Dernier hommage à Célestin Deliège
François Nicolas
(Cimetière d’Ixelles,
Bruxelles, vendredi 23 avril 2010)
Célestin Deliège nous lègue une musicologie que je caractériserai
en trois mots.
1.
C’est une musicologie critique, assumant de fermes partis pris sur la musique, sachant en tirer toutes
conséquences tout en assurant, avec le plus grand sérieux, son ancrage objectif
dans les textes et les choses musicales.
2.
C’est une musicologie ouverte sur les autres disciplines de pensée - la philosophie, l’épistémologie,
les sciences humaines… -, capable ainsi de dialoguer avec les autres manières de
penser la musique et de mettre en rapport musique et reste du monde.
3.
C’est une musicologie s’engageant à égalité de pensée avec les musiciens, particulièrement avec les compositeurs
: le musicologue n’y est ni un faire-valoir, ni un procureur mais un partenaire,
assumant de penser par lui-même les questions musicales en partage.
Cette musicologie exigeante nous est précieuse, d’autant plus
précieuse qu’elle est fort rare : sed omnia præclara tam difficilia quam rara
sunt (Spinoza [1]).
Heureusement, cette musicologie, que beaucoup d’entre nous ont
rencontrée oralement (nous sommes ici plusieurs - Antoine Bonnet, Pierre-Albert
Castanet, Annie Labussière, Béatrice Ramaut-Chevassus comme moi-même - à l’avoir
connue par ses interventions à l’Ens-Ulm en 1985-1986) a pris un tour écrit qui
la rend disponible aux générations futures.
Célestin Deliège misait sur l’écrit et la lecture : l’oralité
et l’audition constituaient pour lui une manière d’éveiller l’attention, mais une
attention destinée à se prolonger en réflexion détaillée, en étude patiente et minutieuse
des textes.
Voici, par exemple, comment il me conseillait, dans notre correspondance,
d’aborder les émissions des radio :
« J'ai fait des centaines d'émissions
et au début je passais des demi nuits à les rédiger. J'ai très vite compris qu'il
n'en restait rien. “Les paroles s'envolent” est le dicton le plus juste à appliquer
à la radio. J'ai donc fini par improviser. Quand vous avez un bon canevas et que
vous improvisez, vous avez le meilleur résultat possible à la radio où le ton de
la lecture se perçoit immédiatement et cela, c'est le ton du speaker ou du journaliste.
Ne vous fatiguez jamais pour la radio : une heure de travail pour la radio est une
heure perdue. Conseil d'un vieux routier. » [2]
Pour lui, l’écriture et la lecture étaient porteuses d’une tout
autre responsabilité. Voici de quelle manière une telle responsabilité pouvait tourmenter
le vieux routier au point, cette fois, de devenir celui qui demandait conseil :
« J’ai fait un rêve éveillé J’ai
virtuellement terminé mon livre [Cinquante ans
de modernité musicale], cinquante chapitres et deux appendices. Je vais
bientôt entamer la relecture. Comment faire mieux qu’un mois par chapitre en moyenne
? Cela devrait prendre quatre à cinq ans. Je ne suis même pas sûr d’en disposer...
C’est une catastrophe ! Si vous avez une idée de sauvetage, le noyé veut bien être
repêché. » [3]
Si, grâce à ces écrits, cette musicologie, susceptible de nous
aider à nous orienter tant musicalement qu’intellectuellement, nous reste, l’homme,
musicien avant même d’être musicologue, par contre déjà nous manque…
C’est à lui que j’adresse, en hommage amical et
reconnaissant, ces quelques vers de Rainer Maria Rilke [4] :
Vous souvient-il des mains, comme
elles reposent sans poids.
C’est là notre lot : nous effleurer
ainsi.
Les dieux nous empoignent avec
une tout autre violence, mais c’est l’affaire des dieux.
Ah, si nous pouvions trouver un
peu de pure et mince humanité moins éphémère,
un rebord de terre féconde, bien à nous, entre
le fleuve et la roche !
Car nous ne pouvons plus le suivre
du regard à travers des images qui l’apaisent,
ni en des corps de dieux qui le rendent à sa
juste mesure.
et ce quatrain d’Ossip Mandelstam [5]
:
Nous buvons la hantise des causes
dans le pétillement vénéneux de nos coupes
et nous frôlons de nos crochets
des infinis subtils comme une mort légère.
Mais, où les jonchets s’entremêlent,
l’enfant reste sans mots.
L’univers dort dans le berceau d’une petite éternité.
*