Célestin Deliège

LE DUEL DE L'IMAGE ET DU CONCEPT

essai sur la modernité musicale

 

 

Les séductions du préfixe post

 

Un argument fort, mais aussi déjà peut-être un lieu commun du discours politique et esthétique en ces années est de se déclarer parvenu au seuil de la post-histoire dans une société post-industrielle produisant un art post-moderne. Mystification ? Réalité ? De puissants intérêts économiques sont engagés, des forces dominantes se donnent pour but la mise en échec de certains acquis en économie, en politique, en art, en science de façon plus discriminative, plus hésitante, mais - retenons-le - cette tentative de fragilisation n'atteint pas la technique. Or la technique est bien du terrain de l'histoire et certainement part vitale de l'industrie... Se pourrait-il donc que nous ayons quitté notre histoire, ou que nous soyons en voie de la dépasser, mais sans rien égarer de nos acquis techniques ? Mesure-t-on l'ampleur du débat ?

Si, ainsi posé, le problème appelle sa prise en considération, comment pourrons-nous l'aborder en restant limités à des questions d'esthétique musicale ? Avouons-le sans détour, c'est impossible. Il ne peut être pour autant interdit à l'esthétique musicale de se préoccuper d'une situation qui indubitablement l'interroge, concerne le devenir de toute la vie musicale et la création en premier rang. Le musicologue interpellé comme ses collègues des autres disciplines ne peut refuser d'entrer dans l'arène, il doit donner son sentiment à ses contemporains, à l'ensemble de la communauté musicale, pour qu'elle ne reste pas au balcon - le repli peut être tentant - devant ce qui pourrait la piéger un jour, sinon maintenant déjà, et bien que l'on ne puisse promettre que l'embuscade puisse être aisément contournée. Mais le musicologue parle aussi à ses risques et périls, rien n'est assuré, sinon que les facultés humaines sont intactes, c'est beaucoup.

 

Depuis le XIIe siècle - observation attestée par Jacques Le Goff (1957 / 1985 : 14) - dans certaines conditions l'action et le travail nous désignent comme modernes. Deux siècles plus tard - attesté par Gilles Lipovetsky (1987 : chapitre I) - l'une de ces conditions peut être de se classer dans le groupe des gens à la mode. Dans ce contexte, artistes et scientifiques sont contraints d'opter et l'alternative est risquée. Demeurer à la traîne, c'est peut-être ne jamais prendre rang ; suivre la mode, c'est s'exposer à perdre une identité trop facilement et trop rapidement obtenue après quelques succès précaires. Ainsi on est éventuellement moderne depuis longtemps pour des raisons de volonté, d'opportunité et de goût, les unes très fortes, et d'autres peu profondes. Cette répartition des comportements marquant les positions avancées a jalonné toute l'histoire de la modernité, la mode la servant peu, l'audace volontaire en étant la plupart du temps le moteur. Nous verrons que la volonté audacieuse n'est pas au principe du courant qui se désigne aujourd'hui post-moderne, lequel ne peut guère compter que sur les mouvements fluctuants de la mode pour affirmer sa prééminence. Serait-ce au nom de cette instabilité qu'il prétend inaugurer une nouvelle ère historique ?

On pourrait longuement disserter de l'opportunité du choix du préfixe post dans les cas concernés : manifestement il s'agit d'un abus. Plus d'un auteur a fait part d'un malaise à cet égard. Il est extrêmement risqué de se classer soi-même par rapport à une tradition ; c'est pourquoi nos successeurs pourraient bien décider de renvoyer les soit-disant post-modernes du XXe siècle finissant à ce qui n'aura été qu'une manière bien banale d'assumer la modernité. Une philosophie du post, à l'égal de la célèbre philosophie du non de Bachelard, ne devrait pouvoir exclure ses précédents historiques mais au contraire les englober : on est loin de compte. Qui plus est, qu'est-ce qui pourrait succéder à un stade de modernité sinon une autre modernité ? A toute époque la modernité est un stade ultime ; comment le franchir ?

Et que dire d'un stade prétendu post-industriel ? Depuis le XVIIIe siècle, notre tradition socio-économique est bien celle de la modernité industrielle. La grande révolution de l'informatique et de l'automation nous en aurait-elle libéré ? Les industries qui n'auraient fait que poursuivre, dans le cadre d'une indispensable reconversion, un système qu'elles avaient inauguré avec la vapeur et le charbon, poursuivi avec l'électricité et le pétrole comme sources d'énergie, auraient-elles vraiment changé la qualité de notre environnement ? Epiloguer plus longuement sur ces questions de vocabulaire risque de nous amener à perdre inutilement beaucoup d'énergie, l'astuce et le ridicule ont été acceptés, ne tentons pas d'en triompher et faisons plutôt, comme en de tels cas les grammairiens nous le conseillent, confiance a ce qui semble déjà être devenu un usage.

Est-il possible néanmoins de considérer d'un même angle critique et avec une égale résignation ce phénomène de post-histoire ou, pour la période actuelle, de fin de l'histoire ? Deux modèles historicistes ont en la matière connus une rivalité philosophique que personne n'ignore : Marx corrigeant Hegel en accomplissant la dialectique historique matérialiste dans une société sans classe gérée par la propriété publique ; Hegel parachevant la dynamique des Lumières en la conduisant vers un savoir absolu, celui de l'esprit conciliateur résorbant le manichéisme. Le modèle marxiste ne pouvant trouver son application que fondé dans l'économie, il n'est qu'indirectement accessible à l'histoire de l'art. Le modèle hégélien, par contre, s'adresse directement à elle en tant que tendance, dans la mesure où le contenu religieux en a été étendu au domaine de l'art (Kunst-Religion). Mais peut-on voir dans la tendance historiciste hégélienne moins qu'une finalité, qu'un but suprême ; autrement dit, avons-nous quelque moyen de légitimer un traitement identique de l'histoire comme finalité et à la fois comme simple achèvement placé dans notre actualité ? Tout en sauvegardant une interprétation qui doit nécessairement se souvenir du cadre idéaliste originaire de cette philosophie, si nous croyons y découvrir un terrain d'étude, il nous appartient de la saisir et de l'assumer aujourd'hui dans une lecture de son contexte admettant quelques transpositions que Hegel n'a peut-être d'ailleurs fait qu'esquiver

 

 

lire l'histoire de l'art dans une perspective hégélienne

 

Dans quelques études parues ces dernières années, (Deliège, 1990, 1991, 1992) j'ai tenté d'esquisser un schéma de tendance historique probablement applicable à l'ensemble des arts, mais que j'ai développé en pensant tout particulièrement à l'évolution musicale. Je le mentionne ici à nouveau mais très brièvement : 1. Epoque où la musique est encore, tout au moins au plan théorique, intégrée au cadre des arts libéraux et où la pratique est artisanale et vise le culte et secondairement le divertissement (Moyen Age - XVIe siècle). 2. Entrée de la musique dans le système des beaux-arts où sa fonction est d'imiter la nature, mais où l'homme occupe bientôt la place centrale (XVIIe et XVIIIe siècles). 3. Phase où l'art tend vers une autonomie qu'il atteint pleinement dans le cadre de l'art pour l'art (XIXe et début du XXe siècle) 4. Réalisation de l'autonomie de l'artiste dans le cadre d'une auto-institutionnalisation de son langage et de ses procédures. Ce schéma paraît pouvoir être intégré dans les trois phases historiques décrites par Hegel au chapitre VIIB de la Phénoménologie de l'esprit, à savoir : 1. l'oeuvre d'art abstraite ; 2. l'oeuvre d'art vivante; 3. l'oeuvre d'art spirituelle.

La révision dont il peut être ici question quant à l'insertion du schéma proposé dans le processus hégélien, résulte de la transposition, nécessaire pour appréhender notre sujet, vers le Moyen Age et l'histoire moderne, d'un processus totalement localisé par Hegel dans l'Antiquité, ce qu'il ne répète d'ailleurs pas dans son Esthétique où l'art romantique commence avec le christianisme. Mais il convient de ne pas perdre de vue qu'il s'agit, dans la Phénoménologie, de l'art vécu comme religion, et c'est d'ailleurs cet aspect qui nous retient dans la mesure où l'un des points qui sera postulé dans la présente étude est que la fonction de l'art a été liée à celle du sacré à travers l'histoire et qu'il se lie aux fonctions de la connaissance au moment où les valeurs sacrées subissent un recul dans la société. En cela aussi la conduite de notre raisonnement restera dans une perspective hégélienne.

La première catégorie proposée par le schéma ci-dessus correspond au moment de l'oeuvre d'art abstraite selon Hegel. C'est le temps où l'homme chante la gloire du dieu dans l'hymne qu'il lui dédie et qui - dira Jean Hyppolite, exégète impartial de Hegel - " fusionne les consciences " (1946 : 531). Il n'existe pas à ce stade de volonté de pratiquer un art, si ce n'est celle de l'artisan qui vise la qualité de l'objet de son offre. Me référant à ce stade préhistorique de la modernité, je demandai, il y a peu, à Simha Arom, ethnomusicologue et grand travailleur de terrain, s'il avait jamais entendu parler d'art parmi les populations de Centrafrique qu'il visite régulièrement, et si la notion du beau y est primordiale. La réponse fut immédiate : Non. Ces populations visent la qualité des objets produits et celle-ci s'évalue en premier lieu par la conformité à l'usage. C'est bien ce stade d'un art avant la lettre qu'évoque Hegel lui-même avec une précision étonnante quand il écrit dans la Phénoménologie : " L'esprit est au contraire le peuple libre, dans lequel c'est la coutume qui constitue la substance de tous, dont tous et chacun savent individuellement l'effectivité et l'existence comme leur volonté et action " (Hegel, 1807, trad. fr. Lefebvre, 1991 : 460). Il n'en a vraisemblablement pas été autrement à l'époque de nos arts libéraux. La beauté résultait de la conformité à la coutume, de la qualité de la pratique et il n'y eut pas, pendant très longtemps, conscience de produire une oeuvre d'art. " Cette représentation du divin est abstraite dans la mesure où elle est pure objectivité et où l'esprit créateur s'est lui-même oublié devant son oeuvre " (Hyppolite, ibid. : 530). Pour Hegel, lors de ce premier moment, le créateur autant que le contemplateur s'effacent devant l'oeuvre au profit de la conscience qu'ils ont de leur situation. Le mieux même serait probablement de renoncer à parler d'artiste en cette phase initiale, non que nous ne le découvrions à travers l'oeuvre aujourd'hui, mais parce qu'au moment où l'oeuvre apparut, elle n'était que le mode de liaison, de médiation, entre l'homme et la divinité. Cette situation se retrouve, mais de manière totalement inversée, dans la phase institutionnelle que nous connaissons actuellement : l'artiste prenant le rôle divin, l'oeuvre devenant le véhicule du concept et l'auditeur intériorisant la connaissance lui permettant de juger avec une pleine efficacité.

A la phase de l'oeuvre d'art vivante, " l'essence de la nature se révèle à l'homme et participe à sa vie consciente " (Hyppolite, ibid. : 532). Ce stade transposé au plan de l'histoire moderne est celui de l'entrée dans le domaine des beaux-arts, donnant lieu, pour une période assez brève, à l'imitation de la "belle nature". Pour la première fois le mot oeuvre prend son plein sens. Mais cette nature extérieure cède rapidement la place à l'intériorité, celle de l'homme lui-même placé au centre du tableau : " L'homme vient donc se placer à la place de la statue " (Hegel, ibid. : 473). Là où cette impulsion est la plus forte, en France et en Angleterre, l'union de la musique, de la danse et du texte poétique, de la musique et de la mythologie au sein du drame, contribue à une pleine réalisation de cet idéal. Charles Batteux exprime la vérité de son époque quand il voit les beaux-arts réduits à un même principe, titre de son ouvrage de 1746 où il insiste avec force sur l'union de la musique et du geste dans le soutien du texte, pour exprimer l'homme dans le mouvement de ses passions (section troisième chapitre II). L'église luthérienne gardera d'importantes distances avec un tel modèle, tout autant que la Contre-Réforme en Allemagne, laissant l'expression de la fiction en dehors de la sphère noble, ce qu'a bien montré Walter Benjamin qui, dans son effort de réhabilitation du drame baroque allemand, n'a pu éviter d'admettre que ce genre n'a été pratiqué que par des épigones. Retraçant les recherches philologiques sur le sujet faites au cours du XIXe siècle, il n'a pu faire mieux que montrer ce qui, de ce point de vue, ne fut reçu que comme pure médiocrité (Benjamin, 1974, trad. fr. 1985 : 46-50). Les églises allemandes se souvenaient des traditions de la grande polyphonie pour exprimer l'homme, non à travers ses passions, mais dans sa relation à Dieu. De Schütz à J. S. Bach, en passant par la grande école des organistes du Nord, c'est bien cette distance qui s'est affirmée. Toutefois, après 1750, c'est le courant humaniste de l'expressivité s'efforçant d'atteindre le contenu fictionnel qui l'emportera : le Sturm und Drang aura raison de toute réticence dès avant que la Révolution française impose son idéologie dans tout l'espace européen, instaurant pour longtemps l'opéra comme genre dominant, capable d'infiltrer les formes instrumentales du concerto, occasionnellement de la symphonie, du ballet et du poème symphonique. Ce moment, par excellence celui du grand dessein beethovénien, pourrait être illustré par cette autre citation de Hegel : " Ce culte là, c'est la fête que l'homme se donne en son propre honneur, sans mettre cependant encore dans ce culte la signification de l'essence absolue..." (ibid.), celle-ci ne pouvant être atteinte qu'au stade suivant.

La route était ouverte vers cette troisième phase, celle de l'oeuvre d'art spirituelle. C'est une marche assez longue conduisant à travers tout le romantisme, de Mozart-Beethoven à Wagner-Debussy et quelque peu au-delà. Wagner, en réactivant des mythologies anciennes et oubliées est sûrement le musicien qui accomplit le plus purement, mais certes sans pouvoir se la formuler comme telle, l'idée entrevue par Hegel, telle peut être l'une des dimensions de Parsifal. Ses successeurs, Debussy, Schoenberg, en prenant de nouvelles distances par le langage, réalisant l'idéal de l'art pour l'art, s'écarteront déjà d'un type d'universalité qu'avait visé Wagner.

La transposition n'est-elle pas ici trop audacieuse ? Les témoins de Hegel étaient Homère, Eschyle, Sophocle et Aristophane. Si elle paraît possible, même au plan restreint d'une histoire musicale, c'est, soit que Hegel lisait notre propre histoire dont il pressentait le développement - les indices ne trompent pas à ce sujet - en la symbolisant à travers les situations hellénistes, soit que l'histoire moderne contient suffisamment d'harmoniques de situations anciennes. Et d'ailleurs ces deux interprétations ne sont-elles pas presque équivalentes ? Ce qui paraît autoriser cette transposition, cette extrapolation, c'est l'argument hégélien considérant l'état spirituel de l'oeuvre comme une affirmation de la conscience de soi, réduisant le poids du divin en faveur de cette affirmation, de la certitude, du Gewissen sur lequel insiste Hyppolite pour caractériser cette phase du développement humain. Commentant l'aboutissement à la comédie dans cette phase de la création, il note : " ... c'est le soi singulier de l'aède qui est devenu l'essentiel, tandis que l'universalité du monde divin est rabaissée à la substantialité privée du Soi, donc évanouissante " (Hyppolite, ibid : 534). Crépuscule des idoles ; Crépuscule des dieux. Certes, le chant dans notre art n'est pas celui de l'épopée voulu par Hegel, pour ce troisième moment, encore que des accents pourraient en être retrouvés dans le Ring, le Martyr de saint Sébastien, Oedipus rex, Un Survivant de Varsovie ou l'Ode à Napoléon. Mais ni Wagner, ni Debussy, ni Stravinsky, ni Schoenberg et encore bien moins leurs successeurs ne pourraient, ni n'auraient voulu prétendre à cette tendance de leur art. L'épique est un genre que les convictions de notre époque ne pourront plus atteindre. C'est Wagner qui illustre le mieux, au sein de l'histoire de la modernité, l'affrontement du divin et de l'humain ; mais dans la prophétie hégélienne la victoire de l'homme n'est que prétention vaine. Dans ce système l'art de la comédie devient la comédie de l'art.

Ce temps de la certitude, de la priorité du soi, est celui d'une conscience heureuse, où l'action humaine s'identifie à celle du dieu qu'elle peut éliminer en s'en attribuant le savoir. L'art pénètre ainsi dans le domaine de la connaissance. Quel qu'ait pu être le chemin tortueux emprunté par Hegel pour accompagner le mouvement de l'histoire en le localisant, symboliquement sans doute, entre Zeus et le Christ, et où il aurait été peu convaincant pour nous de le suivre au pied de la lettre, force est de reconnaître qu'en effet, l'image de la culture (la Bildung) dans l'évolution vécue correspond à cette marche de l'histoire vers une certitude, le Gevissen, où s'affirme progressivement l'autonomie de l'art jusqu'au stade de l'art pour l'art - éventuel aboutissement d'une religion de l'art - qui se substitue à la religion elle-même - religion manifeste dira Hegel - et que l'action de l'artiste dans la certitude consciente de ses moyens dépassera rapidement pour les institutionnaliser. Pour ce qui concerne l'histoire musicale, cette conquête de l'autonomie prend un véritable relief avec Beethoven, tend vers l'art pour l'art avec Wagner et réalise cette étape dans l'oeuvre de Debussy, de Stravinsky et du premier Schoenberg. Sans quitter cette tendance, Schoenberg néanmoins franchit un pas de plus en institutionnalisant les données techniques du langage atonal - il importe peu qu'il ait refusé de lui donner cette dénomination. Ce faisant, la composition musicale a tendu de plus en plus vers le concept et c'est le concept qui va la marquer primordialement dès le début du sérialisme.

Le schéma historique qui vient d'être esquissé peut être synthétisé dans un tableau qui concrétise sa description en la mettant en relation avec la tripartition hégélienne proposée dans la Phénoménologie de l'esprit.

 

SCHEMA IDEOLOGIQUE ET STYLISTIQUE DE L'HISTOIRE DE LA POLYPHONIE

 

 

 

tripartition hégélienne

 

 

périodes

historiques

 

 

caractères

 

 

styles

 

oeuvre abstraite

 

Moyen Age

arts libéraux

polyphonies primitives - ars antiqua - ars nova - XVe et XVIe ss.

 

 

contrapuntique rigoureux modal

 

prima pratica

artisanat

arts du bon

 

oeuvre vivante

 

de + 1590 à + 1750

 

imitation de la nature - exaltation de la figure humaine

évolution du contrepoint modal à l'harmonie tonale

 

 

secunda pratica

style représentatif

arts du beau

 

 

de + 1750 à + 1875

 

 

humanisme classique et romantisme

système tonal

 

évolution vers un art autonome et vers la musique absolue (symphonie - musique de chambre)

 

 

oeuvre spirituelle

 

de 1876 Bayreuth à + 1920...1950 et mort de Stravinsky

 

 

évolution du tonal au néo-modal et à l'atonal

 

réalisation de l'autonomie

art pour l'art

 

 

de + 1920 ... 1950 à nos jours

 

sérialismes - électronique - informatique

 

art institutionnalisé

évolution vers une terza pratica

art dominé par son concept

 

Ce mouvement tendanciel de l'histoire de l'art est plus aisément vérifié par Hegel dans son Esthétique avec d'autres tripartitions internes que nous ne ferons qu'effleurer, mais il est vrai moyennant d'importantes variantes. Dans l'Introduction de ce vaste traité, il est immédiatement clair que l'auteur pense que l'art subit une mutation susceptible de le fragiliser quand il donne lieu à l'appréciation de l'opinion et devient l'objet d'une possible critique (Introduction, chapitre premier, I, III). Soumettre l'art au jugement, c'est en effet le montrer en situation de pouvoir être relativisé et d'être conçu comme activité relevant d'un choix. Interpréter cette observation à l'intérieur de l'histoire musicale pourrait indiquer que le passage de l'oeuvre abstraite à l'oeuvre vivante, autrement dit que le passage de la prima pratica à à la secunda pratica selon la terminologie monteverdienne, soit la naissance de la modernité musicale, pourrait avoir été vécue à la fin du XVIe siècle, lors de la transition du grand art contrapuntique vers le style représentatif, comme le signe précurseur d'un déclin. Quand Galileo met en question le contrepoint traditionnel au profit de la musique représentative, il prend la liberté d'orienter la création. Mais là n'est encore qu'un premier indice ; c'est à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, au moment où l'art est littéralement livré à l'arbitrage de la critique journalistique, qu'est entamé le procès de désacralisation et de conceptualisation accessible à toute une classe de consommateurs. Hegel enregistre ce déclin, cette perte d'évidence de l'art sur laquelle insistera tant Adorno dès les premières pages de sa Théorie esthétique. Sans antipathie apparente, il accepte le critère kantien du goût pour étayer le jugement, mais c'est aux conditions de le former par l'éducation - le sens du beau n'est pas inné -, et de le dépasser (ibid. : chapitre II, I, II) : " Aujourd'hui on entend moins parler de goût, car le goût comme moyen d'appréhension et de jugements immédiats ne saurait mener bien loin et est incapable d'approfondir une chose " (trad. fr. Jankelevitch, 1964 : I 85). " Les grands caractères, les grandes passions peints par le poète sont suspects au goût ; son amour de la petite brocante n'y trouve aucun intérêt. Le goût recule devant le génie " (ibid. : 85-6). Ce qui contrarie ce suprême Conciliateur du sujet et de l'objet, que se voulut être Hegel, c'est le poids excessif que le goût fait peser sur la subjectivité réduite à pénétrer l'oeuvre sans l'évaluer autrement que par l'effet produit et ressenti : Aborder l'art par les sentiments revient à se consulter soi-même. Plus qu'un symptôme du destin de l'art, à l'homme de goût, Hegel substitue le connaisseur. Alors que le goût contemple, le connaisseur réfléchit. Dans un tel processus de conscience, la notion de beau elle-même subit une mutation. La définition kantienne : ce qui plaît sans concept, limitée au beau naturel est devenue caduque ; distinguant entre beau naturel et beau artistique, Hegel appréhende le beau à l'intérieur de l'oeuvre et le lit dans la perfection de celle-ci. (chapitre II, II, II; chapitre III, I) Il tolère une esthétique du laid, (chapitre II, II, II) mais ne nous y trompons pas, l'apparence de la laideur devra être sauvée par la qualité intrinsèque ; le laid sera bellement représenté, pourrions-nous dire. Les arts visuels sont, en la matière, beaucoup plus concernés que la musique qui n'a pas assez de pouvoirs sémantiques pour s'égarer dans la laideur sans sacrifier une part de son intégrité. Quelques laideurs du pari kagélien ont bien besoin de l'humour pour les préserver ; de semblables laideurs chez un Lachenmann ont dû rapidement s'effacer dans son évolution et ne sont momentanément peut-être tolérées que grâce à la garantie d'une grande rigueur de facture. La laideur qui paraît au niveau du contenu, telle que l'exprime le théâtre de Beckett, est rendue belle par la perfection formelle et la distance esthétique prise avec l'objet immédiat de la représentation.

Bien avant Nietzsche et Adorno, Hegel défend l'idée d'un contenu de vérité de l'oeuvre d'art ; une vérité à laquelle l'art trouve accès par l'apparence, laquelle doit donner l'illusion du réel. (chapitre I, II, II) De Platon à Nietzsche et Adorno, on sait l'importance prise par les théories de l'apparence en esthétique, mais c'est probablement, après Schiller, chez Hegel que cette théorie acquiert le plus de relief. Il parle ainsi de la beauté vraie qui résulte de l'idée et de sa forme telles qu'elles sont transmises au contenu : cela constitue l'idéal quand l'idée et la forme sont dans une relation adéquate l'une à l'autre (ibid. Section post-introductive). Cette introduction du vrai dans l'esthétique peut-elle laisser planer le moindre doute sur une définition de l'art ressenti comme domaine de connaissance ?

De fait, interpréter la pensée hégélienne demande prudence et nuance quand il est question de conjecturer le moment de l'entrée de l'art au rang du savoir. Il semble bien que l'on soit en présence d'un processus dans lequel le savoir intervient dès l'intervention du jugement qui implique directement la raison, même si ce n'est qu'au stade ultime que science et art semblent pouvoir s'identifier. Au premier des trois grands moments de l'évolution artistique selon Hegel, stade de l'abstraction symbolique, l'idéal n'est pas atteint mais simplement visé ; c'est le temps de l'inadéquation entre l'idée et la forme. A ce stade la raison ne peut agir librement, elle est dominée par l'impulsion d'une action qui vise le sublime. Au second stade, l'idéal est atteint par la réalisation de l'adéquation de l'idée et de la forme et produit l'oeuvre vivante, la beauté classique. La raison s'est donc conjuguée au sensible mais elle est opérante et donc capable de critique. Ce n'est enfin qu'au troisième stade que l'idéal est dépassé par l'intervention de l'esprit libérateur qui crée un divorce entre le vrai et le représenté, se refermant sur un art de l'intériorité de la conscience (ibid. pour la présentation préliminaire).

 

 

de l'oeuvre vivante à l'oeuvre spirituelle : l'évolution musicale vers l'art pour l'art

 

 

Une part du projet hégélien, au sein de la modernité musicale, - second stade déjà incliné vers le troisième - a été largement relayée par Hanslick (1854) qui demande que la réception du beau soit le fait d'une contemplation active et déclare la guerre que l'on sait à l'appréhension purement sentimentale de l'oeuvre en laquelle il ne voit que signe de morbidité. Ce rationaliste ne pouvait avoir le moindre écho auprès de ceux qui ne pouvaient comprendre la musique qu'en la dotant de pouvoirs sémantiques extrinsèques, d'un lyrisme fictionnel et d'un contenu représentationnel. Depuis la naissance de l'opéra, la fonction représentative de la musique s'était de plus en plus imposée et, dans le cadre d'un romantisme de pointe dominé par Berlioz, Liszt et Wagner, Hanslick réintroduisait les vertus d'une musique absolue fondée sur la logique du discours que Brahms, il est vrai, réintroduisait avec une pertinence exemplaire mais que l'on jugeait bien exagérément - que l'on juge encore - néo-classique. Cependant un coup de barre était donné auquel la mentalité du XXe siècle fera écho mais sans unanimité.

Debussy - qu'en Allemagne on classera parmi les romantiques parce que son esthétique ne renonce pas à l'image - et Schoenberg, musiciens incompatibles quoique Schoenberg parut partiellement comprendre son aîné, ne peuvent être cités ensemble que parce qu'ils sont les deux vrais conducteurs de l'orientation de toute la musique de notre siècle. S'étonnera-t-on d'une affirmation aussi nette ? Ce n'est pas un jugement de valeur qui intervient ici, même s'il est indéniable que c'est la valeur qui est à l'origine du rayonnement artistique de ces compositeurs - ce qui est tout particulièrement certain dans le cas de Debussy. Ce qui donne à ces musiciens une telle fonction historique, c'est le fait d'avoir entraîné à leur suite tout le devenir musical jusqu'à présent vécu. S'étant moins exprimé sur son art que Schoenberg, ayant moins théorisé et s'étant soustrait à toute forme d'enseignement institutionnel, Debussy a cependant été plus clair dans sa démarche. La tâche lui fut peut-être facilitée en ce que bien qu'intervenant puissamment sur le langage et provoquant une mutation l'ayant amené à voiler la tonalité par la modalité, il agit à l'intérieur de l'esthétique symboliste, ne se détournant jamais des pouvoirs allusifs qu'il reconnaissait à la musique. Sa pénétrante lecture de Baudelaire, de Verlaine et de Mallarmé ; et dans une mesure à peine moindre, son intuition interprétative de l'apport de précurseurs tels que Satie et Chausson, sont au principe de tout un comportement que ses dons et sa volonté ne demandaient qu'à concrétiser. Cette sensibilité a été recueillie par Stravinsky pendant une dizaine d'années et par Messiaen pendant la plus grande partie de sa carrière. Les compositeurs dénommés spectralistes aujourd'hui prolongent cet acquis ; ils relayent Debussy dans le souvenir d'un sérialisme sous-jacent : ordonné ou non, le spectre garde un aspect du phénomène sériel.

Schoenberg synthétisera les tendances imagistes et abstraites en pesant sur l'une et sur l'autre successivement selon les phases de son style et l'évolution de son langage. Après avoir cultivé le fruit du wagnérisme mais sans rien sacrifier à la logique du discours dans la phase la plus expressionniste de son oeuvre, il s'en séparera et rejoindra, dès le lendemain de la Première Guerre mondiale, le courant brahmsien qu'il ne quittera plus. Stravinsky, en dépit de tout ce qui l'oppose à Schoenberg a suivi, du point de vue qui nous occupe, une évolution parallèle : vivant dans la perspective imagiste pendant sa période russe, il y renonce dès le lendemain de la guerre de 1914, mais comme Schoenberg sans absolu, retrouvant dans ses oeuvres lyriques les moyens représentationnels indispensables. Quoi qu'il en soit, une prédominance du concept prévaut tant chez l'un que chez l'autre au temps de leur maturité : les dates des grands essais de Schoenberg (dont le très significatif "Brahms the progressive" 1947) sont postérieurs à 1920 et Poétique Musicale de Stravinsky paraît en 1947. Plus que dictées par des faits de langage, ces données sembleraient donc être, à leur époque, davantage des signes d'une évolution des mentalités dérivés des tendances de la modernité dans le sens pressenti par Hegel et voulu par Hanslick. A partir du sérialisme, le concept prend le dessus sous la forme d'une recherche dirigée vers une nouvelle logique du langage, et souvent vers l'expérimentation, donnant à la notion de plaisir un contenu intellectuel qu'il ne pouvait avoir chez Kant et tel qu'il s'était maintenu depuis le XVIIIe siècle, mais que d'autres époques (ars nova), et certaines formes contrapuntiques instrumentales (ricercar et dérivés - fugue) ont pu approcher.

Le cas de Schoenberg est infiniment complexe. Les forces qui l'ont travaillé sont à la fois diffuses et secrètes, et indépendamment des influences subies et des modèles acceptés ou revendiqués, l'intuition à laquelle il s'est fié a été extrêmement contrôlée, voire inhibée. William Thomson, auteur d'un ouvrage assez dur pour le maître et quelque peu spéculatif, mais non dépourvu de mérite, voit trois influences prépondérantes, très tôt manifestes et qui marqueront profondément la démarche générale : Loos, Kraus et George (Thomson, 1991 : 19-20). Elles éclairent indéniablement sa modernité. Mais le vécu de Schoenberg est encore beaucoup plus atteint de l'extérieur, et d'ailleurs Thomson ne le nie pas : Kandinsky, Schopenhauer, Wittgenstein sont présents en arrière-plan, et de mon point de vue, j'avancerai l'hypothèse que la phénoménologie husserlienne, dans la mesure où elle marquait la mentalité ambiante du monde intellectuel en Europe centrale, peut ne pas avoir été indirectement étrangère à la naissance du premier sérialisme, comme d'ailleurs elle reste présente - sinon davantage encore - dans la manière d'engager le recours à la série généralisée, au lendemain de la guerre de 1940, pour la génération suivante.

La marque de Karl Kraus ne doit pas être surestimée. Kraus était un vigoureux polémiste dont le talent en la matière consistait à fustiger l'adversaire sans en passer par la phrase négative : c'est sur le ton le plus engageant qu'il assénait le coup fatal. Etant l'exact contemporain de Schoenberg, il a pu être pour celui-ci un modèle de courage dans le combat, mais Schoenberg, dans sa plus grande dureté, n'a jamais égalé la férocité de ce turbulent ami.

L'architecte Adolf Loos doit avoir eu infiniment plus de poids dans la pensée de Schoenberg, il était son aîné de quatre ans et il admira son oeuvre au point d'avoir conseillé à Berg de publier dans la presse l'agenda de toutes les exécutions projetées des oeuvres du maître (lettre de Berg à Schoenberg du 6 décembre 1911 in Brand et al, 1987 : 51). La coïncidence des démarches des deux artistes est, au reste, frappante : de la part de Loos comme de Schoenberg la recherche portait sur de nouveaux matériaux mais elle était assortie d'une volonté de maintenir strictement la tradition dans l'édification des structures. Il serait impossible toutefois, compte tenu de la puissante tendance formaliste et fonctionnaliste de Loos, de trouver dans ses bâtiments les traits lyriques que recèlent les grandes oeuvres de Schoenberg, Mais il n'est pas difficile d'imaginer les encouragements qu'il dut éprouver à la vue des modèles de son ami qui ne pouvaient que l'inviter à atténuer ce lyrisme, ce que favorisera le sérialisme. Schoenberg dut avoir le sentiment de trouver un écho de sa pensée, dans les propos de Loos, quand il put lire sous sa plume en 1903 ce conseil pédagogique qu'il ne cessera de donner lui-même : " Garde-toi d'être original ; le dessin t'y pousse facilement. Il faut souvent un grand effort, pendant qu'on dessine, pour éloigner toutes les idées originales. Mais cette pensée sert à dominer cette tentation : comment vont vivre dans cette maison ou dans ces locaux d'ici cinquante ans les hommes pour lesquels je travaille ? On ne peut faire quelque chose de nouveau que si on peut le faire mieux. Seules les nouvelles inventions - lumière électrique, couverture de bois et béton armé - peuvent changer la tradition " (cité par Benevolo, 1987, trad. fr. 1988 : II 52). Certes Schoenberg ne refusait pas l'originalité ; la création avait pour lui un sens du commencement quasi-biblique. Mais autant que Loos il récusait cette originalité qui se serait séparée du motif - l'égal du dessin - qui devait donner lieu à des dérivations progressives dans le cours du développement par variation. C'est dans ce sens que fut dirigée toute sa pédagogie qui ne se sépara jamais de Bach, des classiques viennois et de Brahms. Autant que Loos, il pensait au devenir de son oeuvre ; autant que lui, il acceptait que la recherche soit dirigée vers un matériau nouveau.

Quant à Stefan George, il est bien difficile d'en mesurer l'impact dans la vie et l'idéologie de Schoenberg. Intervient-il au-delà du choix de textes que fait un compositeur ? Même à cet égard il n'est présent que dans la période wagnero-straussienne du compositeur. Dès la période brahmsienne qui s'accentue dès les pièces pour piano op. 23, mais qui était déjà bien présente dans celles de l'op. 11, la poésie de George n'apparaît plus. Si toutefois on peut établir un vrai lien entre George et Schoenberg, il semble que c'est au niveau idéaliste de l'art pour l'art qu'il faut le découvrir. Même quand Schoenberg élaborera un langage "homologué" - expression de Stravinsky désignant son propre néo-classicisme - de mon point de vue "institutionnalisé", il entendra rester fidèle à cet idéal. Souvenons-nous de la conclusion de l'essai de 1946, New Music, outmoded Music, Style and Idea :

 

 

un renforcement du concept : un écho de Wittgenstein

 

 

Nous ne savons pratiquement rien, au stade actuel, de ce qu'ont pu être d'éventuels rapports entre le groupe de Schoenberg et les membres du Cercle de Vienne en philosophie. Mais nous savons par les cours de Cambridge que Wittgenstein était attentif à ce qui se produisait en musique. Les notes prises par ses étudiants au cours des séminaires d'esthétique de 1938 comportent de nombreux exemples choisis dans l'univers musical. La lecture de ces exemples est sans équivoque : pour Wittgenstein il ne pouvait plus être question d'une esthétique naïve exclusivement contrôlée par la sensibilité et des insuffisances de langage. Il se méfiait de l'usage des adjectifs et exigeait qu'un jugement portât sur la forme et sa cohérence (Wittgenstein, in Barrett éd., 1966, trad. fr. 1971 : 19). Faire ressortir cette cohérence, c'est, dans le cas de la lecture d'un poème, en faire ressortir la métrique et même les scansions rythmiques ; il devient alors compréhensible et bien plus clair que si la lecture n'est qu'une mimique gestuelle, par exemple en insistant sur les adjectifs (ibid. : 21-22). Admirer n'est pas comprendre ; il ne suffit pas que quelqu'un dise "Ah" en écoutant une pièce de musique, pour que nous disions : "cet homme a le sens de la musique" ; il doit encore pouvoir en parler. Sans cela, il ressemble " au chien qui frétille de la queue en entendant de la musique " (ibid., : 25). Ce point paraît important et en appeler à une exigence qui ne s'était pas manifestée jusque là, même de la part de Hanslick, et même si elle fut entrevue par Mallarmé. Pouvoir en parler ! On en vient donc à la suprématie du verbe, comprendre la musique c'est pouvoir la conceptualiser. Vrai ou non - chacun en jugera -, cette parole vient au moment où l'effort de Schoenberg est considérable pour qu'une philosophie de la musique accompagne son oeuvre. Et de même - le rapprochement peut s'imposer -, Boulez un peu plus tard, et bien que discret sur sa poétique et refusant la "selfphotopsie" (communication personnelle, 1989), exprimera par l'écrit un point de vue sur le présent et le devenir de la musique qui dépassera, par l'aspect rationnel, tous les messages de ses prédécesseurs. Qui parmi les compositeurs, jusqu'ici a été plus loin dans l'effort de conceptualisation ? (j'écris intentionnellement " parmi les compositeurs " par égard pour Adorno, figure dominante de la modernité). Rien d'étonnant que manifestant cette nécessité de conceptualiser l'action créatrice, Wittgenstein relativise l'importance du goût, plus encore peut-être que Hegel : " Ce que nous appelons actuellement le goût n'existait peut-être pas au Moyen Age. On joue des jeux tout à fait différents aux différents âges de l'histoire " (ibid. : 28). On hésitera éventuellement à accueillir cette remarque dans ce qu'elle pourrait avoir d'absolu. La comparaison entre des oeuvres d'une même époque dénote des différences qualitatives que l'on peut être tenté d'attribuer au goût ; il reste néanmoins délicat de faire dépendre du seul goût ces différences. L'ethnomusicologie, tout à l'heure évoquée, a suffisamment mis en évidence l'implication pure et simple des moeurs culturelles dans les résultats obtenus.

Wittgenstein croyait à la règle et à son respect, mais il jugeait qu'elle variait peu (ibid. : 24). Schoenberg pensa-t-il autrement ? Sa position n'est pas absolument claire quand il écrit l'essai cité de 1946 où il oppose Style et Idée. Une fois de plus, il minimise le changement intervenu dans son propre parcours. Ce qui change, c'est le style ; et c'est l'idée qui est à la base de l'option fondamentale du compositeur. Etait-ce une vue platonicienne ou une vue empirique ? Aucun lien dialectique apparent entre les deux pôles ou ce qu'il semble considérer comme tels. Est-ce important ? C'est un signe complémentaire du dualisme de sa pensée acceptant que l'histoire agisse sur l'évolution de l'harmonie, évolution permise par une transformation du style, cependant que l'idée, comme une sorte d'absolu, maintient l'ordre traditionnel : le style gouverne, l'idée règne. Ce dualisme n'était toutefois pas exprimé avec une telle netteté, sans quoi le texte en question n'eût pas affiché l'ambiguïté signalée qu'il serait difficile de nier. Comment faire porter tout changement sur le style sans participation de l'idée ? Comment ne faire porter l'idée que sur une option extérieure à l'oeuvre, celle de l'art pour l'art ? Certes par l'ascendant wagnérien, Schopenhauer était présent, même si on ne l'avait pas lu ; c'était encore vrai pour la plupart des artistes - et tout particulièrement des musiciens du début du siècle - le nationalisme farouche de Debussy y aurait même été frotté (cf. Lesure, 1992 : 87, 204). L'idée pouvait exister dans la mentalité d'un Schoenberg comme représentation et être générée par l'intuition ; elle pouvait ainsi avoir une portée assez englobante, sans affecter directement l'oeuvre, tout en étant qu'elle pouvait rester d'un ordre très abstrait.

Cette acceptation par Schoenberg de l'abstraction n'est pas aisée à comprendre. Apparemment rien ne le portait vers un retrait dans le domaine du nombre si ce n'est le modèle de Loos. L'expressionnisme tant musical que pictural, la confiance vouée aux forces de l'inconscient dont témoigne la correspondance avec Kandinsky, le maintien de modèles XIXe siècle quant au style - style étant maintenant pris dans son sens usuel -, tout semblait devoir l'en écarter. C'est ici que je voudrais introduire une hypothèse qu'à ma connaissance les éléments biographiques dont nous disposons ne vérifient pas. Mais on sait suffisamment qu'il est bien des idées qui se répandent dans certains milieux, et parfois même dans de larges groupes, sous la pression de circonstances exceptionnelles sans influence directe. Ces circonstances très lourdes - les deux guerres mondiales et leurs séquelles -, semblent avoir entraîné d'étroites convergences entre les consciences des créateurs : la naissance et le renforcement du sérialisme en musique, l'abstraction géométrique en peinture, le formalisme fonctionnel en architecture et la phénoménologie transcendantale husserlienne en philosophie. Et puisque c'est sur un éventuel rapprochement entre cette dernière et le sérialisme que je voudrais insister, j'ajouterai que ce n'est pas d'influence qu'il doit être ici question au sens d'un rapport résultant d'un nécessaire contact par le livre, mais d'une convergence d'idées et de comportements qui pourrait résulter du considérable renforcement de la philosophie du sujet qui s'observe en Europe centrale dès le lendemain de la guerre de 1914. Un des signes les plus caractéristiques des grandes crises est le repli individuel. Il serait superflu de revenir sur l'importance de la crise sous la démocratie de Weimar, des répercussions de l'effondrement de l'Empire austro-hongrois, tout autant que sur la crise personnelle de Schoenberg entre 1914 et 1923, pendant laquelle la méditation n'est accompagnée que de l'ébauche de l'Echelle de Jacob. Et si l'influence de Joseph Mathias Hauer a été plus déterminante que ce que Schoenberg en a admis, celle-ci a pu être accompagnée de motivations parallèles éventuellement plus profondes.

 

 

expulsion de l'image : réduction phénoménologique et sérialisme

 

 

C'est pendant l'hiver 1923-24 que Husserl fait à Munich une série de séminaires sur ce qu'il nomme philosophie première. L'époque coïncide de manière frappante avec l'apparition de la série dodécaphonique dans l'oeuvre de Schoenberg. Cette relation de calendrier est vraisemblablement fortuite ; ce qui l'est moins, c'est le parallèle mental qui peut être dégagé entre les représentations. Dès la septième leçon (Husserl, 1956, trad. fr. 1970 : 63-72), il est fait retour par la logique à la connaissance subjective devenant opératoire pour la connaissance générale, universelle. La perception et la conscience esthétique sont totalement subjectives, mais cette conscience est pleinement active. Gouvernée par la connaissance et l'affect, elle apprécie le beau présent dans l'objet. Il est immédiatement clair que l'intérêt husserlien vise la naissance d'une science du sujet, laquelle sera complétée par la logique permettant d'atteindre l'essence des phénomènes. Les auditeurs de Husserl vivaient ce qu'il nommera le grand renversement cartésien ; ils assistaient à la démonstration d'un repli qui leur était présenté comme nécessaire, celui de la naissance d'une conscience transcendantale, seule capable d'atteindre l'essence des choses dans leur pleine objectivité (ibid. : 81-107 et 1959, trad. fr. 1972 : 3-13). A de multiples reprises, Husserl parle d'une philosophie du commencement (ibid. 1972 : 3-35), son domaine est celui de la certitude intuitive n'acceptant que l'évidence. Mais comment commencer ? Partir de soi-même, des évidences de son expérience propre et conquérir l'évidence adéquate, toujours limitée par l'évidence apodictique, celle que la démonstration peut imposer (ibid. 36-49). Les perceptions sont multiples et contingentes, éventuellement guettées par le chaos (ibid. : 67) ; le sujet ne peut s'y immerger complètement. Deux chemins sont possibles : 1. celui du "je suis" ; 2. "Moi et le monde" (ibid. 49-58). Le second est difficile, il me contraint de mettre le monde en suspens. Sauf le cas de la critique historique ou le témoignage (ibid. : 90), ma critique ne peut être que solipsiste (ibid. 82 et 91). Le fait que ma perception est inadéquate ne me permet pourtant pas d'exclure l'adéquat de l'essence du donné (ibid. : 70 et 95). Mais nous sommes des penseurs du commencement et il nous appartient dès lors de découvrir des pistes pour progresser. De quel droit en mettant en suspens l'existence du monde ai-je pu ne pas m'en exclure ? Cette question conduit à une distinction entre le moi sujet et le moi objet. Par la réflexion, cette possibilité m'est offerte d'imaginer la non existence du monde sans en retirer l'hypothèse venue de ma perception. Je vois ainsi se dessiner un chemin fait de liaisons progressives allant du néant vers mon expérience subjective, et de là, vers mon donné objectif me reliant au monde (ibid. 97-104). Me voici donc, par ma critique, en présence d'une opposition entre une expérience du moi pur et d'un moi empirique, naïf. Je ne puis oublier que la critique dans laquelle je suis engagé doit me conduire à la recherche des évidences apodictiques. Est-ce que l'expérience du monde, donc naïve, est capable de procurer à la connaissance un tel résultat ? Le moi transcendantal, le moi pur, peut avoir une expérience de l'être, l'avoir en lui-même. Se pose alors la question de la possibilité de résister à l'expérience externe du monde, par sa mise en suspens, sa mise hors jeu. Cela revient à renforcer, à aider l'expérience de moi-même. Pour y réussir, l'accent doit être mis sur la méthode capable d'objectiver. Je dois pouvoir me saisir afin de créer le vide du monde : " rien n'est plus là ". Historiquement ceci est le renversement opéré par Descartes mais méthodologiquement établi par la phénoménologie (ibid. : 105-13). Cette méthode consiste en la célèbre opération réductrice de la phénoménologie husserlienne.

Une telle opération de réduction met donc entre parenthèses le réel concret, ne conservant qu'une appréhension formelle, temporelle ou spatiale. Dans le champ temporel, mise en évidence des termes d'action à la première personne du présent de l'indicatif ; il s'agit d'actions du moi. Le sujet, le verbe seront dépourvus de complément. Il s'agit d'actes de la vie égologique. La réduction transcendantale consiste donc à éliminer de l'action toute illustration. La perception comporte la remémoration; le présent et un avenir ouvert ; tout cela dans une mise hors jeu de l'objectivité du monde (ibid. : .117-23).

Que cette description sommaire qui nous a mené au seuil de la première réduction phénoménologique nous suffise. Elle ne peut motiver les faits de l'histoire des arts, qu'il s'agisse des surfaces nues des Compositions peintes par Mondrian entre 1920-1930 et au-delà ou de l'abstraction sérielle du compositeur ; elle explique toutefois l'attitude du commencement. En décrivant cette philosophie première, n'a-t-on pas décrit du même coup les processus de naissance des deux phases vécues du sérialisme, 1923, 1950 : deux moments où la conscience totalement introspective, met entre parenthèses, hors jeu, la réalité extérieure, le contenu de représentativité que depuis Monteverdi la musique avait constamment visé, assumant maintenant, contre cette tradition, tout le poids du devenir historique de l'oeuvre à partir du nombre symbolisant le sonore - acte du cogito. Là s'accomplissait une relation très hermétique pour l'observateur, quasi-impénétrable, entre le compositeur et l'objet de sa méditation. S'oubliant peut-être lui-même un temps - Husserl le pensait dans le cadre de sa description -, de par l'acceptation des risques encourus, mais affirmant peut-être avec d'autant plus de détermination la perception de son univers restreint, le compositeur était conduit à la nécessité de créer un langage et, pour qu'il survive, il dut l'institutionnaliser. L'instant du degré zéro, comme on l'a parfois appelé, ne pouvait toutefois que s'abîmer rapidement et tomber dans le provisoire s'il n'était soutenu par un projet intentionnel contraint d'ouvrir de nouveaux horizons. C'est bien à quoi l'histoire des deux crises de ce siècle, qui ont vu naître ces mouvements, nous a donné d'assister.

S'il n'est pas difficile de reconnaître, dans la tabula rasa d'un Stockhausen, les signes d'un haut degré d'abstraction au début des années 50, la situation peut paraître plus douteuse chez Schoenberg. Comment pouvons-nous à la fois parler d'une mise hors jeu de l'environnement et d'un univers brahmsien ? Cette contradiction est inhérente à l'oeuvre de Schoenberg : la mise hors jeu ne pouvait être ici que partielle, elle a concerné le langage, non le discours ni même l'écriture ; la tradition devait continuer de les soumettre à ses impératifs et notamment à ceux du style de Brahms, parfois aussi de Reger.

Faut-il rappeler cet étrange pari de Schoenberg croyant offrir à la musique allemande des ressources pour un siècle et aboutissant, dans son oeuvre, à des retours qu'il condamna chez d'autres. Quelques éclats, il est vrai, dominés par les Variations pour orchestre op. 31 sauvent son oeuvre postérieure au début des années 20; et la pratique sérielle de ses élèves aussi le sauve. Faut-il rappeler la nécessité de "corriger" le sérialisme généralisé par une critique reconstituant le réel au lendemain de la radicale "mise hors jeu" de tout univers externe, critique positivement manifestée dans les oeuvres, celles de Boulez liées à Char ou Mallarmé, de Stockhausen (Gesang der Junglige), de Berio dans ses liens à Joyce, Cummings, Sanguinetti etc.. Mais le parcours n'a pas été vécu sans heurts. Dans certains cas la mise entre parenthèses s'est poursuivie et l'on a tenté d'en tirer profit : attitude d'épigones allant jusqu'à nier la réalité des moyens - voix, instruments - contraints de donner d'eux-mêmes une définition absurde contrariant le geste de l'interprète et la qualité sonore. Dans d'autres cas, au contraire, on a prétendu ouvrir la parenthèse par le recours à l'agression : le plus bel exemple a été le refus de toute intentionnalité proclamé par l'aléatoire et son corollaire, l'improvisation collective. On n'insistera pas : si tout n'a pas été dit, tout a été entendu. Plus tragique a été le cas des compositeurs qui après avoir investi dans la mise hors jeu de tout environnement n'ont pas réussi à créer de nouvelles poétiques sans abandon du meilleur de leur acquis, bifurquant vers l'aventure post-moderne et ses dérives, avouée ou non.

Il est vrai qu'il faut se méfier des simplifications arbitraires : la mise entre parenthèses dont il est ici question, celle du compositeur du commencement, a été coûteuse. Quand la bonne société est retournée à l'opéra, attirée par de somptueuses mises en scène à la mesure de ses goûts, relisant et actualisant le répertoire, le socialisant même, les compositeurs ont reçu des commandes d'oeuvres nouvelles, et ils ont éprouvé cruellement le mal-être d'un langage qui n'atteignait plus les objectifs d'un contenu illustrant la fiction. " Ils ont alors payé le prix ", dit un jour en ma présence et en public André Boucourechliev. Ce prix fut celui de concessions forçant, soit l'attitude rétrospective, soit l'anéantissement du scénario : le post-modernisme pouvait afficher ses très petites vertus.

Peu de créateurs émergent en fin de compte d'une telle conjoncture historique. Depuis la Seconde Guerre mondiale, l'art est en mutation, certes, autant que la société elle-même, et c'est une conséquence incontestablement normale. Mais après avoir vécu huit siècles de polyphonie, toujours parcourus de forces prospectives, pourrons-nous reconnaître des valeurs dans des enfermements rétrospectifs ? Qui donc parle d'enfermement, objectera le représentativiste ? je n'ai pas abandonné la partie, j'accumule les matériaux d'un pluralisme culturel qui contient les meilleurs vestiges du patrimoine mondial dont l'art est le garant. Pour le rationaliste l'objection est effarante ! Comment prétendre enrichir un patrimoine sur l'accumulation de ses propres dépouilles ? l'art va-t-il se construire chez le brocanteur ?

 

 

le retour des prophètes

 

 

Mais nous parvenons à la fin de l'histoire ! Depuis que, faute d'une information suffisante, nous avons placé une barrière à environ cinq mille ans avant notre ère en rangeant les informations discontinues en notre possession sur les temps antérieurs sous une vaste notion de préhistoire, nous avons vu naître et sombrer des civilisations. Nous ne sommes peut-être pas moins menacés mais, sauf gaffe irréversible des Terriens, il ne semble pas que l'apocalypse nous guette : le temps où on l'attendait frénétiquement d'un instant à l'autre est depuis longtemps révolu. La venue de l'an 2000 semble, sous ce rapport, moins effrayante que fut celle de l'an 1000. Or depuis ces quelque cinq mille ans que nous nous percevons entrés dans l'histoire, le fil historique s'est-il jamais rompu ? L'action historique de l'homme transcende les civilisations : quand une époque est en déclin son apport survit dans la suivante, souvent transfiguré. La destruction menace les monuments mais les acquis intellectuels résistent. L'exemple de Dante le plus souvent cité est l'un des plus convaincants de trans-historicité et Burckhardt, dans son très classique ouvrage sur la Civilisation de la Renaissance en Italie (1830 : troisième partie chapitre I), mentionne les Carmina Burana parmi les anticipations significatives de l'attitude humaniste. L'exemple de l'art n'est peut-être néanmoins pas le meilleur pour illustrer l'idée de trans-historicité parce que, dans ses formes plastiques, il survit à travers les âges sous forme de vestiges, donc de formes figées. La philosophie est déjà un exemple beaucoup plus significatif : la présence des Anciens est probablement plus vivante aujourd'hui qu'au début du romantisme allemand. Mais l'exemple le plus probant de trans-historicité, pourrait bien être celui de la science. C'est ce qu'indiquait déjà de fait Schopenhauer quand, comparant art et science, il suggéra cette superbe image : " ... la science se trouve à chaque découverte renvoyée toujours et toujours plus loin ; il n'existe pour elle ni terme ni entière satisfaction (autant vaudrait chercher à atteindre à la course le point où les nuages touchent l'horizon) " (Schopenhauer, cité in Dez, 1991 : 106). Comme l'a merveilleusement monté Thomas Kuhn (1959, trad. fr. 1973), bien que Copernic démonte Ptolémée, il n'existe que par lui et il en sacrifie moins les données qu'il n'en inverse la perspective ; il l'inverse mais sans le renverser. Or quatorze siècles séparent les deux contributions et elles se relient à travers deux civilisations différentes. Phénomène typique de la Renaissance, dira-t-on ; certes, mais il ne s'agit pas d'une attitude de réintégration mais d'un bouleversement mental, d'une avancée avec un critère de démarcation, comme nous le disons depuis Popper, falsifiant la théorie ancienne. Les exemples pourraient être multipliés, j'en laisse le soin au lecteur.

Les civilisations sont mortelles mais l'histoire les transcende. Il se peut que nous soyons au seuil d'une ère post-chrétienne mais il ne peut s'agir d'une ère post-historique ; une telle notion est purement mythique.

Ces remarques pourraient être accusées d'enrichir les confusions en feignant d'ignorer - ou en ignorant - que la fin de l'histoire annoncée n'est qu'une métaphore qui recouvre l'histoire en tant que tendance. Marx est au tapis... Hegel l'y aurait rejoint s'il n'était qu'il paraît avoir conduit la dialectique jusqu'au triomphe de l'esprit. Autrement dit, le procès en cours serait donc celui de la dialectique et, à travers elle, celui du matérialisme historique. On l'avait parfaitement compris. Mais une victoire remportée sur ce terrain n'éliminera jamais les tendances de l'histoire, même si elles ne sont pas prévisibles et si de multiples soubresauts peuvent contrarier les processus en train de se dessiner. Ce qui le plus profondément imprime un déterminisme relatif à l'histoire, c'est la chaîne d'implications des faits, ainsi que l'a indiqué librement - j'entends en dehors de toute référence à la dialectique - Pierre Bourdieu (1979 : 45). Mais les parcours tendanciels de l'histoire vécus à travers la modernité, le nouveau prophète, dont le post-moderne, les dissout en une multitude de récits, d'intrigues, cela fait partie de ses besoins, de ses goûts décoratifs.

Mythique, tout autant que la métaphore post-historique, est la notion de post-modernité car la modernité nous colle à la peau presque comme une fatalité sauf si nous nous en absentons. C'est peut-être en ce sens qu'il faudrait étendre la remarque de Jean-François Lyotard, quand il écrit : " Une oeuvre ne peut devenir moderne que si elle est d'abord post-moderne. Le post-modernisme ainsi entendu n'est pas le modernisme à sa fin, mais à l'état naissant, et cet état est constant. " (Lyotard, 1986 : 30). Il entend par là que chaque génération de créateurs commence par s'en prendre à la précédente pour établir sa propre modernité. Gianni Vattimo, un autre théoricien de la post-modernité, suspend le post-moderne du cours de l'histoire. Il accepte la gageure d'expliquer le préfixe post comme " une prise de congé " devant la logique du développement de la modernité. (Vattimo, 1985, trad. fr. 1987 : 8). En d'autres mots, cette prise de congé est la façon - la seule sans doute - de ne pas être moderne ; il est toujours possible de s'absenter. Si je suis présent dans mon époque, je suis moderne, peu importe que j'aime ou non la modernité, je l'habite et je suis habité par elle. Si je suis absent, en congé, je suis en décrochage sur mon époque, et il importe peu que je l'apprécie ou l'abhorre ; le congé n'est-ce pas d'ailleurs l'absence d'opinion ? Cette prise de congé, Lyotard la découvre dans l'architecture post-moderne qu'il identifie au bricolage, à la citation et à un manque d'intérêt pour l'environnement (Lyotard, ibid. : 120). Henri Meschonic généralise l'observation en rapportant l'attitude post-moderne au néo-classicisme (1988, 2e éd. 1993 : 14). Ce n'est pas faux, mais il convient d'être prudent : ni Stravinsky, ni Picasso n'ont cessé d'être modernes quand ils s'y sont inscrits ; ils prenaient des risques mais ils n'ont pas pris congé : ils sont restés fortement présents comme mandataires de leur époque, assumant le mandat dont ils s'étaient saisis. Et c'est en cela que même si la modernité nous colle à la peau, parce que nous ne la quittons que par l'abstention, elle est aussi un combat, comme la définit Meschonic au seuil du même ouvrage. Le créateur doit la vouloir.

Par sa définition citée il y a un instant, Lyotard sauve de fait la post-modernité. N'y voyant en art rien à sauver, je me sens plus proche d'Umberto Eco quand il y voit " le nom moderne de notre maniérisme " (Roman de la rose, cité par Compagnon, 1990 : 167). La proposition est surtout valide si on entend " maniérisme" au sens ou le définissait Schopenhauer : " ..."imitatores servum pecus" (...) ; ils notent ce qui plaît et ce qui fait de l'effet dans les vrais chefs-d'oeuvre, ils l'analysent, ils le conçoivent sous forme de concept, c'est-à-dire abstraitement, ils en font enfin, à force de prudence et d'application, un pastiche avoué ou inavoué (in Dez, ibid : 122).

 

 

moderne / post-moderne en termes d'oppositions

 

 

Ces différentes approches nous conduisent à examiner les oppositions principalement idéologiques entre modernité et post-modernité (je ne conserve le mot, dois-je le rappeler, qu'en référence à l'usage). On tentera de cerner le sujet sans trop quitter le domaine de la musique et en restant sur le terrain de l'histoire, donc celui de la modernité.

 

(1). La modernité est rationnelle. C'est dans le cours de son histoire que s'est inversé le rapport hiérarchique science / art. Au temps de Nietzsche, on pouvait encore croire que l'art dominait la création, tout au moins quant à sa trace dans la mentalité élitaire. Mais dès les premières années du XXe siècle, sous l'impulsion des grandes découvertes en physique et bientôt en biochimie, le scientifique paraît se découvrir un horizon d'autonomie que l'artiste a tenté de rejoindre en imitant son comportement, apparaissant lui-même comme chercheur. La science et le développement technique ont dû beaucoup peser sur l'art pour le pousser à s'institutionnaliser.

Gianni Vattimo caractérise la modernité comme orientée a) vers la sécularisation, b) la foi dans le progrès, c) la foi dans le nouveau (Vattimo, ibid. : 106). Que depuis les Lumières elle défende la pensée laïque ne fait aucun doute, mais elle a connu des moments d'illuminisme avec le romantisme et le surréalisme, cependant que le retour au religieux que soulignent certains représentants du post-modernisme n'a rien d'avéré. Cette opposition du sacré et du séculier est à réévaluer. Quoi qu'il en soit, le contrat démocratique sous lequel nous vivons depuis les révolutions anglaise, américaine, et française, assure une pleine autonomie de la laïcité et tend à réduire le pouvoir des églises à celui d'institutions privées. Les autres facteurs mis en avant par Vattimo sont indubitables : la modernité défend un projet créateur qui développe les moyens dans une direction prospective ; elle est cependant ébranlée face aux formes de régression qu'elle ne peut enrayer. On lui a reproché son historicisme, véhémentement parfois depuis le célèbre ouvrage de Popper The open Society and his Ennemies, mais comment pourrait-elle s'en garder ? La modernité est un vaste rapport d'antécédents à conséquents historiques. La personne peut vouloir se détacher de cette logique, par l'anarchie, le terrorisme, ou sous une forme plus aimable par le post-modernisme ou manifestation d'avant-gardisme, mais le jeu des implications logiques de l'histoire laisse-t-il une autre place que celle de l'illusion à ces prises de congé ? la modernité n'est-elle pas assez vorace pour tout récupérer un beau jour ? Certes, dialectiser le raisonnement oblige, peut-être au moins momentanément, à accepter une distinction entre chronologie, hiérarchie et modernité. Sans préjuger de l'opinion de chacun de mes lecteurs, je dirai par exemple que, pour moi, Beethoven est moderne et que Satie ne l'est pas ou l'est moins. Si on avait demandé à Cage s'il se sentait moderne, je crois qu'il aurait bien ri... Et pourtant Beethoven-Satie-Cage sont bien inclus dans l'histoire moderne. Il y aurait donc un effet d'irrationalité et un sentiment de désuétude qui tendrait à exclure de la modernité, au moins temporairement ou selon le poids de l'opinion. Meschonic insiste avec raison sur le présent dans la notion de moderne et il ajoute que c'est un présent du "je" (ibid. : 33). Le moderne se conjuguerait donc à la première personne du présent de l'indicatif, la même exigence que celle dont il a été question plus haut de la part de Husserl pour l'activité de la conscience transcendantale ; ce n'est pas sans rapport. Percevoir un artiste comme moderne, c'est éprouver son affirmation, son je, dans le présent de notre conscience. Il faut peut-être aussi inclure un effet métaphorique dans la notion de moderne, et plus au niveau de l'adjectif "moderne" que du substantif "modernité". Debussy et Beethoven sont bien dans la modernité mais, à mes yeux, Debussy est bien plus moderne que Beethoven. Un effet d'éloignement dans le temps pourrait donc jouer.

Une remarque sur l'historicisme peut ici s'imposer venant compléter celles que j'ai faites antérieurement à ce sujet (Deliège, articles cités). Elle devrait relativiser le danger de fermeture et de contrainte que la philosophie de l'histoire a la réputation de faire peser sur la création. Je prendrai quatre exemples de positions historicistes venant de quatre musiciens montrant clairement quatre degrés d'ouverture : les cas de Schenker, de Wagner, de Schoenberg et de Boulez. Il est clair que nous sommes en présence de quatre cas d'historicisme, c'est-à-dire de musiciens qui se réfèrent à l'histoire pour décider du devenir de la musique ou, tout au moins, le préconiser. Les points de vues peuvent être ainsi résumés : Schenker : " Toute oeuvre qui ne peut être contrôlée par une évolution harmonique tonale prenant appui sur une tonique, passant par la dominante et ramenant cette tonique, et qui ne peut être surmontée d'une ligne mélodique conjointe descendante équivalant à une projection de l'accord parfait de tonique doit être considérée comme décadente et dégénérée. " Wagner : " Le drame lyrique sera ce que j'en ai fait ou il ne sera plus. " Schoenberg : " Vous avez toute latitude dans votre pratique de la composition quant à l'harmonie et au contrepoint mais vous devez composer en suivant le motif et conformément au principe du développement par variation. " Boulez : " Pour composer il faut avoir ressenti la nécessité du sérialisme, il n'est plus possible de travailler en deçà de Webern. " Le degré d'ouverture ou de tolérance est nettement perceptible : la dictature de Schenker est égale à un autoritarisme totalitaire ; celle de Wagner peut paraître impériale et risquer de coloniser ses successeurs ; Schoenberg manifeste une totale souplesse quant au langage, mais impose une rédaction de type classique ; Boulez n'impose rien, mais il pense qu'il y aura régression et reproduction si l'on ne tient pas compte de l'apport du sérialisme webernien. La conclusion qui semble pouvoir être tirée de ces positions paraphrasées mais, je l'espère, non trahies est que créer en ne tenant pas compte, d'une part, des données historiques est un risque d'anarchie qui peut coûter la survie de l'oeuvre, mais qu'il importe, d'autre part, d'avoir de l'histoire une interprétation aussi pertinente que possible pour établir les sélections les plus opportunes et refuser les diktats. Il est extrêmement périlleux d'imaginer s'insérer dans l'histoire sans s'en être donné une perception philosophique adéquate.

Un autre thème de réflexion peut être suggéré dans le cadre de l'opposition entre art rationnel et irrationnel : c'est l'opposition nietzschéenne de l'apollinien et du dionysien. Résiste-t-elle ? On ne voudrait en tout cas pas dire que le premier est moderne et le second post-moderne. Dès qu'il aborde le problème dans Naissance de la tragédie, Nietzsche compare l'apollinien au rêve et le dionysien à l'ivresse, ce qui atténue le côté radical de l'opposition. Il souhaite d'ailleurs que l'un parle la langue de l'autre (§21). Mais il existe une autre opposition au dionysien dans Naissance de la tragédie et (§12) que Nietzsche confirme plus tard quand, dans son auto-biographie (Ecce Homo), il reparcourt son oeuvre, c'est l'art socratique. Cet art " raisonnable ", ennemi du rêve, l'est donc tout autant de l'apollinien que du dionysien. Cette opposition traduit sans doute mieux les aspects de l'art tels que l'on tente dans cette étude de les faire ressortir entre une musique absolue et une musique représentative. Ce ne sont donc pas les catégories rationnelles et irrationnelles qui traduisent le mieux cette opposition même si on peut dire qu'elles la colorent. Il s'agirait d'une opposition qui tient à l'intérieur de la modernité, mais où l'accent est mis sur une plus grande part d'abstraction dans ce que Nietzsche, dans sa haine de Platon, voyait comme art socratique. Si l'on s'en tient aux catégories nietzschéennes par le rejet qu'il souhaite d'un art qui correspond le mieux par sa logique propre à l'art avancé de notre siècle, on peut comprendre que les post-modernes le revendiquent, ou tout au moins le reconnaissent, comme un initiateur. Il n'en serait que plus dommageable de s'appuyer sur les positions de Nietzsche pour faire le procès de la modernité.

 

(2). La modernité préfère l'innovation. On lui en fait grief, on lui fait le procès de guetter l'originalité à tout prix. Que vaut ce procès ? Il y a bien sûr une surchauffe en certains domaines, une surenchère du nouveau provoquée principalement par le business et l'actualité. Ce nouveau souvent n'en est que l'apparence ; il n'a rien à voir avec le nouveau tel que la modernité en produit depuis un millénaire. Sans nouveauté il ne pourrait y avoir de modernité. La modernité est un fait occidental ; le nouveau est le principe énergétique de l'évolution de cette société, la célèbre "société chaude" selon la terminologie de Lévi-Strauss. Lire l'histoire de la polyphonie occidentale à travers ses témoignages, c'est découvrir que, depuis le XIIIe siècle, elle se transforme tous les cinquante ans ; c'est tout à peine si le XXe siècle a connu une légère accélération de ce rythme. Souvent l'accélération est l'impression subjective des contemporains qui voient s'accomplir sous leurs yeux des stades provisoires, ceux que généralement l'histoire ne retient pas.

La modernité que l'histoire stabilise et patrimonialise, refuse l'anarchie de l'avant-garde dont elle a subi l'agression qui a menacé de ruiner ses domaines. Si une critique s'amuse aujourd'hui des ready-made de Duchamp pour en faire abusivement peut-être le premier post-moderne, la modernité musicale ne peut, par contre, se réjouir de la très perverse modernité de l'avant-garde cagienne. Pendant que Duchamp allait chercher ses matériaux chez le fabricant d'appareils sanitaires ou de bicyclettes, Cage les prenait chez ses confrères et amis, il les détournait de leur fonction et de leur sens, non sans intention de défier. Il est vrai que quelques-uns se sont laissé prendre au jeu ; l'expérience n'en a été que plus cruelle. Le musicien post-moderne fait courir moins de risques, il se borne à imiter ; son opération ne consiste pas à produire mais à reproduire. L'imitation de son passé ou de son environnement c'est pour lui la production d'une réalité nouvelle. L'avant-garde et le post-modernisme que l'on pourrait dénommer d'arrière-garde ont en commun l'irrationalité et de s'attacher à la modernité par son aspect mode, ce qui les rend fragiles et transitoires. Ces mouvements sont des appendices de la modernité, ils ne sont pas les seuls. Il existe une autre arrière-garde représentée par les tenants de l'académisme. Les membres de ce camp retranché - conservons donc le langage militaire, l'usage semble ne pas vouloir le répudier - constituent une marginalité certes peu voyante, et pour le musicien peut-être peu audible, mais assez importante par le nombre, pour permettre la constitution d'une histoire où elle apparaît majoritaire. Deux musicologues britaniques lui ont rendus l'hommage qui lui manquait (Ewen, 1968, + Pettitt, 1991). Sans un tel ouvrage, cette majorité, un temps bruyante, risquait d'être rendue au silence de l'histoire. Courageusement intitulé The World of Twentieth Century Music, ce volume de près de mille pages (exactement 990), n'a pu éviter une notice sur quelques représentants authentiques de la modernité, mais ils apparaissent ici sur le tas comme des parents d'adoption. Il s'agit d'un ouvrage d'archives dont on doit se réjouir qu'il existe, surtout quand on est assez âgé pour garder quelque souvenir des héros et des chefs-d'oeuvre dont il nous entretient. Il nous fait toucher du doigt toute la différence existant entre moderne et contemporain à laquelle se sont attardés quelques auteurs en dépit de son évidence. En un temps où une pensée téméraire nous annonce la fin de l'histoire, les auteurs de ce livre en proclament l'humour.

 

(3). La modernité préfère les idéologies de progrès. Le traitement de la question appelle une distinction entre le progrès conçu a) en tant qu'idéologie artistique, b) en tant qu'idéologie politique.

 

a) La question a été souvent traitée et si, tant Schenker que Schoenberg, ont pu voir un progrès dans la tonalité par rapport à la modalité, peu d'auteurs, de nos jours, seraient prêts à envisager, sans plus de discrimination, le progrès ainsi conçu. Comment faire partager à des auditeurs sérieux l'idée que la musique de Dufay ou de Josquin qu'ils écoutent, est inférieure à Haydn ou à Mozart ? L'éloignement temporel séparant ces conceptions esthétiques est tel que tout jugement comparatif de valeur serait dérisoire. De même comment affirmer que la musique vocale soit inférieure ou supérieure à la musique instrumentale ? Il n'en est pas moins vrai qu'il est nettement perceptible que si une évaluation comparative ne pourrait être qu'injuste en se fixant au plan esthétique, un progrès apparaît au niveau des moyens au cours de l'histoire musicale. Ces moyens sont d'abord technologiques au niveau de la facture instrumentale. Mais le progrès technique a aussi concerné l'utilisation de la voix : les techniques du bel canto constituent un progrès, qu'une fois de plus il faut se garder de transposer au plan esthétique, mais c'est cette nouvelle élaboration du vocal qui permet le style représentatif, la secunda pratica, une qualité de l'imagination humaine que le Moyen Age et la Renaissance n'avaient pu connaître ni produire. L'orchestre de Mannheim lui aussi vient à son heure et, sans donner lieu à des oeuvres de tout premier niveau, il transmet à l'histoire une succession qui engendre tout le classicisme et le romantisme symphonique. Aujourd'hui la synthèse sonore peut apparaître assez lente à fournir ses preuves, cependant on aurait tort de ne pas y voir un facteur de progrès potentiel. Les possibilités d'échantillonnage en différé ou en temps réel offrent actuellement le moyen de créer des timbres d'une qualité équivalente à ceux des instruments et ils sont libérables à travers des projections spatiales très mobiles et qu'il ne dépend que du compositeur de ne pas vouloir anecdotiques. La technique de la synthèse sonore peut engendrer une terza pratica.

Il est un progrès des conceptions partiellement, mais non exclusivement conséquent du progrès technique : grossièrement parlant on peut le résumer par siècles en deux mots. Le XVIIe par la mimésis aurait permis le style représentatif ; le XVIIIe serait celui de l'élaboration des grandes formes autonomes ; le XIXe serait le siècle créateur de la diversification des styles ; le XXe serait le siècle de l'élaboration des matériaux électrique et informatique. Ce schéma, faut-il le répéter, est intentionnellement dépourvu de nuances, mais il est indicatif au plan de l'étude d'une évolution qui fait apparaître des moyens qui accroissent les possibilités d'expression. Il vérifie le concept dominant d'Adorno tel qu'il est exprimé dans la Théorie esthétique où le progrès parmi ses facteurs de différenciation se donne comme un accomplissement technique impulsé par les créateurs qui occupent les sommets de l'histoire à chaque époque (Adorno, 1970, trad. fr. 1989 : 247). En résumé, du point de vue esthétique, on retiendra que le progrès matériel multiplie les choix idéologiques, mais il faut noter qu'à chaque époque les idéologies esthétiques inhibent une grande partie des données optionnelles. Le post-modernisme, au contraire, tend à lever les inhibitions : tout est possible et bon ; et du même coup, c'est l'option esthétique elle-même qui se dégrade dans la mesure où, pour se définir pleinement, elle doit impliquer des choix. Le post-modernisme est ludique du fait de son irrationalité, il joue dans la profusion des options, il les utilise plus qu'il ne les choisit, en cela il les ruine. Il en résulte un estompement, un effritement de toute ligne idéologique.

Le progrès technique a fortement influencé l'exécution de la musique. Dans un essai de stylistique (1993, à paraître), j'ai fortement insisté sur les transformations de l'apparence de l'oeuvre qui peut en résulter. Au cours des trente à quarante dernières années, ce type de progrès, favorisé par ceux de l'enregistrement, a produit un niveau d'habileté instrumentale tel que les trois siècles précédents semblent n'en avoir atteints que les prémices, si l'on en juge par les souvenirs que la mémoire humaine conserve des premières années de ce siècle. Ajoutons à cela une réflexion nouvelle de l'interprète, lui-même touché par le passage du représentatif au structural créé par la modernité récente.

 

b) Il serait aventureux de lier l'opposition entre modernité et post-modernité à l'idéologie politique ; cependant elle n'en est pas indépendante. L'ambiguïté de la pensée marxiste en matière d'art est peut-être pour une part dans l'absence d'un clivage fiable pour l'analyse. Si une certaine pratique artistique aux Etats-Unis se définit elle-même comme post-moderne au début des années 70 (Hassan, 1975), ce n'est pas une raison pour penser qu'une attitude pareillement inspirée n'ait pas existé ailleurs et antérieurement. A la limite, on pourrait faire naître cette attitude le jour où Nietzsche a pris position contre Wagner. Habermas voit se dessiner une lignée philosophique qu'il fait partir plus tôt encore, de la Deuxième Inactuelle de Nietzsche et se poursuivant à travers Heidegger jusqu'à Bataille (Habermas, 1985, trad. fr. 1988 : 106). Vattimo investit la même problématique lui aussi à partir de Nietzsche et à travers Heidegger (op. cité et 1989, trad. fr. 1991). Mais beaucoup de prises de positions ont paru avant tout plus anti-modernes que post-modernes. Le sujet évoqué ici dépasse de beaucoup celui de cet article - il ne serait pas épuisé en un volume mais il l'appelle. Plus que la musique, les autres arts ont connu au cours du XXe siècle au moins deux histoires parallèles : l'une suivant un cours assez régulier et homogène le long d'une ligne évolutive, courant de la modernité ; une autre assez hostile à cette modernité et qui parfois a pu se penser d'un caractère plus moderne, comme par exemple le surréalisme. Penser ainsi l'histoire ramène facilement au problème des avant-gardes. Face au libéralisme économique, le communisme qui défendant la propriété collective, a paru très moderne. Néanmoins dans ses théories et applications à l'art il s'est montré extrêmement conservateur. Si on suit la ligne de pensée le plus communément adoptée, on verra donc plus souvent une expression post-moderne avant la lettre à l'Est qu'en Occident. Ce serait néanmoins confondre une ligne d'opposition au radicalisme artistique - disons une ligne anti-moderniste qui ne se pensait évidemment pas comme telle - avec le post-modernisme tel qu'il se conçoit lui-même. Nietzsche était déjà "post-moderne" (les guillemets sont requis) vivant le désenchantement, de par son idéologie de l'éternel retour, son nihilisme, sa haine du socialisme et du christianisme ; le communisme espérait au contraire recréer l'enchantement. Nietzsche haïssait Rousseau, responsable des idées révolutionnaires ; le marxisme fera de la Révolution française l'une des grandes étapes du progrès humain, une position que le post-moderniste n'admet pas plus que Nietzsche. Le conservatisme idéologique, contenu dans le socialisme tel qu'il a été théorisé et appliqué à l'Est, n'a jamais eu la moindre velléité de post-modernisme ; il défendait des valeurs esthétiques très strictes qui avaient fait leur preuve au XIXe siècle et qui étaient censées élever la conscience éthique et esthétique de la classe ouvrière, et cela sans être gêné par le fait qu'elles avaient servi au renforcement de la conscience de classe et à l'épanouissement de la bourgeoisie. Il y avait là, de la part du réalisme socialiste, un mensonge sur la conscience de classe qui aurait pu être analysé comme l'un des premiers signes de sa vulnérabilité. Le post-modernisme, au contraire, n'affiche pas une ligne claire de valeurs : il n'est pas que conservateur, son mode de vie est celui d'un noble bric-à-brac, noble parce que n'acceptant rien en deçà d'une certaine teneur qualitative, mais confondant et amalgamant tout produit. De bons précurseurs de cette attitude pourraient s'admettre en musique chez Ives et dans le futurisme ; également, mais avec beaucoup de prudence et ponctuellement, chez Varèse. Mais ce sont bien les productions d'Amérique du Nord qui le représentent le mieux. En cela Habermas paraît bien être dans le vrai quand il lie la post-modernité au capitalisme. Et de même, si on le reconnaît comme un des signes les plus tangibles du désenchantement, on reste bien en accord avec Max Weber. Si les sources calvinistes du protestantisme ont engendré l'austérité active du travail et accumulative de l'épargne, il devenait fatal que l'accumulation de la production de biens y compris culturels conduisît à l'éclectisme. On a souvent dit que l'Américain intellectuel n'a pas le sens de l'histoire, et il est vrai qu'il n'assume pas comme l'Européen des filiations traditionnelles. L'Américain cependant ne se désintéresse nullement de l'histoire, mais il n'y discrimine pas délibérément des hiérarchies de valeurs. Il est par exemple frappant que, dans un ouvrage d'esthétique du XXe siècle de Cliford Taylor dont le but annoncé est de favoriser le discernement dans l'appréciation de la pensée musicale dans la culture occidentale, soit proposé à un même niveau comparatif de jugement un extrait de Nuages de Debussy et un autre du Deuxième Concerto pour piano de Saint-Saëns (Taylor, : 1990 : 6-10). Une telle situation ne tient aucun compte des incompatibilités, bien que n'affichant aucune ignorance des langages ni de l'écriture. Un tel cas, qui est loin d'être isolé dans cet ouvrage et dans la littérature musicologique américaine, n'est pas normalement concevable en Europe, et est une porte ouverte sur l'indifférenciation post-moderne qui a son tour ignorera les cloisonnements.

 

(3). La modernité musicale au XXe siècle refuse toute incompatibilité de langages. Face aux affrontements du débat idéologique, l'opposition souvent signalée par les musiciens entre un univers atonal qui serait celui de la modernité et un univers cosmopolite appelé par l'idéal post-moderniste paraît bien désuète. Elle s'est ainsi proposée eu égard à l'évolution musicale des cinquante dernières années. Avant même que le mot "post-moderne" ait été entendu, des musiciens avaient déserté le sérialisme et s'étaient orientés vers des techniques de montage recherchant le collage et la citation. Ils avaient en cela suivi l'orientation suggérée par Pierre Schaeffer ou Michel Butor. On connut aussi une idéologie de partisan engagée vers une expression lyrique souvent favorisée par l'association de la musique, de la parole et du bruitage sur support magnétique. Les musiciens du GRM et Pousseur, Zimmermann, Nono et Henze ont été, on le sait, les initiateurs de ces tendances respectives. Un mouvement néo-tonal se proposa également dans le cours de la décennie 70-80 en Allemagne, mais sans parvenir à s'imposer au plan européen. Face à ces musiciens et à leurs idéologies esthétiques, jusqu'ici toute pensée musicale paraissant pouvoir le mieux se réclamer de la modernité, parce qu'évitant toute technique rétrospective, a été exprimée dans un cadre atonal homogène, qu'il soit sériel, spectral, ou plus librement conçu, soucieux de complexité ou élaboré dans des directions moins étiquetées ; alors que les orientations autres sont relativement indifférentes au système mis en oeuvre, tout au moins a priori. Tout étiquetage, en l'occurrence, rapporté au système grammatical paraît néanmoins risqué ; il ne semble pas plus convaincant, par exemple, de dire que le post-moderniste est réaliste alors que la modernité serait abstraite. L'abstraction formelle n'est guère recherchée aujourd'hui, elle fut celle du compositeur sériel commençant, comme nous l'avons dit en suivant la terminologie de Husserl. Toute séquelle de l'abstraction n'a pas disparu des oeuvres ou des options affichant délibérément la complexité mais l'abstraction n'est plus un but en soi comme ce fut le cas au temps de la dissection paramétrique préétablie dans des dossiers. Par ailleurs, très peu de compositeurs semblent prêts à se déclarer post-modernes ; le ridicule de la terminologie fait reculer. Ceux que l'on pourrait en dépit de leur consentement ranger sous cette bannière sont-ils plus particulièrement réalistes ? Ma réponse serait qu'ils sont plus bricoleurs, que leur pratique les conduit vers une forme de cosmopolitisme esthétique. Mais, parmi eux, il n'en manque certainement pas pour se croire très modernes : un compositeur américain me disait, il y a peu, qu'il ne comprenait pas son manque d'audience sur notre continent alors que ce qu'il fait est bien plus nouveau que Boulez. Or avec beaucoup de métier, il est vrai, sa pensée, selon les jours, oscille entre Mahler et Ravel. Incontestablement, les signes les plus évidents de ce que l'on s'obstine à appeler aujourd'hui post-moderne se situent du côté du collage, de la citation, du montage et de la reproduction avec insistance fréquente sur des mélanges de styles. En résumé, alors que ce qui relève de l'esprit moderne a opté pour l'homogénéité, il subsiste des défenseurs de l'hétérogénéité qui paraît souvent une traduction d'impuissance. On peut comprendre qu'ils hésitent à se dénommer post-modernes.

 

 

un pari créateur ?

 

 

Tentons maintenant de sortir des métaphores : post-modernité, post-histoire... nous n'avons pas affiché pour ces expressions une bien grande sympathie ni surtout une grande crédulité. On ne niera pas cependant que la passivité, l'inconscience peuvent faire que des personnes - il fut question d'une majorité silencieuse - s'absentent de l'histoire, en prennent congé. Hors métaphore, il y aurait donc deux files humaines vivant dans le territoire de l'histoire, l'une le regardant dans son devenir en s'efforçant de le cultiver, d'y prendre rang, animée d'une foi, d'un vouloir-vivre ; l'autre, se confondant dans la masse, le voyant sans le regarder, sans participer, absente pour cause d'un désenchantement dont elle a d'ailleurs rarement conscience. Voilà pourquoi je dis aujourd'hui voir l'artiste créateur authentique, celui de la première file, à la recherche d'une terza pratica, la découvrant peut-être déjà, mais, comme un croyant, circulant dans une société athée. Qui l'emportera ? La place existerait-elle donc pour un pari ? La réponse du créateur engagé dans ce qu'il croit être le dessein de l'histoire sera que le choix ne relève pas de l'opinion banale mais d'une conviction critique ; son opposant celui qu'il regarde comme déserteur, lui fera aussitôt grief d'épouser les thèses historicistes et de n'accepter qu'une seule ligne d'évolution, un seul mode d'évaluation, celui que dicte la philosophie de l'histoire, à la limite qu'un seul ordre de progrès ne considérant la recherche du présent que comme une prolongation à l'infini d'une chaîne d'acquis, confondant ainsi implicitement les démarches scientifique et artistique. A ce procès, il sera répliqué que ce mode de vie créatrice est celui que l'art européen a accepté depuis le Moyen Age et qu'il est le seul qui permette la non-reproduction. L'argument ne convaincra néanmoins pas, l'adversaire post-moderne invoquera des bornes de faisabilité, les perversions de l'originalité inconditionnelle, la rupture sociale etc. Le dialogue de sourds, écueil que la critique esthétique n'a jamais réussi à éviter au plan de l'histoire immédiate, épuisera rapidement les moyens rhétoriques des uns et des autres. La seule alternative n'est-elle donc en fin de compte que celle d'un pari où au départ les chances seraient insondables ? Ce dilemme est-il donc insurmontable ?

 

(1). Il faut peut-être d'abord insister sur le fait que poser la question au niveau d'un simple pari c'est se ranger du côté de la relativisation. Or comme le reconnaissent les théoriciens du post-modernisme, et parmi eux explicitement Vattimo (1987 : 14-15), la position post-moderne relativise le vécu historique : ce n'est donc pas une position philosophique qui est réfutée mais le contenu antérieur de la civilisation elle-même qui est mis en suspens. Ses composants sont déposés dans le désordre comme fétiches, vendables en vrac comme amas de matériaux au choix, pièces détachées de remploi pour un puzzle. L'histoire existe mais comme mémoire, comme connaissance, non comme un vécu civilisationnel ordonné.

 

(2). Qui annonce la mort de l'art, le crépuscule des génies ? La thèse hégélienne est pour tous ressentie comme une menace, mais ce sont les plus désenchantés qui la craignent le plus parce que suivant la forme de leur adhésion à l'histoire qu'ils utilisent comme réservoir d'échantillons, la fragmentant en épisodes événementiels, ils sont en mesure d'accuser les créateurs qui croient à la vision de la ligne tendancielle qu'ils cherchent à poursuivre, d'épuiser les ressources possibles. Dans ce conflit, les plus désenchantés sont pourtant les enchanteurs, ils retrouvent les fictions et images d'autrefois, quitte à ne les ramener à la surface qu'à travers les miroitements d'un kaléidoscope. Ce faisant, le post-moderne réintroduit dans l'oeuvre, fût-ce sous forme instable et édulcorée, des traits sémantiques extrinsèques : il attaque objectivement Hanslick, de Schloezer et même Stravinsky que faussement il prend pour modèle de son néo-classicisme.

 

(3). Vattimo insiste dans ses ouvrages (cf. notamment 1989, trad. fr. 1991 : 114-15) sur le fait que Heidegger voyait un recul de la subjectivité dans l'apparition et l'usage de l'informatique. Une telle remarque interpelle le musicien qui est un des usagers de plus en plus assidu de l'ordinateur. L'auteur y voit un signe de " la modernité tardive ou de la post-modernité ". S'il en est ainsi, on serait en droit d'espérer par ce biais une conciliation du conflit de tendances. Mais ce qui est tardif n'a jamais résisté longtemps devant ce qui est naissant. Allons-nous dès lors penser plus que jamais comme Lyotard que le post-moderne deviendra moderne ? Ceux qui nous entretiennent aujourd'hui de société post-industrielle, se basent souvent sur l'informatique et la robotique pour faire valoir leur thèse. L'informatique est en effet l'une des plus grandes révolutions du siècle et elle modifie les rapports industriels de production par beaucoup d'aspects, notamment - comme ce fut le cas tout au long de l'histoire des machines - en accroissant la productivité et le profit au détriment de la location de la force physique de travail et de la redistribution des plus-values. Mais cette troisième révolution industrielle ne semble pas vraiment prouver que nous entrerions dans l'ère d'une post-industrie, même si Heidegger a vu juste en constatant que le sujet perdait quelque prééminence au profit de l'outil qui l'élimine. Il reste possible que Heidegger ait manqué de recul pour apprécier la portée exacte de la technologie en matière culturelle ; et pour ce qui est de l'informatique musicale - secteur en grand développement - on sait déjà que si le sujet demande à l'outil certains conseils, il reste largement maître du jeu, et que le plus grave serait que, séduit par quelque mirage, il en arrive à oublier la nécessité de maintenir ses prérogatives. Le musicien est bénéficiaire du son de synthèse et celui-ci est disponible quelle que soit la tendance et même la qualité esthétique de l'oeuvre. Quant à la formalisation, autre secteur de sa recherche, jusqu'ici c'est une pensée mathématique puissamment moderne qui s'en est emparée, et le recul de la subjectivité ne pourrait se vérifier que dans des propositions d'application faites au compositeur à condition qu'il en garde néanmoins une totale maîtrise et un contrôle extraordinairement précis. L'ordinateur n'étant en fin de compte qu'un outil, même s'il est des plus précieux et des plus performants, n'interviendra pas dans les choix esthétiques ; il en étend le champ d'applications, il permet des échantillonnages en temps réel ou différé qui accroissent, à partir de l'instrument traditionnel, le registre des timbres, mais ces moyens ne sont que les agents discrets d'une terza pratica laissée à l'arbitrage du compositeur, d'une nouvelle adéquation de l'idée à la forme, requise par Hegel pour créer un classicisme. L'éloignement du sujet, parfois rêvé par le post-moderne risque fort de l'égarer en présence des pratiques nouvelles qui impliquent sa participation et ses décisions les plus conscientes.

 

(4). L'avant-garde, si inutilement obsédante pour le critique, et que nous n'avons regardé que de loin, ne peut être une option que par décision d'être subversive. L'expression "avant-garde" vient des observateurs, non des créateurs eux-mêmes. Il est curieux que des porte-parole du post-modernisme citent Duchamp, que l'intelligentia internationale déclare être un artiste d'avant-garde, comme père fondateur ; le post-modernisme qui ne vise qu'à édulcorer toutes les aspérités, ne devrait en principe pouvoir se penser d'avant-garde. La subversion a été l'un des épiphénomènes de la modernité qui a laissé dans l'art des traces qui le bouleversent encore. Le post-modernisme serait-il aujourd'hui revendiqué si l'art n'avait souffert d'actions déstabilisatrices ? Accepter de se ranger parmi les post-modernes, c'est accepter de subvertir l'histoire, tout au moins dans l'intention, quand on prétend en accompagner la fin et assister à son extinction. Il y aurait donc ambiguïté sur l'idée de subversion, comme d'ailleurs il y a ambiguïté sur le concept d'avant-garde, lequel ne conserve sa pleine clarté que dans son sens militaire, en quoi la célèbre colère de Baudelaire contre son usage en art se justifiait. L'expression n'est pas pour autant sortie de l'usage ; elle est même aujourd'hui tellement reprise qu'on ne sait plus très bien quels caractères elle recouvre.

Luc Ferry après avoir conduit fructueusement le raisonnement de son lecteur dans son ouvrage Homo estheticus, rompt subitement l'intérêt en abordant cette problématique au chapitre VI, s'en prenant notamment à la modernité musicale actuelle qu'il pourrait ne pas tenir en haute estime. Ses remarques sont de nature à nous aider à mesurer pleinement la fragilité de sens du concept d'avant-garde. L'auteur devance par l'affirmative notre intuition, écrivant que les avant-gardes par la dérision " ont préparé à leur insu l'éclectisme post-moderne " (L. Ferry, 1990 : 269-70). Il les voit en déclin, ce dont nous nous réjouissons avec lui, mais il s'étonne que le " diagnostic est d'autant plus difficile à récuser qu'il émane le plus souvent des avant-gardes elles-mêmes " (ibid. fn.). Et quatre témoignages sont cités : Philippe Albera (Contrechamps), un texte de programme de concert de l'IRCAM, Jean Clair pour les arts plastiques et Luciano Berio qui va jusqu'à écrire : " Celui qui se dit d'avant-garde est un crétin. (...) L'avant-garde c'est du vide. " Nous en tenir à l'opinion de l'auteur, nous conduit donc à concevoir l'IRCAM (institut de recherche), la musique de Berio et les très respectables critiques d'Albera comme représentant l'avant-garde, voire la subversion. A ce compte, rien n'est à sauver de la modernité musicale de la seconde moitié du siècle ; on peut passer directement à la post-modernité. C'est en effet ce que pourrait penser Luc Ferry car il nous parle de plus anciennes avant-gardes qui étaient encore porteuses de renouvellement. Il y aurait donc deux espèces d'avant-gardes, une en position ascendante mais d'autrefois, l'autre - la nôtre - en déclin. Mais dans la mesure où l'auteur constate que les agents qu'il désigne sont d'accord avec le diagnostic du déclin, n'était-il pas plus indiqué pour lui et plus logique de douter de son classement des personnes et Institution sous cette catégorie de l'avant-garde ? Faute de cette mise en alerte, la discussion avec Ferry nous devient difficile parce qu'il semble confondre toute forme moderne d'expression prospective, contrairement à ce que lui suggèrent ses propres témoins, dans cette seule notion d'avant-garde. Seuls en sont exclus Ravel et Stravinsky (ibid. : 274), et ils seraient donc aussi les seuls représentants de la modernité musicale reconnus par le philosophe. Le tableau s'éclaircit quand opportunément Ferry note que c'est dans Saint-Simon qu'apparaît pour la première fois l'expression "avant-garde". On la trouve, dit-il, dans le dialogue entre l'artiste et le savant extrait des opinions littéraires, philosophiques et industrielles (Paris 1825 p. 331, référence in Ferry, ibid. : 460 n. 12). L'auteur en cite un extrait suffisant pour que transparaisse, derrière le caractère toujours un peu utopique de l'idéologie saint-simonnienne, un sens de l'avant-garde plus conforme au dynamisme de l'histoire qu'à un quelconque besoin aventureux. Ici l'artiste déclare : " ... les artistes doivent "servir d'avant-garde" dans "la grande entreprise" qui a pour but "l'établissement du système du bien public", "les artistes, les hommes à imagination ouvriront la marche , ils proclameront l'avenir de l'espèce humaine ; ils ôteront au passé l'âge d'or pour en enrichir les générations futures" " (ibid. : 275).

Cette avant-garde est sans ambiguïté, c'est celle de la modernité : avant-garde de combat où nous reconnaissons toutes les grandes figures : Beethoven, Schumann, Brahms, Wagner, Debussy, Webern, pour ne citer que des sommets de l'histoire musicale. Et dans cette avant-garde Luc Ferry devrait pouvoir aussi intégrer Ravel et Stravinsky ; et pourquoi pas de grandes figures de musiciens authentiques de la seconde moitié du siècle. Que l'on conserve le mot, ou que l'on s'abstienne de parler d'avant-garde, la réalité est assez simple : nous vivons depuis huit siècles de polyphonie avec ce modèle où se sont succédé de grands noms acceptant ou provoquant parfois des mutations considérables, mais qui se regroupent dans des cadres de modernités dans la modernité. Quant aux avant-gardes dérisoires et désenchantées, celles de la révolte, du malaise, de l'amertume, de la fantaisie, parfois de l'humour fût-il assez déprimant, elles ont tenté de recréer un nouvel enchantement : cas du surréalisme - la musique ne l'a pas vécu - proposant les attraits d'un merveilleux, mais trop freudien, d'un discours de progrès, mais saturé d'accents nietzschéens. Ces avant-gardes de notre temps, bien malades depuis 68, laissent néanmoins leur empreinte et parfois leur beauté. Il en serait d'elles comme d'un appendice de la modernité - disions-nous - dont toutes les motivations n'ont pas encore été élucidées.

Paradoxalement, alors qu'il nous montre la voie, Ferry ne la suivra pas. Dans un seul moule et sous la seule dénomination d'avant-garde, il glisse l'éphémère et bohème mouvement français des Incohérents et Kandinsky et Schoenberg. Or ces derniers n'entrent-ils pas dans le modèle proposé au nom de Saint-Simon ? Cette absence de discrimination, éventuellement volontaire, paraît nier tout jugement de valeur tout en le suggérant ; il n'en est jamais question dans la critique de notre auteur. Manifestement ce qui l'inquiète c'est l'individualisme, l'historicisme et l'élitisme dont l'art des conducteurs de l'histoire de l'art témoigne. Et jamais il n'est question des oeuvres. S'étonner que des grands noms - ceux que le romantisme baptise de "Génies" - aient été depuis la Renaissance le moteur propulseur de l'histoire des arts, c'est faire le procès de la modernité. Cela ne s'est pas passé en refoulant les traditions, comme le croit Ferry qui ne lit dans l'activité autonome que le nouveau, l'original. Tout cela s'est accompli, au contraire, dans la continuité bien plus que dans la rupture, et c'est vrai pour Schoenberg comme pour Wagner ou Beethoven. Ces hommes se sont sentis seuls et porteurs de l'histoire, et ce rôle qui effectivement est un rôle à risque, ils l'ont assumé selon leur degré de puissance d'intervention. Ces artistes ressentaient leur solitude mais ils étaient bien liés à la société : au temps de la Renaissance et de l'absolutisme royal, leurs prédécesseurs ont voulu retrouver l'homme au centre de la nature ; au temps du capitalisme de famille, ils ont découvert que l'art pouvait être autonome ; au temps du capitalisme multinational, ils tentent d'institutionnaliser l'art et à ce dernier stade le marché est incertain. Dans l'anonymat des pouvoirs, la situation du créateur devient beaucoup plus dure. Reste un solde, celui que lèguent les acteurs de subversions ; l'on peut y récupérer les souvenirs de Cage, péniblement Kagel, Duchamp, Magritte, Tzara, mais certainement pas Schoenberg, Webern, Messiaen, Berio ou Boulez. Il y a des erreurs à ne pas commettre surtout quand on est philosophe. A de telles erreurs on arrive à force de regarder les situations, de déchiffrer le comportement des hommes en s'abstenant de sonder leur oeuvre.

Luc Ferry rééquilibre le raisonnement en reprenant les analyses de Daniel Bell qui nous ont conduit au seuil de la post-modernité. Le travail de cet auteur et les critiques qui lui ont été adressées par Jonathan Arac, Habermas et donc Ferry, mériteraient une étude attentive. Deux éléments en suspendent temporairement peut-être l'urgence : le fait de se trouver devant un ex-marxiste, donc à nouveau devant une pensée acceptant le renoncement à ses principes de base ; le fait aussi que la culture étudiée concerne peu l'Europe. Or l'art américain, mis à part l'architecture, relevant d'ailleurs plus de la technique que de l'art, et l'expressionnisme abstrait en peinture, n'implique pas profondément la modernité. La musique s'attriste dans les universités quand elle est neuve et se diversifie sans beaucoup de conséquence. Il serait téméraire de tirer de la situation américaine des conclusions pour l'Europe, autant qu'il paraît impossible de conjecturer ce que sera l'avenir de l'art en Amérique du Nord. Tout ce que nous pouvons souhaiter c'est que l'avenir du nôtre ne soit pas assujetti aux mêmes conditions. Musil, au centre de sa "Cacanie", cette Vienne du début du siècle où les imaginations les plus puissantes semblent avoir été pour un temps rassemblées et où finalement peu aient paru y connaître le bonheur, fut l'un des premiers à déplorer la subvention de l'art et ses pouvoirs (1978 : 45). Aujourd'hui de tels regrets seraient hélas superflus ; la subvention est souvent devenue indispensable. Mais il n'est certainement pas absurde de souhaiter qu'elle demeure en Europe le plus longtemps possible de provenance publique. Au sens du sacré, le capitalisme protestant a substitué le pouvoir de l'argent - Weber ne pourrait plus être démenti malgré des tentatives qui périodiquement réapparaissent. L'art tombant aux mains de la même puissance, celle du sponsoring privé, risque de subir la même atteinte. Le religieux et l'art périssent sous les coups du capitalisme triomphant, mais subsistent l'Eglise et l'Industrie. Horkheimer et Adorno n'ont, hélas, pas rêvé.

 

 

quand Dieu a quitté la scène...

 

 

Que cette transition nous aide à conclure ! Tentons de résumer les idées de base contenues dans ce texte et d'en dégager les implications. Un point de départ pourrait être cette phrase de Nietzsche " La musique absolue n'a besoin ni d'image ni de concept mais elle les tolère " (Naissance de la tragédie §6). Oui, et elle les appelle, mais à des degrés divers selon les époques. En suivant Hegel, nous avons distingué trois moments : le premier pour la musique pourrait être celui qui a le moins appelé l'un et l'autre parce que peut-être seule la gloire de Dieu était visée à travers l'art et sans que l'on sache toujours que la pratique fût plus qu'artisanale. Le second moment reconnaît cette prima pratica qui lui est antérieure, mais parce qu'il la réfute. Il appelle l'image pour magnifier la nature et l'homme, et en fin de compte à travers l'homme, son créateur, sa création, l'art, se magnifie elle-même. Un troisième moment, sans doute toujours en cours, préfère le concept à l'image : l'homme s'était éloigné de Dieu dans la phase précédente, maintenant il l'omet ou le déclare mort. Ce n'est certes pas la grande conciliation spirituelle entrevue par Hegel dans la Phénoménologie ; cela ressemble bien davantage à la phase prosaïque par laquelle s'achève les civilisations dans son Esthétique. Nous avons imaginé une phase post-chrétienne : " Douter de Dieu, croire en Bach ", ce propos de Mauricio Kagel pourrait symboliser l'attitude de l'artiste de cette phase, lequel, côtoyant le scientifique qui lui-même découvre un sens esthétique dans sa recherche, postule dans l'organisation de son langage la perspective d'une situation équivalente. Une épistémologie de l'art devient envisageable. Croire en Bach, c'est croire en la création suprême de l'homme, donc croire en soi-même. Affirmer sa suprématie peut s'accomplir par un repli en sa propre conscience qui peut momentanément mettre hors jeu l'univers de l'image et ne se référer qu'au concept, qu'à la structure et au nombre. Une telle attitude conduit, diront deux grands artistes, Paul Klee et Pierre Boulez, à la limite du pays fertile. Cette rupture est intenable, des formes nouvelles de communication doivent être établies. L'art pour l'art - valeur contestée parce que élitiste - reste cependant une référence prestigieuse (Debussy, Stravinsky, Schoenberg, Webern), mais l'art pour l'artiste ne peut que dégénérer en une science dont les applications sont douteuses voire introuvables. Quand la communication semble se rétablir, quand de bonnes oeuvres intéressent, le désenchantement néanmoins persiste. Dieu n'est plus en perspective et la foi n'est plus vivante quand l'homme est seul. La création artistique pourrait désormais dépendre de la foi du seul créateur, foi courageuse du solipsisme. Des groupes s'effraient, ils rappellent les richesses du passé, ils voudraient restaurer la secunda pratica, ils rappellent le temps des prérogatives de l'image, ce temps si bien décrit par Carl Dahlhaus (1978 : chapitre I) où la symphonie, même autonome, symbole de la "musique absolue", restait associée au texte, au langage. Ces groupes du souvenir, on les dit post-modernes, ils nous parlent en images. Ecoutons François Bayle : " Le champ acousmatique constitue ce théâtre de représentations, où sur l'écran du silence et de l'invisible les sons projetés fonctionnent comme des images-de-sons, fragments de sens, pensées hors des mots, langage d'aéroformes (Bayle, 1993 : 75). Ils nous parlent ainsi pendant que les croyants de la modernité parlent en termes de structure. Percevez-vous la différence entre ce que Berlioz, Liszt, Wagner écrivaient de la musique et la manière dont vous en parlent Boulez ou Xenakis ? Du fond de sa problématique chacun pourtant s'adresse à vous. Mais où est votre foi ? Ne va-t-elle pas au plus offrant, c'est-à-dire vers celui auprès de qui vous conduit le journaliste devenu, sans que vous l'ayez pourtant choisi, votre Conseil, lui-même piloté dans sa pratique par des réseaux d'intérêts qu'il ignore ou feint de ne pas soupçonner ou pressentir. Et le groupe post-moderne rumine... Les croyants isolés d'en face travaillent, il est vrai, et de temps à autre une oeuvre émerge avec un éclat qui l'isole, l'individualise, la personnalise. S'il vous reste un peu de foi en Bach, c'est peut-être vers celle-là que vous irez. Mais il est vrai que le concert trompe souvent votre attente : vous croyez en Bach et vous recueillez un "petit marquis".

Une société qui doute de Dieu peut-elle encore croire en Bach ? Morton Feldman croyait que l'art était mort, et il considéra que les oeuvres devaient s'accomplir dans un silence respectueux, celui du recueillement : il n'écrivit plus que dans les nuances ténues. Cependant un grand besoin d'art semble persister dans la société qui par là tente de limiter son indifférence, peut-être de l'exorciser. Le post-moderne lui rappelle l'opportunité de la fiction, mais celle-ci n'a-t-elle pas en fin de compte joué contre l'art même en le transformant en un simple divertissement ? La réaction vers un art rigoureux dominé par son concept, et que l'on a considéré comme un signe du déclin, n'a-t-elle pas été une réaction contre les signes de dégénérescence que le divertissement à outrance menace d'engendrer ? Cette contradiction entre l'image et le concept, deux pôles que, selon Nietzsche, la musique tolère mais sans imposer ni l'un ni l'autre, la livre aux fluctuations des courants de l'histoire. Face à l'inéluctable, à ce que l'histoire impose comme fatalité, face au désenchantement, que peut surmonter la foi du créateur ? foi en ses moyens, en l'issue de sa recherche, en son devenir. De ce devenir, je vois des signes dans cette terza pratica que les années à venir vont peut-être concrétiser. La musique de l'image, de la représentativité, de Monteverdi à Richard Strauss et Debussy a trouvé un appui dans la musique populaire, même quand aucune chanson ou danse du répertoire n'était citée ; c'est d'un langage qu'il s'agissait, d'un langage emprunté à un fonds parfois caractérisé, le plus souvent anonyme et neutre. La terza pratica ne peut être aussi définie, elle est encore peu présente, elle semble devoir rester attachée au concept, s'apprécier comme plaisir intellectuel mais riche, intense, obligeant la discrimination de la part d'un bon auditeur et non d'un simple consommateur culturel - ne craignons pas de reprendre les célèbres catégories sociologiques d'Adorno (1962 : chapitre I). Cette nouvelle pratique, le créateur pourra peut-être l'appuyer sur le geste historique de la musique savante, mais sans concession de langage, sans les ruminations post-modernes, sans débris, sans les redoutables littéralités de la citation, sans incompatibilité grammaticale. La terza pratica a besoin de retrouver le sens du discours, le prix de la directionalité ; la transition vécue depuis plus de quarante ans a perdu de vue ce plan, cela a été beaucoup dit, et Dahlhaus a attiré sans grand succès l'attention sur ce point dès 1965 à Darmstadt quand - signe de désarroi - ce thème fut soudain à l'ordre du jour d'une population étudiante (Dahlhaus, 1966).

Au sein d'une communauté d'individus autonomes, - d'autres diront l'élite, mais ce vocabulaire est dangereux parce que ambigu - d'individus qui perçoivent esthétiquement leur vie, leur activité, un dialogue peut s'instaurer entre le compositeur de la terza pratica et son auditeur ; ce rapport pourrait être une sorte de relation bilatérale dont un avant-goût nous a été donné autrefois quand les clavecinistes publiaient des recueils de pièces, comme le firent Couperin et Rameau, à l'usage de l'amateur heureux de les jouer. Mais ce type d'amateur n'apparaîtra plus et n'a plus de raison d'être à l'âge de la terza pratica. Le type de rapport bilatéral, individuel, entre le créateur et son auditeur n'est pas de fournisseur à client, c'est une relation entre gens autonomes, curieux, apprenant mutuellement l'un de l'autre, une relation de partenariat dans laquelle l'auditeur peut aussi devenir un usager, une sorte d'"abonné" du compositeur. Ce type de relation, où chacun peut devenir le partenaire de l'autre est, de fait, une conséquence et un résultat de l'interdisciplinarité qui peut avoir le mérite d'engendrer une esthétique générale du vécu. Une telle vision se défend d'être utopique ; utopique est plutôt de tenter de prolonger le règne de la consommation culturelle de l'oeuvre d'art. La consommation culturelle ne disparaîtra pas, bien sûr, elle est désormais le service au public des medias. Elle ne disparaîtra pas car le temps du sacré est révolu : les grands mythes civilisationnels de l'Occident ont été touchés, altérés par l'Etat, comme le montre la thèse fondamentale de Gauchet (1985), par l'art lui-même du fait de son insistance à les montrer, à les mettre en jeu. On a cru - et les conclusions de Gauchet semblent partager cet espoir - que les grands mythes ébranlés, le sacré se reporterait sur l'art... Non, c'est le sacré lui-même qui est touché. L'action de la modernité est une action de désacralisation, une action laïque. Les plus grandes ferveurs collectives devant l'art s'adressent à sa cote ou à sa performance. Les applaudissements rythmés en salle de concerts vont à la scène, à l'exécution bien plus qu'à l'oeuvre. On mesure en ces occasions le poids de l'immanence contre la transcendance : le visible est accueilli, reconnu, apprécié ; l'invisible doit d'abord être conceptualisé.

Au temps de la terza pratica, le discours sociologique sur le fossé entre la communauté et le créateur sonne faux ; il est périmé. La seule manière de recréer un échange généralisé serait de permettre à chacun d'accéder à l'autonomie, de permettre à chacun de devenir le partenaire de tous selon ses choix ; et là est bien pour l'instant l'utopie. Le fossé est comblé dans le cadre d'une esthétique générale du vécu ; en dehors, une adhésion sociale à la création artistique est illusoire ; c'est la consommation culturelle qui concerne la multitude parce qu'elle compense les frustrations, entretient les processus d'identification à des modèles supérieurs de performance immédiatement intelligibles et que la culture standard peut intégrer. Entre gens percevant esthétiquement leur autonomie, les fossés culturels se comblent ; l'hétéronomie sociale, encore actuelle, les creuse. Le pari démocratique, tant évoqué aujourd'hui, ne peut être gagné que par la réduction des situations de subordination. Mais quoi qu'il en soit, ce serait rêver, dans une société désacralisée, d'attendre de l'art, qu'élevant les consciences, il retrouve la fonction du mythe d'origine, qu'il soit plus qu'une rencontre quasi-contractuelle entre personnes qualifiées.

Le présent essai qui a opposé l'histoire en marche, celle de la modernité, à cet épiphénomène dit post-moderne qu'elle inclut comme mode, comme ressentiment d'arrière-garde mais qui la désavoue, comme la désavouent les avant-gardes subversives - anarchismes de droite ou de gauche - cet essai se termine donc sur un espoir, non de principe, mais aperçu. L'erreur serait de le croire aisément disponible. Si nous voulons un art musical vrai, et peut-être beau, tant créateur qu'auditeur, nous devons le conquérir. La modernité est un vouloir-vivre, l'histoire est le terrain illimité de son accomplissement.

 

REFERENCES