Célestin Deliège

CESAR FRANCK ET LE JUGEMENT DE GOUT

 

 

 

 

La mobilité du regard porté sur l'histoire, cette mobilité dont a tant parlé Valéry, et qui selon les époques transforme les jugements rétrospectifs, semble nous donner en cette fin de siècle une image assez différente de celle que l'on avait en son début, non seulement de César Franck, mais de toute la musique française du XIXe siècle. J'ai le souvenir d'une visite que fit à Bruxelles Boris de Schloezer, il y a trente-cinq ans environ, pendant laquelle je lui faisais entendre des musiques récentes parmi lesquelles un enregistrement du premier Livre des Structures pour deux pianos de Boulez, une oeuvre qui le surprit particulièrement ; il me dit : " Mesurez-vous ce qu'ont été progressivement mes besoins d'adaptation ; au temps de ma jeunesse ce que l'on entendait de neuf au concert c'était du Franck ". Ce que réalisait cet homme - cet éminent esthéticien - c'était ce qui peut-être peut le plus frapper l'homme du XXe siècle qui conserve aux oeuvres d'art son attachement : cet écart - ne devrait-on pas dire cet abîme - entre deux formes de lyrisme, apparemment incompatibles, et qu'un tel écart ait pu être vécu en une seule vie.

Que cette réaction d'un très fin observateur de la vie musicale et de son évolution m'ait frappé au point de l'évoquer après tant d'années n'est pas un hasard : que ce fût le nom de Franck qui vint à l'esprit de de Schloezer au moment où il entendait l'oeuvre de Boulez, la plus aventureuse qui ait été maintenue à son catalogue, traduisait bien l'exclusion réciproque de deux pôles extrêmes de discours, l'un et l'autre exprimés dans la dynamique propre de leur époque avec un caractère d'ostentation. Mais quoi que l'on puisse en penser, c'est bien la tension contenue dans ce dynamisme historique qui est responsable de cette transformation du regard qu'en moins d'une centaine d'années un témoin de la marche des événements peut porter sur le temps antérieur au point qu'il peut le croire éventuellement révolu.

On voudra objecter peut-être qu'une telle perspective peut être inversée pour tout observateur qui ne voit dans notre temps qu'incertitude et inachèvement, alors que l'esthétique de la fin du siècle dernier reste sa référence et, plus encore, une sorte de sécurité qu'avec la collectivité il partage. Objectivement parlant les esthétiques des deux époques sont opposables, mais les meilleures activités créatrices de notre temps n'ont pas cessé de reconnaître la consistance historique de la chaîne qui a produit toute l'évolution parcourue, ni à travers cette chaîne la filiation des événements qui dénote cette évolution. Et c'est à partir de là que se posent les questions difficiles. Si notre temps reconnaît dans le tracé de l'évolution la filiation post-beethovénienne englobant les tendances qui, même antagonistes, se sont affrontées dans le courant du siècle dernier - Brahms/ Wagner - y repère-t-il avec la même évidence un Franck, et d'une façon plus générale d'ailleurs, l'ensemble de la production des compositeurs français entre Berlioz et Debussy ?

Question d'autant plus délicate qu'elle peut apparaître délibérément ségrégationniste ; et peut-être, qui plus est, déplacée dans le cas de Franck dont tout l'effort esthétique a visé à intégrer aussi complètement que possible la tradition post-beethovénienne. Question qui, en tout cas, prendrait une connotation intolérable si elle était interprétée comme une poussée nationaliste centre-européenne, ce dont, je l'espère, mon appartenance au monde francophone me prémunit.

En tout état de cause, si l'on veut bien admettre que les questions sont ici posées en fonction de l'évolution de la création musicale, à partir du point de vue de ce qui constitue aujourd'hui notre modernité, c'est bien la situation de Franck qui est ici en jeu, tant par rapport à cette modernité que par rapport au classicisme musical.

Peut-être est-il préférable de poser d'abord le problème par rapport à ce dernier point : la relation de Franck au classicisme. Cette première clarification permettra éventuellement de mieux déchiffrer l'autre versant, celui de la situation du compositeur en relation à la modernité.

Commençons par examiner l'opinion de deux musicologues dixneuvièmistes : Alfred Einstein et Carl Dahlhaus. Einstein (1959 : 384-86) a sans doute le tort d'aborder Franck d'un point de vue trop centré sur le nationalisme. Il le voit comme " le plus grand maître né à Liège ", ce qui n'est pas très dérangeant même si de telles vérités ne sont jamais que relatives ; et il voudrait le rattacher à la tradition germanique pour la qualité de son oeuvre instrumentale. (On pense involontairement à Debussy répondant à Poulenc : "...le respect que l'on doit à César Franck commande d'affirmer qu'il est un des plus grands musiciens flamands " (lettre du 23 octobre 1915, in Lesure, 1980 : 265)). Franck est pour Einstein un post-beethovénien - ce qui est pleinement évident, encore que la filiation ne peut être reçue sans nuance - mais qu'il faut bien se décider à rattacher à la France : " ... il est la gloire et l'honneur de l'école instrumentale française du XIXe siècle ", et disant cela notre auteur consent à lui laisser partager cet honneur avec Berlioz, autre point qui demanderait quelque nuance si on n'en devinait immédiatement les défauts d'interprétation : je pense notamment à tout ce qui sépare, dans le métier, les deux orchestrateurs.

C'est en fait par les liens qui rattachent Franck à la tradition classique à travers le Quintette, le Quatuor et la Symphonie, l'oeuvre d'orgue et de piano, plus que par son oeuvre dramatique ou religieuse,. que le musicologue reconnaît Franck. Comme toujours cela peut être remarqué chez la plupart des auteurs - sauf le cas des écrits militants - l'appréciation comporte une réserve, que l'on pressent dès le début du texte cité en dépit des éloges, laquelle est formulée en conclusion : " Pourtant, nous l'avons déjà dit, à côté de chefs d'oeuvre hautement personnels empreints de la plus intense ferveur, il a payé tribu à son époque par cent fautes de goût et trivialités, le plus étrange, c'est que ce soit justement sa musique d'église qui, en bien des cas, ressortisse à ce genre où la dévotion sentimentale du XIXe siècle se mêle à la fadeur théâtrale ". Nous verrons dans un instant que ce qui paraît à Einstein le plus " étrange " est ce qui pourrait l'être le moins selon un autre angle de vue.

Si le point de vue d'Einstein ne manque pas d'intérêt en ce qu'il place d'emblée sur le plan du goût les insuffisances qu'il découvre chez Franck, il faut cependant en déplorer l'imprécision et un besoin de définir le compositeur comme classique-romantique sans vraiment en caractériser l'image à l'intérieur du romantisme. Tel n'est pas le cas de Dahlhaus dont les réserves plus évidentes sont exprimées avec plus de discernement.

Dans son grand ouvrage Die Musik des 19 Jahrhunderts, Dahlhaus s'intéresse lui aussi à l'aspect classique de la musique de Franck et il examine plus particulièrement le Quatuor et la Symphonie pour en tirer des remarques générales quant au style, lesquelles vont ici conduire un instant notre réflexion.

Prenant nettement le contre-pied de l'enseignement de d'Indy, Dahlhaus exprime un doute quant à penser que des liaisons thématiques élevées à l'état d'idéal puissent réaliser une véritable potentialité esthétique. Il évoque le danger de monotonie, là où le franckisme a défendu la continuité cyclique au nom de la cohérence. Abordant le mode d'intégration des thèmes au contexte, il s'interroge principalement sur le moment de cette intégration. Il distingue entre substance et forme des connexions de l'élément thématique. Relevant que cette connexion repose sur une parenté partielle d'intervalles, il pose la question de la viabilité du principe. S'il peut accepter l'intégration au plan de la substance, il se montre réticent à l'admettre au plan de la forme. Prenant des exemples dans la Symphonie, il s'attarde sur la relation thématique telle qu'elle existe entre le mouvement central et le final. Il déplore ainsi le déplacement du thème principal, premier du mouvement central, inséré au rang de groupe conclusif au tempo stretto come avanti de la mesure 124 du final, contrairement à la prévision normale impliquée par la forme sonate. Et c'est encore le même thème que l'on retrouve dans le développement, signale-t-il, mais cette fois comme second, après la mesure 224, alors qu'il est élidé dans la réexposittion, où il ne peut plus assumer sa fonction mélodique de second thème, cependant qu'il figurera au début de la coda où l'ensemble des thèmes est reconfiguré (Dahlhaus, (1980/89 : 274-76).

Parlant du Quatuor, il va jusqu'à voir un " signe de médiocrité " dans la tentative de concilier une harmonie complexe et un projet formel conservateur. Après avoir donné une description sommaire de la forme du premier mouvement de l'oeuvre en relation à l'enchaînement des thèmes et au mouvement des tonalités, il conclut : " Donc cependant que Franck souhaitait beaucoup préserver le simple schéma tonal dicté par la théorie classique de la forme sonate, il n'était pas moins que Liszt, (source de sa démarche pour la forme), prêt à se dispenser de l'effet d'une "promenade tonale" même dans la présentation des thèmes " (ibid. : 292-93)

Que penser de cette critique ? Elle ne peut, certes, être reçue sans discussion, mais elle est intéressante par son professionnalisme et parce qu'elle est l'une des rares, exprimée dans le cadre d'une musicologie exigeante. Je l'aborderai cependant en mentionnant quelques réserves. Tout d'abord je crois qu'il est toujours très difficile de préjuger de potentialités esthétiques par rapport à quelque principe énoncé a priori sauf, cela va de soi, si interviennent des questions de métier. On peut certes toujours discuter des risques et périls encourus par des projets esthétiques, mais tout jugement porté sur une oeuvre demande avant tout d'en apprécier la qualité de réalisation intrinsèque. Les véritables accomplissements ont toujours en eux-mêmes justifié leur esthétique même quand celle-ci pouvait paraître douteuse dans l'énoncé de ses principes à l'origine. Ainsi je ne crois pas dans le néo-classicisme pour compenser les difficultés vécues aujourd'hui par le devenir de l'art musical, mais je m'incline devant certaines réalisations de Stravinsky telles que la Symphonie de psaumes ou Jeux de cartes. ; je ne crois pas que la citation musicale puisse engendrer un genre autonome et intéressant, mais je reconnais l'intérêt d'une oeuvre qui en justifie l'application, telle que la Sinfonia de Berio. Il n'empêche toutefois que je manifesterai une distance avec de telles oeuvres, si je traite d'esthétique avec de jeunes compositeurs dans le cadre de mon travail pédagogique. Par rapport à ce qu'il est convenu d'appeler forme cyclique mon attitude est la même : je m'en méfierai autant que Dahlhaus quant à une idéalisation telle qu'elle ressort des options de d'Indy, mais je ne vois pas en quoi cette pratique peut nuire à un accomplissement de la forme classique. Quant à décider entre cohérence et monotonie, c'est indubitablement affaire de réalisation. Il est certain que Franck devait travailler en faveur de la cohérence de son oeuvre quand il apparentait ses idées thématiques par l'intervalle, plus qu'il ne le faisait par leur seule réitération, en les ramenant à certains moments de l'oeuvre presque par voie de simple collage. Et pour ce qu'il en est de la monotonie, elle peut résulter de beaucoup d'autres facteurs que de l'homogénéité thématique, sans néanmoins que ce facteur puisse être exclu.

Le second point de la critique de Dahlhaus porte sur le déplacement des thèmes. Cette remarque est intéressante en ce qu'elle pose le problème de la structure de la phrase musicale et de la relation entre phrases : caractères syntaxiques auxquels les classiques se sont montrés les plus attentifs. Il est bien vrai qu'une idée thématique chez Haydn, Mozart, Beethoven ou Schubert n'a jamais été configurée de la même manière selon qu'elle intervient en tant qu'énoncé initial, dérivé ou conclusif. Or, il est non moins contestable que Franck a été plus attentif à la progression générale de la forme qu'à la transformation des éléments thématiques en fonction de leur localisation. Ce n'est pas ici le lieu de développer une théorie critique de ce que fut, ou de ce que doit être, un processus formel : mais pour parler bref il semble qu'il suffise de veiller à ce que la mémoire et la prévision puissent s'insérer dans une forme sans obligation de postuler quelque autre exigence de conformité d'une telle prévision aux normes d'un classicisme orthodoxe. Il n'est d'ailleurs pas superflu de rappeler les transformations apportées par Beethoven aux attentes de la norme et les réordonnancements que Mozart pouvait parfois apporter en passant de l'exposition à la réexposition de ses mouvements de sonates. Et parmi les classiques Haydn lui-même fut le plus déroutant quant à ce qui pouvait en principe être attendu ; il a littéralement ouvert la probabilité du discours au domaine de l'improbable, de là, le plus grand intérêt de son oeuvre, peut-être. Il n'empêche toutefois que la composition musicale, même actuelle, ne peut être indifférente à la fonction d'une figure ou d'un groupe de figures, par rapport à son emplacement dans le contexte, et qu'à ce titre, la phrase de Franck peut révéler des faiblesses qui peuvent nous rendre attentifs à la critique de Dahlhaus.

Quant à la critique à laquelle se livre Dahlhaus, au sujet du Quatuor, il faut probablement y être plus attentif encore ; elle met en évidence l'un des points qui écarte Franck de la forme classique au point de ne plus justifier le recours à cette forme dans son oeuvre : ce qui est ici en cause, c'est la stabilité tonale. Dans la mesure où l'énonciation des idées est aussi mouvante que leurs développements, notamment par le recours à la progression harmonique modulante, dont Franck n'était vraiment pas avare, tout devient développement. Franck violait là un point sur lequel les classiques n'ont jamais transigé ; un aspect de la logique du discours où Brahms a le plus apporté ; logique de son oeuvre qui lui permettait, dès les énoncés initiaux, une grande mouvance sans ébranler la tonalité de base.

Pour nous résumer sur ce point, disons que ce qui semble vraiment pouvoir être en cause dans les liens que Franck entretient avec le classicisme, c'est d'avoir maintenu la forme sonate alors qu'il n'en retenait que des aspects partiels et qu'il en rompait la logique traditionnelle par l'instabilité tonale des énoncés et un relatif collage des éléments thématiques. S'il fut peut-être le seul traditionnaliste de son époque à bouleverser de cette manière la stabilité tonale, il n'a certainement pas été le seul à prendre des libertés avec l'organisation motivique. Il serait insuffisant de se borner à rappeler les cas de Liszt, Tchaikovsky et Dvorak, autres exemples de liberté de conduite à cet égard, car il faut distinguer Franck de tout autre compositeur de son temps quant à l'idéal thématique qu'il s'est donné, et ce besoin incoercible de ce que l'on pourrait presque appeler une modulation perpétuelle.

Est-il légitime de porter cet ensemble de remarques au passif du travail de composition ? Franck n'usait-il pas efficacement d'un choix esthétique qu'il faisait en prenant quelque distance avec les principes du classicisme tout en conservant et en aménageant ceux qui, de son point de vue, l'intéressaient ; et qui plus est, n'était-ce pas pour lui un moyen d'atteindre à l'originalité ? Ses évasions et ses désirs personnels ne sont-ils pas à l'origine des raisons qui nous rassemblent autour de son oeuvre ? Avec ces questions nous pénétrons au coeur de la problématique la plus difficile et la plus lourde de conséquences qui concerne le cas Franck ; il n'est pas interdit de tenter de s'y attaquer.

 

 

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Beaucoup de théories de l'art, partiellement mais non exclusivement motivées par le positivisme logique, ont défendu depuis plusieurs décennies la nécessité de séparer la biographie du créateur de son oeuvre. Carl Dahlhaus est de ceux-là, on peut les comprendre quand on songe principalement à l'exploitation marchande qui a été réalisée sur le dos des créateurs pour tirer des bénéfices faciles de leur oeuvre avec la bonne conscience de la populariser. Cependant d'autres enseignements venus notamment de la psychanalyse, et bien qu'en ce domaine les résultats sont encore très limités, ont donné un tout autre son de cloche. Comment vivre ce problème de la liaison de l'oeuvre à la biographie du créateur, à l'intérieur d'une recherche, sans en affecter l'équilibre ? Le meilleur point de départ n'est-il pas, une fois de plus, de rester en dehors de tout dogmatisme en ne visant qu'une adaptation aux circonstances ?

Notre époque n'aborde pas Franck sans arrière-pensée : deux exemples assez frappants, mais typiques, viennent d'être cités. Des mots tels que "trivialité", "banalité" (Einstein) et "médiocrité" (Dahlhaus) ont été risqués et, de mon point de vue, j'ajouterai que des expressions telles que Pater Seraphicus, Père Franck, prononcés par les disciples, n'ont pas une connotation vraiment rassurante. Qu'on le veuille ou non, il y a une atmosphère de suspicion qui plane sur l'oeuvre de Franck ; il est difficile, sans s'inscrire dans une musicologie militante, même si on admire cette oeuvre, de ne pas reconnaître qu'elle divise la critique. A moins de déclarer tout de go que la musique française n'affiche que médiocrité entre 1870 et 1890, comment ne pas reconnaître cependant que Franck et Fauré - et la musique de ce dernier n'échappe pas non plus totalement aux flèches de notre modernité - façonnent à cette époque le paysage musical parisien avec le plus de ressources et de volonté d'y aménager un répertoire de concert ? Où chercher dès lors l'origine de l'insatisfaction provoquée par l'art d'un musicien dont il est impossible de nier les dons exceptionnels et l'indiscutable talent ? Je n'ai personnellement jamais pu citer le nom de Franck dans un milieu intellectuel ou artistique avancé sans m'exposer, en tant que Belge, à une réponse polie ou à un silence embarrassé. Les faits techniques relatifs au projet thématique et à l'instabilité tonale, qui viennent d'être relevés, suffisent-ils à expliquer cette attitude de la part de personnes qui pourraient même ne pas avoir remarqué ces caractères de l'oeuvre, ou qui les ayant constatés n'en ont peut-être pas tiré de conséquences négatives. C'est ici, qu'interrogeant la biographie, on éclaire un certain nombre de faits ressentis parfois confusément dans le public, autant qu'un état d'aporie que l'oeuvre ne peut masquer.

Cet essai n'a aucune intention de s'insérer dans un contexte psychanalytique qui échapperait totalement à la compétence de son auteur. Pour cette raison, tout en sachant qu'il n'est pas exclu que l'on puisse attendre beaucoup d'un tel contexte s'il apparaissait, on n'insistera pas sur des faits bien connus de l'enfance du compositeur. Il reste cependant que des circonstances, banales en apparence, telles que le lieu de naissance et le milieu familial ne peuvent que peser sur la destinée de toute création artistique. Les conditions de la création sont extrêmement exigeantes et, en milieu périphérique, elles sont souvent difficilement réunies pour assurer assez tôt le plein épanouissement des moyens. Il a été beaucoup question de la tyrannie mégalomane du père, mais sans que l'on puisse savoir si, ayant éventuellement été pénible pour l'enfant, peu propice à son développement intellectuel autant qu'au pianiste traité comme une plante forcée, elle n'a pas été bénéfique au futur créateur. Cela dit, il y avait quelques grands centres en Europe à l'époque ; Liège se trouvant dans une position géographique au moins aussi favorable pour une émigration vers l'Allemagne que vers la France. Il n'est pas interdit d'imaginer que la musique de Franck eût été toute différente, compte tenu de ses dons, si la famille avait abouti définitivement à Aix-La-Chapelle, d'où les pas du jeune musicien auraient pu être conduits vers Weimar ou Vienne, plutôt que vers Paris. Poser la question en ces termes peut paraître absurde, bien sûr, comme tout conditionnel introduit dans l'histoire. Néanmoins elle se charge de sens si l'on songe à la place énorme que la vie subie a prise dans le développement et la carrière de notre musicien qui, en raison même de cette disposition à pouvoir accepter, implicitement attestée par ses biographes, ne pouvait qu'être extraordinairement sensible à son milieu de fréquentation. Songeons à l'extrême différence de mentalité et de comportement culturel entre artistes allemands et français. D'un côté, un romantisme incarné dans des écrits illuministes imprégnés de mysticisme et de religiosité ; de l'autre, tout opposé, comme l'a remarquablement défini Georges Gusdorf (1982 : 131 & sq), un romantisme qui témoigne de la survivance de l'idéologie révolutionnaire, qui maintient la philosophie des Lumières et ne pourra jamais oublier les valeurs du Classicisme ni s'en distancer. Songeons donc à la manière avec laquelle cette différence s'est traduite dans la musique où, en Europe centrale, les formes classiques ont été maintenues mais avec un accroissement considérable de l'introspection individuelle dans les contenus, cependant qu'en France ces formes n'avaient jamais été pratiquées que par de très petits maîtres, alors que le genre lyrique y triomphait avec de plus en plus d'emphase. Nous pouvons ainsi imaginer, bien que sans en avoir la mesure, l'incidence de notre fiction sur l'oeuvre de Franck. Or quand celui-ci arrive à Paris il n'existe pratiquement qu'une seule grande symphonie, la Fantastique de Berlioz. L'autonomie de l'engagement futur de Franck n'en sera, il est vrai, que plus heureuse, mais comment néanmoins échapper au goût du milieu, et au-delà comment échapper à soi-même ?

Echapper au goût français ? Franck y parviendra partiellement par son oeuvre d'orgue et la référence qu'est pour lui Liszt. Mais cet important corpus pour l'orgue que l'on doit à Franck et qui probablement le qualifie le plus, montre aussi le poids des circonstances dans sa vie. L'oeuvre est réalisée par celui qui se croit le protégé de Liszt mais qui est aussi le protégé de Cavaillé-Coll. Certes c'est bien grâce à son talent d'exécutant et d'improvisateur que le célèbre organier découvre en César Franck le musicien capable de mettre en valeur ses instruments ; mais pourquoi, d'autre part, retrouve-t-on toujours chez Franck ce besoin d'être pris en charge ou reconnu pour agir ? Sans pouvoir, et encore moins prétendre juger de ce que l'homme a pu vivre au plus profond de lui-même, il semble que l'affirmation égocentrique n'ait pas gouverné toutes ses démarches : soumis à son père, puis à sa femme, à la corvée du gagne-pain et, s'il faut en croire la rumeur entourant la biographie, finalement entraîné par ses disciples, Franck n'aurait jamais assumé cette indépendance dont le modèle affirmé par le romantisme n'a pas cessé jusqu'à ce jour d'inspirer les conduites archétypiques de la création artistique ou scientifique. La conciliation fut au fond de ses principes moraux ; son action n'a pas été dirigée par le cri de Zarathustra : " Aber so will ich es ! So werde ich' s wollen !

Quand le compositeur arrive à Paris, rompu à l'exercice de la virtuosité mais muni d'une formation générale précaire qui ne pouvait guère l'aider - un point que le XIXe siècle va cesser de laisser négligeable - dans quel type d'art et de culture va-t-il se trouver alors qu'il prend charge de famille dans l'atmosphère des barricades de 48 ?. Ce qui se lit le plus, c'est de la littérature de kiosque ; ce qui s'expose, c'est ce que le goût officiel reconnaît dans les traits de ceux qu'aujourd'hui nous nommons les Pompiers ; et ce qui s'entend, hormis Beethoven, c'est le grand air d'opéra. Et quels opéras ! Ceux de la Révolution et de l'Empire auxquels s'ajoutent les nouveautés qui ne font que maintenir cette tradition. Comme l'a écrit Hugues Dufourt, l'opéra français n'a été produit que par les " amuseurs " (Dufourt, 1986 : 113) ; et à l'exception de quelques tentatives peu convaincantes, il en a été ainsi jusqu'en 1902, d'où l'impréparation empêchant de monter Pelléas dans des conditions normales. Quel triste paysage pour un jeune homme surdoué venant de sa province dans une ville dont il ne pouvait imaginer qu'elle ne fût pas la première du monde et dont il devait croire pouvoir tout espérer.

Certes, rencontrant à Paris cette sorte de " France profonde " Franck était, qu'il en eût ou non conscience, doublement frustré car si la vie musicale ne pouvait offrir beaucoup - Berlioz avait déjà donné le meilleur de sa production - il y avait à Paris une vie artistique authentique mais moins accessible ; comment César, compte tenu de son maigre bagage culturel, eût-il pu la soupçonner ? Ce ne sera, le fait est de notoriété courante, qu'après 1870, au moment de sa nomination au Conservatoire, quand des encouragements et un entraînement qu'il recevra de ses disciples et des rencontres faites chez l'éditeur Hartmann, que quelques horizons nouveaux se proposeront à lui. Sort peu enviable pour un créateur ; il le partagera avec Bruckner, pourtant géographiquement mieux loti, dont le nom sera le moins cité et avec le plus de réserve quand se proposera l'évaluation du XXe siècle, même dans le cercle viennois de Schoenberg. Autant que Franck, il devait dépendre de ses élèves et, autant que lui, avoir besoin de la reconnaissance d'un créateur supérieur à qui pouvoir s'identifier.

Victime des circonstances de la vie subie, heureusement Franck devait l'être beaucoup moins dans le cadre de la vie choisie et des options décidées. Et à ce propos il faut encore accepter d'évoquer Nietzche pour sa défense de la morale de la création, laquelle exige avant tout l'affirmation du créateur. Même l'absolutisme monarchique n'a obtenu de la part de Lulli, de Bach ou de Haydn qu'une soumission formelle. Quel profit un Franck, dans la société du premier capitalisme industriel, pouvait-il espérer de sa modestie légendaire ? Une issue heureusement est proposée par le secteur d'affirmation que l'on découvre dans la vie de Franck, peut-être comme quasi exclusif mais, en tout cas, réel : l'affirmation de la véritable maîtrise dans le domaine de l'orgue où à Paris en 1862, époque des Six pièces, cette maîtrise ne pouvait être concurrencée. Elle ne s'affirmera toutefois pas sans l'inéluctable compromis que devait imposer l'environnement esthétique et social venant s'affronter à l'anachronisme contenu dans la ferveur religieuse du compositeur.

Le modèle de Franck, dans sa musique religieuse et sa musique d'orgue, aurait été Jean Sébastien Bach. L'oeuvre d'orgue comme celle de Bach comporte une partie de pièces liturgiques et une partie de pièces autonomes. Composa-t-il comme Bach " à la gloire de Dieu " selon l'expression du philosophe Carl Popper ? Beaucoup de témoignages où il a été question de sa grande ferveur chrétienne tendent certainement à le confirmer. Mais de Bach, musicien d'ancien régime exerçant dans le culte luthérien, à Franck, musicien indépendant de l'ère industrielle travaillant pour le culte catholique, un grand parcours historique s'est accompli ; le mythe que l'art célèbre, s'est entre-temps décentré, et après avoir longtemps dédié ses fastes à la Divinité, depuis la fin du XVIIIe siècle, - depuis les derniers Mozart et certainement plus encore depuis Beethoven - c'est l'homme qui est au centre de ses célébrations. Et ce que doit être bien loin de deviner Franck, c'est que dans le temps même de son action, un très grand pouvoir musical, un pouvoir très autonome, celui de Wagner, dont il considère l'harmonie avec attention, est en train d'opérer un nouveau décentrage et de porter le mythe de l'art au comble du narcissisme en l'amenant à se célébrer lui-même pour lui-même. Cette évolution fondamentale de l'art, Franck ne la perçoit que partiellement : comme Bach, certes, il traduit sa foi dans un langage harmonique avancé, et accessible à ses contemporains, mais de ses contemporains il amalgame le goût venu tout droit du théâtre lyrique à un classicisme qui le sauverait peut-être s'il ne le confondait avec des gestes venus de l'école. Et soudain en cette musique religieuse, se dévoile le chant du chrétien qui parle en solitaire à un monde en voie de déchristianisation. Peut-il percevoir le danger de ce divorce pour son art ? Croit-il au contraire servir son Dieu et son Art par la rigueur classique qu'il s'impose, cependant qu'il injecte dans l'oeuvre les traces d'un lyrisme que son public peut accueillir ? Là est le compromis difficile, une première impasse - qui sait ?- de la musique de César Franck. Dukas (1948 : 149-55), après une audition de la Symphonie en ré mineur en 1893, en un temps où l'intelligentia ne s'autorisait pas encore à s'en prendre à Wagner, ne peut comprendre que celui-ci ait considéré la Neuvième de Beethoven comme une fin de l'histoire de la symphonie qu'en rapportant l'analyse wagnérienne au sens dramatique que cette oeuvre prenait pour son auteur, et il en arrive ainsi, fort à propos, à distinguer entre ce qu'il nomme " style d'accent " propre au drame et " style de développement " propre à la musique instrumentale. C'est, de mon point de vue, cette distinction que Franck n'a pu opérer dans son oeuvre où s'est amalgamé son propre goût pour un certain classicisme et le goût ambiant directement issu de la scène lyrique, mais aussi d'une certaine conception de la virtuosité, quoique dans une moindre mesure.

Voudra-t-on voir une sorte de sociologisme tendancieux dans cette tentative de comprendre une part des réticences qui se sont exprimées, au cours de ce siècle, sur l'esthétique franckiste ? J'invoquerai en ce cas un concept central de la Théorie esthétique d'Adorno (1970) : celui du contenu de vérité de l'oeuvre d'art. Partant du concept hégélien d'apparence, Adorno propose l'oeuvre comme mimesis, comme miroir de la réalité sociale. Mais en même temps la vérifé détenue dans cette apparence est à ses yeux réconciliation. Cette quasi mise en équation des fonctions statutaires de l'oeuvre nous laisse entrevoir les conditions négatives ne permettant pas à ces paramètres de se rejoindre. Quand le créateur ne peut opérer la réconciliation, ce qui est présentement le cas, puisque le compositeur exprimait une éthique qui se heurtait à un douloureux anachronisme (douloureux en ce qu'il émanait de la plus profonde sincérité alors que celle-ci était, et demeure, en rupture flagrante avec l'assentiment social, mais plus encore en ce qu'il reflétait le langage du lyrisme le plus conventionnel issu des lieux du divertissement), le contenu de vérité est apparemment souverainement menacé. L'ultime paradoxe serait alors qu'au terme de l'entreprise, menée avec le plus de sincérité et de conviction subjective, apparaisse le mensonge esthétique.

Au même soupçon éventuel de sociologisme de rabais, je répondrai encore par l'évocation d'une oeuvre qui nous est plus proche dans le temps, et à propos de laquelle on me soupçonnera peut-être moins de manifestater un préjugé : l'oeuvre d'Olivier Messiean. Et l'on pourrait même être surpris de découvrir une corrélation entre les personnalités sans, bien entendu, qu'il faille imaginer que le parallèle dépasse le cadre de l'analogie.

Mettons ainsi d'emblée les choses au point. Messiaen naît dans une famille culturellement très privilégiée et ne sera jamais anormalement mutilé par une vie subie. Ses études se déroulent au Conservatoire de Paris dans les meilleurs conditions, et le temps des amuseurs à fait place à celui de la " société Polignac ", suivant, une nouvelle fois, une expression de Dufourt (ibid. : 114). Plus simplement l'on peut dire que comme successeur de Debussy et de Ravel, héritier du grand renouveau artistique vécu en France à travers le symbolisme, l'impressionnisme, le cubisme et le surréalisme - autant de mouvements dont il a fait grand profit - il est, dès le début de sa carrière, pleinement à l'abri de toute trace de la misère du goût du XIXe siècle officiel. Mais comme Franck, il est bientôt le titulaire d'un Cavaillé-Coll dans une grande église parisienne, et sa ferveur religieuse va aussi devoir s'exprimer dans une société laïque. Comme Franck, il le fera à l'aide d'un langage contemporain, mais qu'au surplus il est obligé de se forger. Ce n'est pas ici une pénétration du genre opéra, à l'intérieur du répertoire instrumental, qui se produit, mais il y aura néanmoins recours à un élément extérieur : les chants d'oiseaux..

Et si l'on pousse le parallèle un peu plus loin, jusqu'à la conception de la forme, bien des points seraient en outre à considérer : ceux que nous devons encore pour conclure relever dans l'oeuvre de l'organiste de Sainte Clotilde, soit une forme compartimentée plus que produite par des liaisons organiques et une présentation de ses constituants harmoniques et thématiques abondante et ostentatoire. Il résultera, de cet ensemble de faits, une attitude sociale de l'audience des deux compositeurs assez comparable : une oeuvre que l'on respecte mais que l'on ne perçoit pas sans une certaine inquiétude, non que l'on mette en question le talent des créateurs, mais motivée par un certain décalage entre l'oeuvre et la mentalité du corps social, dont Franck n'a probablement pas eu conscience, mais que Messiaen assume très volontairement et non moins courageusement.*

Le parallèle de circonstances que l'on vient d'esquisser, bien que se produisant à près d'un siècle d'écart, est saisissant, et il manifeste deux préoccupations dominantes que la critique esthétique peut vivre en présence de musiciens, dont personne ne songerait à contester le talent, mais dont le message risque une forme de marginalisation sociale du fait d'une option philosophique (Messiaen préférerait peut-être dire théologique), mais aussi - et il n'est pas exclu que la seconde raison découle de la première - d'une problématique quant à une forme de complaisance esthétique acceptée dans la distribution des matériaux, où richesse se confond avec prolixité. C'est sur cet aspect de l'oeuvre de Franck que portera la conclusion de cette communication.

 

 

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C'est donc le style de Franck qu'il s'agit d'approcher maintenant en tentant de l'éclairer par une réflexion sur les grands caractères qui le dominent dans l'organisation grammaticale et formelle qui est à sa base.

L'ensemble des études qui lui ont été consacrées, qu'elles soient laudatives ou plus ou moins réservées, converge au moins sur un point : la musique de Franck est primordialement étudiée et commentée à partir de ses structures thématiques. Il est bien vrai que cette structure, dans son oeuvre, entraîne toute l'organisation phraséologique, mais celle-ci est elle-même non moins conditionnée par la structure harmonique. S'il est bien exact, comme l'affirment généralement - on pourrait même dire unanimement - les biographes du compositeur, que ses modèles élus ont été Beethoven et Liszt, pour ce qui est de l'esprit général de l'oeuvre instrumentale, et Wagner - au moins le Wagner de Tristan - pour l'harmonie, ces modèles ont été réinterprétés et incontestablement soumis à l'ascendant de l'air d'opéra, ce qui leur donne une prépondérance mélodique et une ampleur dépassant de beaucoup la notion traditionnelle de thème telle qu'elle existe chez les classiques. Plutôt que d'être des organismes sécables et simples, les thèmes de Franck visent le déploiement ; et quand la phrase donne lieu à une progression de motifs plus brefs, ceux-ci sont variés par le recours inéluctable à une même procédure de variation qui consiste à orner le motif tout en le répétant, sans que l'auditeur puisse jamais être trompé dans son attente d'un trait stylistique dont la fréquence est quasi généralisée. Les éléments thématiques tendent, en plus, à se répandre dans toutes les voix, de sorte que l'on assiste à ce que l'on pourrait appeler une ultra-thématisation. Franck pratique très peu - et en tout cas beaucoup moins que Brahms ou Wagner - la hiérarchisation des voix, et il ne recourt pas davantage à des moments de suspension thématique comme cela se trouve chez Beethoven tout particulièrement. Il en résulte que l'auditeur est baigné dans une atmosphère où seuls les éléments thématiques sont les conducteurs de sa perception ; Franck l'immerge littéralement dans un foisonnement d'idées qu'au surplus il apparente les unes aux autres. Plutôt que de tenir l'auditeur en haleine en suspendant son désir, a tout instant il le comble. Il satisfait l'attente, il en dépasse les espérances.

La même constance se reproduit dans l'harmonie qui tend à se maintenir dans un maximum de richesse : le chromatisme et l'accord apoggiaturé en sont le luxe permanent ; la modulation en devient le principe moteur. L'instabilité tonale qui en résulte élimine le sentiment de la distinction entre énoncés de base, de transition et de conclusion. Tout devient transition. De là, pour une grande part, cette sensation de glissement du discours ; de là l'impossibilité où s'est trouvé Franck de créer une réelle diversité de caractères. Son offre est intarissable, mais réfugiée, soit dans le cantabile, soit dans l'impetuoso, mais toujours dans le molto espressivo.

Luxe, redondance, mais dans un contexte rythmique tendant à la géométrisation par une reproduction régulière des figures facilitée par la succession de marches d'harmonies. Dukas, dans l'article qu'il consacre à Franck en octobre 1904 (1948 : 611-14) fait observer que " la langue de César Franck est rigoureusement individuelle, d'un timbre et d'un accent jusqu'à lui inusités et qui la font reconnaître entre toutes. Aucun musicien n'hésiterait sur l'attribution d'une phrase encore inconnue du maître. - ajoute-t-il - Sa frappe harmonique, le contour de sa mélodie le distinguent de toute autre aussi nettement qu'une phrase de Wagner ou de Chopin ". On ne saurait mieux dire. Mais si la reconnaissance immédiate d'un label est une garantie de distinction de la personnalité, il n'est pas promis, pour autant, qu'elle n'en exprime qu'une intangible supériorité. Dukas, dans son admiration pour l'oeuvre de son maître, n'aurait-il pas simplement confondu l'effet et la cause ? Il se pourrait ainsi que ce que nous percevons le plus immédiatement dans l'oeuvre de Franck soit la mesure de l'excès et de la redondance de son offre ; et s'il en est ainsi, ce n'est alors, ni le langage, ni la technique de Franck qui entrent en ligne de compte, mais son propre goût. Après avoir rencontré le musicien aux prises avec les difficultés de la vie subie : le père, l'éducation, la citoyenneté, l'esthétique lyrique, la difficulté d'exprimer son éthique religieuse dans le cadre de la cité laïque ; bref, après l'avoir éprouvé, dans cette critique, à partir du goût des autres, c'est pris au piège de son propre goût et par excès de générosité que cette analyse, si elle n'est ni incorrecte ni injuste, devrait achever le portrait d'un grand musicien dont il ne peut être question de méconnaître l'exceptionnelle importance. Comment rendre compte en peu de mots de cette interprétation ?

Dans une méditation sur un tableau de William Bouguereau, la soeur aînée, le célèbre critique d'art E.H. Gombrich (1986 : 78-80), peu satisfait par cette oeuvre sans toutefois pouvoir y découvrir d'imperfection, en vient à se demander si la pensée psychanalytique ne se donnerait pas de meilleures chances si plutôt que de s'interroger sur ce que la perfection a de bon, elle cherchait à rendre compte de ce qu'elle a de mauvais. Posant ainsi le problème de manière paradoxale, pourquoi, demande-t-il, trouvons-nous de telles représentations " sucrées sirupeuses et fadasses " ? ce sont là des " métaphores sensuelles " qui expriment " notre réaction face à un surcroît de gratification gustatives ". Et du coup, c'est bien de nos capacités physiologiques qu'il va être question ; d'ailleurs, constate Gombrich, les peintres ne parlent-ils pas de leur " cuisine " (j'ajouterai que les musiciens font de même, plus, il est vrai, les organistes que les compositeurs). Notre auteur n'ignore pas qu'utilisant la notion de goût en la déplaçant de la vue et de l'ouïe vers nos papilles - les choses réputées plus ordinaires du boire et du manger - il risque de choquer certaines consciences ; mais enfin, il pense que ce n'est là que " parti pris platonicien " et qu'après tout " c'est sur les aliments que, dès la naissance, s'exercent nos facultés critiques ". Nous plaçant ainsi résolument sur le plan de la gastronomie, Gombrich n'entend cependant pas indiquer que l'oeuvre d'art ne comporterait d'autres valeurs ; " mais il peut être bon, quand on parle d'équilibre entre des plus et des moins, de se référer à la bonne cuisine " (souligné par l'auteur). Or c'est bien une question de plus et de moins qui, pour l'instant, nous préoccupe puisque notre tentative d'évaluation porte sur un aspect de redondance. Et il est bien vrai que même les plats les plus fins servis trop généreusement provoquent rapidement le dégoût. " Trop de gras, trop de miel, trop de douceur -...- dit encore l'auteur, provoquent également une réaction contraire qui prévient l'instinct animal de l'homme des dangers de l'abus ".

Je n'ai pour ma part aucune difficulté à admettre que ce qui existe, et que nous avons tous expérimenté au niveau physiologique, ne puisse être transposé au plan psychologique ; et il n'y a pas lieu de douter que la psychanalyse n'ait des moyens de nous en dire davantage sur ce type de problème. J'ajouterai que je suis d'autant plus intéressé par le raisonnement de Gombrich, qu'ayant toujours fait preuve d'une très grande compétence en psychologie de l'art, il ne peut être soupçonné de tenter de le ravaler à un rang inférieur à ce qu'il représente pour la société. Et je dirai enfin que ce qui a le plus contribué, de ma part, à appliquer ce raisonnement à la musique de César Franck, c'est une opposition toujours gustative qu'établit l'auteur entre ce qui glisse et ce qui croque. Voilà sans doute une manière bien métaphorique de parler d'art, mais aussi, reconnaissons-le, bien saisissante. Si le XXe siècle n'a pu comprendre Franck comme l'ont compris ses élèves ou des musicologues essentiellement tournés vers une appréhension des oeuvres à partir de leur contenu thématique - cas de Donald Tovey - c'est qu'il s'est défini dans un champ d'âpreté. S'il est vrai que Franck a été le maître du cantabile et de l'impetuoso, ce domaine séraphique - comme on l'a beaucoup dit - de l'expressivité n'a pas longtemps survécu. Ni Debussy ni Ravel et, plus surprenant peut-être, ni même Dukas, malgré sa profonde vénération à l'égard de Franck, ne s'y sont inscrits. Mais c'est peut-être Stravinsky qui nous a le plus orienté vers ce qui croque. Et l'on aurait tort d'exclure, par ailleurs, cette nouvelle compréhension que notre siècle s'est donné du répertoire baroque, celle-ci non plus n'est vraiment pas dans la note du sucré. N'ignorons pas davantage ce que sont les attaques d'un orchestre de jazz. Mais nous savons aussi ce que sont les caprices du goût et de l'histoire, et rien n'indique que l'oeuvre de Franck ne retrouve un jour une légitimité dont elle aura été momentanément privée dans certains milieux ; à moins... - mais le fait est peu probable - qu'une imprévisible transformation des mentalités soit responsable qu'à tout jamais, le goût musical opte enfin pour la sobriété.

 

NOTE

* Je ne voudrais pas avoir lancé ce parallèle sans le prolonger par un fait qui concerne davantage la biographie que l'oeuvre, sans toutefois que l'on puisse dire que celle-ci n'en porte trace dans un cas comme dans l'autre. Les deux maîtres ont attiré un grand nombre d'élèves et le Conservatoire a été leur centre de rayonnement pédagogique. L'un et l'autre ont détourné la matière de leur cours, autant que cela fut nécessaire, pour rencontrer les besoins didactiques. De même que le cours d'orgue de Franck donna souvent lieu à un cours de composition, le cours d'harmonie, dont était chargé Messiaen à son entrée dans l'institution, devint très rapidement un cours d'analyse, et quand celui-ci fut officialisé, il ne tarda pas à être converti, quand il le fallait, en un cours de composition, dont Messiaen, en cela plus heureux que Franck, se vit finalement confier la charge. Et sans doute ne dira-t-on jamais de Messiaen ce que Charles Bordes aurait dit de Franck : " le Père Franck a été formé par ses disciples ", mais, dès à présent, un important échange de vues, qui a eu lieu au lendemain de la guerre dans la classe de Messiaen à Paris et à Darmstadt, entre maître et disciples appartient à l'histoire : quand il fut question d'une extrapolation des principes de la série webernienne des hauteurs aux durées, attaques et intensités, Messiaen produisit en 1949 la pièce pour piano intitulée Mode de valeurs et d'intensités, oeuvre qui a immédiatement entraîné l'adhésion de Boulez et Stockhausen, et provoqué - qu'on le regrette ou non - la naissance du phénomène structural connu sous l'appellation de série généralisée.

 

 

 

REFERENCES