Décision du tribunal
Copie
2 J 468/43
1 L 74/73
Dans l'affaire concernant
le pianiste Karlrobert Kreiten, de Düsseldorf, né
le 26 juin 1916 à Bonn, citoyen néerlandais, et
en détention provisoire pour démoralisation de l'armée,
le Tribunal du Peuple, 1° Chambre, dans son audience du 3
septembre 1943, à laquelle ont participé les juges
suivants :
le président du Tribunal du Peuple, le docteur Freisler, Premier président,
le directeur du Tribunal d'Instance Stier,
le chef de la brigade NSKK (2) Heinsius,
le chef de la Communauté Winter,
le responsable d'arrondissement Kelch,
le substitut du procureur du Reich, le Premier procureur Domann,
a reconnu de droit les faits suivants :
Karlrobert Kreiten a tenté pendant la guerre totale de
pratiquer la démoralisation ; il a trahi notre peuple auprès
d'une camarade du peuple allemand ; il a critiqué notre
capacité de résistance en dénigrant systématiquement
notre Führer ; il a annoncé la révolution et
conseillé à notre amie de s'éloigner du national-socialisme
; il a ainsi contribué à soutenir nos ennemis.
Par cette action il s'est pour toujours déshonoré.
Il est condamné à la peine de mort.
Lorsqu'en mars de cette année, Karlrobert Kreiten a
donné un concert à Berlin, il a passé plusieurs
nuits chez une amie d'enfance de sa mère, madame Ott-Monecke,
nationale-socialiste convaincue. Il a partagé avec elle
le petit déjeuner et le repas du soir.
À cette occasion, il a fait les déclarations les
plus incroyables, en s'en prenant violemment aux convictions de
son hôtesse. Il est difficile de reproduire exactement ce
qu'il lui a dit car il s'est exprimé de nombreuses fois
sur ce sujet. Cependant, quelques phrases caractéristiques
sont restées dans la mémoire de notre amie.
C'est ainsi qu'il lui a dit que le Führer était un
malade et que c'était à un « fou » pareil
que le peuple s'abandonnait !!! Il a dit aussi que si dans un
autre pays, un événement comme Stalingrad s'était
produit, le chef de l'État aurait été destitué
depuis longtemps. Il a souligné que le Führer était
brutal, citant l'exemple d'un général démis
de ses fonctions pour avoir refusé de participer à
cette suite de guerres qu'il jugeait trop absurde. Il a dit que
dans les trois mois à venir, on aurait une révolution,
et qu'on couperait le cou du Führer, de Göring, de Goebbels
et de Frick. Il a demandé à notre témoin
de décrocher la photo du Führer, car cela risquait
bientôt de lui apporter de graves ennuis !!!
Mais il n'en est pas resté là : il a également
prétendu que le Führer « s'était approprié
» la Sarre, les Sudètes et l'Autriche, et qu'il avait
« trahi les accords de Munich » ; toutes ces déclarations
sont confirmées par l'accusé. Pour se disculper,
l'accusé a déclaré qu'il n'avait dit cela
que comme des bruits que l'on colportait, que son intention était
de mettre en colère madame Ott-Monecke, sachant pertinemment
qu'elle était membre du parti ; il pensait qu'elle était
totalement ignorante en politique et qu'il était bon qu'elle
entende les rumeurs que l'on pouvait entendre quand on prenait
le train. Mais reprendre mot pour mot ces rumeurs ou les présenter
comme des affirmations réelles, où est la différence
?! Ces propos sont d'autant plus graves qu'il dit lui-même
que lorsqu'il en a parlé à madame Ott-Monecke, il
n'a pas critiqué ces rumeurs, parce que, dans son esprit,
il était évident qu'il était d'un avis différent
!!! Nous soulignerons par ailleurs la contradiction entre ce qu'il
dit et ce qu'il fait : il affirme qu'il a voulu mettre en colère
madame Ott-Monecke, alors qu'il a lui-même déposé
une demande d'inscription au parti.
Ce qu'il fait constitue une attaque ignoble des convictions d'une
camarade du peuple allemand. Il a porté atteinte publiquement
à nos forces qui tentent courageusement de l'emporter dans
le combat où se joue notre destin. Nous affirmons qu'il
l'a fait en public, car chacun doit savoir qu'un camarade du peuple
allemand qui entend de tels propos se doit de les transmettre
au centre le plus proche du parti ou de l'État, ainsi que
l'a fait madame Ott-Monecke. Nous affirmons que ces propos étaient
publics, parce que notre Reich national-socialiste exige que tout
camarade du peuple s'occupe de politique, et parce que les propos
politiques font partie des fondements de la formation de notre
peuple. Tout citoyen qui agit comme Kreiten fait en outre exactement
ce que souhaiteraient nos ennemis ; il leur prête main-forte
dans leur guerre des nerfs, contre la résistance de notre
peuple (§ 91 b de notre code pénal).
Quoique né et éduqué en Allemagne, l'accusé
est hollandais par son père, mais cela ne diminue en rien
la gravité de son crime. D'autant moins d'ailleurs que
Kreiten se considère lui-même comme allemand ; il
y a quelques années, il a en effet déposé
une demande pour entrer au parti nazi. (3)
Ces déclarations sont très graves mais le pire est
encore à venir (il nie l'avoir dit mais ces affirmations
sont confirmées par madame Ott-Monecke) : il a clairement
souhaité que les Anglais remplacent leurs vastes opérations
de nuit par des lâchers de bombes toutes les heures ; il
pense que nous seront ainsi brisés plus vite !!! On mentionnera
également que, lors d'une audition préparatoire,
il a tenté de soudoyer le policier en lui promettant quelques
bouteilles d'huile de tournesol s'il réglait rapidement
son affaire à son profit, bien entendu.
Les faits sont patents. Un tel individu s'est totalement discrédité.
Malgré ses talents d'artiste, il constitue un danger dans
le combat présent qui doit nous mener à la victoire.
Il doit être condamné à mort, car notre peuple
veut marcher vers la victoire d'un seul coeur, dans le calme et
la confiance.
Le condamné devra par ailleurs assumer les frais afférents à son procès et à son exécution.
Signé : Dr. Freisler Steier
(1) Allemand (1902-1969), corédacteur
avec Bertold Brecht de la pièce La Mère,
résistant de l'intérieur au nazisme, arrêté
pour cela en 1942, condamné à plusieurs années
de prison. Il sera libéré en 1945 par les troupes
soviétiques.
(2) Note du traducteur : « Capitaine
de corvette »
(3) Note de l'auteur allemand du livre
: « On considèrera avec le plus grand scepticisme
tous les documents de la Gestapo, de la justice d'Hitler qui sont
reproduits intégralement dans notre livre, lorsqu'aucune
précision supplémentaire n'y figure. En effet, tous
les moyens sont bons pour calomnier l'accusé. C'est ainsi
qu'il est faux de dire que Karlrobert Kreiten ait sérieusement
envisagé d'entrer au parti nazi qu'il détestait.
»
Note historique