Karlrobert KREITEN, pianiste

condamné à mort par les nazis le 3 septembre 1943

 

Décision du tribunal

- Voir le texte en allemand complet sur le site http://www.fkoester.de/kreiten
- Voir sa traduction en français dans le livre Une Allemagne contre Hitler de Günther Weisenborn (1) (1953, publié en français aux éditions du Félin en 2000).

Copie
2 J 468/43
1 L 74/73

Au nom du peuple allemand

Dans l'affaire concernant
le pianiste Karlrobert Kreiten, de Düsseldorf, né le 26 juin 1916 à Bonn, citoyen néerlandais, et en détention provisoire pour démoralisation de l'armée,
le Tribunal du Peuple, 1° Chambre, dans son audience du 3 septembre 1943, à laquelle ont participé les juges suivants :

le président du Tribunal du Peuple, le docteur Freisler, Premier président,
le directeur du Tribunal d'Instance Stier,
le chef de la brigade NSKK (2) Heinsius,
le chef de la Communauté Winter,
le responsable d'arrondissement Kelch,
le substitut du procureur du Reich, le Premier procureur Domann,

a reconnu de droit les faits suivants :
Karlrobert Kreiten a tenté pendant la guerre totale de pratiquer la démoralisation ; il a trahi notre peuple auprès d'une camarade du peuple allemand ; il a critiqué notre capacité de résistance en dénigrant systématiquement notre Führer ; il a annoncé la révolution et conseillé à notre amie de s'éloigner du national-socialisme ; il a ainsi contribué à soutenir nos ennemis.
Par cette action il s'est pour toujours déshonoré.
Il est condamné à la peine de mort.

Attendus

Lorsqu'en mars de cette année, Karlrobert Kreiten a donné un concert à Berlin, il a passé plusieurs nuits chez une amie d'enfance de sa mère, madame Ott-Monecke, nationale-socialiste convaincue. Il a partagé avec elle le petit déjeuner et le repas du soir.
À cette occasion, il a fait les déclarations les plus incroyables, en s'en prenant violemment aux convictions de son hôtesse. Il est difficile de reproduire exactement ce qu'il lui a dit car il s'est exprimé de nombreuses fois sur ce sujet. Cependant, quelques phrases caractéristiques sont restées dans la mémoire de notre amie.
C'est ainsi qu'il lui a dit que le Führer était un malade et que c'était à un « fou » pareil que le peuple s'abandonnait !!! Il a dit aussi que si dans un autre pays, un événement comme Stalingrad s'était produit, le chef de l'État aurait été destitué depuis longtemps. Il a souligné que le Führer était brutal, citant l'exemple d'un général démis de ses fonctions pour avoir refusé de participer à cette suite de guerres qu'il jugeait trop absurde. Il a dit que dans les trois mois à venir, on aurait une révolution, et qu'on couperait le cou du Führer, de Göring, de Goebbels et de Frick. Il a demandé à notre témoin de décrocher la photo du Führer, car cela risquait bientôt de lui apporter de graves ennuis !!!
Mais il n'en est pas resté là : il a également prétendu que le Führer « s'était approprié » la Sarre, les Sudètes et l'Autriche, et qu'il avait « trahi les accords de Munich » ; toutes ces déclarations sont confirmées par l'accusé. Pour se disculper, l'accusé a déclaré qu'il n'avait dit cela que comme des bruits que l'on colportait, que son intention était de mettre en colère madame Ott-Monecke, sachant pertinemment qu'elle était membre du parti ; il pensait qu'elle était totalement ignorante en politique et qu'il était bon qu'elle entende les rumeurs que l'on pouvait entendre quand on prenait le train. Mais reprendre mot pour mot ces rumeurs ou les présenter comme des affirmations réelles, où est la différence ?! Ces propos sont d'autant plus graves qu'il dit lui-même que lorsqu'il en a parlé à madame Ott-Monecke, il n'a pas critiqué ces rumeurs, parce que, dans son esprit, il était évident qu'il était d'un avis différent !!! Nous soulignerons par ailleurs la contradiction entre ce qu'il dit et ce qu'il fait : il affirme qu'il a voulu mettre en colère madame Ott-Monecke, alors qu'il a lui-même déposé une demande d'inscription au parti.
Ce qu'il fait constitue une attaque ignoble des convictions d'une camarade du peuple allemand. Il a porté atteinte publiquement à nos forces qui tentent courageusement de l'emporter dans le combat où se joue notre destin. Nous affirmons qu'il l'a fait en public, car chacun doit savoir qu'un camarade du peuple allemand qui entend de tels propos se doit de les transmettre au centre le plus proche du parti ou de l'État, ainsi que l'a fait madame Ott-Monecke. Nous affirmons que ces propos étaient publics, parce que notre Reich national-socialiste exige que tout camarade du peuple s'occupe de politique, et parce que les propos politiques font partie des fondements de la formation de notre peuple. Tout citoyen qui agit comme Kreiten fait en outre exactement ce que souhaiteraient nos ennemis ; il leur prête main-forte dans leur guerre des nerfs, contre la résistance de notre peuple (§ 91 b de notre code pénal).
Quoique né et éduqué en Allemagne, l'accusé est hollandais par son père, mais cela ne diminue en rien la gravité de son crime. D'autant moins d'ailleurs que Kreiten se considère lui-même comme allemand ; il y a quelques années, il a en effet déposé une demande pour entrer au parti nazi. (3)
Ces déclarations sont très graves mais le pire est encore à venir (il nie l'avoir dit mais ces affirmations sont confirmées par madame Ott-Monecke) : il a clairement souhaité que les Anglais remplacent leurs vastes opérations de nuit par des lâchers de bombes toutes les heures ; il pense que nous seront ainsi brisés plus vite !!! On mentionnera également que, lors d'une audition préparatoire, il a tenté de soudoyer le policier en lui promettant quelques bouteilles d'huile de tournesol s'il réglait rapidement son affaire à son profit, bien entendu.
Les faits sont patents. Un tel individu s'est totalement discrédité. Malgré ses talents d'artiste, il constitue un danger dans le combat présent qui doit nous mener à la victoire. Il doit être condamné à mort, car notre peuple veut marcher vers la victoire d'un seul coeur, dans le calme et la confiance.

Le condamné devra par ailleurs assumer les frais afférents à son procès et à son exécution.

Signé : Dr. Freisler Steier

(1) Allemand (1902-1969), corédacteur avec Bertold Brecht de la pièce La Mère, résistant de l'intérieur au nazisme, arrêté pour cela en 1942, condamné à plusieurs années de prison. Il sera libéré en 1945 par les troupes soviétiques.
(2) Note du traducteur : « Capitaine de corvette »
(3) Note de l'auteur allemand du livre : « On considèrera avec le plus grand scepticisme tous les documents de la Gestapo, de la justice d'Hitler qui sont reproduits intégralement dans notre livre, lorsqu'aucune précision supplémentaire n'y figure. En effet, tous les moyens sont bons pour calomnier l'accusé. C'est ainsi qu'il est faux de dire que Karlrobert Kreiten ait sérieusement envisagé d'entrer au parti nazi qu'il détestait. »

 


Note historique

De 1934 à 1944, les "tribunaux du peuple" nazis ont prononcé 13 000 condamnations à mort.
Le plus redouté de ces tribunaux était celui de Berlin, dirigé par Roland Freisler à partir de 1942. Le "tribunal du peuple" de Berlin a prononcé :
- 23 condamnations à mort entre 1934 et 1936,
- 85 entre 1937 et 1939,
- 53 en 1940,
- 102 en 1941,
- 1 192 en 1942,
- 5 191 de 1943 jusqu'à juillet 1944.