Présentation d'un père par un fils
François
Nicolas (juillet 1989)
« Un deuil
ne se borne pas, comme on le dit souvent, à envahir les sentiments ; il
consiste plutôt en une fréquentation ininterrompue du disparu, comme si ce
dernier devenait plus proche. Car la mort ne le rend pas seulement invisible :
elle le rend aussi plus accessible à notre regard. Elle nous le vole, mais elle
le complète également d'une manière inédite ».
Lou Andréas-Salomé
Il me faut rendre justice de l'existence de mon
père. Lors de sa mort, on en a parlé sous des angles convenus et qui ne me
conviennent pas : on a décrit mon père comme "serviteur de l'État"
(ce qu'il se voulut être, tout au long de sa carrière professionnelle) et
"serviteur de l'Église" (ce qu'il choisit d'être, tardivement) ; plus
essentiellement, on l'a désigné comme chrétien et comme ingénieur, ce qu'il fut
à l'évidence.
Mais son existence me semble ainsi mal comptée, non que les caractérisations
précédentes m'apparaissent inexactes mais plutôt qu'on ne saurait s'en
satisfaire : elles ne cernent pas, par elles-mêmes, la vérité de cet homme. Si
Henri Nicolas fut bien un chrétien, un ingénieur, un serviteur de l'État puis
de l'Église, lui rendre justice serait moins nommer les fonctions qu'il occupa
que rendre compte des situations qu'il affronta, moins avancer des catégories
pour le récapituler qu'évoquer les circonstances qu'il rencontra et les partis
qu'il sut prendre ; en bref : moins lui prêter une essence que lui reconnaître
une existence, éprouvée au travers d'un monde et d'un temps singuliers.
Je ne crois pas que mon père ait été "un homme simple", quoiqu'il ait
toujours érigé la simplicité en vertu : il fut, comme quiconque, le lieu
complexe de conflits et de tourments. Ce qu'il a pensé, posé et tenu importe à
chacun et ceci à bien d'autres égards que celui, seul, de l'affection qu'on
pouvait lui porter. Ses actes et ses choix, ses angoisses et ses persévérances
trament l'épaisseur d'un siècle qui est aussi le mien, le nôtre ; et s'il y a
sens à s'intéresser à l'existence des gens, à ce qu'ils pensent, posent et
tiennent, c'est bien sous l'hypothèse qu'ils partagent avec chacun de nous
quelque situation et quelque condition.
Certains éloges posthumes de mon père m'ont paru
inacceptables : je ne crois pas qu'il ait été "un héros" (il n'eut
pas l'occasion de condenser en un seul geste le courage de toute une vie) et
moins encore "un saint" (il y faudrait un dieu : seul un dieu
pourrait le nommer tel, comptant cette prolifération généreuse et inaperçue,
cette abondance indiscernée d'actes et de pensées qui composent "la
sainteté"). Mon père n'était pas cela et je ne vois en ce constat rien qui
le rabaisse, tout au contraire ; les éloges outrageusement inexacts constituent
le biais commode pour annuler toute pensée, pour clôturer avant même qu'il soit
entamé le travail nécessaire des vivants, non pour juger celui qui vient de
nous quitter mais pour apprécier ce qu'implique de se tenir désormais après
lui.
Je ne prône ici nulle transmission et nul héritage. "Venir après" ne
consiste pas à relever un devoir, fût-il d'État, moins encore à prendre une
succession, fût-elle d'Église. Ce n'est pas non plus porter un verdict sur le
disparu ; ce serait plutôt déchiffrer cette signature que dessine sur le temps
parcouru la trajectoire de celui qui nous a quittés. Plus essentiellement,
"venir après" implique de discerner ce qu'il y a désormais de
nouveau, en appréciant ce qui fut posé et tenu par celui qu'on a perdu. Et s'il
fallait à tout prix parler d'héritage en la circonstance, ce serait alors celui
d'une situation, transformée par nos prédécesseurs, marquée de leurs actes et
paraphée de leurs pensées, une situation qu'ils nous laissent (plutôt qu'ils ne
nous la lèguent) en sorte que s'il y a héritage, celui-ci - comme disait René
Char - n'est précédé d'aucun testament.
Mon père eut beaucoup d'occasions de "faire la planche", comme il
aimait à nous en faire la démonstration, aux bords des côtes. Il eut ses heures
paisibles, ces moments où l'on se laisse porter par le cours tranquille des
choses. Mais j'apprécie qu'il ait rencontré ces tempêtes où continuer de faire
la planche aurait voulu dire faire le mort. Je n'ai d'ailleurs pris conscience
qu'après sa disparition de l'accumulation inhabituelle d'épreuves auxquelles il
eut à faire face tout au long de sa vie. Lui rendre justice, c'est ainsi
restituer ce qui peut l'être de la somme impressionnante de situations
auxquelles il fut confronté et qui lui ont composé une destinée pleine et
forte. Non pas le représenter, en des images rivales de celles qui furent
avancées lors de sa mort, mais présenter quelques moments capitaux du réel de
son existence, non pas brosser un portrait (alternatif ou dissident) mais
prendre en compte ces mondes et ces temps qui furent la matière de son
existence et dont il convient de parler, si l'on tient réellement à cet homme
et non à une figure. Mon père était, comme J.-P. Sartre le disait de lui-même,
"un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut
n'importe qui". Ce qui fait sa
singularité réside en ce qu'il a croisé lors de sa vie, en ces circonstances
qu'il affronta, en ces travers qu'il sut parcourir avec courage et constance.
Il y a sens et nécessité à reparler spécifiquement de cela : là réside le tracé
propre de cet homme ; là se joue, à mon sens, que puisse être dégagée et
entrevue une part de vérité sur ce que fut mon père.
***
Sept moments constituent, me semble-t-il, les expériences
cardinales de son existence ; de chacune, je tiens qu'il est sorti grandi, non
dans le pathos d'une pose mais dans l'angoisse assumée d'une déliaison, dans le
côtoiement prolongé d'une brèche incomblable.
* La première fut, à l'évidence, la plus impitoyable ; elle jeta directement
dans l'âge adulte un enfant qui n'avait pas encore connu l'adolescence ; elle
marqua toute sa vie de l'ombre d'une Mort trop tôt rencontrée : en 1927 il
perdit - à quelques mois d'intervalle - son frère aîné puis sa mère.
Il découvrit lui-même, rentrant un soir de l'école, son frère Albert,
mortellement blessé d'un coup de pistolet provoqué par le maniement maladroit
de l'arme familiale ; mon père recueillit son frère dans ses bras et dut parer
au plus pressé : consoler Albert, panser la blessure, prévenir les adultes ;
deux semaines après l'accident, Albert était décédé. Quelques mois plus tard,
Henri apprenait à l'école Albert de Mun où il était pensionnaire (en classe de
5ème) que sa mère venait de mourir, emportée par ces maladies foudroyantes que
l'époque ne savait alors soigner. À peine avait-il su que sa mère était
souffrante qu'elle était déjà morte, sans qu'il ait eu le temps de la revoir
vivante.
C'était en octobre 1927, sa mère s'appelait Germaine Klein, Henri avait 12 ans.
* La deuxième épreuve de son existence, mon père la partagea avec beaucoup
d'hommes et de femmes de sa génération : ce fut ce qu'il est convenu d'appeler
la débâcle de juin 1940. Un point atteste de l'importance particulière qu'il
lui accorda : il rédigea - cas unique dans son existence - un récit personnel
de ce qui lui arrivait. J'en restitue dans cette publication certains passages,
prélevés au sein d'une masse inhabituellement prolifique sous sa plume : 400
pages saturées de récits, de dessins et de chiffres. Mon père rédigea ce texte
en novembre 1940 ; il fut aidé en cette entreprise par les notes qu'il prenait
au fil des événements comme responsable pour son escadron du "Journal des
marches et opérations". Ceci ne suffit pas à expliquer cela : mon père
n'était pas familier de l'écrit intime, et s'il prit soin de retranscrire les
données de cette expérience, y compris les impressions d'un
"pèlerinage" qu'il fit un an plus tard sur les lieux de ses combats
de Juin, c'est qu'une épreuve ici le convoquait à réfléchir, à reprendre les
termes de la situation (parfois même de manière obsessionnellement minutieuse,
comme dans ces nombreux relevés d'abris ou de positions d'artillerie) afin de
retenir, par la pensée, quelques aspects de cette expérience capitale que fut
pour lui moins la guerre que la déroute d'une armée et d'un pays. Il s'agissait
de clarifier les circonstances de cette débâcle, de mettre au travail les
impressions accumulées pour éprouver l'étendue de cette défaite et en inaugurer
le bilan ; s'atteler à cette tâche était un acte de courage (sans héroïsme), de
ténacité et de rigueur personnelles dont les extraits ici rassemblés visent à
témoigner.
J'aime à faire valoir qu'en ces temps où l'armée allemande était encore - pour
lui comme pour beaucoup - l'armée des boches avant d'être celle des nazis, mon
père témoignait d'un souci de la France, du pays et des gens qui le peuplent
plutôt que de l'État, de la patrie ou des Français.
* La troisième circonstance déterminante de la vie de mon père fut d'une tout
autre nature : ce fut la rencontre de sa femme, Geneviève Lenhardt, première
femme qu'il connut depuis la mort de sa mère. C'était en 1943 à Rabat et je ne
peux m'empêcher de penser que cette découverte d'une femme, amoureuse et passionnée,
dut être pour lui un choc singulier, un bouleversement inattendu qui ne cessa
de se répercuter tout au long de son existence et qu'il convient tout
simplement de nommer, mieux encore que l'épreuve de l'amour, l'épreuve d'une
femme.
* Vint ensuite une autre expérience historique qui, pour le tenant du
"devoir d'État" qu'était mon père, fut capitale : le Putsch d'Alger
(avril 1961) lors duquel il était haut fonctionnaire en Algérie. Pour la
première fois de sa vie, mon père se trouva face à un policier qui lui
interdisait l'accès à son bureau ; le même fonctionnaire qui l'accueillait
chaque jour en un garde-à-vous respectueux s'était mué, du jour au lendemain,
en une muraille hostile. L'image évoque le vertige imprévu que représenta pour
mon père le déchirement de l'État français en Algérie. Plus encore que l'époque
noire du pétainisme (mon père était alors dans les colonies d'Afrique), cet
épisode du Putsch fut pour lui l'épreuve du caractère relatif et fragile de
l'État, loin des représentations unifiées, communautaires ou fonctionnelles
qu'il aimait à en retenir. L'État s'avérant fracturé et se révélant pour ce
qu'en disait de Gaulle dès ses mémoires de guerre : "ce qu'il y a au
monde de moins impartial et de plus intéressé", il revenait en effet à chacun de ses partisans de décider quelle
position tenir ; mon père fit ainsi l'épreuve du partage des consciences sur un
problème qu'il eût cru réglé une fois pour toutes, sur une question qui, en
temps ordinaire, reste l'apanage des "hommes d'État" et qui, en cette
occurrence, convoquait également le jugement de ses "serviteurs".
Pour restituer ce qui peut l'être de la façon dont il traversa cette période,
posant ses actes selon ses convictions propres, j'ai retranscrit l'essentiel
d'un récit qu'il m'en fit en 1988.
* Je suis, avec mon frère, responsable de la confrontation suivante puisqu'elle
consista en la révolte de notre adolescence contre la figure paternelle qu'il
signifiait. Mon père en fut profondément décontenancé, lui qui ne s'était
jamais dressé contre son propre père alors même qu'il estimait avoir eu bien
d'autres raisons que nous pour le faire. Il rencontrait ainsi cette adolescence
qu'il n'avait pas connue et découvrait une flèche dirigée contre lui !
Notre révolte fut d'un bloc et très violente ; l'un de nous ira jusqu'à le
cingler publiquement de cette répartie : "Je n'ai pour toi ni estime ni
affection". C'est, en une
circonstance semblable, que je vis - pour la seule fois de mon existence -
quelques larmes ombrer le regard clair de mon père. Il ne comprenait pas ce que
devenaient ses fils et ne savait plus quelle position adopter. Sans s'effondrer
ni démissionner, il s'est alors progressivement retiré de notre monde, nous
laissant un champ plus libre pour assumer nos choix.
Je ne garde nulle amertume de cette époque, ni regret, ni ressentiment : ce
qu'il y avait à faire fut fait, par les uns et par les autres. Je crois
seulement que le descellement par ses fils d'un piédestal paternel qu'il
croyait inentamable fut pour lui une épreuve terrible dont il ne comprit jamais
la nécessité ni, moins encore, le parti qu'il pouvait en tirer.
Il n'y avait en effet pour mon père de justice concevable que fondée sur une
légalité et garantie par une juridiction ; plus encore, toute égalité (dont il
n'acceptait de prendre en compte le principe qu'à titre subordonné) ne pouvait
se dire qu'en face d'une loi. Somme toute, son penchant sceptique ne trouvait
de points d'arrêts que dans l'exercice de devoirs dont il ne pouvait douter
qu'ils s'imposent à lui. Si, à mes yeux d'adolescent déjà, cette foi en la loi
dévaluait toute référence à la justice et, plus encore, annulait toute portée
effective d'un postulat d'égalité, il apparaît cependant à mon regard d'adulte
qu'elle prémunissait mon père de ce cynisme "sans foi ni loi" dont
les hommes de ma génération font aujourd'hui si impudemment l'étalage.
* Quelques années plus tard (1971), quand il atteignait l'âge où culminent les
carrières bien ordonnées, mon père vit sa situation professionnelle
soudainement vaciller : la société dont il s'occupait depuis quelques années
arrêtait toute activité. Mon père se retrouva sans travail et dut aller
proposer ses services à ceux qu'il avait connus en des heures plus glorieuses.
Pour quelqu'un de son rang social et pourvu de ses titres, la reconversion
était difficile, moins en raison des conditions qu'il y mettait que de
l'hésitation des employeurs éventuels à sous-utiliser l'Ingénieur Général des
Mines qu'il était devenu. Mon père fit face à cette situation imprévue comme à
son habitude : avec calme et simplicité ; cela dura un an.
Il fut plus tard en charge d'études économiques dans une grande banque ; doté
d'un honorable salaire et d'un bureau confortable grâce à l'amitié
compréhensive d'une ancienne connaissance, mon père, plusieurs années durant,
se remit aux tâches fastidieuses et ingrates qu'aurait pu assumer un jeune
débutant, rédigeant semestre après semestre de volumineux rapports qui
remplissaient, séance tenante, les tiroirs de celui qui avait eu la
bienveillance de lui en passer commande.
Mon père, une fois encore, se tint face à ce qui lui arrivait avec lucidité et
sans rancoeur. Si - en cette circonstance comme en d'autres - une part de
résignation intervenait sans doute dans sa conduite (mon père ne croyait guère
en la vertu de la révolte), je préfère cependant y déceler la conviction que
toute situation se donne d'abord comme un état de fait : il n'y a donc pas sens
à en attendre une autre ; moins encore à revendiquer une disposition plus
accueillante du monde, comme si celle-ci nous était due par quelque puissance
transcendante. Il ne s'agit pas plus de s'accommoder de l'état des choses, ni
de "s'y faire" : la question n'est pas d'accepter ou de rejeter la
situation qui se présente mais réside plutôt en la capacité d'exercer un
jugement sur le "ce-qui-se-présente-comme-situation", en la faculté
de discerner les points de levier nécessairement inclus en la circonstance
telle qu'elle se donne ; là se joue la confiance de chacun en son égale
capacité pour exister au monde, pour y intervenir et l'enrichir de ses propres
positions.
* Sa dernière épreuve fut cette maladie terminale qui mit plusieurs années pour
l'emporter après l'avoir conduit au plus extrême d'une paralysie généralisée.
L'homme qui aimait parcourir la montagne, qui goûtait la solitude, qui avait en
horreur l'impudeur, dut se résigner au fauteuil roulant, à la continuelle
dépendance, aux manipulations intimes quotidiennement répétées par des
inconnus. Là encore, il ne convient pas d'ériger la figure d'un héros ("Malheureux
le pays qui a besoin de héros !"
déclare le Galilée de Brecht) ou d'un saint (malheureux le monde qui fait
l'éloge de la souffrance, qui cultive culpabilité et remords, qui exhausse ce
repentir dont Spinoza disait déjà qu'il n'est pas une vertu). Si mon père
priait son dieu pour qu'il le soutienne en cet impitoyable naufrage, j'y vois
un homme qui luttait et se tenait, face à la maladie puis à la mort, fidèle à
son éthique, et signifiant - malgré qu'il en ait - que la situation du grabataire
qu'il était devenu équivalait à toute autre puisqu'infiniment peuplée - comme
toute autre - de pensées, de désirs, d'attentions, de rencontres et de choix.
***
M'adressant à des gens qui l'ont connu et
s'agissant d'un fils qui parle de son père disparu - avant de le laisser parler
longuement lui-même - je dois préciser ceci : je ne prétends nullement
totaliser l'existence de mon père - qui d'ailleurs oserait y prétendre ? Je
n'envisage pas davantage de l'éclairer par son aboutissement : je ne crois pas au(x)
jugement(s) dernier(s), je ne tiens pas que la fin d'une vie soit la vérité de
son commencement et je récuse le registre hagiographique où l'on remonte à
volonté le cours d'une destinée, la déroulant à rebours de son tracé effectif
pour l'inaugurer de son point d'achèvement comme si tout d'elle avait convergé
vers ce qui aurait été la seule véritable situation : la rencontre ultime de la
mort. Sartre a bien relevé, en la représentation infantile qu'il s'était forgée
de lui-même, l'inanité d'une telle "illusion rétrospective" : "Pour ôter à la mort sa barbarie, j'en
avais fait mon but et de ma vie l'unique moyen connu de mourir. Je choisis pour
avenir un passé de grand mort et j'essayai de vivre à l'envers."
Contre cette conception de l'existence, il n'y a - je crois - pas d'autre
axiome tenable que celui-ci : toute situation rencontrée est, pour celui qui la
rencontre, la seule vraie situation ; seule elle trace l'infini d'un ici et
maintenant, configure un hic et nunc
que l'on puisse concevoir de marquer et transformer de ses faits, gestes et
propos.
Je ne songe nullement à aligner les unes sur les autres les situations
traversées par mon père et n'envisage pas même de les articuler en récit. Je ne
"raconte" rien, je ne procède pas à une biographie et me contente de
restituer les quelques données que j'ai pu rassembler sur la manière dont mon
père a vécu les épisodes que j'ai choisi ici de retenir, sans aucunement
prétendre transcender ces moments ou exercer à leur endroit une maîtrise qui
aurait fait défaut à celui qui les a vécus. Je ne vise qu'à soutenir le travail
du deuil pour ceux qui, à mon égal, viennent de perdre en lui un être qui
comptait.
J'ai relevé sept confrontations. Le nombre paraît
prédisposé. Ce décompte pourtant ne résulte que de ce que j'ai connu et
apprécié chez cet homme ; et c'est à dessein que je ne compte pas ici cette
autre épreuve que fut pour lui la ténacité dans ses convictions religieuses :
je ne sais y discerner de quelle rencontre véritable elle s'origine, de quelle
expérience effective elle s'est soutenue. A d'autres peut-être la tâche de
traiter de cette dimension de son existence : je ne la dénie pas mais ne
saurais en parler.
Sept épreuves, qu'on pourrait tenter de nommer ainsi (au risque de trahir leur
spécificité) : celle de la mort prématurée des tout proches, celle de la guerre
et de la défaite, celle d'une femme et de l'amour, celle de la question de
l'État, celle de la paternité, celle du chômage et de la vacance sociale, et
enfin celle de la maladie (bien plus que celle de sa propre mort : sans doute -
comme l'écrit Paul Nizan - la seule mort qu'on puisse accepter). Certaines de
ces épreuves furent de véritables catastrophes, d'autres des occurrences plus
heureuses, la majorité furent des chances : des hasards, ouvrant à décision et
à virtualité positive. Mon père n'en récusa aucune et tenta, à sa manière, de
se tenir en chacune, sans se cacher ni fuir.
Je pose cette question : Y a-t-il beaucoup d'existences qui aient tant
traversé, sans cynisme ni aigreur ? Dans cette génération d'hommes, sans doute
; mais dans la mienne - du moins dans celle qui partage mon origine sociale et
mon identité nationale : n'oublions pas les ouvriers immigrés ! - traverser une
telle épaisseur opaque est devenu proprement inconcevable.
Si je ne crois pas qu'il faille une guerre pour faire un homme - j'ai choisi
d'évoquer l'expérience (politique) de la déroute d'un pays, non les expériences
plus strictement militaires de 1939 ou de 1944-1945 - il y faut par contre
certainement une femme, et sans doute au moins deux : une mère, une amante. Il
y faut peut-être aussi des fils, qui vous enseignent cruellement qu'on n'a que
ce que qui vous est conféré par l'autorité d'un(e) autre. Il y faut sûrement un
vaste monde et une histoire hasardeuse qui seuls prodiguent la chance d'un
destin.
Exister après Henri Nicolas, sans culte ni oubli, sans héritage ni succession,
c'est peut-être ainsi bénéficier de cette chance qu'il a délivrée - avec
d'autres - à son insu, la chance d'une nouvelle situation où guerre, mort,
sacrifice ne soient plus des repères fondamentaux pour la pensée, non point que
ce que désignent ces termes ait été éradiqué - il nous reste requis d'y faire
face, quand les circonstances l'exigent - mais qu'il n'y ait plus à les établir
comme principes de vérité, et comme mesure d'existence.
Lorsque mon père avait 20 ans, Nizan - son aîné d'une décennie - pouvait cerner
ainsi l'esprit du temps : "Les actions qui n'engagent rien que des
changements d'habitude, de langage, ne sont pas sérieuses. Les actions qui
comptent sont celles qui comportent entre la fin qu'elles visent et la volonté
qui les engage l'unique enjeu de la mort. On ne change rien qu'au risque de la
mort. On ne transforme rien qu'en pensant à la mort." Pour que ce temps, qui fut un siècle, ait été
franchi, pour que cette configuration soit devenue dépassable - non point passé
dont on pourrait faire table rase mais temps dépassé de ce qui ayant été fait,
et bien fait, reste inscrit et par là irrépétable -, il fallut la persévérance
de bien des existences, indiscernablement enchevêtrées.
Il me revient de distinguer et de compter, par cet écrit, l'une d'entre elles.
Pour cela même - pour que cette tâche m'ait été rendue tout à la fois
envisageable et nécessaire - et pour bien d'autres choses et pour bien d'autres
que moi, il fallait qu'il y ait eu un père, un homme qui, pas à pas, ait tenu,
de 1927 à 1989, avec simplicité et droiture, face aux détours d'une époque, aux
tourments d'un destin.
Pour tout contact : fnicolas [at] ircam.fr