Pèlerinage de Champagne ([1])
J’ai fait du 17 au 20 avril ([2]) un pèlerinage en bicyclette sur les champs de bataille de Champagne. Je suis d’abord allé passer la nuit à Reims puis le 18 au matin après une brève visite de la ville je suis parti à bicyclette par Witry-lès-Reims et Isles-sur-Suippe pour déjeuner à Tagnon. Toute la partie de Tagnon voisine de la route nationale est complètement détruite ; au contraire la partie voisine de la gare a peu souffert. En totalité, plus de la moitié du village est rasée. Quand j’arrivais les ouvriers étaient encore en train d’ôter les décombres. Je trouvais à déjeuner assez difficilement. Après quelques recherches une maison particulière veut bien m’accueillir pour le repas.
Après le déjeuner je prends la route de Perthes. Dés la gare les souvenirs me saisissent à la gorge. Même paysage, même soleil et même calme qu’il y a 10 mois ; souvent pendant ce voyage, fermant les yeux, je pourrais croire que je suis revenu en Juin 1940 et m’imaginer que le Commandant et tous les camarades d’alors sont à mes côtés. Je retrouve le bois à droite de la route où il y avait tant de fraises, le chemin par lequel nous avons mené nos voitures dans ce bois, puis le bois de Mont-Repos où un bûcheron abat les arbres sous lesquels je m’étais reposé pendant la reconnaissance. Je lui parle un peu puis je vais dans le bois ; là, pas de trace de notre passage naturellement ; un fantassin est enterré près de la deuxième maison du bois ; je me recueille un instant comme je l’ai déjà fait pour les tombes que j’ai rencontrées sur la route de Reims puis je repars.
Le clocher de Perthes depuis longtemps se montre au-dessus des champs. L’église et le village ont beaucoup souffert. Pauvre Perthes qui était presque neuf. Je prends ensuite le mauvais chemin qui mène à Biermes. Dans une tranchée je trouve 4 ou 5 tombes de français ; aux alentours traînent encore les bouteillons, les masques, les vareuses de ceux qui se sont fait tuer sur place. Biermes a peu souffert. De même pour Thuguy-Trugny et Seuil. La route est peu éloignée du canal mais il ne reste pas trace des combats, à part quelques maisons abîmées. J’arrive ensuite dans la région que je voyais de l’observatoire. Voici le silo d’Ambly-Fleury ; sa peinture verte est écaillée par les balles et les éclats d’obus, et le pont à côté est sauté. Je continue un peu vers le canal et la chapelle Montmarin que je retrouve debout sur sa colline puis je retourne sur mes pas et remonte vers Mont-Laurent. Le village n’est pas abîmé ; seule une grande grange près de l’Église a brûlé. Puis à pieds je gagne la cote de Bierf. J’y retrouve mon observatoire inchangé avec ses murs en branches, sa tranchée recouverte, son siège branlant et son créneau. Les fils téléphoniques sont rassemblés en paquets et comme jadis, étendu dans le champ, je regarde le soir tomber sur la vallée de l’Aisne.
Je reprends le chemin qui m’a vu faire deux plats-ventres le 9 juin puis me voici sur la route et bientôt à Ménil. Je revois le carrefour, l’église, le petit café-restaurant ; la vieille Citroën à figure de peau-rouge abandonnée dans une cour puis notre P.C. ([3]) où je bois un verre de vin dans la cuisine avec la propriétaire. Je visite un peu la maison ; dans mon lit est une vieille grand-mère ; la hotte de la cheminée est partiellement tombée mais rien n’a changé. Il parait que la carrière où nous voulions installer notre P.C. sert de dépôt de munitions aux Allemands. Je passe devant en vélo, de même que devant l’abri du bib ([4]), puis voici le carrefour d’Annelles avec ses trous d’obus, Annelles assez éprouvé mais moins que je ne l’avais cru.
Il pleut un peu après Annelles ; je m’arrête une dernière fois pour regarder du haut d’une colline les deux villages que je viens de quitter et j’arrive à Juniville. Juniville a beaucoup souffert ; voici le carrefour où, dans l’embouteillage des chars, des avions nous survolaient ; je retrouve le fossé où je me suis planqué. Je dîne ensuite dans un café-restaurant et couche chez le président des anciens combattants Mr. Marlin qui m’accueille très gentiment et avec lequel je bavarde longtemps. Il me parle de la guerre, et sa femme de l’exode. Je promets de revenir les voir le lendemain matin à mon départ.
Peu après mon départ, à l’orée d’un bois sont deux chars français hors de combat que je vais voir. Les chars semblent avoir sauté intérieurement et brûlé. Leur cuirasse n’est pas transpercée mais les chenilles sont très abîmées et les coups reçus ont dû suffire pour, sans percer le char, les mettre hors de combat par le choc. Par contre les chars que j’avais vus à Juniville le 10 juin ont rencontré l’ennemi assez près de Perthes et je n’ai pu que les voir de loin dans les champs.
À La Neuville, je retrouve l’église devant laquelle j’ai failli me faire écraser, puis je reprends la route de Cauroy. Voici les bois, l’endroit où je m’étais arrêté, le poteau que le camion avait fauché, le chemin poussiéreux près du calvaire, puis Cauroy avec sa place de l’Église où étaient les mitrailleuses de DCA, la fontaine où je bois à l’exemple de ce que j’avais fait le 10 juin. À Cauroy je retrouve la maison du Colonel au bout du village, puis je prends la route de Machault. À Machault je tourne à droite ; comme nous avions fait cette route à la nuit tombante, je ne reconnais pas grand-chose ; je passe par St Étienne-à-Arnes, Sommepy et comme il n’est pas loin de midi je vais directement par la grand-route au Monument de la Ferme Navarin. Je vais revoir l’endroit où nous avions dormi et celui où nous avions si bien déjeuné après un bon Pernod. Là encore, la similitude de l’heure ajoute à l’illusion et, les yeux fermés, je dis : "Mon Commandant, l’apéritif est servi !"
J’arrive à Souain (qui n’a pas souffert du tout) ; il est midi et demi, impossible d’y déjeuner. Il faut aller à Suippes. Je ne puis donc aller à la ferme des Wacques ; j’ai trop faim et cela me prendrait trop de temps. Je me contente de la regarder sur ma droite ; je la reconnais bien de loin et je regrette de ne pouvoir errer un peu dans ses bois. Après déjeuner à Suippes, je revois vers ma droite le pylône sur lequel j’étais monté observer les chars, la maison où nous avions demandé des renseignements et qui est encore plus petite que je ne me le rappelais, mais je ne retrouve ni avec certitude notre emplacement de P.C. dans le bois, ni celui du Colonel. Je tourne en effet auparavant et par la Cheppe, Courtisols et Marson, je fais le chemin assez long qui mène à Pogny. Au carrefour fatal, pas de trace de nos canons mais la tombe de deux canonniers du 108 enterrés là par les Allemands : Elie Vuillemin et Jean… (?). Dans le bois près du ruisseau, au bord de la route de Marson et dans un jardin, quelques autres tombes : un indigène, un fantassin et deux artilleurs inconnus. Je vais ensuite voir le Maire qui me donne la liste des tués ; je vais au cimetière où Émile Largeau de la C.R. ([5]) est enterré puis je vais voir les ponts. Ceux-ci sont sautés et remplacés par un pont de bois. À l’orée du pont sur la Marne est un char français dont les occupants ont été carbonisés. Seules les maisons près des ponts ont été détruites ainsi que l’église. Je vais à pieds jusque vers les prés marécageux où des réseaux de barbelés sont encore posés mais où des enfants jouent au football, puis je rentre dîner et coucher dans un café. Mes souvenirs sur Pogny qui étaient un peu flous sont rectifiés.
Le Dimanche matin, je vais à Vitry-la-Ville où après le passage à niveau se trouve un char français qui semble cependant n’avoir pas beaucoup souffert et dont le canon est tourné vers le Sud. À notre position de P.C. au coude de la route, je retrouve de vieilles boîtes de sardines et même une "Nouvelles Littéraires" du début de Juin ayant certainement appartenu au bib. J’essaye ensuite de retrouver la position de la 4 ([6]) dans les bois et la pièce abandonnée, mais après avoir erré assez longtemps je dois renoncer. J’arrive ensuite à Fontaine-sur-Coole mais là, au lieu de suivre l’itinéraire vers Arcis-sur-Aube, je file directement par Vésigneul et Coole jusqu’à Sompuis où je me retrouve en pays connu et où je déjeune.
Je suis bientôt à Humbauville où je retrouve la petite place herbue devant l’église et la petite école, puis je prends la route de Huiron que je connais bien. À la sortie des bois, après une erreur de 50 mètres, je retrouve la position de la 4. Voici les quatre emplacements de pièce, avec les circulaires et les tranchées pour les servants. Je ramasse d’abord un tampon métal feutre puis, dans une tranchée recouverte de feuillages, je trouve des douilles ; j’en emporte deux mais ne touche pas aux espèces de grenades qui se trouvaient dedans. Je retrouve ensuite le bord de la route où la voiture était arrêtée mais je ne suis pas absolument sûr de retrouver exactement l’emplacement de mon observatoire ; je monte un peu sur la colline puis je reprends mon vélo et vais à la Cense de la Borde. Voici la grande allée d’arbres avec deux arbres abattus, la ferme elle-même un peu plus animée que jadis ; je ne me trompe pas sur le chemin qui mène à la maison de la garde-barrière. Malheureusement celle-ci est une nouvelle et n’était pas là en Juin ; je laisse mon vélo à la maison. Voici le vallon évasé qui me mène sur la colline, le chemin qui suit la crête, le signal de la cote 186 et enfin, à quelques mètres près, l’emplacement que j’avais choisi. Je me rends compte du chemin que j’avais fait ce soir-là, seul et sous la pluie.
Je reviens ensuite prendre mon vélo puis je vais à Huiron que je ne reconnaissais pas, à Courdemanges dont je fais la seule rue dans les deux sens. Elle est toujours aussi mauvaise et encombrée de volailles mais cette fois, comme c’est Dimanche, il y a beaucoup de monde dehors. Je vais ensuite à Châtelraould. Voici l’église sur le bord de la route, puis sa rue parallèle à la route et ses jardins où étaient creusées des tranchées ; je fais le tour complet du village puis remonte par la grande route à hauteur de Courdemanges prendre la route qui mène à Vitry-le-François par Frignicourt.
Vitry-le-François a beaucoup souffert. Presque tout le centre de la ville est complètement détruit et seule la cathédrale se dresse parmi les ruines. La ville a brûlé deux fois, en Mai et, sous mes yeux, en Juin. Aussi des quartiers entiers sont-ils rasés. Les habitants logent soit dans des faubourgs, soit dans des baraques en bois construites sur les places et dans les squares. Je prends le train vers 6 heures du soir pour Paris. Mon pèlerinage est terminé.
J’ai revu ainsi toutes ces contrées où j’avais vécu et souffert des heures tragiques. J’ai revécu le passé et devant moi se sont dressés les jours enfuis. J’ai aussi mieux compris ce qu’était la guerre en voyant ceux qui en souffraient encore dans leurs maisons dévastées ou ruinées deux fois en 25 ans, dans leurs récoltes, leur bétail et leurs économies perdues. J’ai parlé à ces gens, j’ai vécu chez eux ; j’ai trouvé beaucoup
de résignation et de courage, et quelque fois aussi de l’incompréhension. Ces gens ont souffert. Il faudrait les aider plus qu’on ne le fait. Il faudrait aussi former la jeunesse qui oublie trop vite son malheur et qui commet toujours les mêmes fautes bien qu’elle passe chaque jour devant des chars carbonisés. Le seul espoir de la France est en elle-même.
[…] ([7])
[1] Ce texte (reprenant la quasi-totalité de l’écrit original) fut lu sur la tombe de mon père le jour de son enterrement à Oberney.
[2] 1941
[3] Poste de Commandement
[4] Médecin militaire
[5] Colonne de Ravitaillement
[6] Batterie de tir n° 4
[7] Je n’ignore pas combien, à cette époque, la thématique "compter avant tout sur les forces morales de la France" pouvait être ambivalente. En effet, pour les hommes d’État, la poursuite du combat contre les nazis est passée par une mise en perspective plus vaste du conflit, par l’alliance réfléchie avec d’autres forces et états, par une interprétation de la débâcle en défaite (de Gaulle) plutôt qu’en désastre (Pétain). Et, de fait, s’il fallait parler de désastre national, ce serait dans ce qui suivit Juin 1940 : dans ce triomphe de Vichy qui n’eut de cesse de mettre en scène une France isolée et sans arrières, cramponnée à ses "racines" et à sa "terre", repliée sur ses "familles" et ses "corporations", suspendue à la reconstitution de ses "élites", ordonnée à ses "milices" et purifiée de ses "étrangers". Sous cet angle, le programme de redressement moral qu’esquisse mon père dans la chute de ce texte (:"La France a besoin d’autorité, de discipline et de foi. Elle a besoin que sa jeunesse soit reprise par un idéal, qu’elle reprenne le goût de l’effort et l’amour de son pays. Ce sont les valeurs morales qui manquent le plus à la France. Le reste lui viendra ensuite par surcroît. Peu de gens semblent le comprendre à l’heure actuelle. Si l’on veut sauver la France il faut le leur faire comprendre par la force. C’est le seul moyen de redresser une jeunesse dont le fond est bon mais qui a depuis longtemps perdu l’habitude du droit chemin.") ne se démarque pas du point de vue pétainiste, alors dominant.
Sans vouloir dissimuler cet aspect, j’aime malgré tout, en interrompant ici sa conclusion, préserver l’ambiguïté de ses formulations et maintenir ainsi ouverte leur diversité possible de résonances.