cela.

Le frère aîné, si proche - trop proche disait ma mère - celui avec qui il s'était soudé après les premiers deuils., celui qui était revenu de la guerre comme lui, s'est retiré de lui même : suicidé.

J'ai su qu'il avait appelé mon père lui demandant de le sauver. Arrivé trop tard, il est mort l'échec en lègue à son frère : mon père les mains vides de gestes, au bord du désastre.

J'en ai voulu à cet oncle inconnu.


XIII

Petit. Physique aride, noué., une compacité qu'on aurait voulu déployer, détendre. Ramassé sur lui même. Il avait en l'espace de vingt ans éprouvé des pertes, traversé la guerre.

Une coque dure protégeait un noyau.

Un homme petit qui m'impressionnait.

Je savais le noyau. Mon père avait un centre, dense, que je présentais, au delà de sa dureté et son éloignement, ce qu'il m'a laissé deviner.

Qui a lissé son front , ou seulement tenté de le faire ?


XIV

Je l'ai toujours protégé. Excusé. De sa dureté même.

C'était mon père, et malgré tout, lui avait su rester debout.

Pouvait-il échapper à ce flot d'ombre ?

Peut-être.

XV

Un homme mat. Sa matité même les angulations de son visage la dureté derrière laquelle il campait, retranché, cet homme à moi si peu appréhendable.

Ce père qui m'offrait sa compacité, bouclier à sa vitalité éteinte.

Sa tentative : me protéger du principal, le reste débrouille toi avec, je ne peux pas faire plus.

Des pans entiers de mon père me restent inconnus ce qu'il n'a pas voulu livrer.

Il est mort avant que le scalpel de mon désir ne dissèque cette coque.


XVI

Me taraude toujours cette impuissance. Témoin impuissant.

Je sais qu'il a pu prendre des positions courageuses pendant la guerre d'Algérie. Je crois savoir le déchirement de quitter ce pays. Et là encore, laisser un mort derrière soi sans savoir si cette terre-là le gardera.

De cette guerre, il racontait aussi les meurtres. Les "ratonnades" qui le faisait vomir, il disait les commerçants juifs qui fermaient leurs boutique cachant sous les comptoir les arabes qui y étaient entrés pour se protéger, le temps que l'orage passe. Et d'un meurtre en particulier, celui d'une femme algérienne morte sous les coups. Il ne racontait pas la folie mais la bêtise, "comment cette femme a pu à ce point ne rien comprendre à la situation" : elle s'était mise à crier au milieu de la cour de l'immeuble pour l'indépendance de l'Algérie. Mais une fois de plus, témoin impuissant, il n'avait pu empêcher ce meurtre.

Peut être cette femme n'était-elle pas bête. Peut être criait-elle pour un fils ou un homme mort appelant sur elle les bâtons de ces français jusque dans la cour de leur immeuble.

Et mon père aussi avait peut être était bête ; oubliant la situation il avait explosé en entendant parler de l'Algérie comme d'une province française. Et gratifiant son interlocuteur d'un : "imbécile" d'ignorer si ouvertement la différence entre province et colonie., il avait pris le risque de représailles.

Il disait "c'était une guerre perdue d'avance. On ne gagne pas contre un peuple qui veut son indépendance".

Je ne l'ai jamais, une seule fois, entendu tenir un propos anti-arabe, ni ma mère. Ils ont quitté ce pays la mort dans l'âme, sans rien, mais sans amertume ni haine.


XVII

Toujours absent. Il laissait ma mère seule. Qui nous laissait seul elle même. Nous le voyions peu. : papa travaille, papa devait être toujours occupé., tôt le matin, tard le soir : remplir son vide.

Retranché dans l'atelier, polissant, fignolant ces dents qui orneraient une bouche inconnue.

Il régnait par son absence même. Personne n'aurait osé défier cet homme absent.

Présent, il emplissait la maison. Ma mère faisait tourner autour de lui tous les désirs, toutes les attentions.

Bientôt mon frère se révolterait, faisant voler en éclat cet ordonnancement. Ce frère doué pour le dessin, dont n'importe quel père aurait été fier, s'est vu barré la perspective d'être dessinateur par un non qui dû être brutal : jamais il n'a repris, depuis l'adolescence, un crayon et une feuille.

Barré et dévalorisé il fût d'une grande brutalité à son tour.

Mon père est responsable de ce qui ressemble à une destruction, impardonnable envers mon frère.

Distance protectrice pour l'une, brutalité destructrice pour l'autre.

Mon père fut injuste et mon frère souffrit autant de cette injustice que de la brutalité avec laquelle il fut traité.


XVIII

L'importance d'un père pour une fille. Ce que finalement il est en mesure d'offrir, sans dévoiler de son mystère, à comprendre.

Qu'ai-je su prendre avec moi ? La part la plus sombre ?


XIX

Un savoir : le flot d'ombre existe plongé dès l'enfance il n'a pu, ni voulu s'en sauver ; alors dans une rectitude qui lui permis de poursuivre jusqu'à ce que le corps cède, déversant toutes ses forces dans cette traversée, il choisit de s'y tenir peut exister.

Une gratitude : il a tenté de me protéger de ce qu'il pensait, sans doute, le plus grave. Sa sombritude. Le reste, tout le reste, demeure mon affaire. Je le revendique.


XX

Les enfants arrivent toujours trop tard.

Je ne pouvais infléchir le destin de mon père, exclue dès avant.



et conséquence


XXI


Quant à moi, en vérité.

Ce que j'ai su, intimement, dès l'enfance, puits de ma vitalité : l'ombre n'existe qu'à la condition de la lumière.

L'obscure de l'ombre n'est que ce qu'on y ajoute, en résistance à la source claire qui produit le flot, contraste.

Personne ne peut "souffler la lumière", seul un, pour lui même, a ce pouvoir sans puissance : dérouler la statique de la nuit et s'y tenir. Leurre en vérité ; l'action annule le mouvement.

Le flot d'ombre su, n'est autre qu'un même savoir : les ténèbres, toujours, décidées.

L'ombre est la tâche que produit un événement, y ajouter l'obscur : le fuir.

Je me suis trompée, littéralement, dans mon obstination infidèle à ma vitalité : j'ai résisté, statique, dans un désir : ne pas menacer mon père. En vérité, couvrir un mensonge, le sien : l'ombre contiendrait intrinsèquement l'obscur.

Rétablir la vérité.

 

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