Célestin Deliège

 

JONATHAN HARVEY :

une consonance de l'art et de l'artisanat

 

Je ne crois pas à l'existence d'un art sincère, mais je crois à la sincérité de l'artiste devant un projet. Et là je reconnais Jonathan Harvey. Tout en travaillant avec les préoccupations les plus exigeantes et des techniques de pointe, Jonathan Harvey pourrait apparaître, grâce à un calme et une sérénité qui émanent de toute sa personne, comme un homme d'une époque moins contrainte par l'urgence que la nôtre ; en d'autres mots, il se donne le temps nécessaire pour accomplir sa tâche sans exaspération. Il avait plus de trente ans en 1970 quand il estima que sa formation était achevée ; entendons une formation classique de compositeur dirigée par Erwin Stein, Hans Keller, et finalement par Milton Babbitt. De ce dernier il retiendra, outre l'appui que la théorie des ensembles peut donner à une organisation locale des structures, celui que la théorie tonale de Schenker peut inspirer quant à une vision hiérarchique que peuvent requérir les architectures pensées dans le long terme. Mais il est de courtes leçons qui parfois marquent plus un homme que plusieurs années d'écolage, et il semble que ce fut le cas pour Harvey lorsqu'un jour vers 1966, sans doute, il eut une conversation avec Stockhausen. De ce maître occasionnel il pénétrera l'oeuvre avec intelligence et objectivité, il retiendra les théories et le précieux apport des techniques de studio.

Mon premier contact avec Harvey, alors que je ne connaissais rien encore de ses premières oeuvres, a été la lecture de l'ouvrage qu'il publia en 1975 sur l'oeuvre de Stockhausen. Il en parlait sans la flatter, alors que ce genre d'ouvrage quand il n'est pas écrit sous la dictée dans l'entourage du héros, apparaît néanmoins facilement comme un travail de démarcheur ou de courtier. Ici rien de tel, Harvey rendait compte d'une oeuvre qu'il apprécie par les meilleures analyses possibles compte tenu de l'absence de recul pour formuler son jugement et ses observations.

C'est la même honnêteté que l'on retrouvera tout au long du parcours de Jonathan Harvey, un parcours qu'il est impossible de retracer ici, tant le catalogue des oeuvres est important, mais que nous pouvons saisir à travers ses tendances saillantes. L'une des plus constante depuis une vingtaine d'années résulte de la pratique de l'ordinateur, une pratique aujourd'hui bien différente de ce que fut l'éléctro-acoustique des années cinquante et soixante pour Stockhausen et autres, et qui pourtant laisse encore une bien grande place à l'empirisme. Cette pratique n'a d'ailleurs plus pour but unique l'électro-acoustique mais l'analyse spectrale des sons tant en vue de leur synthèse que d'une application aux instruments traditionnels.

Harvey a décrit de manière très concrète et suggestive ce travail patient de l'artisan, aujourd'hui devenu le plus porteur d'espérance pour le compositeur qui comprend que de ce côté existe une alternative à l'ambiance de crise encouragée par les prophètes du post-modernisme et autres nécrophiles.

Pour Harvey, dans un premier temps, composer à la table, au piano ou devant un terminal ne change pas fondamentalement la démarche : le son doit être imaginé, essayé, corrigé et finalement sauvegardé quand il est jugé adéquat à l'intention et à l'usage. Mais dans une seconde phase du travail, naît une confrontation stimulante : " Une fois achevé le long et fastidieux travail de programmation (...) l'informatique devient un jeu tout à fait fascinant et assez éloigné de la composition traditionnelle. Je crois que cela est dû au sentiment d'être face à un miroir. On recherche la forme définitive du son tel qu'il sera joué en concert, alors qu'en composition traditionnelle on cherche la notation définitive qui aboutira au son souhaité. " L'auditeur voudra peut-être objecter qu'autrefois le compositeur dépassait rapidement le stade du son ou de la note, et pensait la musique immédiatement à travers un jeu de propositions thématiques. Que le discours musical soit pensé à partir du son individuel le concerne peu, dira-t-il. Harvey ne devrait pas le contredire ; et peut-être lui confiera-t-il que, précisément, l'ordinateur l'éloigne de l'emprise de la note, y substituant un processus analytique des sons engendrant, dans son évolution interne, une mélodie et une harmonie s'identifiant au tracé de différents timbres. Certes, là n'est pas une résurrection de la proposition thématique du XIXe siècle, mais à quoi pourrait servir de la ressusciter alors qu'elle a affirmé le plus heureusement des pouvoirs dont la jouissance garde la disponibilité. Le thème qui se propose aujourd'hui à la palette du musicien est un jeu, un miroitement, un kaléidoscope. Le compositeur travaille ces processus en introduisant des valeurs numériques sur les divers paramètres d'un son, et il ne peut toujours en prévoir l'incidence, d'où cette sensation pour lui de se trouver devant un miroir qui lui renvoie l'image probable ou improbable de son action, d'où cette persistance de situations empiriques.

Pour convaincre, on ne peut ici que renvoyer à l'oeuvre que Harvey édifie patiemment depuis vingt ans ; y renvoyer ainsi qu'à l'oeuvre de quelques collègues dont il partage l'effort de mise au jour d'une réalité musicale nouvelle. Là est la confiance que lui fait depuis six ans le festival Ars Musica. Chaque année Harvey en a été l'invité, et son second opéra devrait être en 1994 la récompense de cette assiduité mutuelle.

Une rétrospective de l'oeuvre de Harvey nous informerait des multiples faces de son évolution. Le jeune choriste de St Michael's College à Tenbury rencontre d'abord la musique médiévale et renaissante, une musique dont il se souviendra toute sa vie chaque fois qu'il écrira pour le culte. Mais son premier modèle en composition paraît avoir été Britten, une empreinte rapidement oubliée dès la rencontre avec Stockhausen qui connaîtra comme premier résultat concret en 1967 une Chaconne on Lam dulcis amica pour trois groupes orchestraux. On n'en est encore toutefois qu'au stade de l'apprentissage ; selon les biographes du compositeur, sa première affirmation autonome sera Persephone Dream, une pièce orchestrale de 1972.

Quoi qu'il en soit, du point de vue du travail acoustique dont il vient d'être question, allié à un projet poétique toujours premier dans l'accomplissement de l'oeuvre, et que, face au terminal, Harvey synthétise en un simple aphorisme : " ...traduire notre émotion en nombre ", c'est à partir du travail mené à l'IRCAM, depuis 1980, que se découvre la personnalité actuelle du créateur. Mais quand il arrive à l'IRCAM avec le projet de Mortuos Plango, Vivos Voco, pièce basée sur un traitement du spectre du bourdon de la cathédrale de Winchester et d'une voix de garçon, son fils, Harvey n'y entre pas les mains vides : son expérience s'est constituée pendant près de cinq années à travers le cycle Inner Light (1973-1977), trois pièces mixtes pour divers effectifs instrumentaux et bande, visant une intégration, une fusion aussi poussée que possible de tous les éléments. Avec Bhakti, oeuvre en 12 mouvements pour 15 instruments et bande (1982), (pièce présentée dans le cadre d'Ars Musica 92), Harvey s'est trouvé confronté à un problème proche de celui qu'avait rencontré Berio en 1960 avec Différence : comment résoudre le problème de compatibilité entre les sons instrumentaux enregistrés et ceux joués en direct ? Autrement dit, faut-il opter pour la différence marquée ou au contraire atténuée ? La solution choisie ira finalement dans le sens d'une recherche d'ambiguïté.

 

Je ne voudrais pas conclure ce bref aperçu de l'activité et de l'oeuvre de Jonathan Harvey sans évoquer deux oeuvres des années récentes typiques de son esthétique visant particulièrement la linéarité mélodique. Harvey a fréquemment insisté sur cet aspect de sa composition organisée, quelles que soient les techniques de synthèse sonore, à partir d'une élaboration de mélodies superposées, un aspect que le langage atonal ne facilite cependant pas. La première de ces oeuvres est le Second Quatuor à cordes créé par le Quatuor Arditti en mars 1989 à Bruxelles dans le cadre d'Ars Musica ; la seconde est The Valley of Aosta, une pièce pour synthétiseurs et une importante formation de chambre entendue l'année suivante dans le même cadre sous la direction de Georges-Elie Octors.

Parlant de son Quatuor lors du Premier Congrès européen d'Analyse musicale à Colmar où je l'avais convié à participer à une table ronde dont j'avais la charge, il montra comment il a visé la cohérence de cette oeuvre en créant des zones communes entre les diverses structures mélodiques : jeu d'ambiguïtés mais aussi économie indispensable si, dans une texture riche et complexe, on entend privilégier les catégories de la bonne forme et l'exercice efficace de la mémoire et de la perception de l'auditeur.

" Explosion d'énergie et de lumière diffractée ", The Valley of Aosta est inspirée d'un tableau de Turner de 1836, Valley of Aosta : Snowstorm, Avalanche and Thunderstorm. L'oeuvre se déroule dans un tempo vif, ce qui n'est pas une dominante du style actuel mais que l'arrière-plan pictural imposait. L'une des harpes et l'un des synthétiseurs sont accordés au quart de ton supérieur, autant de traits nécessaires à l'instauration d'un climat voulu tendu sans cependant jamais viser l'informel.

 

Vrai gentleman de son pays, d'une spiritualité sereine et refusant toute tendance à la forfanterie, le portrait de Jonathan Harvey n'est cependant pas celui d'un étranger au continent. C'est un proche, un ami, un visiteur assidu que l'on aime retrouver : sa courtoisie est un témoignage de simplicité, rare chez les artistes, et dont on se souvient.