CELESTIN DELIEGE

MUSIQUES MILITANTES DANS UN SIÈCLE DE CRISES

 

 

Est-ce une inquiétude, une obsession d'examen de conscience, résurgence du religieux se proclamant cette fois libéral, qui pousse notre siècle, en toute matière, à s'évaluer avant même qu'il ne s'achève ? Il est vrai qu'aucune coïncidence n'est obligée entre le calendrier civil et un événement artistique ou scientifique annonçant une aube. Le XXe siècle de la science nouvelle pourrait n'avoir commencé qu'en 1905 avec la relativité restreinte ; celui des arts plastiques pourrait avoir connu une longue aurore commencée avec l'impressionnisme, et avoir vécu avec éclat, déjà presque un midi au temps des derniers Cézanne et des premiers Picasso. Quant à Mallarmé, mort en 1898, sommes-nous certains de son appartenance au XIXe siècle ? La musique, elle aussi, pourrait se connaître un calendrier propre ; il semble qu'elle ait rompu avec le matériau du XIXe en 1894, quand Debussy la revêtit d'une sonorité qui n'avait encore jamais été perçue, en célébrant, précisément, le Faune de Mallarmé. Évoquer ces frontières floues nous informe que nous ne pouvons rien prédire quant à l'événement qui marquera la fin du XXe siècle musical ; comment savoir si cette heure n'a pas déjà sonné à notre insu ?

Il s'agirait donc d'évaluer maintenant ce que le siècle musical, éventuellement inachevé, nous a apporté depuis le Prélude à l'après-midi d'un faune. Si vraiment c'est dans une voie aussi risquée qu'il faut engager un témoignage, ne pouvant rien prédire, sachons au moins que notre seule ressource est d'un ordre très général, et ne peut consister qu'en un regard sur l'histoire : histoire proche mais aussi parfois lointaine à laquelle, de fait, nous nous sommes opposés. Quelle définition de l'art est progressivement devenue la nôtre ? A quelle définition antérieure aurions-nous renoncé ?

Même si au début des années cinquante une table rase a été voulue, sommes-nous certains que la rupture ait été totale ? Sans prétendre outrepasser un stade raisonnable de conjectures, essayons - puisque le problème de l'évaluation nous est de toute part posé - d'interroger quelques données historiques disponibles. L'art - la musique - a connu de nombreuses mutations au cours de l'histoire et cependant il accepte mal la révision de sa raison d'être la plus profonde : servir un mythe. Le mythe a fluctué - d'autres diraient s'est progressivement dégradé. Mais par le fait que toujours un mythe fut cause ou prétexte d'art, la durée des oeuvres dans l'histoire semble bien être liée à son essence. " La religion est l'art par excellence " disait Alain (1926/1953 : 61), et Hannah Arendt (1972), semble ne pouvoir concevoir l'art que comme valeur capable de transcender les époques et les structures sociales. Ces auteurs - on pourrait en citer bien d'autres - paraissent assumer pleinement la nature de l'art. Certes, la littérature a produit des aberrations quant à l'art-religion, les suivre est hors de propos. Ce qui peut-être à toute époque lie art et religion réside dans les traits les plus fondamentaux qui en protègent la permanence et sont les régulateurs de leurs modalités de vie. Si l'on accepte ce raisonnement, la qualité d'oeuvre d'art devra être refusée à celles qui se sont parfois, dans les dernières décennies, proposées comme éphémères. Pourtant, dans leur existence provisoire, n'accomplissent-elles pas le rituel de l'art ? J'affirme pour ma part qu'elles n'en ont mimé que quelques gestes et, pour ce qui est de la musique, non sans une très criante grossièreté. Sans ignorer l'objection que cette argumentation pourrait rencontrer chez les représentants des arts populaires - notamment en provenance des milieux du jazz - je crois n'avoir pas à en tenir compte : tout art populaire de qualité se défend par un grand maintien de ses traditions, et quant au jazz, par une volonté d'instaurer son histoire en conservant, par l'enregistrement d'archives, le souvenir de ses plus illustres représentants, il postule bien la durée.

Si l'on s'en rapporte au mythe, le plus grand art fut l'épopée, un art de droit divin. La musique s'y liait à la poésie et cette pratique glorieuse ne donnait lieu à aucune option esthétique volontaire : cet art était un absolu. L'Église chrétienne en a maintenu le principe et ce n'est que fort tard - à l'époque baroque - que la conscience esthétique identifia explicitement la qualité de l'art à celle du beau. La mutation était d'un poids considérable. Préparée dès le début de l'humanisme, il semble cependant que plus que la musique de cour, l'opéra a répandu l'esthétique naissante. Par son audience immédiatement populaire, l'opéra fit coïncider la valeur d'usage et la valeur d'échange, et du même coup le mythe devait rapidement se trouver décentré. Popper a retracé une voie qui ne fut guère longue à s'accomplir en soulignant que Bach composait à la gloire de Dieu et Beethoven à celle de l'homme (1976 : chap. XIII). Le processus était, au reste, bien engagé dès le temps de Bach. Mais c'est particulièrement à partir de Haendel, puis avec la nouvelle impulsion donnée par Mozart, que l'opéra devint le moteur d'une expressivité musicale plus intense. Devenant, dès le temps de la charnière entre le XVIIIe et le XIXe siècle, un produit de commercialisation, la musique en arriva très vite, à travers une autonomie en développement progressif, à confier au compositeur la célébration de ses propres fastes : cette fois encore le mythe fut décentré, et déplacé des passions humaines, que l'art avait pour noble mission de célébrer, vers une pure idéalisation de ses propres pouvoirs. Le premier aboutissement de cette phase sera le drame lyrique wagnérien.

Debussy, en dépit de ce qui le séparait de Wagner, devait être néanmoins le plus apte à assimiler le contenu de l'idéalisation de l'art, et avec une volonté égale à celle de ses amis symbolistes, il donna une vie intense à l'art-pour-l'art. Debussy entre ainsi dans le XXe siècle en pensant un art qui, s'il est beau en soi, se suffit indépendamment d'un public qu'il est inutile de vouloir éduquer : telle est clairement la substance d'une réponse qu'il envoie, le 15 mars 1903, à une enquête de La Plume (1971 : 117). Debussy se sent donc libre par rapport au mandat social de l'artiste, ce qui lui permet de se distancer des cadres formels et des normes de composition en vigueur.

L'appétit de liberté de Ferruccio Busoni, exprimé dès 1906 dans Esquisses d'une nouvelle esthétique (Busoni, 1907), n'est pas bien éloigné de l'affranchissement debussiste. La libération souhaitée n'est nullement anarchique, au contraire, elle est exprimée au nom du goût et de la qualité du style. C'est avec raison que Carl Dahlhaus (1978/1989 : 38) a fait observer à ce sujet qu'il n'est plus question, de la part de Busoni, de réclamer une " musique absolue " au sens où la notion d'absolute Musik avait circulé en Allemagne au cours du XIXe siècle, mais que sa revendication est devenue celle d'une musique de l'absolu ; entendons bien l'absolu du goût et de la volonté sans appel du créateur.

Stravinsky donnera à ses auditeurs la vision d'un tel absolu, sans se sentir le moins du monde contraint par quelque doctrine, n'ayant rien à connaître du manifeste de Busoni, mais amplifiant l'idéal de Debussy jusqu'au point d'amener celui-ci au seuil d'un étonnement tel, que son admiration finira par se teinter de réserve. Toutefois l'invention sauvage du Sacre du printemps, de Renard et de Noces va soudain se tempérer, et c'en sera fini des fastes de l'art-pour-l'art. Stravinsky va rejoindre un atelier d'artisan de type médiéval ; et y jouant avec des débris de l'histoire, face auxquels il se sent des affinités et quelque pouvoir de domination, cet atelier, il ne le quittera pas. L'art n'est plus un mythe qu'il faut servir, il devient le terrain d'une expérience ludique : propriété de l'artisan qui le cultive selon son bon plaisir.

La position contemporaine de Schoenberg fut-elle, en fin de compte, et en dépit des apparences, en dépit de l'ironie déversée contre le " petit Modernsky ", tellement différente ? Adorno a laissé sur le sujet des pages devenues classiques ; rejetant Stravinsky dans la " régression " réactionnaire, hissant audacieusement l'invention schoenbergienne au niveau d'un " progrès ", notion esthétique contre laquelle il était lui-même en garde. Mais dialectisant sa pensée, comme en toute occasion, il en vient finalement à esquisser un rapprochement : " Selon la conception courante, Schoenberg et Stravinsky sont diamétralement opposés l'un à l'autre. En effet, les masques de Stravinsky et les constructions de Schoenberg n'ont au premier coup d'oeil que peu de ressemblance. Mais l'on pourrait s'imaginer qu'un jour n'apparaîtront pas aussi différents qu'ils veulent paraître aujourd'hui, les accords tonaux altérés et habilement montés de Stravinsky, d'un côté et de l'autre, la succession de sons sériels, dont les fils de liaison sont coupés comme par une injonction émanant du système " (Adorno, 1949/1962 : 80). Les démarches idéologiques invitent toutefois à la prudence dans le rapprochement : pendant que Stravinsky joue dans les creux que lui offrent quelques moments de l'histoire de son art, Schoenberg se tourne vers ce qu'elle propose de plus positif et impose cette positivité. En parfait doctrinaire, et bien que hautement novateur, il incarne le profil du premier compositeur historiciste de l'histoire de la musique. En même temps qu'il ouvre la musique à l'univers atonal, il refuse jusqu'à la notion d'atonalité : c'est qu'il pourrait y avoir sentiment de rupture ; or Schoenberg se défend au nom de la tradition. Désormais, toute innovation s'imposera par l'affirmation d'une volonté militante où tout devra s'expliquer au nom de l'évolution du langage musical. Boulez, aujourd'hui, n'a pas quitté cette ligne de défense, elle demeure le grand bastion de la stratégie de la création musicale du XXe siècle.

A partir de là, le mythe s'est déplacé de l'art vers l'artiste. Le musicien servira son art selon une perspective valorisée au nom des nécessités de son évolution. Le créateur est maintenant seul maître à bord ; il s'institue responsable unique, et du même coup, il institutionnalise son art.

Une vue herméneutique, telle qu'ainsi formulée, condense le donné de l'histoire de l'art, centré ici sur la musique, en quatre étapes par rapport à un mythe, auquel il est mêlé a toute époque, mais que progressivement il aurait dégradé : une opinion plus d'une fois soutenue par René Etiemble (1955 : 29 ; 1975 : 55), à laquelle je me suis référé antérieurement dans mes travaux (Deliège, 1986 : 57 ; 1990). Par glissements successifs, mais accélérés au cours de l'histoire moderne, l'art associé dès son origine au grand mythe fondateur de la civilisation occidentale, après avoir assisté le crépuscule des dieux, aurait rencontré le narcissisme humain, lui conférant un maximum d'ampleur au temps de l'humanisme classique, avant de se voir reconnu par l'homme comme une nouvelle divinité - idéalisation qu'aucun art n'a probablement reçu mission de satisfaire autant que la musique - signe d'un athéisme religieux que le bouleversement produit par la Première Guerre Mondiale semble avoir été assez fort pour détruire. Il est vrai que, par contre, la musique fut moins concernée que ses arts frères par les subversions qui atteignirent ceux-ci avec la volonté de porter atteinte à la bourgeoisie tenue pour responsable de cultiver les valeurs esthétiques dans un esprit marchand et avilissant. Le futurisme musical - unique tentative éventuelle de provocation - n'aura jamais la puissance corrosive de Dada ; quant à Satie, son agressivité ne dépassa pas le cadre des bons mots. Et quand des musiciens comme Cage ou Kagel, avec des buts et des moyens non comparables, sembleront ressusciter la turbulence dadaïste, ce sera sans le moindre accès de révolte et avec trop de retard sur le modèle pour que leur action se résolve autrement que dans le rire de l'audience, comme l'a remarqué fort justement Heinz-Klaus Metzger à propos de Cage (Metzger, 1972 : 24).

La quatrième phase du grand parcours historique aurait donc réellement pris forme au lendemain de la guerre de 1914, et aurait provoqué, au profit du créateur, la dissolution de l'association art-mythe, un état de fait que la Seconde Guerre Mondiale ne fera qu'accentuer. Le compositeur a ainsi conquis une liberté suffisante pour contrôler totalement sa production en en institutionnalisant chaque étape, depuis le langage jusqu'aux conditions de la diffusion.

Institutionnaliser la création musicale, ce n'est pas exclusivement la confiner dans une institution telle que l'université, le centre de recherche ou tout autre lieu d'accomplissement du travail. Cet aspect existe, et de ce point de vue Bayreuth est déjà un modèle de forte implantation ; car il est aussi vrai que le découpage de l'histoire, ici proposé, comporte des phases intermédiaires. Quand Bach composait " à la gloire de Dieu " il était lui-même bien engagé dans le processus humaniste ; quand Beethoven plaçait l'homme et ses passions au centre de son option idéologique, il conduisait simultanément la musique vers son autonomie ; et quand Wagner propose un vrai modèle religieux de l'art, il éprouve le besoin impérieux de l'institutionnaliser en lui donnant un lieu dont même Parsifal n'était pas destiné à émigrer. Enfin on reconnaîtra que l'art institutionnalisé de notre temps est encore saturé de rappels intentionnels qui ne sont autres que ceux de l'art-pour-l'art.

Mais quoi qu'il en soit des moments de transition et de recouvrements de situations, au reste partiellement conscients, ces phases successives de la destinée de la création ont un sens profond, et les années vingt de notre siècle sont pour la musique le temps d'un clivage dont il est possible aujourd'hui de ressentir plus fortement la signification que ce ne fut le cas plus tôt. L'art musical a été institutionnalisé, et, disant cela, répétons-le, c'est moins du lieu d'accomplissement du travail de création ou de diffusion dont nous entendons parler que des doctrines qui ont provoqué des formes de gestion d'un appareil créateur.

On peut être tenté de penser, fort à propos, que l'art a toujours vécu dans un cadre institutionnel : l'Église, la Cour, le théâtre lyrique, et pourquoi pas les académies, l'organisme de concert, l'impressario, l'éditeur ont constamment pesé sur la formation des styles. La remarque est judicieuse, mais elle ne tient pas compte de l'argument majeur qui est ici introduit, à savoir que l'initiative appartient maintenant au créateur. Il crée le cadre, il gère la production, il choisit ses collaborateurs, ses interprètes et, surtout, il impose un langage. Les académies, nées au XVIIe siècle, n'auront jamais une pareille ambition, il s'agissait selon la définition même de Richelet " d'un lieu où l'on'parle sur les Lettres plus qu'on n'en produit " (cité par Alain Viala, 1985 : 34).

Je ne m'attacherai pas à reparcourir ici longuement des faits bien connus de l'histoire musicale de ce siècle, préférant plutôt essayer de les interpréter dans le cadre social qu'ils ont déterminé tout autant qu'ils ont été déterminés par lui, ayant amené sur l'avant-scène un compositeur autonome pour le meilleur et pour le pire. Quand Schoenberg aux environs de 1914 - la date est significative - se sent comme submergé par l'invention, il se tait momentanément et cherche une manière de réordonner le matériau. Il découvre un modèle d'invariant - la série de douze sons - qui, de fait, fonctionne comme un langage artificiel. Quand l'Europe musicale spécialisée découvre ce modèle, elle n'y lit pas un invariant mais est au contraire impressionnée par le champ des combinaisons possibles des données investissant les grands nombres. C'est pourtant bien un invariant qui primordialement était au fondement du principe : nombre réduit de manipulations, possibilité de réduction à quelques structures fondamentales, ce que suggère la théorie hexacordale de Milton Babbitt : taxinomie d'une grande économie qui rappelle la théorie de l'harmonie de Rameau (Babbitt, 1987 : 45-61, pour le dernier état de la question). On pourrait dire presque sans métaphore que Schoenberg venait d'inventer un premier langage de programmation, l'un des plus rudimentaires qui se puisse imaginer. En cela il se trouva fondé à croire qu'il avait découvert un modèle capable de gouverner la musique pendant un demi-siècle. La prophétie ne devait se vérifier que moyennant de profonds amendements. Webern mit le système au point en l'incorporant dans une technique conçue selon une approche accentuant le projet sériel : c'est-à-dire fondée sur une manipulation limitée d'objets, renforçant par là l'aspect invariant, et donnant lieu à une combinatoire élégante. Messiaen, Boulez et Stockhausen ne tardèrent pas à briser le carcan dodécaphonique. Ils donnèrent au sérialisme une extension capable de produire des algorithmes prenant en charge l'ensemble des paramètres acoustiques. Dans ce contexte, la fondation du Studio de Musique électronique du WDR. à Cologne devait jouer un rôle considérable. Stockhausen y découvre d'emblée la possibilité d'éliminer l'obligation de travailler en modulo 12, ce qui renforçait encore le concept sériel. On ne saurait trop insister sur ce qui rapproche le plus, au plan technique, le carré magique de Webern découvert dans le palindrome latin

S A T 0 R

A R E P 0

T E N E T

0 P E R A

R 0 T A S

exploité dans son Concerto pour neuf instruments, véritable symbole du sérialisme des proportions imaginées par Stockhausen, sous forme " pentagonale ", pour constituer sa seconde Étude de musique électronique en 1953-54. Aucun point de vue esthétique n'intervient, bien sûr, dans la comparaison : Webern travaillait à partir d'un matériau connu ; Stockhausen affrontait un domaine inexploré qui ne pouvait être exempt d'échec par rapport à l'espoir fou qu'il avait fait naître. Mais la technique de laboratoire devait conduire Stockhausen à une réflexion théorique et une pratique dont le résultat permet a posteriori d'évoquer, moyennant un vocabulaire quelque peu plus métaphorique que ce n'était le cas il y a un instant, une sorte de " logiciel " : logiciel, certes bien fragile, mais que néanmoins il put utiliser partiellement dans quelques grandes oeuvres de la seconde moitié de la décennie 50-60, Klavierstücke V- X, Zeitmasse et Gruppen, après en avoir exposé le fonctionnement dans ses essais théoriques parus en 1956 et 58 sous les titres wie die Zeit vergeht et Musik im Raum (1963 : 99-139 et 152-71).

Ces étapes ne s'accomplirent pas sans heurt : elles devaient connaître un prolongement plus risqué quand l'exploitation statistique des données déboucha sur celle du hasard au niveau du programme (sens random avec Xenakis) et dans le cadre de I'" oeuvre ouverte " ou " mobile " (sens random ou chance avec Stockhausen). Tant que le groupe de Vienne eut l'initiative - entre les deux guerres - les seules résistances rencontrées étaient à l'extérieur ; mais après 1945 la radicalité de la recherche devint telle, que les compositeurs travaillaient comme des chercheurs scientifiques soumis au processus d'essais et erreurs, et il y eut des conflits internes. La naissance de l'électro-acoustique favorisa grandement cette situation inédite dans l'histoire, inédite en dépit des cautions que l'on croyait trouver, en réanimant les vieilles polyphonies de la fin du Moyen Âge, pour la comprendre et la justifier. Mais il y eut aussi beaucoup d'enthousiasme pour mener l'action, un enthousiasme à peine imaginable aujourd'hui. La dictature politique avait-elle été lourde au point que simplement respirer avait fini par devenir synonyme de mise en péril ? Stockhausen, au coeur des ruines de son pays, refusait que la musique y füt rebâtie " sans goût " comme l'avait été l'architecture des villes maintenant " rasées ". Ces débordements allant jusqu'à nier toute tradition - harmonie, contrepoint et autres valeurs qui avaient fait la richesse de la polyphonie occidentale. Son article, par ailleurs important, Zur Situation des Metiers, écrit en 1953, exprimait ouvertement cette volonté de rupture (Stockhausen 1954/1963 : 45-61).

Il fallut finalement modérer la radicalité, mais sans tarir l'invention : une invention sauvage qui pourtant a laissé subsister d'évidentes beautés. Les trois musiciens qui se partageaient la conduite des " affaires " : Cage, Boulez, Stockhausen, croyaient se comprendre et pourtant aucun ne pensait comme l'autre. Au sein de cette rivalité amicale, Boulez fut le plus critique. Supportait-il mal d'être imité dans une recherche dont il était l'initiateur et qui, à ce titre, le concernait seul tant qu'il n'avait pu totalement l'évaluer ? Sans s'imposer une telle prudence, Stockhausen ne cessait d'élargir son horizon. Quant à Cage, loin de l'Europe, plus par la mentalité que par la distance géographique, sans composer au sens normal du terme, comme le lui avait prédit Schoenberg, il inventait (in Kostelanetz, 1988 : 6) : ses faiblesses rendirent ses " opérations de hasard " moins redoutables qu'elles ne l'étaient en potentialité, car elles étaient en puissance de beaucoup falsifier.

Un tel parcours qui permet de parler, moyennant un langage à peine imagé, de création d'un langage de programmation, de constitution d'algorithmes et finalement d'une ébauche de logiciel, mais d'où l'oeuvre émerge néanmoins, nous conduit-il vers une forme d'évaluation telle que l'a perçue Carl Dahlhaus quand il écrivait : " L'évolution de l'acte compositionnel apparaît comme un processus, Où, par analogie avec la recherche scientifique, les oeuvres se présentent comme des solutions à des problèmes irrésolus hérités d'oeuvres précédentes. Et chaque solution appelle à son tour de nouveaux problèmes, qui seront repris dans des oeuvres à venir, sans qu'une fin ne soit en vue dans la dialectique de naissance et de solution des problèmes " (Dahlhaus 1970/1990 : 36). On ne peut mieux caractériser une situation dont peut-être on commence à entrevoir la fin. Cependant je voudrais apporter ici une restriction : ce n'est pas l'art qui est devenu comparable à la science, parce que, par nature l'art et la science ne peuvent se recouvrir ; mais c'est le comportement du compositeur qui, dans les cas qui viennent de nous retenir, s'est rapproché fortement de celui du scientifique et tout autant de l'ingénieur. Science et art ne peuvent s'identifier, même si on peut leur découvrir des frontières communes ; même s'il est évident que la science n'aurait pu progresser sans une énorme part d'intuition, et que la création artistique a besoin de la déduction pour se fonder valablement. La science, comme la technique mais de façon beaucoup moins rapide, s'accomplit en accumulant des facteurs de progrès. Ses acquis se fondent sur des théories, lesquelles - il est devenu banal de le dire depuis Popper - sont ouvertes à des falsifications successives qui sont comme les chaînons de leur histoire. Lorsqu'elles sont infirmées, par leur seule valeur historique, ces théories continuent de vivre, et parfois avec un énorme prestige, dans la mémoire des hommes. Notre époque a fini par comprendre que la science ne peut progresser que par l'élaboration de théories condamnées à un statut provisoire, mais la grandeur des représentants du monde scientifique dépend néanmoins, et très conséquemment au reste, de la production de théories, à la fois falsifiables et falsificatrices, capables de s'imposer avec un succès de haute vraisemblance. La création artistique, par contre, ne peut connaître de progrès esthétique à travers son évolution : l'oeuvre ne trouve à se justifier que dans l'expression d'une intangible intégrité ; son succès consiste à n'être pas rejetée du domaine de l'histoire. La falsification de l'oeuvre est impossible : le tonal n'a pas plus falsifié le modal qu'il n'a été falsifié par l'atonal. Mais l'oeuvre peut être faible ou fondée avec d'insuffisants préalables théoriques : le hasard cagien a partiellement falsifié le sérialisme généralisé en produisant un type d'information qui tendait à lui disputer ses moyens (Deliège, 1986 : 255-72). La création artistique exige l'accomplissement immédiat et total parce qu'elle fait appel à la pérennité ; la création scientifique n'implique qu'une durée temporaire parce que le progrès en est l'impulsion et la raison d'être. L'un et l'autre domaines cependant produisent des théories permettant une mise à l'épreuve ; mais alors que les théories scientifiques sont primordialement descriptives, les théories des artistes créateurs ne sont guère généralement plus que prescriptives. Quand une théorie artistique passe au stade normatif et exceptionnellement descriptif, c'est qu'une herméneutique s'en est emparée, et dès ce moment nous avons quitté le terrain de la création pour celui des sciences humaines.

Mais qu'en est-il de la technique ? Voilà bien le facteur qui intervient le plus pour favoriser, de la part de l'artiste, un comportement de chercheur qui le rapproche du monde scientifique. Quand en 1949 Messiaen compose son célèbre Mode de valeurs et d'intensités, il est à Darmstadt, environné des plus jeunes musiciens. A sa classe parisienne Webern est à l'ordre du jour : c'est une incitation pour un compositeur, non moins pédagogue, et qui se proclame aussi rythmicien. Son invention consiste à travailler sur les paramètres acoustiques en les séparant d'abord, pour mieux les solidariser dans le résultat. Boulez travaille la proposition de son maître et lui donne une formalisation, une physionomie rationnelle (Structure Ia pour deux pianos) ; Stockhausen se situe dans le même carrefour mais avec plus de fougue et moins d'abstraction (Kreuzspiel). Derrière ce phénomène conjoncturel d'une conjonction Webern-Messiaen, se profile un événement non moins stimulant, la fondation à Paris du Studio de musique concrète. Ce n'est certes pas les bruits et les sons qui en sortent qui impressionnent beaucoup les compositeurs, mais les techniques de montage soudainement permises par le magnétophone, le découpage et les filtrages du son. Si Stockhausen semble irrésistiblement sollicité par l'idée d'une table rase, c'est que tout J'y conduit, depuis les nouvelles techniques de montage jusqu'aux générateurs d'ondes qu'il trouve au WDR à son retour de Paris en 1952.

Finalement, en considération de cet ensemble de faits, on ne pourrait trop insister, en englobant les facteurs sociologiques, technologiques et purement compositionnels, eu égard aux modèles les plus pertinents, sur l'importance des deux chocs culturels que la musique a enregistré au lendemain de chacune des deux guerres mondiales. Là sont deux moments clefs incontournables qui aujourd'hui, en dépit des réactions qui se sont produites, pèsent encore d'un poids très lourd sur la pensée musicale et les pratiques les plus récentes. La percée des années vingt s'est réalisée avec moins de turbulence que celle des années cinquante : et pour cause : la diffusion en fut moins aisée et, face au monde atonal et de la. variation constante des Viennois, il n'y avait qu'un néo-classicisme assez pauvre en dehors de celui de Stravinsky et éventuellement de Hindemith, les seuls capables de vraiment s'imposer à l'écheIle euro-anéricaine. Bartok, plus isolé, dont la véritable réussite est post-mortem, et dont le langage n'était ni en concurrence, ni en opposition avec ce qui se faisait à Vienne, ne pouvait rien entraver. Mais dans les années cinquante, il y eut une résistance interne venant du groupe même qui avait provoqué la mutation : dès 1954 le Marteau sans maître casse littéralement la table rase, et l'article Recherche maintenant de Boulez dans la NRF en novembre (Boulez, 1966 27-32), fustige les excès et suggère de nouvelles perspectives. En 1955, par le Gesang der lunglige, Stockhausen déclasse les mythologies qui avaient accompagné la naissance de l'électro-acoustique, et il découvre, du même coup, les conditions d'une distribution spatiale de la polyphonie sérielle. Au même moment avec son oeuvre orchestrale Nones, Luciano Berio impose sa présence sur l'avant- scène de la création, et l'on est surpris déjà de la liberté, jamais démentie par la suite, qui lui permet de se situer sans que ne le contraignent les rigueurs des a priori techniques, dont il a cependant fait profit. Plus lente sera la pénétration de Ligeti ; il devra s'informer avant d'agir. La voie qu'il découvrira - la micro-polyphonie - s'instaurera progressivement dans son oeuvre, pour finalement régresser en ces dernières années, vers des sources magyares, néanmoins médiatisées (Études pour piano). Alors que Stockhausen ouvrait l'oeuvre à la mobilité par le jeu de séquences variables, (Zeitmasse) puis par un recours au hasard (Klavierstück X1) Boulez, à nouveau, dans un article resté célèbre publié dans la NRF en novembre 1957 (Boulez 1966 41-56), s'insurge contre l'aléatoire, et propose un modèle de mobilité où le hasard ne trouvait aucune place (Troisième sonate pour piano). Le poète du Livre et du Coup de dés était le modèle de cette autre mobilité. Entre-temps Xenakis était là, ne voulant rien prendre du sérialisme, mais acceptant un hasard de type random dans un régime atonal. Il vivait à l'écart de ses confrères, mais son souci de renoncer à l'univers tonal l'en rendait plus proche, peut-être, qu'il ne l'imaginait.

Tant de bouleversements n'ont pas empêché que la décennie des années cinquante ait été d'une grande fécondité : en l'espace de quelque six années, des objets musicaux, dont il ne sera plus possible de se séparer, ont imposé leur présence. Leur importance résulte d'une cohérence pleinement réalisée entre l'intention et la réalisation après une prise de conscience claire, de la part des protagonistes, de ce que cinq années de table rase avaient comporté de précarité. L'expérimentation avait porté des fruits, mais ils devaient être réinjectés à l'intérieur de l'histoire. En demeurant une référence fondamentale, ces cinq années ont marqué profondément le siècle, principalement en ayant introduit une conception paramétrique du matériau, toujours susceptible d'être disséqué, décomposé en facteurs d'un produit variable. Cette conception n'implique pas la " dramatisation " critique qui en a été faite a posteriori ; les aventuriers n'ont pas été les chercheurs : les pensées confiées à l'aléatoire cagien, directement ou non, sont beaucoup plus exposées à l'élimination d'un cours de l'histoire qu'elles ont refusé d'assumer.

Parmi ces critiques, il y en eut deux qui n'émanaient pas des milieux musicaux mais qui y furent très remarquées. La première fut exposée par Nicolas Ruwet en 1958, la seconde par Claude Lévi-Strauss en 1964. Constatant d'emblée que les musiciens sériels voulaient primordialement constituer un langage, Ruwet estimait qu'ils ne s'étaient pas posé le problème des " conditions qui déterminent la possibilité de tout langage " (Ruwet, 1972 : 25) ; un reproche identique à celui que leur fera Carl Dahlhaus quelques années plus tard, en 1965 à Darmstadt, à propos de la forme : " avoir résolu le problème, avant même de l'avoir posé " (Dahlhaus, 19 & 6 / 1987 252). De fait, les compositeurs s'étaient contentés d'un parallélisme de catégories, pour constituer un système, sans mesurer la complexité nécessaire d'un système de communication (Ruwet, ibid. : 31). Ils avaient travaillé empiriquement comme si dans le langage la parole avait été leur seul terrain d'action en ignorant la langue (ibid. : 29) ; en ne tenant aucun compte des oppositions distinctives que contient tout système phonologique (ibid. : 35 & sq.). Lévi-Strauss (1964 : 26-34), dans la préface de Le cru et le cuit devait prolonger implicitement les remarques de Ruwet internes à l'expression même, en faisant porter sa critique à la fois sur la technique et l'esthétique sérielle. Une phrase émergeait de l'ensemble des remarques où, en dépit de leur antagonisme fondamental, musique concrète et musique sérielle se voyaient également dotées : " Quel que soit l'abîme d'inintelligence qui sépare la musique concrète de la musique sérielle, la question se pose de savoir, si en s'attaquant l'une à la matière, l'autre à la forme, elles ne cèdent pas à l'utopie du siècle qui est de construire un système de signes sur un seul niveau d'articulation " (ibid. 32). Les deux critiques furent reçues par les compositeurs avec plus d'intérêt que de polémique. Seul Pousseur requit des arguments de défense d'autant plus inattendus qu'il avait bifurqué vers d'autres régions de la pensée esthétique (Pousseur 1970 : 20-27). Je pris moi-même la défense de la musique sérielle à l'époque (Deliège, 1965), mais ma réaction aujourd'hui, tant aux arguments de Ruwet que de Lévi-Strauss, serait fort différente de ce qu'elle fut alors.

A Ruwet, je dirais qu'il eut sans doute raison sur le fond, mais qu'une comparaison entre composition sérielle et langage naturel était, de fait, trop riche d'un point de vue critique. Nous mesurons maintenant qu'il n'y eut que tentative d'engagement vers une constitution de langage artificiel de programmation : sorte de prémonition d'un avenir qui allait ouvrir des voies dont les compositeurs, voici trente-cinq à quarante ans, ne pouvaient même pas soupçonner les présages. Mais l'art conserve toujours des plans mystérieux, et de la zone d'ombre ont néanmoins surgi des oeuvres conséquentes : Ruwet lui-même, en tête de sa communication, reconnaissait l'importance du Marteau sans maître, de Zeitmasse et de Gruppen.. A Lévi-Strauss je ne disputerais pas le terrain, reconnaissant que son jugement fut exceptionnellement clairvoyant, à ceci près cependant, que le niveau perdu en musique sérielle ne fut pas celui du système, mais celui de la constitution de figurations d'objets. De fait, entre 1950 et 1954, et dans certains cas un peu au-delà, les oeuvres qui ne profilaient qu'un fond sonore sans qu'il y ait constitution d'objet à un second niveau, ont constitué le corps de la réalité musicale nouvelle. En cela, il y eut un parallélisme, rarement aussi concrètement synchrone, entre musique sérielle et peinture abstraite. La musique concrète toutefois, produisit un résultat inverse : son champ d'action ignora toute grammaire et le seul niveau d'articulation - si tant est qu'il y eut articulation - fut investi par des collages d'objets réalisés au petit bonheur.

Les décennies suivantes ont produit une situation plus complexe. Les générations progressivement apparues ont rallié les techniques constituées pendant les années de bouleversements, cependant que le groupe des aînés, bien qu'uni par un puissant lien de confraternité qui n'avait toutefois jamais entravé l'expression individuelle, affichait des tendances esthétiques de plus en plus personnalisées et souvent divergentes. Un babel musical sépara les compositeurs restés fidèles à eux-mêmes (Boulez, Berio, Xenakis) de ceux qui, assez brutalement, choisirent des voies rétrospectives, nostalgiques ou mystiques (Zimmermann, Pousseur, Stockhausen). De cette dispersion a résulté une raréfaction des grandes oeuvres et surtout, au fur et à mesure que de nouveaux venus prenaient possession du terrain, une prolifération de " bagatelles " en un sens non moins misérable que celui que la maison close a donné à ce terme en en usant au singulier. Les sollicitations médiatiques ont ici joué un râle dont il n'est pas encore aisé de mesurer l'incidence. Sans disparaître, la situation du compositeur, cadre supérieur d'institution, n'a pu s'instaurer pour chaque candidat potentiel, et dès lors, ceux qui ne bénéficiaient pas d'un support social suffisant, ont fini par perdre parfois jusqu'à l'usage d'un langage. Des musiciens que leurs pairs avaient considérés avec sérieux en vinrent à justifier des formes collectives d'improvisation qui, suivant les cas, se confinaient dans l'équivalent d'un besoin de thérapie ou d'exhibitionnisme sexuel. D'autres moins désemparés, en sont venus à jouer de toute esthétique, pataugeant sans orientation et sans discernement dans des marécages dont ils espéraient faire partager les parfums nauséabonds à une audience complaisante.

Les budgets devenant moins disponibles, la crise économique a amené un certain repli des initiatives les plus parodiques : repli malheureusement accompagné d'un retour à un protectionnisme nationaliste. Les années quatre-vingts ont cependant permis à une génération, jusque là relativement sacrifiée, de trouver des lieux d'expression et de diffusion. Des difficultés subsistent néanmoins quant à la constitution d'un véritable support au niveau du langage pour permettre la constitution des styles.

Si l'on isole les écoles - retirons de ce terme son sens académique ou pédagogique et plus encore celui de petites coteries - qui parviennent à définir un projet esthétique à partir d'un langage stable ou tendant vers la stabilité, soit : les " sériels ", les " spectraux " et ceux qui se laissent désigner par l'appellation " nouvelle complexité ", et pour parler plus synthétiquement les compositeurs qui refusent les voies anamnestiques des " retours à.." le dilemme devant lequel de nombreux compositeurs semblent se trouver aujourd'hui, résulte largement d'une aperception insuffisante de ce qui sépare le plus profondément la musique du XIXe siècle de celle du XXe. Le siècle dernier a été le temps de la réponse du compositeur à un organisme qui vivait de la commercialisation de sa production. Le client de l'organisme de diffusion était l'homme socialement privilégié qui cherchait dans l'art une compensation à des problèmes quotidiens contraignants. Il entendait être diverti, mais à la mesure de sa culture parfois élevée, parfois moins ; ce qu'il voulait éprouver devait lui donner la sensation d'un délassement noble. Un contenu lyrique de l'expression fut ce qui répondait le mieux à cette attente et l'art qui la comblait devenait son mythe. A la charnière des deux siècles l'art-pour-l'art se distança de toute forme de culture moyenne, ne postulant plus que la reconnaissance de l'élite. L'organisme commercial, chargé de la diffusion de la musique, pour survivre dut pratiquer une politique conservatrice, et le musicien qui avait pris ses distances par rapport au public fut lui-même distancé par celui-ci et perdit le champ social qu'il avait gagné en Europe au lendemain de la Révolution française. Le créateur n'en conservait pas moins une volonté d'expression, et pour la maintenir il s'institutionnalisa par le langage et par la création - Schoenberg fut le premier à le faire - de l'encadrement institutionnel de son rayonnement. La radio devint son mécène le plus sûr principalement jusqu'à l'apparition de la télévision, mais quelle que soit la source de financement, la musique institutionnalisée vécut - vit encore - de la subvention publique et, dans une moindre envergure, privée. Dans ce cadre structurel, de son économie la musique gagna beaucoup d'autonomie, mais parvient-elle toujours à la contrôler ?.

Les situations spécifiques à l'économie et à l'organisation de la vie musicale, avant et après la Première Guerre Mondiale, ne pouvaient que produire des langages inconciliables. Néanmoins peu de compositeurs semblent, dans leurs décisions stylistiques et esthétiques, être conscients de l'antinomie. Un peu partout, apparaissent des oeuvres adoptant des formes de conciliation où l'expression est ballottée entre une syntaxe appuyée sur les acquis du XXe siècle et un style et une esthétique relevant du siècle dernier ou du début du nôtre, sans que l'on puisse nécessairement parler d'attitude délibérée. Il résulte de cette position semi-consciente et parfois inconsciente, des oeuvres hybrides, esthétiquement ambiguës, donnant à percevoir des formules rappelant un lyrisme anachronique par rapport au langage atonal choisi. Ces contradictions stylistiques très répandues atteignent tous les genres, mais l'opéra, par nature, semble être le lieu où le compromis se joue avec le plus de malaise. Des compositeurs d'opéras récents qui, généralement dans leur travail, manifestent beaucoup de rigueur, de lucidité et de détermination, en arrivent à ne pouvoir éviter des concessions les reconduisant vers des clichés lyriques qui jurent dans les contextes environnants, pour répondre aux nécessités du scénario et de la dramaturgie. Cette situation dénonce-t-elle une carence du compositeur ou de l'aptitude des langages que notre siècle a institué ? Tôt ou tard le problème devra être sérieusement considéré, car il existe des besoins séculaires auxquels l'art ne peut être soustrait. Il s'agit bien d'un problème de fond que le compositeur conscient devrait dès à présent surmonter tout au moins quand il écrit une " musique de l'absolu ", c'est-à-dire toute musique étrangère au genre lyrique, où la contradiction en cause est sans objet et ne dévoile qu'une forme de naïveté de conception et de l'écriture. Il y a certainement autant d'anamnésie et de nostalgie dans l'exploitation d'un langage atonal dérivé vers un lyrisme d'autrefois, que dans l'exploitation grammaticale de l'histoire par le biais de citations de fragments d'oeuvres ou de clichés. Fétiche pour fétiche, la cohérence et la créativité n'y gagnent rien. Cette situation toutefois ne dérive pas exclusivement d'attitudes individuelles mais résulte aussi de la position militante que l'institutionnalisation de son art par le créateur a favorisée. La stratégie militante est de tout âge transitoire ; elle remonte incontestablement à Wagner pour ce qui vit dans notre mémoire, mais à ce stade elle ne concernait que l'idéologie du drame lyrique. Elle s'est étendue à toute forme d'expression depuis Schoenberg, et se lit, non seulement dans ses écrits, mais dans ceux de ses collaborateurs les plus proches. Depuis la Seconde Guerre Mondiale l'invention musicale, peut-être trop prisonnière d'un dogmatisme engendré par l'institutionnalisation et le militantisme, laisse en suspens des questions essentielles, telles que les contradictions présentement évoquées, mais qui risquent à terme de déposséder le créateur d'une foi nécessaire en son action, et qu'impérativement le siècle prochain ne pourra ignorer.


    RÉFÉRENCES

     
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