Le putsch d’Alger : avril 1961 ([1])

 

 

Je ne faisais pas de politique et par conséquent j’ignorais tout de ce qui se tramait à ce moment-là, des craintes que pouvait entretenir le gouvernement. La veille du putsch ([2]), nous avions passé la soirée au théâtre. Nous avions été voir "La famille Hernandez" ([3]); on y trouvait cette actrice qui joue actuellement "Rose" dans le feuilleton télévisé "Maguy" et qui avait un accent pied-noir extraordinaire de ressemblance. Nous sommes rentrés à El Biar ([4]) à minuit sans rien remarquer de particulier.

Le lendemain matin ([5]), j’allais au bureau et, comme d’habitude, j’emmenais Marion à son école (Sainte Élisabeth) ; alors que nous étions en voiture, conduit par le fidèle Amrouche, celui-ci à un moment donné me dit : "il y a un chauffeur de la Direction qui fait signe ; est-ce que l’on peut s’arrêter ?" Je lui réponds : "Pourquoi pas ? Il est peut-être en retard et a besoin de quelque chose. Arrêtez-vous donc !" Le chauffeur en question passe alors la tête par la portière et me dit : "L’armée a pris le pouvoir !". J’étais estomaqué. Je lui ai demandé ce qui se passait exactement ; il m’a répondu que l’armée avait envahi le Palais d’Été. Je me suis alors interrogé pour savoir où Marion serait le mieux et j’ai pensé que ce serait encore à son institution parce que, en cas de troubles, cet endroit religieux où il n’y avait que des enfants resterait sans doute respecté. Je l’ai donc déposée là-bas et j’ai filé, par le Telemli, jusqu’à EDF d’où l’on surplombait le Forum et le G.G. ([6]). J’ai fait arrêter la voiture et j’ai observé des cars de CRS qui arrivaient ; je me suis dit : "il va y avoir une gigantesque bagarre entre les CRS et les parachutistes qui ont envahi le G.G.", mais pas du tout ! Les CRS sont sortis des camions et ont sympathisé avec les émeutiers. Je me suis alors dit : "Je ne peux pas aller là-bas ; que faire ?" Ma première idée était d’aller voir le secrétaire général du gouvernement — c’était alors Moulins ([7]) que je connaissais bien — et j’ai dit à mon chauffeur d’aller à sa villa, la Villa Arthur. Là-bas, pas de réponse : il n’y avait rien du tout ; puis je vois arriver un chauffeur qui venait justement chercher Moulins pour le conduire au bureau et qui me demande où est passé son patron. Je lui réponds que je n’en sais rien. Que faire alors ? On est repassé devant le G.G. puis devant le Palais d’Été où habitait Morin ([8]) et on a vu là, sur les murs qui faisaient trois mètres de haut, des soldats parachutistes qui tenaient des mitraillettes ; je ne me suis donc pas arrêté car visiblement ils avaient pris possession des lieux.

Que faire ? J’ai décidé d’aller voir Bouakouir ([9]) qui était le secrétaire général adjoint responsable des affaires administratives et économiques et qui était le fonctionnaire chargé de me contrôler ; c’était donc le dernier échelon que je pouvais espérer rencontrer. Je lui ai téléphoné puis suis allé chez lui. Là, c’est Madame Bouakouir qui m’a ouvert la porte ; Bouakouir était en robe de chambre en train de prendre son petit-déjeuner ! Il m’a offert une tasse de café et je lui ai demandé : "Qu’est-ce qu’on fait ?" Visiblement, en me recevant ainsi en robe de chambre, il voulait signifier qu’il était hors du coup : il n’était ni français ni rebelle — il était kabyle et fonctionnaire français -, il était algérien et par conséquent il ne prendrait pas partie dans cette rébellion de français contre le général de Gaulle. Il a cependant téléphoné à droite et à gauche, obtenant partout la même réponse : les gens n’étaient pas là ou bien s’étaient rebellés. Nous sommes convenus alors de nous réunir à 11 heures du matin pour voir qui serait disponible et déterminer ce que l’on pourrait faire. Je suis ensuite rentré à la maison où il n’y avait plus que Geneviève : Marion était à Sainte Élisabeth et Pierre et toi étiez à Notre-Dame d’Afrique. On a décidé que je ne coucherais pas à la maison ce soir-là ; j’ai été trouver le curé Desrousseaux — le curé d’El Biar — pour lui demander de m’héberger pour la nuit ce qu’il a accepté tout en me disant que ce ne pourrait être que pour une nuit parce qu’il lui semblait qu’il était trop marqué comme non-OAS et qu’il craignait donc qu’il y ait des descentes de rebelles dans son presbytère. Ensuite je suis retourné chez Bouakouir ; il y avait là quelques directeurs qui visiblement étaient de cœur avec la rébellion, mais bien sûr sans le dire ouvertement. Nous avons décidé de ne rien faire, de continuer de nous renseigner et nous avons pris rendez-vous pour nous retrouver l’après-midi dans le bureau de Bouakouir au G.G.

J’ai alors emmené chez moi le préfet responsable de l’Intérieur. Il a téléphoné à différents endroits et on s’est ainsi aperçu que la rébellion était partout vainqueur : il n’y avait par conséquent pas grand-chose à faire. Il y avait, à Constantine, un général que j’avais rencontré récemment et qui m’avait tenu un discours tel que je ne doutais pas un seul instant qu’il ne soit pour la rébellion. À Oran, on apprenait qu’Untel avait été arrêté alors que dans le Sud où nous avions joint la préfecture, un attaché nous avait répondu qu’il y avait à l’instant même une colonne militaire qui s’avançait vers la préfecture et que par conséquent notre conversation allait devoir rapidement s’interrompre ! On s’est donc rendu compte que d’Ouest en Est en passant par le Sud il n’y avait plus rien à faire. Je me suis ensuite rendu au rendez-vous de l’après-midi dans le bureau de Bouakouir et là j’ai eu un premier choc : il y avait un policier qui me connaissait bien, qui me saluait habituellement et qui après m’avoir salué s’est mis devant moi pour m’interdire l’accès du G.G. en me disant que tels étaient les ordres. J’ai fait alors demi-tour et suis retourné à la maison en me demandant s’il n’y avait pas des soldats qui allaient m’arrêter, mais pas du tout ; je suis bien rentré et j’ai été ensuite coucher chez le curé qui m’a reçu gentiment et m’a fait passer une bonne nuit.

Le lendemain Geneviève recevait un coup de téléphone du G.G. : un colonel rebelle ([10]) lui disait : "Mais que Monsieur Nicolas vienne me voir. Il peut à nouveau rentrer au G.G. et tout cela va s’arranger tout seul". Je me suis dit alors : "Que ferai-je dans le bureau de Challe ou d’un autre ? Il va essayer de m’embobiner et c’est tout". Je n’ai donc pas été au rendez-vous donné par cet interlocuteur et suis allé plutôt à une réunion dans le bureau de Bouakouir. Cette fois — c’était déjà le deuxième jour — on m’a laissé entrer dans le G.G. : les rebelles ne savaient pas encore si on se rallierait ou non à leur cause. Bouakouir a été appelé chez le général Zeller — qui appartenait au fameux "quarteron" ([11]) de généraux — et nous a demandé ce qu’il devait lui déclarer ; nous, les directeurs ([12]), avons fait prévaloir qu’ayant été nommés par le général De Gaulle, nous ne pouvions partir en guerre contre lui et, par conséquent, que les généraux devaient nous arrêter s’ils en avaient l’envie mais qu’on ne marcherait pas avec eux — j’avais d’ailleurs auparavant préparé une petite valise pour le cas où je serais directement envoyé en prison. Bouakouir est donc parti rencontrer le général Zeller ; à chaque instant nous nous attendions à voir son bureau envahi par des soldats, mitraillette aux poings, qui nous emmèneraient en prison, mais c’est Bouakouir qu’on a vu arriver. Il nous a dit : "Cela se passe bien ; le général Zeller est un homme très correct ; il m’a d’ailleurs semblé qu’il était particulièrement compétent en matière économique ([13]): il a en effet fait des études à l’Institut de Préparation aux Affaires !". Puis Bouakouir m’a dit : "Vous ne vous rendez pas compte de la partie que vous êtes en train de jouer ; on va vous arrêter si cela continue !" Nous sommes alors convenus de remettre nos pouvoirs à nos adjoints en précisant qu’on accepterait seulement de les conseiller s’il y avait lieu. Voila les faits.

En rentrant à la maison, j’ai demandé à Geneviève de téléphoner à Gingembre ([14]) qui était un secrétaire de l’OAS que je connaissais bien car il dirigeait une mine de phosphates : nous avions, ta mère et moi, été récemment la visiter et il nous avait fort bien reçus en cette occasion. Il a répondu à Geneviève : "L’heure est grave…" Suivait un laïus patriotico-religieux pour démontrer que la France allait en sortir et garder l’Algérie ; puis il lui a annoncé que je courrais des risques car j’étais sur la liste des gens à arrêter. Il y avait, disait-il, deux cas de figure : soit j’étais arrêté par l’armée et pendant la journée, auquel cas il ne fallait pas s’inquiéter parce que l’armée faisait bien les choses ; par contre si j’étais arrêté de nuit et par des civils, il fallait alors le prévenir très vite parce que ma vie était en danger. Je me suis donc retrouvé avec ces différents conseils de faire attention et je me demandais pourquoi l’OAS m’avait mis sur ses listes ; je n’en savais rien.

J’ai ensuite réuni chez moi des jeunes corpsards ([15]), qui étaient alors en stage dans mon service, pour préparer mon évasion. Le plan consistait à prendre une voiture et filer vers Mostaganem ([16]); de là je verrais bien si Oran était libre et s’il y avait lieu de passer au Maroc. Deux jeunes camarades — Puéchal et Kervern — ont proposé de prendre une voiture et d’aller voir eux-mêmes ce qui se passait : il y avait en effet de nombreux moyens de quitter Alger par des petites routes, ce qu’ils ont fait sans rencontrer personne. Ils sont revenus m’en aviser et j’ai décidé de partir le lendemain.

J’ai été ensuite passer la nuit dans l’appartement de Jean-Nic qui venait de déménager pour la France. J’ai couché par terre avec une couverture dans son appartement vide et ce fut une nuit épouvantable : j’avais l’impression que le moindre de mes mouvements retentissait dans tout l’immeuble et que chaque personne qui passait dans l’escalier venait pour m’arrêter ; mais le lendemain je ne l’étais toujours pas !

Je suis alors retourné à la maison ; nous étions convenus, Geneviève et moi, que si la maison était envahie par les rebelles, elle disposerait un traversin à la fenêtre d’une chambre. Comme je n’ai pas vu de traversin, je suis rentré à la maison tout normalement. Là je vous ai retrouvés car on avait été vous chercher de nuit à Notre-Dame d’Afrique pour vous ramener à El Biar. J’ai alors appris que ma voiture ([17]) était en panne ; du coup j’ai réuni mes chefs de service pour leur dire que j’allais disparaître dans la nature et que je transmettais mes pouvoirs à mon adjoint Sore ; celui-ci a poussé des cris affreux en disant : "Mais pourquoi moi, pourquoi moi ?" Je lui ai répondu : "c’est comme cela, je n’y peux rien. Vous ferez ce que vous voudrez mais quant à moi, je considère que je suis hors d’état de remplir ma mission et par conséquent c’est à vous que revient la charge de faire fonctionner la direction". Ensuite j’ai rangé mes papiers et là, Georges Cancade a été très efficace ; il m’a d’ailleurs beaucoup aidé en tenant un journal de bord où il consignait de sa main tout ce qui se passait : je ne savais pas en effet ce qui pourrait advenir et si, dans un mois ou un an, je ne serais pas en train de défendre ma tête devant un tribunal ; je tenais donc à consigner précisément toutes les décisions que je prenais.

Le soir ([18]), je suis parti du G.G. après avoir appris que ma voiture était enfin réparée. La sortie se faisait par le côté d’un grand hall qui donnait sur le Forum ; à peine étais-je dehors que j’ai entendu un hurlement affreux : une foule énorme s’était mise à applaudir ! Je me suis demandé ce qui pouvait bien se passer puis j’ai aperçu le quarteron de généraux qui venait d’apparaître à une fenêtre donnant sur le Forum. C’était donc eux qu’on applaudissait et cela m’a rassuré ! J’ai pris ma voiture et j’ai filé sans qu’intervienne qui que ce soit. La nuit suivante, ta mère a été coucher avec vous chez un général pro-OAS qui était un type bien. Quant à moi, je ne sais plus où j’ai dormi ; je crois que j’en ai eu marre et que j’ai dormi finalement dans mon lit, tout en ayant quand même prévu une fuite possible par le haut du jardin.

Le lendemain matin ([19]), j’ai pris ma voiture — sans chauffeur parce que je ne voulais pas qu’il y ait un kabyle qui puisse être condamné à cause de moi -. Amrouche avait fait le plein et j’ai pris la route d’Oran en allant aussi vite que possible. À Orléansville cependant il y avait des types armés de mitrailleuses qui semblaient prêts à tirer ; j’ai choisi de ralentir en leur faisant un petit signe amical de la main et j’ai continué sans qu’ils m’arrêtent ! Je m’étais dit que si l’on m’arrêtait en me demandant ce que je faisais là, je dirais qu’il y avait des troubles à l’École des mines — qui dépendait de moi — et que j’allais voir ce qui se passait. J’ai traversé ainsi Orléansville puis, à un moment donné ([20]), je suis arrivé devant un pont que barraient deux automitrailleuses. J’ai évidemment stoppé et j’ai été voir l’adjudant-chef qui gardait le pont pour lui demander ce qui se passait ; il m’a répondu qu’il était là sur l’ordre de ses chefs. Me voila bien avancé !

C’est une chose que j’ai alors découverte : en cas de guerre civile, les uniformes ne correspondent plus à rien — j’avais été ainsi me promener la veille au soir aux alentours de casernes pleines de troupes loyalistes qui se trouvaient gentiment enfermées : les sentinelles continuaient de présenter les armes à tous les officiers qui passaient, qu’ils soient rebelles ou non ! — et je ne savais donc toujours pas de quel camp était mon adjudant ; je ne voyais pas comment faire pour obtenir qu’il me laisse passer lorsque j’ai vu arriver, par l’autre extrémité du pont, un préfet ([21]) que je connaissais. Il m’a dit : "Tiens, que faites-vous là ?" Je lui ai répondu : "Écoutez, je suis embêté : je suis coincé et je ne sais de quel bord sont cet adjudant et ces deux mitrailleuses". Il m’a dit : "Je n’en sais rien non plus mais on va leur demander" et, se tournant vers l’adjudant, il l’interroge : "De quel bord êtes-vous ?" Le bord en question s’est traduit par une bordée d’injures qu’il nous a adressée, en ajoutant que c’était quand même extraordinaire de se poser une telle question, et nous voila guère plus avancés ! Il pouvait bien répéter "Bougres de salauds !", on ne savait pas qui étaient les bougres de salauds en question ! Finalement, après bien des pourparlers, il a ordonné à ces automitrailleuses de se déplacer pour nous permettre de passer. Il nous a indiqué qu’il était loyaliste, qu’il tentait là d’intercepter un colonel rebelle qui devait se déplacer en voiture particulière et qu’il s’était demandé un temps si je n’étais pas le colonel en question.

Une fois le pont passé, je suis allé à Mostaganem où je connaissais le préfet ([22]); je me suis demandé comment allais-je le trouver. J’ai pensé : de deux choses l’une ; soit on va me demander "De la part de qui ?" et ce sera une bonne indication, soit on me rigolera au nez en me disant : "Si vous voulez le voir, venez en prison…"; à ce moment-là je saurai que la rébellion a gagné également Mostaganem. J’ai donc arrêté ma voiture ; la sentinelle m’a salué ; j’ai demandé à voir le préfet et l’on m’a répondu : "De la part de qui ?"

Le préfet m’a reçu aussitôt, il n’était pas passé dans l’autre camp. La journée s’est écoulée calmement jusqu’au soir ; le secrétaire général de la préfecture ([23]) m’a emmené dîner chez lui et on a vu alors arriver les préfets Chapel et Moulins ; Moulins était, comme je l’ai dit, le secrétaire général du gouvernement et Chapel était le préfet d’Alger. Ils étaient tous deux partis avant moi d’Alger mais en 2 CV et avec des faux papiers ; ils avaient été arrêtés à tous les tournants par la police qui se demandait ce que pouvaient bien faire là ces deux personnes en 2 CV ; ils avaient donc mis, pour rejoindre Mostaganem, beaucoup plus de temps que moi qui, hormis les deux automitrailleuses, n’avais eu aucun problème. On a ensuite écouté la radio qui était ce soir-là particulièrement sinistre : c’était déjà la fin de la rébellion et la voix n’arrêtait pas de dire : "Tous au G.G. en armes, la patrie est en danger !" Le préfet Chapel qui avait laissé là-bas sa femme et ses enfants avait envie d’y retourner pour les sauver. On l’en a dissuadé en lui faisant valoir qu’il se ferait arrêter sur la route et que cela ne servirait à rien.

Le lendemain matin ([24]), on apprenait que le général Challe avait pris l’avion pour se rendre et que la rébellion s’achevait. Du coup j’ai fait le plein de ma voiture et je suis rentré à Alger. Je me suis rendu directement au G.G. où Bouakouir m’a demandé innocemment : "Tiens, mais comment cela se fait-il, je ne t’ai pas vu ce matin !" Je lui ai répondu : "Oui, j’ai été en promenade !" J’ai été retrouver Morin (qui avait été emprisonné pendant le putsch) en lui disant que j’étais rentré, et voilà tout.

 

***

 

À revoir cette histoire, je peux dire que je n’ai guère hésité pour prendre la décision de partir à Mostaganem : à partir du moment où le chauffeur a introduit sa tête dans ma voiture en disant : "L’armée a pris le pouvoir !", je n’ai plus eu qu’une idée : c’était de partir et de vous tirer de là parce que je pensais bien que cela barderait pour vous quand on s’apercevrait que je m’étais échappé. Aussi, une des premières réactions que j’ai eues a été d’aller trouver la BNP et de faire ouvrir un compte au nom de Geneviève pour que tout l’argent soit à son nom. Après cela j’étais tranquille. J’ai hésité par contre sur l’endroit où partir ; Oran était aux mains de l’OAS, Constantine également, le Sud aussi ; je me suis donc rabattu sur Mostaganem en me disant que de là je ne serai relativement pas loin du Maroc. J’étais officier français et haut-commissaire aux affaires économiques nommé par de Gaulle ([25]); par conséquent je devais ma fidélité à de Gaulle.

J’aurais sans doute pu être fusillé sur le bord d’une route par un type quelconque mais finalement il n’y a eu aucun mort dans cette affaire. À l’époque, on ne le savait bien sûr pas, et si cela avait duré, que serais-je devenu à Mostaganem ? J’aurais été déchu de tous mes droits, mes biens auraient été saisis… Je ne savais pas, quand je vous ai embrassé avant de partir, si je vous reverrais dans un mois, dans un an, ou au ciel !

J’ai couru réellement des risques parce que je sais maintenant que l’OAS m’avait condamné à mort. Il y a eu quand même pas mal de gens condamnés à mort par l’OAS qui ont été exécutés, du moins par la suite.

Je suis reparti définitivement pour la France durant l’été mais je ne sais pas, si j’étais resté plus longtemps, si j’aurais été descendu ou pas par l’OAS ; je n’en sais rien. Je n’ai appris que bien plus tard que j’avais été condamné à mort par l’OAS. Un jour en France, un avocat est venu me trouver dans mon bureau du BRGM ([26]) en me disant qu’on avait arrêté le trésorier de l’OAS — c’était Gingembre, le mineur qui m’avait renseigné lors du putsch — et il m’a demandé si j’acceptais de le défendre. J’ai répondu : "Bien sûr que oui !"; il m’a alors expliqué qu’il avait posé la même question à d’autres directeurs et qu’ils s’étaient tous défilés ; j’ai été pour cette raison convoqué quelque temps plus tard devant le tribunal qui jugeait Gingembre ([27]). À l’époque du putsch, je ne savais pas que j’étais condamné à mort ; je savais seulement qu’il fallait que je prévienne Gingembre, toutes affaires cessantes, si j’étais arrêté.

Il y a une raison pour laquelle j’ai pensé pouvoir faire l’objet de l’ire de l’OAS ; c’était l’épisode du "serpent d’airain" : il s’agissait d’un haut personnage de la franc-maçonnerie avec lequel j’avais eu des démêlés en la circonstance suivante ; Delouvrier ([28]) m’avait un jour demandé : "Est-ce que vous avez dans votre direction des gens qui soient gênants pour votre action et qu’ils faillent faire rentrer en France ? Il ne sera pas question d’autre chose que de leur retour, et leur carrière restera normale." Je lui avais alors indiqué le directeur de l’électricité qui était un gars des ponts et chaussées et que je savais très pro-OAS. Quelques jours plus tard, je vois le type, qui avait son bureau donnant sur le mien, arriver et m’interpeller : " M. Nicolas, vous avez demandé mon rappel !" — je me dis intérieurement : tiens, comment l’a-t-il appris ? — "Et bien je tiens à vous dire que des gens qui m’ont fait du mal sont morts dans l’année !" Je lui ai répondu : "Je ne suis pas superstitieux ; je mourrai je ne sais quand mais, si vous voulez, on se donne rendez-vous dans un an !" "Non, ce n’est pas la peine", ajoute-t-il, "dans un an vous serez mort !" C’est peut-être de là que date ma condamnation.

Je me serais attendu à être tué par le FLN, mais pas par l’OAS. Être tué par des Français, des rebelles qui étaient sous le même uniforme, ce n’est pas la même chose, quoique le résultat soit le même !

Quand je suis reparti définitivement en France, c’est parce que j’avais signé initialement pour trois ans et que le temps était tout simplement achevé. On m’a alors proposé de prendre la direction du BRGM. Delouvrier à ce moment-là était déjà parti depuis longtemps ; il avait été viré ([29]), après l’épisode des barricades ([30]), car on l’avait trouvé trop verbeux en la circonstance (c’était Morin qui l’avait ensuite remplacé) : il avait prononcé un discours à la radio ([31]) où il disait qu’il remettait son fils, le petit Matthieu, entre les mains des insurgés ([32]). Il y avait bien sûr le général de Gaulle qui écoutait çà de Paris et qui a dû trouver le propos un peu trop sentimental ! J’avais demandé plus tard à Delouvrier ce qu’il en pensait et il m’avait dit : "Surtout, dans ces cas-là, prenez le large !" J’avais retenu la leçon en me disant : si un jour il se passe quelque chose, c’est cela qu’il faut faire.

Je n’ai pas eu l’impression de faire preuve d’un courage particulier en cette circonstance. J’ai eu seulement l’impression de faire mon devoir et c’était tout. Arrivé à Mostaganem, j’ai demandé au préfet de télégraphier à Paris que j’étais toujours sous les ordres du gouvernement, rien de plus. Ensuite j’ai raconté à Morin et aux autres ce qui s’était passé et je n’en ai plus entendu parler par la suite. Tout ceci ne m’a rien apporté de particulier ; la seule chose que j’ai demandée était que le policier qui m’avait interdit l’accès au G.G. et qui était prêt à me saluer à nouveau au garde-à-vous chaque fois que je passais soit déplacé — sans être sanctionné pour autant — afin que je ne le rencontre pas quatre fois par jour ! Effectivement il a été muté quelque part. On m’a demandé ensuite de faire un rapport sur la manière dont la Direction s’était comportée ; je l’ai fait et il a fallu que j’indique qu’Untel ou Untel était passé du côté des généraux. J’ai réuni mon personnel et je leur ai dit qu’une Algérie française et fraternelle était tout ce que nous souhaitions mais qu’on n’était pas d’accord sur la manière de l’obtenir et j’ajoutais : ceci dit, s’il y a des moyens pour y arriver, je suis prêt à applaudir des deux mains, si la chose reste légitime bien sûr.

Mes convictions relevaient d’abord de l’obéissance mais aussi de la prise en compte du fait que le quarteron des généraux en retraite ne pouvait pas gagner ; ce n’était pas possible car tout venait de France, tout : les carburants, les munitions, les chars, les avions… et par conséquent cette affaire allait forcément vite se terminer ; je ne savais pas si l’Espagne allait aider les rebelles mais elle n’avait pas de toute façon le matériel nécessaire pour faire pièce à l’armée française. Il était donc évident que cela échouerait ; la seule chose que je ne savais pas, c’était combien de temps cela prendrait : 8 jours ou 8 mois.

Le précédent des barricades était de la rigolade en face du putsch ; ce n’était pas sérieux : on allait se promener auprès des barricades comme on allait au cinéma. Dans le cas du putsch par contre, toute l’armée avait basculé du côté de la rébellion et si l’armée avait été un peu plus commandée, elle aurait pu faire un débarquement sur Paris. C’est d’ailleurs à cette occasion que Debré ([33]) a lancé l’appel ([34]) de se rendre aux aéroports "à pied, à cheval ou en voiture" ([35]). On avait donc des perspectives réelles de guerre civile.

À l’époque de Vichy les choses s’étaient présentées pour moi très différemment : mon combat normalement terminé, j’étais parti pour Dakar et là j’avais fait mon travail sans problème particulier. Ce qui m’a frappé dans le cas du Putsch, c’est que des Français soient capables de tirer sur d’autres français, soient capables de guerre civile : comme on l’a bien vu par la suite, l’OAS a démoli pas mal de gens. À Dakar le seul problème que j’avais connu tenait à mon ingénieur en chef, Savornin, qui avait été arrêté et convaincu d’espionnage au service des Anglais ; j’allais alors le voir à la prison et lui porter des oranges. C’était assez curieux parce que là-bas, comme dans toutes les prisons, une barrière sépare les visiteurs des prisonniers si bien que je me trouvais environné de mioches qui venaient voir leur père tandis que lui l’était de chenapans ou d’assassins !

On a l’impression maintenant que l’affaire du putsch était une rigolade mais c’est seulement parce qu’on sait désormais que cela s’est terminé en eau de boudin ; je t’assure que lorsqu’on entendait Radio Alger dire : "Tous au G.G. en armes !", on ne savait pas si ce ne serait pas la guerre civile. Ils pouvaient donc envahir la villa Boukhandoura ([36]) et, pourquoi pas, tuer tout le monde ; d’où l’organisation de votre évasion de Notre-Dame d’Afrique en pleine nuit.

J’avais l’impression que je n’avais pas le choix : il fallait que je reste fidèle au gouvernement, tout simplement parce je ne voyais pas de raison de ne pas lui être fidèle et ce, quel que soit le coût de cette affaire. Si j’avais été arrêté, peut-être que je ne serais pas là et que vous auriez une légion d’honneur à titre posthume. On me disait : "Pourquoi faites-vous appel à ce type ? Vous ne savez pas qu’il a des fonctions importantes dans l’OAS ?" et je répondais : "Mais si, justement ! C’est pour cela que je lui demande de me protéger parce que, s’il était du rang, il n’aurait aucune influence, tandis que là il est capable d’intervenir". Mais il est vrai que je me mettais ainsi dans la gueule du loup car s’il avait voulu avoir ma peau, il aurait pu l’avoir ainsi plus facilement.

Les attitudes des autres personnes durant le Putsch ont été beaucoup plus attentistes et réservées ; ils se demandaient comment cela allait tourner et restaient dans l’expectative pour, éventuellement, pouvoir virer de bord. Je crois que si je n’avais pas été menacé personnellement, cela n’aurait pas changé grand-chose dans mon attitude. J’avais appris par Delouvrier lors de la semaine des barricades que la première des choses à faire était de se mettre loin des foyers d’incertitude ; par conséquent je n’avais qu’une idée : c’était de prendre le large pour ne pas être au milieu de ce panier de crabes qu’était Alger à ce moment. Et quand Bouakouir est revenu de l’entrevue avec Zeller, je me suis dit : j’ai compris, il va nous dire de rester chez nous, de ne répondre qu’aux questions posées par nos adjoints et puis un jour mon adjoint Sore, errant dans les papiers, me demandera de venir au G.G. et huit jours après je serai embringué et parti, sans l’avoir voulu, pour la trahison pure et simple. Il vaut donc mieux dans ce cas-là prendre le large et mettre quelques centaines de kilomètres entre l’ennemi et moi.

Je ne suis pas parti plus tôt car il n’y avait pas de voiture pour le faire et puis il me fallait avant cela prendre soin de ma famille : si je partais, je ne pouvais pas le faire sans vous laisser de possibilités pour vous nourrir ; il fallait que j’aille à la banque, il fallait réparer la voiture… ; tout cela a duré si bien que je ne suis parti qu’après trois ou quatre jours passés en bavardage à Alger pour savoir ce qu’il faudrait faire, où partir (car je n’allais tout de même pas me jeter dans la gueule de l’OAS ou du FLN) mais j’ai trouvé que finalement tout cela demandait du temps et que je n’en ai pas trop perdu entre le moment où le chauffeur m’a appris que l’armée avait pris le pouvoir et le moment où j’ai effectivement quitté Alger. C’était en Avril, les jours passaient encore vite et je me retrouvais coincé le soir sans pouvoir faire quoi que ce soit. Trois ou quatre jours pour vous trouver une cache, pour sauver l’argenterie…, pour faire réparer la voiture, pour donner mes instructions aux gens afin qu’ils fassent tourner les choses en mon absence, ce n’était pas de trop.

C’est curieux ; quand tu vois un uniforme allemand, tu sais que tu peux le tuer — si tu y arrives — et si tu n’y arrives pas, c’est lui qui te tuera alors que devant un uniforme français, tu te mets au garde-à-vous s’il a plus de galons que toi mais ici en fait, ce n’était pas cela du tout ! Il y avait sur le parvis du G.G. des CRS qui portaient la petite visière et des parachutistes avec des mitraillettes pointées vers moi et je ne savais pas s’ils tireraient, m’arrêteraient ou me laisseraient passer.



[1] Je donne ici le compte rendu d’un récit du Putsch que Papa m’a fait en mars 1988. Un certain nombre d’inexactitudes — quand aux faits et enchaînements chronologiques — se sont manifestement glissées dans ses propos ce soir-là, un an avant sa mort. J’ai rétabli certains points de détail mais, pour l’essentiel, ai préféré restituer le récit tel quel, dans sa dynamique subjective propre plutôt que de le remanier dans le seul but de reconstituer une exactitude minutieuse de l’épisode. Ce qui m’intéresse ici n’est pas une chronique "objective" mais la manière dont il a traversé cette situation, et l’a mémorisée, à plus d’un quart de siècle de distance. J’aime, en vérité, que ce soit ici mon père qui parle.

[2] Vendredi 21 avril

[3] Pièce de boulevard mettant en scène le style de vie et l’argot pieds-noirs.

[4] Banlieue d’Alger où nous habitions.

[5] Samedi 22 avril

[6] Gouvernement Général

[7] Max Moulins, successeur d’André Jacomet depuis novembre 1960

[8] Jean Morin, délégué du gouvernement en Algérie

[9] Salah Bouakouir, polytechnicien, un des très rares hauts fonctionnaires algériens de l’administration française en Algérie, mort accidentellement en septembre 1961.

[10] Colonel Sacheroz

[11] De Gaulle, dans son discours télévisé du Dimanche soir 23 avril, avait ainsi caractérisé les quatre généraux (Challe, Salan, Zeller et Jouhaud) à la tête du putsch : "Un pouvoir insurrectionnel s’est établi en Algérie par un prononciamento militaire. […] Ce pouvoir a une apparence : un quarteron de généraux en retraite. Il a une réalité : un groupe d’officiers partisans, ambitieux et fanatiques. Ce groupe et ce quarteron possèdent un savoir-faire expéditif et limité…"

[12] Le Portz, Vibert, Ecal, Giraud, Trouvé…

[13] Challe avait pris la responsabilité de l’armée, Salan de l’administration, Zeller de l’économie et Jouhaud de la logistique.

[14] Maurice Gingembre, directeur de la Société du Djebel Onk (Constantinois) créée en 1960 dans le cadre du Plan de Constantine.

[15] Ingénieurs du corps des mines : d’Iribarne, Puechal, Saglio, Kervern, Audigier, Arnouil.

[16] Ville à 250 km à l’ouest d’Alger

[17] Une I.D. (Citroën) noire

[18] Lundi 24 avril

[19] Mardi 25 avril

[20] Près d’Oued Fodda

[21] Bozzi

[22] Cicurani

[23] Ely

[24] Mercredi 26 avril

[25] Mon père était, depuis l’Automne 1958, directeur général de l’énergie et de l’industrialisation en Algérie ; il mettait en œuvre le "Plan de Constantine", décidé par de Gaulle en octobre 1958

[26] Bureau de Recherches Géologiques et Minières

[27] "Procès Vanuxem" (septembre 1963) devant la Cour de Sûreté de l’État ; M. Gingembre y sera condamné à 10 ans de détention criminelle.

[28] Paul Delouvrier, délégué général du gouvernement en Algérie, de décembre 1958 à novembre 1960.

[29] En novembre 1960

[30] Semaine des barricades : du dimanche 24 au dimanche 31 janvier 1960

[31] Le jeudi 28 janvier 1960

[32] "Je vous laisse, Algérois, le dépôt le plus sacré qu’un homme puisse avoir : ma femme et mes enfants. Veillez sur Matthieu, mon dernier fils. Je veux qu’il grandisse, symbole de l’indéfectible attachement de l’Algérie à la France. Ce dépôt sacré me donne le droit de vous parler…"

[33] Michel Debré, premier ministre

[34] Soirée du dimanche 23 avril

[35] "Dès que les sirènes retentiront, allez-y à pied ou en voiture, convaincre ces soldats trompés de leur lourde erreur. Il faut que le bon sens vienne de l’âme populaire." Les chansonniers compléteront d’un "à cheval" la panoplie des moyens de locomotion.

[36] Notre maison d’El Biar.