Célestin Deliège

 

LA MUSIQUE MISE À MAL

PAR SES MANDATAIRES, MEME(S)

 

 

Le classicisme musical n'a jamais réussi à se dénommer adéquatement - grande musique, savante, sérieuse -, il n'est pas étonnant que les médias s'en emparent dès que l'on vit un deuil officiel. Kagel a parfois parlé de "musique des maîtres" ; Adorno, avec un brin d'ironie, d'"Opus Musik" ; c'est peut-être un premier essai d'abandon d'un faux col. Mais le problème reste que l'histoire nous a appris qu'il n'y a pas que les maîtres qui ont touché à l'art, et il est risqué pour le compositeur de se donner cette classe alors qu'il peine encore quotidiennement devant l'établi artisanal.

Cette carence terminologique, quoi qu'il en soit, devient un bon point d'attaque quand un groupe de musicologues et de sociologues semble bien décidé d'en finir avec l'Histoire. Les dénominations chaotiques, à la fois tristes et hautaines, ils les regroupent, non peut-être à tort, sous l'étiquette du "classicisme" notion à laquelle, pour promouvoir les catégories différentes qu'ils entendent protéger, ils opposent celle de "musique populaire", source traditionnelle de la plus authentique fécondité. Mais là à nouveau, pour un observateur impartial, se cache une nouvelle équivoque : le produit proposé sous ce label rassurant ne se confond pas avec ce que la tradition a toujours proposé comme un art populaire ; le produit désigné c'est celui qu'exploite la culture industrielle, celui du plus pur business.

Déclarer "populaire" le Rock et la World Music préalablement à toute définition de ce qu'est un art d'expression populaire - la même tentative a eu lieu avec le jazz, mais on y a finalement renoncé -, crée une confusion, qui, bien entretenu, devient astucieuse au plan sociologique entre art de production, voire de création populaire et art de diffusion massive.

L'histoire de cet affrontement entre un type artisanal dit "classique" et le type industriel de production est liée à celle de notre siècle, mais quand deux philosophes exilés aux Etats-Unis, Theodor Adorno et Max Horkheimer, lancèrent les premiers avertissements dès les années 40, faisant preuve d'une extraordinaire clairvoyance, on ne pouvait imaginer que la situation devait dégénérer en un conflit réel.

Or le conflit aujourd'hui est bien présent, et il serait aventureux de croire que l'art, par la force de son mythe et de son autorité séculaire, soit en mesure de résister à la puissance de l'argent. L'offensive - on pouvait s'y attendre - est venue d'Amérique du Nord et l'un des premiers à avoir réagi est Charles Rosen, par un article intitulé en français "Musicologie à la Mode" paru en juin 1994 dans le New York Review of Books. L'autorité de l'auteur a immédiatement engendré un vif débat devenu celui de la sociologie musicale anglo-américaine. On peut le dire toujours en cours, et la revue bibliographique internationale américaine Notes s'en est notamment fait l'écho dans deux articles de synthèse de la question signés par Stephen Miles (New College of the University of South Florida). La préoccupation atteint aujourd'hui l'Europe sous une forme quelque peu différente, il ne s'agit plus d'opposer simplement les catégories de musiques mais plutôt de les marier, de les amalgamer. L'effervescence est à ce point que le très paisible bulletin d'information de la vie musicale finlandaise Finnish Musical Quarterly consacre la totalité de son numéro de mars 1997 au phénomène du cross over qui gagne les festivals et débouche sur une controverse entre producteurs et une critique divisée entre rentabilité et sauvegarde du patrimoine.

Le crossing over est directement lié au pluralisme culturel que nous vivons aujourd'hui et qui pour cette raison passe en première instance pour un mouvement sympathique protégeant de l'emprise des ghettos et instaurant un vrai marché de la musique. Ainsi toutes les catégories de musiques - classicisme, jazz, rock, World - doivent pouvoir s'interpénétrer. Mais dès qu'on se penche sur les dessous de la question, on découvre rapidement d'autres enjeux, des prises de position et des définitions intentionnelles qui impliquent de ne pas s'aveugler en présence de pratiques politiques peu innocentes dont il n'est pas simple de repérer les initiateurs d'ailleurs largement anonymes. Le sociologue n'est souvent que l'interprète d'un climat ambiant qui, gagnant quotidiennement du terrain, a fini par l'obliger. Peter J. Martin (Manchester University UK) qui incontestablement s'efforce d'être objectif et n'hésite pas à montrer les mécanismes de la music Business, réduit cependant les différences de cultures musicales à des différences de genres ou plus simplement de styles. Simple question de terminologie ? S'il en est ainsi c'est que le projet culturel d'interpénétration, voire de fusion, en est déjà au stade de la confusion.

Créer la confusion, n'est-ce pas le premier avantage que se donne tout assaillant pour entraîner des collaborations dans le milieu même qu'il s'agit de perturber ? Le jeu est de bon aloi - vrai de tous les conflits - le collaborateur s'engage et il a la voix persuasive.

Le musicologue John Shepherd (Carleton University, Ottawa), l'un des plus déterminés dans son option, mène campagne depuis une vingtaine d'années en faveur de ce que, comme il se doit, il nomme "popular music". L'argumentation est ouvertement dirigée contre la musicologie traditionnelle dite "académique" et - est-il besoin de le stipuler - en dehors de toute préoccupation ethnomusicologique. Nous verrons dans un instant que, suivant l'interprétation donnée par Martin de la théorie de Shepherd, la catégorie qu'il défend serait la world music plutôt que le rock'n'roll. Cette position pourrait être le reflet d'une tendance marxiste des écrits de cet auteur.

Dans son dernier ouvrage publié en collaboration avec Peter Wicke (Humboldt Universität Berlin), il entreprend d'établir sur cette base une théorie culturelle en relation à la musique : " Nous soutenons - écrivent les auteurs - que la façon de signifier de la musique ne peut être comprise avec un plein succès si elle est pensée seulement comme une totalité d'oeuvres individuelles ". Certes. Mais cette décision a pour conséquence, dans l'ouvrage, une position radicalement inverse : éviter totalement les pièces individuelles au profit d'une socio-musicologie préoccupée du quotidien, des affects, des gestes du corps, d'une sémantique réfléchie en dehors de toutes contingences historiques. L'étude ne dépasse néanmoins pas le cadre sémiologique : il s'agit d'une forte mise en évidence d'une musique dite "sous-écrite", d'une dissertation savamment articulée à travers une critique du structuralisme français post-saussurien et de la théorie psychanalytique de Lacan. Résumée à l'excès, la thèse centrale du livre pourrait être que les analyses musicales ont été trop exclusivement référées au langage, cependant que la musicologie devrait se préoccuper d'une sociologie du son. Ainsi envisagée la musicologie se trouve automatiquement dispensée de toute tâche d'analyse structurale et ses investigations sont référées à l'effet sonore immédiat.

Curieusement, Shepherd et Wicke estiment que peu a été fait en matière d'approche d'une théorie de la culture musicale, et cela alors qu'ils négligent totalement l'immense contribution de Theodor W. Adorno. Il est vrai que l'éminent philosophe distinguait les catégories culturelles et établissait des frontières entre les genres et les styles ; en ce sens, il ne pourrait guère aider une musicologie qui se soustrait volontairement au développement de l'histoire. Quand Adorno s'est préoccupé de sociologie de la musique, jamais il n'a songé à la limiter à une sociologie du son. Cependant Stephen Miles, dans les deux articles mentionnés, où il passe en revue quelques spécimens de la "musicologie nouvelle", pense que, fondamentalement, c'est bien Adorno qui serait à la base des spéculations qui agitent aujourd'hui la socio-musicologie américaine. En cela le paradoxe serait flagrant, dans la mesure où le modèle pourrait avoir inspiré des conduites se manifestant aux antipodes de la sienne ; car - ne nous y trompons pas - elles visent à l'extinction progressive du classicisme musical jugé produit peu rentable et d'un autre âge. Il faut d'ailleurs convenir que si l'entreprise est en elle-même affligeante, dans son contenu global, elle est aussi parfois désopilante. Je pense notamment à la musicologue féministe Susan McClary - première cible de Rosen - boudant le classicisme musical parce qu'il a été dominé par le pouvoir masculin, une noire perspective que le rock ne risque pas de nous imposer.

Mais comment expliquer ce contraste entre l'influence adornienne et une déviation aussi notoire par rapport au modèle ? Il faut sans doute tenir compte du lent échelonnement des traductions anglaises des ouvrages d'Adorno, situation qui a longtemps impliqué une connaissance très partielle de son oeuvre. Relativement méconnu comme philosophe par les anglophones, il l'était comme sociologue, une discipline finalement secondaire dans l'oeuvre d'Adorno. Comme sociologue, il s'est parfois laissé égarer en quelques rêveries un rien trop séduisantes : ainsi, recherchant des médiations entre musique et société, il apercevait, dans le bithématisme beethovénien, un reflet des conflits d'intérêts du capitalisme à son début. Il paraît plausible de penser qu'une remarque de ce type ait pu stimuler de la part d'une musicologue militante une extrapolation en direction de la sexualité.

C'est à Peter J. Martin qu'il est possible d'accorder le plus de confiance pour l'analyse idéologique des travaux des nouveaux socio-musicologues. Je ne peux, dans le cadre de cette modeste contribution que m'en approcher très succinctement, mais suffisamment toutefois pour apprendre que :

 

(1) Selon C. Ballantine, alors que " les compositeurs de musique nouvelle ont abandonné leur humaine créativité au diktat de l'ordinateur, les musiciens de rock ont été les premiers à humaniser la technologie du XXe siècle ".

 

(2) J. Shepherd affirme que la musique occidentale est marginalisée face à la musique mondiale et à la présence des moyens de communication visuels : " Mélodie, harmonie, rythme (...) qui servent utilement comme définition formelle de la "musique" sont pris en compte sérieusement par ces institutions qui préservent et reproduisent la "musique classique" dominante, tradition des sociétés modernes occidentales ". Pour Shepherd c'est absurde, Ce qui doit prévaloir c'est l'immédiateté d'un timbre, celui d'une voix ou d'un instrument. La musique est réduite à l'immédiateté sensorielle de l'effet. Et une fois encore, on note que les différences entre musique occidentale et non-occidentale sont réduites à des différences de style.

 

(3) l'un des initiateurs de cette sociologie de l'art, Howard Becker, ne reconnaît l'art que comme pratique collective. Même la production individuelle doit pouvoir être reconnue par la communauté et contenir suffisamment d'éléments conventionnels pour provoquer des réactions émotionnelles.

 

Malgré les nuances qui les séparent ces analyses ont une même motivation : les auteurs ont parfaitement compris qu'une frange importante de la modernité musicale au XXe siècle a parié sur une représentation abstraite de l'art, le fondant sur des concepts, sur le calcul, en réaction à l'ensemble des représentations iconiques dérivées de l'art lyrique et de son environnement musical depuis la fin du XVIe siècle. Le fait a eu de rares antécédents dans le passé, toujours pendant des périodes assez brèves, mais généralement de haute originalité : tendances maniéristes ou prenant de grandes distances avec les arts d'expression populaire - cas du XIVe siècle maintes fois cité. Il n'est pas inintéressant d'observer que le fait se produit dans de grands moments d'expansion scientifique et de bouillonnements intellectuels et sociaux. Ces périodes historiques ont été suivies d'une réorganisation de l'écriture musicale associée à une nouvelle intention poétique (chanson polyphonique, madrigal) mais sans régression de l'invention. Pour ce qui est spécifique des représentations mentales qui ont parcouru notre siècle, le rôle de la phénoménologie husserlienne, du néopositivisme et des bases logiques de son contenu, les techniques cybernétiques et une certaine mythologie engendrée par les langages de programmation mais aussi leur efficacité en informatique, tout cela constitue autant de facteurs auxquels d'autres, qu'il reste à vérifier, peuvent être conjecturés : éventuellement une exacerbation des mentalités consécutive aux deux conflits mondiaux, aux rivalités idéologiques et politiques et leur impuissance à organiser la sécurité... Au total un ensemble de données qui ont dû ou pu contribuer à placer l'art dans une conjoncture de recherche, laquelle génère la fécondité quand elle s'appuie sur l'évolution normale des techniques, mais aboutit à la précarité là où la spéculation l'emporte, où l'excès de rationalité crée par saturation un niveau d'irrationalité.

Il est vraisemblable que, comme par le passé, après une période de forte tension, il soit nécessaire d'associer de nouveaux contenus poétiques à l'écriture pour restaurer un espace esthétique représentationnel plus concret. Des compositeurs songeraient actuellement à des emprunts faits au rock, à la World Music, dans une même mesure peut-être que des emprunts faits au jazz ont donné naguère des résultats - le cas de Gershwin semble avoir été en la matière le plus convaincant. D'autres pensent aux musiques ethniques - Bartok est dans toutes les mémoires - mais il est à prévoir qu'ils ne seront guère soutenus. Il reste tout à fait possible qu'il y ait à glaner dans ces secteurs ; du côté du rock, notamment dans le but d'élargir les modalités d'exécution, de découvrir d'autres ressources d'énergies, etc. Chaque compositeur est juge et responsable pour lui-même : c'est l'histoire qui rendra le verdict. Mais non seulement le compositeur mais aussi les producteurs, les divers pouvoirs commanditaires et l'auditeur, tous doivent être bien conscients de la conjoncture présente. Un adversaire est dans le champ de la création, le perturbe, suscite des collaborations, met à profit l'état de fragilité de l'ensemble de la structure de création et de diffusion de la musique contemporaine : il convient de le localiser. Les "nouveaux musicologues", dont il vient d'être question, en sont-ils les complices ou le jouet ? 0nt-ils une exacte évaluation du rôle d'intermédiaires qu'ils ont accepté entre ceux qui les manipulent et ceux qu'ils ont pour mission de manipuler ?

Une première vague offensive est partie d'Amérique du Nord où un groupe d'architectes, successeurs du groupe de Chicago fin du siècle dernier, a été splendidement proclamé "postmoderne" au prix d'un usage abusif du langage qui retire aux générations suivantes toute possibilité de se dénommer chronologiquement. Les suiveurs qui se sont réclamés de ce mouvement, le généralisant à l'ensemble des arts et, finalement, à l'époque actuelle sans renoncer à l'impasse linguistique, ont au moins été cohérents sur un point de leur philosophie : ils ont annoncé la fin de l'histoire et aussitôt ils l'ont pillée, l'ont fragmentée et débité les vestiges en pièces détachées. Pour autant, l'histoire ne s'est pas arrêtée ; les armes du postmoderne ne sont que les armes d'une mode, d'une poignée d'artistes qui n'ont inventé que la réinformation, la récupération ; les armes de la mode sont des armes du pauvre.

La fin de l'histoire, il ne suffit pas de la proclamer, il faut être en mesure de la décréter. C'est à quoi nous assistons aujourd'hui, et, cette fois, il ne s'agit plus d'une mode, les armes sont bien au point. Charles Rosen, malgré sa colère, pourrait bien avoir sous-estimé les risques en pensant que le type de musicologie qu'il dénonce n'est le reflet que d'une mode passagère.

L'avertissement lancé par Horkheimer et Adorno résonne aujourd'hui comme une prophétie. L'industrie musicale a résolu le problème des représentations symboliques par l'instauration d'un marché mondial de la musique dans lequel celle-ci, réduite au divertissement, récupère l'image sans aucune autre médiation. Que le classicisme musical survive ou s'éteigne progressivement importe peu : ce qui survit doit être rentable, intégrable immédiatement au coeur des meilleures performances du nouveau marché. Introduisant les données du péril, dans un collectif qu'il préface, Bertold Witte (Directeur général aux Affaires culturelles du Federal Foreing Office à Bonn) écrit :

 

Dans les rencontres internationales, touchant la musique, les opportunités et les risques se juxtaposent : l'internationalisation et la globalisation sont les slogans de notre temps. Les technologies modernes de communication créent le "global village". Aujourd'hui le monde court le danger de se confiner tout juste dans un "village band". À travers le monde, la musique traditionnelle a des difficultés de se maintenir face aux coûteuses productions de l'industrie musicale euro-américaine. La volonté est que ce que nous écoutons soit bientôt déterminé par ceux qui contrôlent la production la plus extravagante, les budgets publicitaires et les meilleurs canaux de distribution à New York et à Londres.

 

Des paroles qui résonnent en écho de ce qu'avait annoncé Marcuse à l'échelle du monde dès les annéees 60.

Depuis lors, les normes du marché ont été mises en place et strictement codées. Les frères Jeffrey et Todd Brabec, artistes et hommes d'affaires bien introduits dans la profession, ont exposé les règles du jeu avec une sûreté extraordinaire dans un guide à l'usage de tout artiste ou éditeur désireux de courir sa chance et de participer à l'action. Ils présentent ainsi leur ouvrage :

 

Dans les années 1980 et 1990 le monde de la musique a changé dramatiquement et continue de changer sur une base quotidienne. Music, Money and Success a été écrit pour rendre ces changements compréhensibles autant que pour clarifier les règles de base qui s'appliquent à chacun.

 

Le parcours du livre, précis comme un traité de droit, ne m'a pas permis de constater que les compositeurs nostalgiques de ce qu'ils aimeraient rejoindre, mais ne le font qu'indirectement, soient très attendus. Sauf conversion radicale - il faut montrer patte blanche - les voies d'accès sont verrouillées. Dans ce monde qui fonctionne comme un système d'horlogerie, votre invention est subordonnée aux lois du succès immédiat : l'argent produit conditionne l'argent reçu ; ni cadeau ni subside, c'est l'accueil ou l'éjection.

Une alternative aussi dure peut-elle être immédiatement comprise ? La bonne foi a bien sûr son corollaire.d'illusions. Ainsi Stelio Farandjis (Secrétaire général du Haut Conseil de la Francophonie) préfaçant un document diagnostic de l'état de l'économie de la musique en France établi par Mario d'Angelo (chercheur en managment, Ecole supérieure de Commerce de Dijon, IDDE et Conseil de l'Europe) en vient dans sa conclusion, avec l'espoir de remédier aux déficiences constatées, à souhaiter " que le Gouvernement accorde une priorité au soutien des industries culturelles. " Pourtant, dans le même ouvrage, quand il est question de la politique menée depuis 1982 par la Direction du Développement culturel en faveur du rock, on lit :

 

Malgré cet effort, on assiste à l'échec relatif d'une politique plus vigoureuse dans les industries musicales. Très vite, l'aide aux petits labels s'avère être un bonus bénéficiant directement aux majors. Celles-ci rachètent en effet ces petits labels qui opèrent sur des segments difficiles et apportent des innovations musicales qu'ils ne sont pas en mesure de développer par la suite.

 

Telles sont en gros les données du problème. Certes, on peut comprendre que les velléités de collaboration peuvent résulter d'une frustration du compositeur classique parce qu'il n'a pas accès au marché. L'histoire du marché de la musique n'est pas écrite, mais depuis le XVIIe siècle il existe, mais non, faut-il le dire, avec l'agressivité ni les taux de profits que nous connaissons aujourd'hui. En conséquence, toute forme de collaboration avec un adversaire déclaré paraît pour l'heure une velléité quelque peu angélique. Et si elle ne comporte pas ce trait de caractère, elle est alors une participation de mandataire à la mise à mal. Les partisans du crosing over se défendent au nom du pluralisme, mais ce sont les mêmes qui, au nom du pluralisme, excluent ce qui n'entre pas dans le système, la sphère de leur action, non in pronuciamento mais de facto.

 

Ars Musica a été jusqu'ici préservé du crossing over. Pourquoi dès lors sonner l'alarme à l'intérieur de son cadre ? Il est significatif et symptomatique qu'un jeune producteur, Franck Madlener, nous ait proposé d'emblée ce thème qui en lui-même interpelle : "ÇA RÉSISTE". J'assume ce thème, comme son initiateur semble l'entrevoir, au sens où c'est l'oeuvre qui nous résiste. Toute oeuvre ratifiée par l'histoire offre, ou a offert un temps, un potentiel de résistance qui en fait la richesse. L'oeuvre nous résiste au sens où, comme l'entendait Adorno, elle est porteuse d'un jugement critique sur son environnement et sur l'histore. L'oeuvre me résiste jusqu'à ce que je l'aie assimilée au point qu'elle me devient comme une seconde nature (Adorno, Lukacs). Les oeuvres tonales nous sont devenues une seconde nature au point que nombreux sont les auditeurs qui entendant une oeuvre tonale partagent l'illusion que ce langage est naturel.

"Ça résiste" peut cependant abriter un autre sens, celui de la position défensive, quand l'oeuvre résiste à la pression d'une conjoncture conflictuelle. C'est ce sens pénible et volontariste que cette brève contribution a tenté de cerner, peut-être comme au sortir d'un cauchemar, après avoir entrevu une réalité que l'on voudrait conjurer.

Huit siècles de polyphonie sont en jeu ; les défendre, nous dit-on, c'est faire preuve d'ethno-centrisme. Mais curieusement, jamais la question des emprunts multiples faits par les nouveaux produits industriels à ces huit siècles que nous devrions relativiser, n'est soulevée.

Stockhausen, il y a trente ans, constatant le déclin de divers orchestres européens, entrevoyait leur nombre en réduction progressive, ne laissant survivre que les plus prestigieux - modèle du Gagaku, disait-il... Le processus d'élimination a commencé. Et du même coup est engagée une responsabilité collective : on a laissé se lézarder l'édifice. Et quand l'édifice est lézardé, un adversaire peut s'infiltrer et corrompre ; c'est une loi vieille comme le monde ; mettre à profit la fragilité ; convaincre ceux qui sont prêts à céder, ceux qui ne résisteront pas.