Célestin Deliège (1922-2010), une intellectualité
musicologique
François Nicolas
(Bruxelles, 1999)
L’existence de Célestin
Deliège s’est confondue avec celle de la musique contemporaine, soit, de 1945 à
2010, soixante-cinq ans d’attention permanente et d’interventions incessantes.
Célestin Deliège, c’était
d’abord une voix.
Beaucoup ont découvert cette
voix par la radio – Deliège a longtemps produit une émission à la RTB
(Bruxelles) -, d’autres à l’occasion de cours ou conférences (ce fut mon
cas au printemps 1986 à l’Ens).
Sa voix était un étrange
alliage de rocaille et d’inflexions mélodieuses, contrastant par de brusques
accents un timbre cantabile coulé
dans un phrasé clairement découpé et modulé de fortes articulations assumant la
charge de convaincre.
Le discours de Célestin
Deliège avait en effet ce souci singulier moins d’informer ou d’instruire que
d’orienter et d’éduquer. Sa musicologie, faite d’innombrables savoirs
patiemment accumulés, était ossaturée de vigoureux partis pris : elle était
vécue et pratiquée comme une intervention dans la musique contemporaine au
service de ce que Deliège estimait devoir être un art musical digne de ce nom
et à hauteur des exigences de son temps. À ce titre, son discours relevait
d’une véritable intellectualité musicologique, assumant sa charge propre de
création : création de catégories et notions, de théories et réfutations,
de projets et perspectives.
Célestin Deliège discutait en
musicien musicologue (« je suis un musicien qui touche à la musicologie,
ce qui est quand même mieux que l’inverse » aimait-il à déclarer) à égalité de pensée avec
les compositeurs, en interlocuteur à part entière. Pour un jeune compositeur
des années 80, cette position d’égalité était une chance offerte à qui
préférait la rencontre d’une libre intelligence à l’assujettissement d’un
faire-valoir.
Célestin Deliège, c’était
ensuite un regard, un regard traversant d’épaisses lunettes avant de vous
atteindre, un regard qu’il vous était difficile de croiser durablement tant il
semblait revenir constamment à soi, comme si l’extériorité où il se projetait
n’était qu’un détour vers l’intériorisation d’une vision de la musique (Deliège
aimait provoquer en déclarant qu’il préférait lire la musique à
l’entendre : son œil pouvait ainsi trier ce que son oreille aurait dû subir).
Le regard de Deliège sur la
musique contemporaine était très singulier, souvent désarçonnant, à la fois
prévisible et improbablement coloré d’une nuance inattendue, conjuguant sans
transition des éclats de colère et de rire qui venaient de très loin :
d’une jeunesse de pensée et d’une sensibilité juvénile poursuivies à travers
les âges de la vie et maintenues ardentes jusque dans un très vieux corps,
tassé par les ans et replié par la maladie.
De cette voix et de ce regard,
il nous reste heureusement de nombreux écrits, tout particulièrement son opus
magnum 50 ans de modernité musicale (Mardaga) :
le témoignage réflexif qu’il prodigue sur cette glorieuse période de la musique
constitue une référence irremplaçable.
Sa mort est une grande perte
pour qui a aimé cet homme, libre de penser par lui-même et assumant les
conséquences universelles de ce qu’il avait eu le courage de décider.
J’ai aimé cette voix et ce
regard, cette liberté et cette intellectualité, cette figure d’homme restant
jusqu’au cœur du très grand âge sur la brèche, adressant sans relâche à chacune
de ses rencontres cette question lancinante, sa voix et son regard témoignant
s’il en était besoin que cette interrogation était pour lui vitale :
« Dans l’art musical aujourd’hui, qui vive ? »
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