Pierre Macherey
Université Lille III
CNRS/UMR Savoirs Textes Langage
Le rôle des conflits disciplinaires dans l’histoire
des savoirs :
le cas de la sociologie de la connaissance
Colloque
« Les disciplines face à leur histoire » (Ens, octobre 2008)
Dans son opuscule de 1798 sur Le conflit
des facultés, Kant a, l’un
des premiers, montré comment les savoirs, du moment où ils ont pris la forme de
« disciplines », officiellement reconnues comme telles, et en quelque
sorte codifiées, dans le cadre de systèmes d’organisation des études
universitaires où une place exacte leur était fixée et où les compétences
exigées pour les pratiquer étaient formellement sanctionnées, sont du même coup
entrés dans des champs de conflits, où jouent des rapports de forces dont la
nature, si elle a des incidences non négligeables sur la manière dont se
forment et circulent les idées, n’est pas d’essence purement intellectuelle ou
théorique, ce qui constitue l’un des principaux aspects de leur socialisation à
l’époque moderne où enseignement et production de savoir sont strictement
corrélés entre eux, sous la surveillance d’organismes de contrôle qui en
assurent le caractère public, sous l’autorité du pouvoir d’Etat en dernière
instance. Ces rapports de forces traduisent le fait que l’autorité en question,
au lieu de s’exercer de manière surplombante, donc externe au domaine qu’elle
régule, ce qui serait d’ailleurs parfaitement inefficace, se déploie et se
dilue un peu partout à l’intérieur de ce domaine, dont elle commande les
moindres articulations, sous forme de cloisonnements qui limitent la
communication entre les différents aspects de la connaissance qu’elle soumet par
ce moyen à des normes communes. Ces cloisonnements, qui rigidifient la
recherche scientifique, ne sont cependant pas intangibles : ils suscitent
des résistances par lesquelles ils sont précisément générateurs de conflits
entre les diverses instances productrices de savoirs et entre
leurs membres, conflits dont l’issue ne peut être définitivement
programmée à l’avance. S’il y a conflit des facultés, c’est donc à la fois
parce que l’institutionnalisation des savoirs en bloque la dynamique spontanée,
et parce que ce blocage déchaîne des pressions dont l’intensité, à certains
moments, peut devenir telle qu’elle menace le système d’implosion ; en
dehors de ces moments d’exception et de crise, où les barrières sautent, les
rapports de force ne continuent pas moins à jouer, sous des formes moins
spectaculaires, en déplaçant insensiblement les lignes de clivage qui tendent à
enserrer la connaissance dans leur réseau : le conflit s’exerce alors de
façon larvée, et revêt l’allure d’une guerre de positions, dont les effets ne
sont pas tous immédiatement perceptibles, ce qui ne les rend pas moins
efficaces pour autant.
Le
présent exposé voudrait donner une idée de la manière dont se déroule cette
guerre de positions, riche en armes secrètes et en coups fourrés, en prenant
pour exemple la manière dont, au XXe siècle, et principalement dans la seconde
moitié de celui-ci, s’est peu à peu à peu développée et installée la thématique
de la « sociologie de la connaissance », devenue aujourd’hui, dans le
monde anglo-saxon du moins, une discipline reconnue, ayant comme on dit pignon
sur rue, ce à quoi elle n’est parvenue qu’en surmontant toutes sortes
d’obstacles dont la nature n’était pas seulement théorique, dans un contexte traversé
en permanence par de profondes tensions : ceci constitue une bonne
illustration de la forme prise actuellement par le conflit des facultés. Cet
exemple n’est pas choisi tout à fait au hasard : il tire l’essentiel de sa
portée de son caractère surdéterminé. En effet le conflit des facultés, dont la
sociologie de la connaissance fait l’objet comme toute instance de connaissance
instituée, est aussi l’un de ses objets d’étude, dans la mesure où il constitue
l’un des principaux facteurs de la socialisation des savoirs : de ce point
de vue, la sociologie de la connaissance se trouve concernée par la thématique
des conflits de savoirs sur ses deux bords, en tant qu’elle étudie la manière
dont, dans des contextes historico-sociaux donnés, se produisent les savoirs,
et en tant qu’elle a elle-même la vocation à devenir l’un de ces savoirs
qu’elle étudie, et dont elle examine les conditions pratiques de possibilité.
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Il
n’est pas possible de reprendre ici en totalité l’histoire de la sociologie de
la connaissance, dont on fait généralement remonter les commencements au tout
début du XXe siècle, en lui assignant comme l’un de ses textes fondateurs le
Mémoire publié en 1903 sous les signatures conjointes de Durkheim et de Mauss,
« Des formes primitives de classification – Contribution à l’étude des représentations
collectives », mais dont la problématique a certainement des sources plus
lointaines, chez des auteurs comme Condorcet, Saint-Simon et Comte, voire même
Kant, auteur de l’opuscule sur Le conflit des facultés dont il vient d’être précédemment question.
On se limitera à ce qui constitue l’un des moments forts de cette histoire, la
formulation du « programme fort » par l’épistémologue anglais David
Bloor, dans son ouvrage Knowledge and Social Imagery (« Figures sociales de la
connaissance ») publié en 1976, qui a été traduit en français sous le
titre Socio logie de la logique – Les limites de l’épistémologie (éd. Pandore, 1982 ) ; en France, c’est
le recueil édité par Michel Callon et Bruno Latour, La science telle qu’elle
se fait. Une anthologie de la sociologie des sciences de langue anglaise (éd. Pandore, 1982, donc la même année et
dans la même maison d’édition que celle qui avait vu paraître la traduction du
livre David Bloor ; ensuite repris sous une forme revue et augmentée aux
éditions La Découverte, 1991), qui a fait connaître la tradition
« fortiste ».
Tel
que Bloor le détaille dans le premier chapitre de son livre, le programme fort
assigne à la sociologie de la connaissance les quatre obligations
suivantes :
« 1/
Etre causale, c’est-à-dire s’intéresser aux conditions qui donnent naissance
aux croyances ou aux stades de la croyance observés. Les croyances ont bien sûr
d’autres causes que sociales.
2/ Etre impartiale vis-à-vis de la
vérité ou de la fausseté, de la rationalité ou de l’irrationalité, du succès ou
de l’échec. Chacun des termes de cette dichotomie doit être expliqué.
3/ Etre symétrique dans son mode
d’explication. Les mêmes types de causes doivent expliquer croyances
« vraies » et croyances « fausses ».
4/ Etre réflexive : ses modèles
explicatifs doivent s’appliquer à la sociologie elle-même. Ce principe, comme
les précédents, répond à la nécessité de disposer d’explications générales.
C’est une condition évidente, sans laquelle la sociologie serait en
contradiction permanente avec ses propres théories. » (Socio logie de
la logique – Les limites de l’épistémologie, p. 8)
Se
conformer à ce programme pris à la lettre signifie donc expliquer la production
des connaissances en les prenant sur un plan où celles-ci ne se distinguent en
rien de croyances ordinaires, qui s’imposent indépendamment du fait que puisse
être établi de manière irréfutable leur caractère de vérité et de
fausseté ; il signifie en conséquence rester indifférent à cette
distinction et faire part égale au vrai et au faux dans l’établissement de
convictions scientifiques qui sont de ce fait dépossédées de la possibilité de
s’arrimer à un point fixe à partir duquel leur caractère de certitude soit
définitivement assuré ; enfin il doit s’appliquer à lui-même sa capacité
d’explication, ce qui est la condition pour que soit définitivement éliminée la
fiction d’un savoir surplombant, dont l’objectivité puisse être garantie dans
l’absolu en fonction de critères transcendants tirant leur valeur explicative
du fait de se placer eux-mêmes au-dessus de toute explication : de là la
nécessité pour la sociologie de se faire elle-même à terme sociologie de la
sociologie.
Avant
même d’examiner ce sur quoi débouche leur mise en œuvre, remarquons que ces
quatre règles présentent, davantage qu’un caractère constitutif, qui les rende
effectivement opératoires, un caractère critique, proprement
déconstructeur : en écartant, dans une tradition héritée de Hume, un
certain nombre d’idées reçues, comme par exemple celle d’une distinction
tranchée entre croyance et connaissance ou celle du caractère absolu de la
vérité, elles déblaient le terrain, en vue de reconstruire à neuf une théorie
générale de la science expurgée de ces a priori ; mais elles ne permettent en rien de
comprendre comment il faut procéder pour élaborer cette théorie, ni quels sont
les concepts à l’aide desquels celle-ci sera en mesure de conduire ses
investigations en vue d’expliquer dans tous les cas de figure sans exception la
production de connaissance, ce qui constitue son projet déclaré. On peut
s’étonner en conséquence de l’insistance avec laquelle ce programme réaffirme
la nécessité d’élaborer des explications ayant une valeur causale, avec à
l’arrière-plan une conception philosophique implicite de la causalité dont on
ne voit pas, en bonne logique, comment elle pourrait s’imposer au titre d’une
évidence, ce qui reviendrait à la soustraire au principe de réflexivité
promulgué par la sociologie de la connaissance, principe auquel elle s’oblige
par ailleurs à soumettre toutes ses démarches sans exception : de ce point
de vue, sautent immédiatement aux yeux certaines des faiblesses que présente,
du moins sur le plan de son exposition, ce programme qui, avec peut-être un
excès de prétention et d’audace, et porté avant tout par le souci de marquer
son territoire, se déclare « fort ».
En
réalité, le véritable enjeu de la mise en circulation du programme fort est
moins de savoir comment expliquer et à quel niveau les explications ainsi produites
peuvent être validées que de savoir quoi expliquer. S’agit-il uniquement de
rendre compte, selon les termes utilisés dans la première règle formulée par
Bloor, des « conditions qui donnent naissance aux croyances », ou
bien s’agit-il, ce qui va beaucoup plus loin, et peut-être dans une autre
direction, de pénétrer le contenu de ces « croyances », au nombre
desquelles la connaissance scientifique, en vue de rendre compte de la manière
dont celui-ci est constitué organiquement, et non seulement exposé formellement
par les moyens d’une rhétorique dont les procédures demeurent extérieure à son
noyau dur, si l’on suppose que celui-ci n’est pas réductible à ses conditions
de formation ni non plus à la présentation langagière qui sert à sa
communication ? Or c’est bien dans ce second sens que s’oriente la
démarche initiée par David Bloor, qui déclare expressément s’appuyer sur les
recherches entreprises à la fin du XIXe siècle par Durkheim et son école.
Le
Mémoire publié en 1903 sous les signatures conjointes de Durkheim et de Mauss,
« Des formes primitives de classification – Contribution à l’étude des
représentations collectives », se propose, en effet, de montrer, selon ses
propres termes, « la genèse et, par suite, le fonctionnement des
opérations logiques », donc de révéler les conditions dans lesquelles ces
dernières se sont peu à peu élaborées : il ne s’agit pas seulement, en en
faisant l’histoire, de les replacer dans le contexte social en dehors duquel
elles n’auraient pu apparaître, donc de présenter la connaissance comme le
résultat d’une activité non pas individuelle mais collective, mais, comme le
souligne le « par suite » de la formule citée qui en constitue sans
doute l’élément le plus important, d’en expliquer les modalités internes de
fonctionnement, en tant que celles-ci répondent à une nécessité venue de la
société qui, en tant que telle, donc telle qu’elle existe et est organisée, les
marque en profondeur de son empreinte en leur fixant des normes dont elles ne
peuvent plus s’écarter. Ceci revient à dire que la société ne constitue pas
seulement un cadre extérieur pour des pratiques de connaissance à la formation
desquelles elle contribuerait uniquement en leur fournissant l’appui matériel
dont elles ont besoin, sans toutefois intervenir dans leur constitution propre,
donc sans remettre en question leur autonomie, mais que, en suscitant la
formation de ces pratiques, proprement elle les informe, elle leur donne forme,
de telle façon que leur fonctionnement interne, leur ordre propre, demeure en
grande partie incompréhensible en dehors d’elle. Autrement dit, la société
serait le véritable sujet de la connaissance humaine, dont elle explique la
constitution, au double sens de sa formation et de sa structure.
Vu
sous cet angle, il s’agit effectivement d’un programme « fort », fort
par son extraordinaire ambition, qui est de faire rentrer les règles de la
logique dans le cadre d’un déterminisme social, qui représente lui-même, si on
peut dire, de la connaissance à l’état pratique, quelque chose qui fait penser
à la fois à la « pensée sauvage » de Lévi-Strauss et au « sens
pratique » de Bourdieu. Il faut noter toutefois que, en tentant de
justifier leur programme à partir d’éléments empruntés à l’ethnographie de leur
temps, où la référence au totémisme occupait une place essentielle, Durkheim et
Mauss avaient été entraînés dans le sens d’une vision évolutionniste de
l’histoire de la pensée humaine, vision dont les ambiguïtés sont patentes, ce
qui la rend fort peu « scientifique », contrairement à ses
prétentions affichées. Dans ce contexte évolutionniste, Durkheim et Mauss
avaient été amenés à montrer que, si, au cours des phases préliminaires de
cette évolution, pratiques sociales et pratiques cognitives étaient étroitement
appariées et se répondaient
exactement entre elles, au point même de paraître se confondre, ce lien a été
amené à se desserrer peu à peu au fur et à mesure que cette évolution avance dans
le sens du passage de l’inférieur au supérieur, ce qui conduit pour finir, dans
le cas des sociétés dites évoluées, à concéder à la connaissance scientifique
une certaine marge d’autonomie, qui la dégage de la pression des
représentations collectives et la soumet davantage au libre examen de l’esprit
individuel ; ne joue plus alors, à ce stade ultime de l’histoire humaine
que Comte recense dans son langage comme « positif », le parallélisme
précédemment constaté entre l’organisation sociale et l’ordre promu par la
pensée logique.
Ceci
est révélateur des difficultés, et à la limite des incohérences, que comporte
la mise en oeuvre d’un programme fort en sociologie de la connaissance s’il est
pris à la lettre : et la prise de conscience de ces difficultés devrait,
c’est le moins qu’on puisse attendre, convaincre de la nécessité de donner de
celui-ci une présentation à la fois plus
nuancée et mieux articulée ou différenciée, au lieu de se contenter d’en
faire une machine de guerre dont on attend qu’elle produise des effets immédiats,
effets dont le caractère explosif est à la mesure du simplisme des moyens
qu’elle utilise pour y parvenir. Dans son souci, probablement légitime, de
défaire une image idéalisée de la connaissance et de ses procédures, image idéalisée
qui, pour revêtir l’allure d’une idole, n’en doit pas moins être elle aussi
expliquée par ses causes, donc dégagée de l’accusation de gratuité souvent
portée à son encontre, car ce n’est pas un hasard si la plupart des savants
s’imaginent vivre en pensée dans un monde à part, dont ils se réservent
l’exclusivité et où ils n’apprécient pas d’être dérangés, la sociologie de la
connaissance, lorsqu’elle met en avant son « programme fort », est
amenée, en vue de remettre les pendules à l’heure, à tordre le bâton dans
l’autre sens, au point de fabriquer de toutes pièces une contre-image de la
science, massivement dépréciative et négative, qui n’est pas davantage conforme
à la réalité que celle qu’elle combat. Il faut donc y regarder à deux fois
avant de remettre brutalement en cause les valeurs traditionnellement reconnues
à la connaissance scientifique, au premier rang desquelles sa valeur de vérité
qui la distingue des croyances ordinaires et empêche qu’elle soit ramenée sur
le plan d’une production culturelle ne différant pas sur le fond de toutes
celles que produit la société au cours de son histoire, comme par exemple les
représentations religieuses ou artistiques, avec lesquelles elle ne gagne rien
à être confondue. Si la science est un produit culturel, ce qu’on peut à la
rigueur concéder, il reste qu’elle n’est pas un produit culturel comme les autres,
ce qui nécessite que soit expliquée la différence qui la constitue spécifiquement :
le problème est alors de savoir si cette explication relève exclusivement de
critères épistémologiques, et laisse de côté les considérations propres à
l’histoire sociale, où bien si elle fait place, dans un rapport qui reste à
définir, à de telles considérations.
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Ce
qui est certain, c’est que le programme fort a été vu par les épistémologues,
non comme une contribution positive à leur effort en vue d’élucider les conditions
dans lesquelles certaines prises de position théoriques en viennent à s’imposer
et à faire reconnaître leur caractère authentiquement scientifique, mais comme
une insupportable agression, qui rend leur tâche à la fois impossible et
vaine : d’où ils ont conclu la nécessité de contrer par tous les moyens
cette démarche, soit en récusant sur le fond les prétentions de la sociologie
de la connaissance, reconnue définitivement inapte à percer les mystères de la
connaissance scientifique dont elle ne donne tout au plus qu’une image
superficielle et dégradée, soit en
limitant ces prétentions, ce qui revient à concéder à la sociologie de la
connaissance une marge d’intervention précisément circonscrite, conformément
aux exigences de ce qu’on peut appeler par contraste un programme faible.
Témoigne exemplairement de cette dernière attitude le texte de G. G. Granger,
« Une philosophie des sciences non sociologique est-elle
possible ? », publié dans le recueil Le relativisme est-il
résistible ? Regards sur la sociologie des sciences (édité par Boudon et Clavelin, éd. PUF, 1994).
Le titre de ce texte parle de lui-même : une « philosophie des
sciences non sociologique », c’est une épistémologie qui a trouvé les
moyens de se démarquer nettement des constructions plus ou moins factices
élaborées par les historiens et les sociologues, constructions qui, à son point
de vue, débouchent sur une représentation réductrice, finalement insoutenable,
de la connaissance scientifique. Granger formule son propre projet de la
manière suivante :
« On
se propose de justifier une manière d’envisager la philosophie des sciences qui
mette entre parenthèses les aspects sociologiquement explicables de celle-ci.
Nullement donc de revendiquer une indépendance totale des sciences par rapport
à leurs conditions sociales, mais de montrer que la constitution et le développement
d’une science ont un sens intrinsèque qui concerne au premier chef le philosophe. »
(p. 83)
Il
s’agit donc de faire la part, dans la constitution et le développement d’une
science, entre ce qui représente ses éléments intrinsèques et ce qui est
extrinsèque à ceux-ci, la sociologie et l’histoire n’ayant accès qu’à ce second
aspect, dont on comprend que, second, il est aussi secondaire, c’est-à-dire
inessentiel. Le premier aspect est alors réservé à l’attention et à la
responsabilité du philosophe, qui ne doit pas se laisser impressionner par les
données révélées par l’examen des historiens et des sociologues auxquelles il
demeure en dernière instance indifférent : il les « met entre
parenthèses », comme le déclare en propres termes Granger, ce qui signifie
implicitement qu’il leur reconnaît une valeur subsidiaire, dans la mesure où
elles relèvent d’une approche extérieure de la connaissance, dont elles
révèlent, ce qui n’est néanmoins pas tout à fait dénué d’intérêt, le contexte
de production, au titre d’un environnement qui toutefois ne pénètre pas en son
cœur son contenu propre, car celui-ci subsiste à la manière d’un noyau une fois
épluchée l’enveloppe qui l’entoure ou l’enrobe sans le constituer. Est ainsi
écartée l’idole de la science pure, revendiquant une indépendance totale par
rapport à ses conditions sociales, mais aussi, simultanément, la représentation
dégradée, certainement impropre, de la connaissance sur laquelle débouche la
démarche prétendument objective et réaliste qui l’identifie entièrement à ses
conditions sociales, ce qui revient à terme à en faire une forme de conviction,
une croyance, une « idéologie ». Une fois renvoyées dos à dos ces
deux représentations extrêmes, il revient à la philosophie de proposer une interprétation
de la production des œuvres et des concepts scientifiques, de manière, écrit
Granger, à « leur donner un sens » :
« Or
ce sens, ou ces sens, ne sont pas donnés par l’examen de leurs conditions
sociales. La société marchande des Pays Bas aux XVIIe et XVIIIe siècles ne rend
pas compte des spéculations novatrices de Huygens, même si l’on admet qu’elle
les rend matériellement possibles. » (p. 84)
Pour
rétablir dans ses droits une philosophie non sociologique de la connaissance,
il est donc fait recours à la distinction faite par Dilthey en vue de garantir
l’autonomie des « sciences de l’esprit » entre démarche explicative
et démarche interprétative : la première isole des causes matérielles,
factuelles, circonstancielles, qui constituent un ensemble de facteurs
exogènes ; la seconde remonte au sens, dont la valeur est intrinsèque. Par
sens, il faut donc entendre la capacité à dire le vrai dans des conditions qui
en font reconnaître la nécessité pour des raisons qui font corps avec son
énonciation et qu’il revient au philosophe de révéler, c’est-à-dire
d’expliciter, sous condition que son intervention soit rigoureusement séparée
de celle du sociologue, qui, de son côté, met entre parenthèses la
considération du sens, et se préoccupe uniquement d’expliquer, en renonçant à
comprendre :
« Une
sociologie de la science devrait dessiner les contextes de l’activité
scientifique. Elle mettrait forcément entre parenthèses les contenus de la
connaissance, alors que le philosophe des sciences vise au contraire à décrire
et à comprendre la formulation et l’enchaînement de ces contenus. Dans
l’analyse structurale des œuvres, il cherche à reconnaître l’organisation de
ces contenus telle qu’elle se réalise – provisoirement, et soit comme
innovation, soit comme reconstruction synthétique – dans chacune d’elles. Ainsi
tente-t-il de donner une signification aux contenus d’une œuvre. Il s’agit
alors, bien qu’il soit dangereux d’oser de telles images, d’une coupe
« transversale » dans la réalité de la science ; mais l’interprétation
philosophique de la science demande aussi qu’on y considère des coupes
« longitudinales », qui font apparaître le sens des mutations, des
enrichissements, des substitutions de concepts. » (P. 89)
Une
fois séparée de l’étude des conditions factuelles de l’apparition de la
connaissance, qui relève d’une logique purement explicative, la philosophie des
sciences a donc à remplir un double objectif : d’une part, sonder la
signification d’une formation cognitive considérée dans sa particularité, c’est-à-dire
dans les limites que lui confère son « style » propre - au sens que
Granger a donné à la notion de style scientifique dans son Essai d’une
philosophie du style (1e
édition, éd. Armand Colin, 1968 ; 2e édition, éd. O. Jacob,
1992) - ; d’autre part, évaluer la portée de cette formation par rapport à
d’autres qui l’ont précédée ou qui lui ont succédé, de manière à mesurer sa
place et son rôle dans le progrès général de la connaissance. La notion de
signification, cruciale pour toute la démarche alors assignée à la philosophie
de la connaissance dont elle garantit la spécificité, se trouve ainsi
dispatchée sur deux lignes d’utilisation : l’une en coupe transversale qui
sert à rendre compte des caractères singuliers d’une intervention ponctuelle
dans l’ordre de la connaissance considérée pour elle-même, ce qui revient à lui
restituer sa vérité à nulle autre pareille, c’est-à-dire son style de
vérité ; l’autre en coupe longitudinale qui la met en rapport avec
d’autres interventions effectuées à d’autres moments dans le même domaine, de
manière à dégager de cette confrontation la représentation d’une marche commune
vers la vérité qui rassemble toutes ces interventions dans un effort unique
dont le sujet-objet serait, non telle ou telle forme de connaissance, mais la connaissance elle-même considérée dans sa
perspective globale, fondamentalement unitaire dans la mesure où elle parvient
à dépasser la particularité des divers styles scientifiques, ce qui revient à
dire que, si la connaissance, à chacun de ses moments, apparaît et se produit
en style, elle transcende et par là même abolit dans son mouvement général la
différence de ses styles, telle que celle-ci marquait ses conditions d’apparition.
Se met par là même en place une dialectique oecuménique du particulier et du
général, qui assure leur convertibilité réciproque, ce qui est la condition
pour que soient résolus les dilemmes de la signification, avec la double valeur
qu’elle comporte selon qu’elle est prise dans une perspective transversale ou
longitudinale.
Mais
cette solution, qui a tout du remède magique, ne fait-elle pas que masquer le
fait que le problème a été tout au plus déplacé ? La distinction entre les
facteurs exogènes, historico-sociaux, de la connaissance et ce qui relève de sa
signification intrinsèque, donc met en jeu son rapport à la vérité, a été
transposée en celle qui passe entre les aspects particuliers de la production
de connaissance, telle qu’elle est incarnée dans telle ou telle formation
cognitive ou « œuvre », et les caractères généraux impartis à cette
production, qui permettent de lui restituer une portée universelle, comme telle
transhistorique, ce qui est la condition de la réconciliation de l’histoire des
sciences, identifiée à l’histoire des styles de la connaissance, et
l’épistémologie, qui effectue la synthèse de ces styles. L’idée, à vrai dire
fort ingénieuse, de Granger a été de récupérer la notion de style, telle
qu’elle avait été d’abord mise en œuvre dans une perspective qu’on peut dire
historiciste par des auteurs comme Kuhn et Feyerabend en vue d’enraciner chaque
production de connaissance dans son moment propre, et de la faire servir à
l’entreprise d’une philosophie des sciences absorbant la diversité de ces
moments dans l’unité d’un mouvement de la connaissance vers la vérité,
orientation qui lui confère la plénitude de sa signification. Il s’agit donc
bien d’élaborer une philosophie de la connaissance, et ceci en usant des
procédures propres à la philosophie, comme celle qui permet de réconcilier le
particulier et le général dans le cadre d’une vision d’ensemble dont l’un et
l’autre constitueraient les aspects complémentaires. Mais cette démarche, si
elle est philosophiquement satisfaisante, dans le cadre de la philosophie qui
en garantit la légitimité, permet-elle effectivement de résoudre la difficulté
qui avait été posée au départ ? On peut se le demander, dans la mesure où
elle repose, comme le fait toute démarche philosophique, sur des a priori, on pourrait parler dans un autre langage
d’universaux, comme « la » science, « la » connaissance,
« la » signification, « la » vérité, qui sont dès le
départ, sur le plan même de leur formulation, soustraits à une approche
objective les mettant en rapport avec un contenu réel, une épreuve de réalité à
laquelle il n’est pas du tout certain que ces a priori soient en mesure de résister. Comme le
déclare, très honnêtement et très lucidement, Granger à la fin de son texte
« Une philosophie des sciences non sociologique est-elle
possible ? » :
« Notre
postulat est que le résultat de cette activité que sont les œuvres de sciences
constitue en lui-même une réalité, exprimée dans des discours, et que le but
d’une investigation philosophique des sciences est de faire apparaître la
signification interne de cette réalité. » (p. 93)
Postuler
que la signification, telle qu’elle s’évalue en termes de vérité, constitue un
ordre de réalité à part entière, - ce qui rejoint d’une certaine façon la thèse
de Popper selon laquelle la connaissance scientifique donne accès à un
« troisième monde » qui se tient au-delà de l’opposition du sacré et
du profane -, ordre de réalité qui peut et doit être étudié entièrement pour
lui-même et en lui-même, en dehors de la prise en considération de tout élément
extrinsèque, dont l’examen est réservé à une socio-histoire de la connaissance,
c’est se donner au départ une certaine représentation de la science,
représentation ayant une portée normative, en se dispensant d’en examiner le bien-fondé,
qui peut très bien, de ce fait, être recensé, si on n’admet pas ce postulat,
sur le plan d’un vœu pieux, véritable credo épistémologique (« je crois
aux valeurs de la science, et je m’engage à ne jamais les abjurer »),
ayant avant tout la valeur d’un engagement subjectif, dont on ne voit pas
comment son caractère authentiquement scientifique pourrait être établi hors de
toute possibilité de contestation.
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Pour
mieux comprendre dans quel contexte philosophique s’inscrit le postulat sur
lequel s’appuie la démarche conciliatrice de Granger, dont le but est de tracer
une voie moyenne entre l’épistémologie et l’histoire des sciences, il n’est pas
inutile de reprendre à sa source l’entreprise de la sociologie de la
connaissance, en s’intéressant en particulier à l’orientation très particulière
qui lui avait été donnée par Max Scheler
dans son ouvrage de 1926 intitulé Probleme einer Soziologie des
Wissens (trad. fr. sous le
titre Problèmes de la sociologie de la connaissance, éd. PUF, 1993). L’objectif poursuivi par Scheler était de replacer la
sociologie de la connaissance, avec la dimension d’historicité que celle-ci
comporte inévitablement, sous l’horizon d’une philosophie de la vérité
garantissant le caractère transhistorique de celle-ci. Il se trouvait donc déjà
confronté au problème repris plus tard par Granger : comment surmonter
l’opposition entre une étude interne de la connaissance scientifique, soucieuse
avant tout de préserver les droits de la vérité qui échappent à la loi de
l’historicité, et une appréhension sociologique de son développement, dans
laquelle interviennent des facteurs externes qui en dérangent les régularités
propres ?
Ce
qui avait conduit un philosophe comme Scheler, issu de la tradition
phénoménologique, à s’intéresser aux problèmes de la sociologie de la
connaissance, était sans doute la conception husserlienne de
l’intersubjectivité, présentée comme solution au problème du solipsisme :
en posant que le moi n’existe que sous le regard d’autrui, donc pour d’autres
moi, de telle manière que la subjectivité est constituée par leur interrelation,
ce qui interdit de la réduire à la position d’un sujet autiste, seul face à
lui-même et renfermé entre les parois de sa conscience personnelle, cette
conception implique que, dans la relation que l’esprit entretient avec le
monde, y compris lorsque cette relation prend une forme cognitive, un rôle
déterminant soit assigné à la communauté, interprétée sur le modèle de cette
réciprocité des consciences qui ne subsistent pas séparées les unes des autres
et forment ensemble un « nous », sujet d’un cogitamus, « nous pensons ensemble », faisant
pièce au traditionnel cogito,
« je pense ». De là la nécessité de reconnaître à la connaissance une
dimension sociale, tout en préservant son caractère endogène de vérité, en
principe irréductible à des déterminations matérielles, constitutionnellement
changeantes. On est ainsi amené à élever l’étude sociale de la culture, dont
les formations sont représentatives de l’esprit collectif, au rang d’un
problème philosophique majeur, dont le traitement, loin de se présenter comme
indifférent aux données factuelles sur lesquelles s’appuie cette étude, se
propose de les inclure, de manière à en résorber les effets négatifs. Ceci
n’empêche de se demander si, sous prétexte de replacer les problèmes nouveaux
auxquels se trouve confrontée la sociologie de la connaissance dans une
perspective philosophique plus large, et ainsi de conférer à leurs enjeux une
plus grande résonance, Scheler n’a rien fait d’autre en réalité qu’en refermer
la perspective, en subordonnant le traitement de ces problèmes à des
présupposés idéaux, autrement dit à des valeurs non susceptibles d’être remises
en cause, et en conséquence systématiquement soustraites à l’examen de la
sociologie de la connaissance, ainsi bloquée par l’acceptation d’un certain
nombre d’a priori
philosophiques.
Pour
réaliser ce tour de force, fonder philosophiquement la sociologie de la
connaissance tout en la dépossédant de la capacité à traiter des problèmes dont
l’exclusivité est réservée à la philosophie, Scheler avait formé le projet de
promouvoir quelque chose qui ressemble fort à ce que nous avons appelé un
programme faible en sociologie de la connaissance. La sociologie telle qu’il la
conçoit a affaire fondamentalement à des faits :
« Elle
recherche des formes de liaisons et de relations diachroniques et synchroniques
qui existent entre des hommes, tant dans le registre de l’expérience vécue, de
la volonté, des actes, de la compréhension, de l’action et de la réaction que
sur le plan de la réalité et de la causalité objectives, c’est-à-dire sur un
mode qui n’a aucun besoin de recourir à la « conscience de quelque
chose » chez les hommes concernés. » (Scheler, Problèmes de la
sociologie de la connaissance,
trad. fr., PUF, 1993, p. 37)
Autrement
dit, la sociologie appréhende des comportements humains sur le plan de leurs
résultats, en les coupant de toute relation aux valeurs qui les inspirent sur
un plan subjectif, ce qui est la condition pour qu’elle leur applique un
traitement objectif. Cela ne signifie nullement que ces comportements
s’accomplissent effectivement sans l’intervention de prises de conscience
impliquant, elles, la référence à des valeurs : mais leur approche
sociologique suppose que soit mise entre parenthèses cette référence, dont elle
n’a pas à se préoccuper parce qu’elle ne dispose d’aucune compétence pour le
faire. De là une division du travail qui fait le partage entre l’étude des
faits, réservée à la sociologie, et celle des valeurs, dont seule la
philosophie est en mesure d’éprouver la légitimité : ce qui soulève du
même coup la question de savoir comment faits et valeurs sont corrélés entre
eux.
La
thèse défendue par Scheler est que l’esprit, qui a à charge de promouvoir et de
justifier les valeurs, a d’autant plus la capacité de remplir cette tâche qu’il
se débarrasse de la considération des faits, en se faisant esprit pur détaché
des contingences du réel et de l’existant, et en agissant dans la sphère
d’idéalité qui lui est propre :
« L’esprit
au sens subjectif et au sens objectif, ainsi que comme esprit individuel et
collectif, détermine, pour les contenus culturels qui peuvent en surgir, uniquement
et exclusivement ce qui caractérise leur « être ainsi » (Sosein). En revanche l’esprit comme tel n’a en soi,
de lui-même, pas la moindre faculté de faire en outre accéder à l’existence (Dasein) ces contenus. » (p. 42)
L’esprit
pose dans son élan propre des formes idéales, dont la détermination relève
complètement de son initiative, sans se soucier de savoir comment ces formes
pourraient cesser d’être de purs possibles et être réalisées sur le plan des
faits, ce qui suppose que soient pour cela réunis des moyens matériels qui ne
relèvent pas de son initiative. L’affaire propre de l’esprit, c’est
l’universel, tel qu’il doit être, et non les déterminations particulières du
monde historique tel qu’il est :
« Si
l’esprit, en se proposant d’être tel ou tel et de transformer les facteurs
réels, se donne des buts qui ne sont pas pour le moins inscrits dans l’espace
de jeu de l’ensemble des facteurs réels, avec la causalité propre qui lui
appartient, il se casse les dents, et son « utopie » se volatilise
dans le néant. » (p. 43)
Autrement
dit, l’esprit doit se contenter d’interpréter le monde en se gardant de la
tentation de le transformer. Ceci n’empêche que le monde se transforme, ce qui
constitue la définition la plus
élémentaire qu’on puisse donner du mouvement de l’histoire. Comment s’effectue
ce mouvement ? Par la médiation d’intérêts qui interviennent toujours en
situation, ce qui interdit de leur reconnaître la dimension de valeurs
spirituelles universelles, sans qu’ils soient pour autant soustraits à la
juridiction idéale de ces valeurs qui les surplombent. Les intérêts
particuliers, qui sont le moteur de l’histoire humaine, sont imprégnés
d’esprit, en ce sens qu’ils ne peuvent couper toute référence à des valeurs,
mais cette imprégnation se présente sous la forme, non d’une libre création
spirituelle, mais d’une détermination restrictive faisant intervenir de façon
contraignante les conditions matérielles propres à une situation historique
donnée. De ce point de vue, l’action exercée par les déterminations matérielles
constitutives de la situation est avant négative ; en sélectionnant parmi
les formes idéales posées par l’esprit celles qui peuvent advenir à un moment
donné, parce que les conditions sont pour cela réunies, elle empêche toutes les
autres de parvenir à l’existence :
« C’est
toujours simplement la différence entre le produit potentiellement possible
selon les lois du sens et le produit réel qui permet d’« expliquer »
l’histoire des situations et des évènements réels dans le cadre du
développement de l’histoire de l’esprit. La « fatalité modifiable »
de l’histoire réelle ne détermine donc nullement le contenu signifiant positif
des produits de l’esprit, mais sans doute empêche-t-elle, entrave-t-elle,
retarde-t-elle ou accélère-t-elle la mise en œuvre et l’effectuation de ce
contenu signifiant. Pour me servir d’une image, elle ouvre et ferme, d’une
manière et selon un ordre déterminés, les écluses du fleuve de l’esprit. »
(p. 69)
L’histoire
n’est pas seulement faite de ce qui arrive, - c’est ainsi qu’on la considère
superficiellement -, mais elle se compose aussi de ce qui n’arrive pas,
c’est-à-dire de ce qui est provisoirement empêché d’advenir, ce qui ne signifie
cependant pas qu’il soit totalement relégué dans un pur néant, pour autant
qu’il continue à être revendiqué par l’esprit au titre d’un possible, qui
subsiste dans l’ordre idéal des valeurs éternelles, comme telles protégées du
risque d’être affectées par les contingences de l’histoire. Considérée sous cet
angle, l’histoire sociale ne peut être envisagée comme un lieu de création
spirituelle : les valeurs qu’elle incarne conjoncturellement et
partiellement, en leur donnant la forme d’une culture collective vécue
réellement par la communauté, ce n’est pas elle qui les a engendrées, car elles
sont en réalité venues d’ailleurs ; mais elle joue plutôt à leur égard le
rôle d’un filtre, ce qu’illustre la métaphore de l’écluse. Les valeurs viennent
donc de l’esprit, et elles relèvent uniquement de son examen ; l’histoire
a pour fonction de régler le passage de ces valeurs dans le monde de la
réalité, où elles deviennent effectives, sous la condition de répondre aux
exigences contingentes d’une situation particulière.
Le
rôle de la sociologie de la connaissance est donc d’étudier la manière dont
fonctionnent dans le champ scientifique, et plus largement dans celui de la production
culturelle, ces « écluses », qui régulent le rapport entre faits et
valeurs. Mais elle n’a aucun droit de regard sur l’ordre idéal des possibles,
formes pures ou essences, qui subsistent hors de son champ propre. Ceci
signifie qu’elle n’a rien d’intéressant à dire au sujet de la légitimité ou de
la non légitimité de ces formations intellectuelles qui, si elles apparaissent
sur le plan de l’histoire, ne sont pas des réalisations de l’histoire, qui se
contente de leur offrir, circonstanciellement, un cadre d’accueil. Il faut donc
barrer la route à un naturalisme sociologique qui
« à
la place de l’ouverture et de la fermeture des écluses, pose une
détermination unilatérale du
contenu des éléments constitutifs de la culture de l’esprit. » (p. 71)
Autrement dit, sociologie de la
connaissance et épistémologie philosophique sont deux entreprises distinctes,
qui ne doivent à aucun prix empiéter l’une sur l’autre. L’épistémologie est
impuissante à rendre compte des données factuelles qui conditionnent la vie de
l’esprit à un moment déterminé, comme par exemple des institutions politiques,
des intérêts économiques, des dispositifs technologiques, des courants
idéologiques, avec tous les débats et les conflits dont ces données sont les
enjeux : rien de tout cela ne peut l’intéresser. Et réciproquement la
sociologie de la connaissance, dont les compétences portent exclusivement sur
l’examen de ces données, n’est pas en mesure d’évaluer en termes de vérité ou
de rationalité les formations intellectuelles dont la mise en place a dépendu
de leur réunion : cet aspect de leur constitution doit lui échapper
totalement, et ceci pour toujours. En conséquence, s’il est confirmé que les
conditions propres à une époque et à un état de la société délimitent ce qui
est connaissable sous ce rapport, et en conséquence écartent ce qui ne l’est
pas et ne peut pas l’être, ce qui est connu dans de telles conditions ne dépend
cependant pas de ces conditions, dans la mesure où, appréhendé sur le plan des
valeurs qui le légitiment, il préexiste à leur intervention, qui ne pénètre pas
en profondeur son être idéal de connaissance mais constitue pour lui tout au
plus un environnement. On peut donc soutenir que si l’esprit vient au monde,
c’est-à-dire se réalise en lui sous des formes particulières, il le fait sans
se démettre de sa nature ou essence propre, c’est-à-dire sans renoncer aux
valeurs fondamentales, universelles, qui le définissent en tant qu’esprit. La
phénoménologie, dans la forme que lui donne Scheler, est une variante du
platonisme, dans la mesure où elle tend à préserver l’autonomie de
l’intelligible par rapport au sensible : la loi matérielle du sensible
prélève dans l’ordre de l’intelligible ce qui lui semble conforme à ses exigences
du moment, et élimine tout le reste, mais elle n’a pas la possibilité de
modifier en lui-même cet ordre auquel elle participe, ni a fortiori de le constituer. C’est pourquoi il est
possible de professer un complet relativisme pour ce qui concerne le monde de
la réalité historique soumis en permanence à la variation, tout en continuant à
affirmer le règne de l’absolu, dans la mesure où celui-ci se situe sur un plan
qui n’est pas de ce monde, donc de concilier instabilité du réel et constance
de l’idéal : pragmatisme et rationalité sont les faces complémentaires du
processus de production des connaissances, qui met en jeu simultanément deux
types d’intérêts, des intérêts pratiques tournés vers le particulier, et des
intérêts théoriques tournés vers l’universel. Ces intérêts se développent sur
des lignes indépendantes, qui peuvent se croiser, mais ne se confondent
jamais :
« Chaque
fois que se trouvent en présence un groupe social réunissant des hommes qui se
consacrent librement à la contemplation et un autre qui a concentré en lui,
rationnellement, les acquis du travail et de l’expérience professionnelle, et
qui, ne serait-ce que par aspiration à l’émancipation et par désir d’une
société accroissant les chances de liberté, possède un intérêt particulièrement
intense pour toutes ces images et représentations de la nature, il est possible
de prévoir l’avènement de leur supériorité et de leur domination sur cette
nature. » (p. 144)
Pour
que se produisent de nouvelles connaissances, qui modifient sur le double plan
des représentations et de l’expérience le rapport que l’esprit entretient avec
le monde, l’activité contemplative des savants ne suffit pas : encore
faut-il que cette activité prenne place dans un contexte favorable, ce qui
contribue à ouvrir largement les vannes réglant le passage de l’ordre des
valeurs dans celui des faits ; cette opération nécessite l’intervention
d’autres agents, qui, eux, ne sont pas de purs contemplatifs, car leur souci
principal est de perfectionner la société en l’aménageant à leur profit, alors
que les savants sont uniquement préoccupés de faire triompher la vérité, sans
avoir pour cela à tenir compte des exigences conjoncturelles du moment. Pour les
uns, la connaissance est une fin en soi, pour les autres elle est un
moyen : deux objectifs foncièrement hétérogènes, et qui pourtant doivent
jouer ensemble pour que se poursuive la marche qui conduit l’humanité vers la
vérité et vers un meilleur ordre social. Dans la mesure où cette marche relève
de deux principes différents, qui ne sont pas spontanément harmonisés, elle ne
peut être régulière et continue, mais elle est faite d’avancées et de reculs,
de moments de stabilisation et de crise, selon que sont ouvertes ou fermées les
écluses qui ont à charge de gérer les flux d’échange entre le possible et le
réel, entre l’idéal et le factuel : de là tire sa source l’histoire des
sciences, dont il serait vain de nier la capacité à rendre compte de la manière
dont se présentent les connaissances, sous des formes inévitablement variées et
contrastées, mais en fonction de laquelle il serait tout autant absurde de
chercher à mesurer la valeur respective des connaissances, envisagées cette
fois sur le plan de leur contenu et non des intérêts particuliers qu’elles sont
censées satisfaire ; ces connaissances auront ainsi accédé au plan de la
manifestation, grâce au concours entre divers types d’intérêts, les uns
purement intellectuels, les autres pragmatiques et concrets, qui, tout en se
maintenant sur des lignes séparées, ce qui peut éventuellement les amener à
entrer en conflit, contribuent ensemble à cette manifestation.
Cette
solution philosophique, qui permet de trouver une issue à la confrontation
entre faits et valeurs, a pour condition que la connaissance fasse l’objet
d’une double approche, thèse qui jouera également un rôle crucial pour la
démarche de Popper : d’une part une approche historique, qui concerne exclusivement
le processus d’investigation, et d’autre part une approche rationnelle, qui
concerne exclusivement le processus de justification, étant rejetée la
possibilité que ces deux approches interfèrent entre elles et passent des
compromis sur le plan des principes dont chacune relève en propre. Les valeurs
idéales posées par la raison n’ont pas la puissance suffisante pour agir
concrètement sur la société, et réciproquement la société, dans la forme
qu’elle prend à un moment déterminé, n’a pas autorité pour créer des valeurs
disposant d’une portée universelle et pour légiférer à leur égard. Une chose
est que des connaissances scientifiques soient découvertes dans des conditions
qui ne relèvent pas, du moins pas entièrement, de principes rationnels, comme
le révèle l’histoire des sciences dont le cours ne se conforme pas à un modèle
strictement logique ou déductif progressant de façon continue de vérité en
vérité ; une autre est que leurs résultats puissent être validés en
fonction de critères de droit dont la valeur est inconditionnée, ce qui suppose
que ces résultats soient détachés des modalités factuelles de leur apparition
et retranscrits dans un autre langage où ils accèdent à l’universalité.
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Ce qui est en jeu ici en première ligne,
c’est un conflit disciplinaire, tel qu’il peut avoir lieu dans le contexte
propre à une institutionnalisation des savoirs, un processus foncièrement
concurrentiel qui intéresse directement la sociologie de la connaissance.
Lorsque le projet initial de cette sociologie de la connaissance avait été
formulé, dans le Mémoire de Durkheim et Mauss sur les formes primitives de classification,
cela avait été dans le cadre d’une démarche étonnamment agressive, ce dont elle
tirait son caractère prospectif, tendant non seulement à faire reconnaître à la
sociologie une place dans le champ des disciplines reconnues, ce qui n’était nullement
acquis dans les premières années du XXe siècle, mais à assurer à celle-ci dans
le domaine des savoirs une position de domination, en tant que science souveraine
ayant droit de regard sur toutes les formes de connaissance sans
exception : cette position avait été antérieurement assumée par la
philosophie, que Durkheim, lui-même philosophe de formation, voulait déboulonner
de sa situation hégémonique que, à ses yeux, elle n’était plus apte à occuper.
Cette ambition ne pouvait que susciter des résistances, non seulement dans le
camp des philosophes, contestés dans le droit qu’ils s’étaient arrogés depuis
plusieurs millénaires de tenir le discours de l’universel, mais chez les spécialistes
de sciences exactes qui ne s’appelaient pas encore des sciences
« dures », entendons par là des disciplines dont le caractère scientifique
établi au cours d’une histoire longue et mouvementée soit censément à toute
épreuve, mathématiciens, physiciens et éventuellement biologistes, qui ne pouvaient
voir que d’un très mauvais œil ces nouveaux venus, ces parvenus à la situation
encore précaire, ces « nouveaux riches », les sociologues, prétendre
apporter leur grain de sel sur les question relevant de leur compétence, et
même, à la limite, dire le dernier mot sur ce qu’ils faisaient dans leurs
bureaux d’études et dans leurs laboratoires dont l’intimité se trouvait ainsi
violée : de là l’alliance implicite passée entre philosophes et savants
exacts en vue de défendre, sur le plan propre au discours épistémologique, les
valeurs éternelles de la science mises en péril par le relativisme attaché
inévitablement à l’approche sociologique de ses pratiques qui en pervertit la
nature en profondeur, ce qui est le destin inévitable d’une science, ou
prétendue telle, constitutionnellement « molle », à laquelle il reste
à faire ses preuves, ce qui ne la dissuade cependant pas de revendiquer le
caractère, non seulement de science à côté des autres, mais aussi et surtout de
science des sciences, qui prétend pénétrer le secret de leurs démarches et en
énoncer la vérité ultime, ce qui est un comble. Ceci est un aspect, non le
moindre, du conflit entre sciences exactes et sciences humaines qui a marqué
toute l’histoire intellectuelle du XXe siècle et se poursuit encore aujourd’hui
sous des formes exacerbées.
Lorsque
Scheler s’évertuait à cantonner les tâches de la sociologie de la connaissance
dans la recherche de faits purs coupés de la considération de valeurs, il se
posait lui-même en défenseur des valeurs de la philosophie, compromises par la
progression irrésistible des sciences humaines. En fait, pour reprendre son
langage, il ne faisait que jouer le rôle de l’éclusier, qui s’efforce de
contrôler des flux dont il redoute le déferlement sauvage. Sa démarche,
prétendument fondatrice, était en réalité réactive : le programme faible,
qui porte bien son nom, constitue une solution provisoire de repli, qui masque
les difficultés rencontrées par le programme fort sans parvenir à les résoudre.
La tâche principale, aujourd’hui, serait sans doute, tout en reconnaissant les
faiblesses du programme fort, et en dénonçant les équivoques sur lesquelles
débouche une application brutale de ses règles, de chercher à le renforcer, en
poussant plus loin encore l’exploration des formes et des modalités sociales de
la connaissance scientifique, au lieu de céder du terrain pour des raisons
tactiques qui incitent à trouver refuge dans l’enceinte protectrice représentée
par le programme faible, un programme qui est faible non seulement par manque
ou par défaut de force, mais parce qu’il se veut tel, en vue d’échapper aux
incertitudes de la compétition disciplinaire et de ses affrontements directs.
La question n’est pas de croire aux vertus respectives du programme faible et
du programme fort, et d’opter pour l’une ou l’autre de ces voies sur la base
d’une évaluation de leurs avantages et de leurs désavantages pratiques, mais,
une fois admis que le programme faible, avec sa prudence affichée qui lui prête
des apparences raisonnables, est fondé sur une dérobade, qui lui offre comme
perspective de se transformer en voie de garage, de se lancer dans la direction
indiquée par le programme fort, de manière à en bétonner les positions sur des
bases théoriques sûres, ce qui serait la seule façon d’ouvrir un avenir
crédible à une sociologie de la connaissance digne de ce nom.
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