LA DISTANCE ESTHéTIQUE
La volonté de vérité a besoin d'une critique.
Nietzsche
Généalogie de la morale § 24
Un postulat qui semblait appelé à devenir l'un des grands paradigmes du cours de l'histoire est énoncé par Socrate répondant à une question du Maître dans le Parménide de Platon : " Alors que ces Formes sont comme des modèles qui subsistent dans leur nature, les autres choses entretiennent avec elles un rapport de ressemblance et en sont les copies ; en outre, la participation que les autres choses entretiennent avec les Formes n'a pas d'autre explication que celle-ci : elles en sont les images " (18 132d). Cet énoncé, qui dans le Parménide concerne les formes matérielles, est directement transposable à toute matière touchant l'organisation sensorielle. Notre temps l'a peut-être redécouvert après que trois siècles d'opéra l'ait rendu précaire. Mais la controverse a subsisté, et le XXe siècle n'a cessé de se trouver au centre d'une incertitude quant au sens à donner à cette relation entre formes et choses, entendons entre les formes et leurs modalités de représentation dans l'art. Le jeune Socrate entendait bien par son argument signifier qu'il ne peut y avoir de scission entre les formes qui constituent le modèle idéal, leur garantie de permanence et les contenus représentationnels, lesquels ne peuvent être que l'image de l'immanence formelle. Trois siècles d'opéra semblent cependant avoir ébranlé cet ordre des priorités, contraignant les formes à s'adapter progressivement aux choses qu'elles étaient appelées à servir. L'art s'en serait trouvé affaibli, aurait connu dans cette transition ses premiers signes d'aliénation, conduit au service du divertissement et transformé en valeur marchande. De puissantes forces créatrices ont tenté d'infléchir ce cours réaliste de l'histoire dès le temps où la relation de dépendance des formes par rapport aux contenus parut la plus dangereuse pour le devenir de l'art - Hanslick en fut alors le porte-parole pour les musiciens - mais la résistance a été vive, elle l'est encore aujourd'hui sous des aspects sournois - mouvements post-modernes.
Dans le contexte actuel, un rappel de la position de Socrate peut être d'autant plus opportun que la réflexion sur l'art se caractérise par une relation de bipolarité très marquée entre création et réception. Les médiations, dont l'entoura la grande philosophie allemande, pèsent de manière moins directe. Ainsi les grandes références kantiennes au goût et au plaisir n'opèrent plus qu'indirectement dans les catégories du jugement : la société peu consensuelle où nous vivons ne peut plus garantir un accord intersubjectif sur de telles catégories ; elles sont supplantées par des positions plus dures : l'attitude critique, l'affirmation idéologique, l'investigation technique principalement analytique.
Il est exclu, dans le cadre de l'espace disponible, de prétendre embrasser l'échange esthétique qui s'est produit entre créateurs et observateurs depuis cinquante ans. Nous devrons donc nous focaliser sur un point : l'argument cité de Socrate. C'est un point central difficile à cerner mais crucial. Il nous maintiendra dans la distance esthétique, c'est-à-dire dans le lieu de l'observation et de la réception de l'oeuvre.
Le plus actif parmi les observatoires européens d'esthétique semble avoir été géré par les philosophes de l'École de Francfort dans le cadre de la grande tradition métaphysique. Là, une esthétique de l'art moderne a tenté de se définir en liaison à une observation critique. Adorno, dont la formation musicale a été la mieux assurée et dont la théorie esthétique générale est colorée en arrière-plan par les valeurs musicales de l'Occident, nous offre un point de ramification d'idées fascinantes bien que parfois discordantes. Philosophe post-hégélien, il nous introduit dans cet insondable domaine d'un contenu de vérité de l'oeuvre. En acceptant ce thème, nous rencontrerons, et sans chercher à contourner les divergences, Bloch et Benjamin, autres représentants majeurs de l'École. Seuls, Bloch et Adorno ont approché la musique mais sans guère pouvoir se rejoindre ; Benjamin ne peut être évité du fait de l'influence qu'il exerce sur Adorno, mais surtout parce qu'il initie une voie féconde mais que la musique n'a rencontré que marginalement pour des raisons d'ordre sémantique.
Face à ces philosophes nous consulterons Carl Dahlhaus sur le problème de la Forme pour la contribution qu'il apporte en relation à la problématique soulevée. Sa démarche esthétique ne quitte pas le champ musicologique et, en ce sens, il est comme un cas unique au sein de l'esthétique.
Puis notre tour d'horizon s'achèvera par un coup de sonde vers la philosophie analytique qui nous invite à contempler quelques nouveaux panoramas touchant la fonction de l'art.
I
CONTENU DE VERITE ET APPARENCE
Au centre de la Théorie esthétique d'Adorno se trouve cette proposition difficile, et combattue par les ennemis de la métaphysique, touchant ce qu'il nomme à la suite de Hegel "contenu de vérité de l'oeuvre d'art". Comment une oeuvre musicale "absolue", c'est-à-dire dépourvue de tout support - texte chanté ou parlé, scénario lyrique, chorégraphique ou cinématographique -, peut-elle être déclarée vraie ou fausse ? La première impression laissée par le texte d'Adorno est que l'énoncé de la forme transmet cette vérité laquelle ne peut se transformer qu'à travers son mode d'existence, autrement dit, son apparence. On va revenir sur cet important concept philosophique susceptible d'affecter profondément le contenu de vérité de l'oeuvre, mais auparavant, il importe d'examiner cette notion, à première vue énigmatique, de vérité. Max Paddison, auteur d'une exégèse des concepts musicaux adorniens et Marc Jimenez, au plan de l'esthétique générale du philosophe, contribuent par la convergence de leur propos à stabiliser l'usage du concept.
Les deux auteurs nous conduisent tout droit à une interprétation du concept de vérité en abordant celui de "seconde nature" issu de l'empreinte de Lukacs et de Benjamin dans la pensée d'Adorno jeune, et ce sans ignorer la référence à Freud toujours présente dans son oeuvre. Paddison insiste plus particulièrement sur la double influence de Lukacs et de Freud intégrée par Adorno jusque dans ses oeuvres tardives (17 pp. 56 sq). Quant à Jimenez, il met principalement l'accent sur la présence de Benjamin très diffuse dans l'ensemble de l'oeuvre dès le début (15 pp. 153-6). Lukacs dans la Théorie du roman et dans Histoire et conscience de classe avait émis l'idée de l'existence de deux natures : une première laissée au domaine scientifique y compris l'histoire naturelle, et une seconde qui serait le fruit de l'histoire humaine résultant de l'assimilation progressive de ses acquis. Cette histoire conçue comme seconde nature, dans le domaine de l'art nous interpelle ici très directement par rapport à nos prémisses : elle menace au stade de l'art autonome, donc de la musique absolue, la proposition de Socrate. Selon Lukacs : " L'art, réalité visionnaire du monde faite à notre mesure, est donc devenu indépendant ; il n'est plus une copie de tous les modèles qui ont été produits ; il est une totalité créée, car l'unité naturelle des sphères métaphysiques a été détruite à tout jamais " (cité par Paddison, 17 p.32). Qu'en est-il pour Adorno ? Tout en retenant l'idée de seconde nature, il semble vouloir se maintenir beaucoup plus près de Hegel, même si sur un point très voisin, il le critique concernant le passage du beau naturel au beau artistique. Pour lui, l'autonomie de l'art c'est avant tout sa spiritualisation. Celle-ci révèle une seconde nature en incorporant dans l'oeuvre d'art ce que la bourgeoisie voudrait proscrire. Dans cette affirmation qui distingue l'Art de son Autre, c'est-à-dire de la littéralité ou de la trivialité, c'est évidemment la technique et la technologie qui dominent le processus de création (17 p.58 ; 1 p.127). Nous pouvons entrevoir dans cette remarque un premier signe de vérité. Bien que l'art autonome ne puisse plus se justifier par une fonction sociale, qu'il soit dépourvu de fin au sens où l'entendait Kant, il donne voie à l'inédit en éliminant le dégradé, les sources de ce qui pouvait l'avilir et donc lui donner de faux accents, sinon le faire mentir - un concept qu'Adorno lit occasionnellement dans l'intention de l'artiste (1 p.170).
Il est patent que ce soit bien par l'apparition du nouveau qu'Adorno entende accroître la spiritualisation de l'art, son autonomie, et, par voie de conséquence, en transformer l'apparence. Immédiatement après avoir introduit sous cette forme quelque peu édulcorée cette nature historisée, il écrit : " L'indignation au sujet de la laideur de l'art moderne, qui persiste en dépit de toute exploitation culturelle, est ennemie de l'esprit : elle interprète cette laideur, notamment les sujets repoussants, à la lettre et non comme pierre de touche de la puissance de la spiritualisation ou comme chiffre de la résistance dans laquelle celle-ci se vérifie " (ibid. p.127).
La source freudienne, fréquente dans les évaluations d'Adorno, vient complémentairement au secours de la spiritualisation. Telle que la présente Paddison, elle rejoint le concept de seconde nature dans un sens voisin de la théorie de Lukacs : c'est la conscience qui domine le refoulé collectif parvenant à faire de l'art un objet de connaissance : " Pour Adorno, la "vérité" de l'art semble résider dans cet "aboutissement à la parole" de la nature - une nature pourtant qui est elle-même la projection de ce qui a été réprimé et rejeté par la société. L'art est alors non une pure expression, mais un mode de connaissance à partir duquel nous pouvons comprendre le monde " (17 p. 57).
Appuyée sur le marxisme ou la tendance psychanalytique, la seconde nature n'apporte néanmoins pas plus qu'un indice de vérité permis par une domination du matériau et de la forme. La seconde nature ne peut atteindre un sens positif qu'au moment où les traits novateurs sont assimilés comme naturels. Au moment où l'art tend vers cette nature, il ne peut le faire que négativement, d'où la résistance sociale globale aux éléments novateurs. C'est un des points sur lesquels l'apparence de l'art prend son relief ; par où elle est liée chez Adorno à la notion d'apparition et non à celle d'essence de l'art comme au Dixième livre de la République de Platon. Sur l'apparence, de nouveau, Adorno est plus proche de Hegel mais avec cette différence que chez ce dernier elle est davantage liée au contenu et à sa signification - une signification qu'elle peut modifier selon ses modalités - alors que chez Adorno elle surgit dans l'apparition de la forme. Par là, Adorno lève la menace qui semblait peser sur la remarque du jeune Socrate : la forme imprime son image dans le contenu.
Mais nous devrions encore pouvoir lier l'apparence au contenu de vérité. Notons tout d'abord qu'il est extrêmement difficile d'extraire la vérité de l'art, défendue par Adorno, de son contexte métaphysique, lequel peut répugner à la pratique artistique. Le point de départ adornien donne l'oeuvre d'art comme énigmatique ; énigmatique dans sa raison d'être, sa nécessité, son sens et son isolement : " Les oeuvres d'art sont énigmatiques en tant que physionomie d'un esprit objectif qui n'est jamais transparent à soi-même au moment de son apparition " (1 p.169). Celle-ci nous plonge dans un mystère et par elle-même l'oeuvre n'apporte aucune résolution de son énigme. S'il en est une, elle ne peut venir que de nous : " Les oeuvres, surtout celles de la plus haute dignité attendent leur interprétation " (ibid.). " Comprendre le contenu de vérité postule la critique " (ibid.). Une " zone d'indétermination " subsiste entre " l'insuffisance constitutive de l'oeuvre " et ce qui peut être " réalisé " (ibid.). Là est une marge d'énigme que, hors métaphysique, nous pourrions espérer progressivement réduire, précisément par une modification de l'apparence résultant pour le musicien du double sens de l'interprétation : son analyse critique et les décisions qu'elle implique pour l'exécution de l'oeuvre. N'est-ce pas ce que nous vivons dans l'approche progressive et de plus en plus qualifiée du répertoire ; ce qui, pour prendre un exemple très parlant, a été réalisé depuis près d'un demi-siècle dans la musique baroque ? N'y a-t-il pas là une saisie concrète et crédible du contenu de vérité qu'Adorno aurait pu sans doute admettre mais que pour quelque raison secrète, liée à la tradition philosophique à laquelle il appartenait, il n'a pas été incité à suggérer ?.
Adorno cependant paraît proche de ce raisonnement quand il lie le mensonge de l'art à l'intention de l'artiste, qu'il s'agisse du créateur, de l'interprète voire de la déficience analytique. Il donne quelques exemples de perversité mensongère : l'attitude fréquente en musique du critique qui ne fait que reproduire les analyses données par le compositeur, ce qui ne produit qu'une tautologie ; l'oeuvre qui ne fait que répéter en le saturant un mythe ancien ; des oeuvres qui se présentent comme sources d'un nouveau futur. Prendre de telles oeuvres à revers, c'est servir le contenu de vérité. Le vrai en art reviendrait donc pour nous à donner l'apparence correcte de son style. En ce sens, la notion de vérité pourrait échapper à son contenu métaphysique.
Le problème est d'un vif intérêt et mériterait d'amples développements quant à son incidence sur la stylistique musicale. Comme nous l'avons observé, c'est sur l'art moderne qu'Adorno fait porter sa recherche de vérité et c'est sur le matériau et la forme que porte l'essentiel de son effort et que doit porter celui du compositeur. Toutefois, on le sait, Adorno a rencontré lui-même de grandes difficultés à ratifier les acquis techniques au moment de leur émergence. S'il fit preuve de stabilité au sujet du néoclassicisme refusé même dans un état où la qualité de l'artisanat semblait pouvoir le sauver - cas de Stravinsky où il ne vit qu'un langage "stabilisé". - il ne deviendra souvent le militant des autres causes qu'après les avoir temporairement condamnées. Il approuva le premier Schoenberg mais ne put admettre immédiatement la série de douze sons ; il refusa d'emblée la série généralisée quand il compara, en 1951, Stockhausen à Leverkuhn, le compositeur de Thomas Mann dans Dokter Faustus (24). Mais en 1960 il abonda dans son sens, y compris sur des banalités, dans l'entretien radiophonique qu'il eut avec lui (4). Tant d'hésitations doivent-elles être imputées exclusivement à sa formation musicale et à une lenteur dans le discernement, ou a-t-il été éventuellement piégé ? C'est là une question que l'on peut tenter d'examiner mais à laquelle il serait vaniteux de prétendre répondre. Le contexte de la critique adornienne offre cependant quelques paramètres.
Adorno ne s'est exprimé que discrètement sur les compositeurs les plus représentatifs qu'il a connus durant les années 50 et 60. Sans chercher à les discréditer, il est loin de les avoir consacrés à l'égal de Samuel Beckett, par exemple. Aussi au lendemain de sa mort, les hommages des musiciens sont-ils restés relativement discrets. Adorno, défenseur de la vérité, de la logique et de la rigueur, l'apologiste de Berg, a-t-il pu vivre plus qu'une adhésion strictement formelle au dodécaphonisme et au sérialisme ? Webern, qu'il ne fit guère plus que respecter, pouvait-il espérer par sa rigueur imposer un jour une seconde nature quand il est dit : " Même si un lied de Webern est plus parfaitement élaboré qu'un lied de Schubert, l'universalité du langage dans le Voyage d'hiver confère à cette musique une certaine supériorité " (1 p.207). Et de quelle valeur artistique pourrait témoigner le Concerto op. 24 quand après en avoir comparé le final à une marche traditionnelle, il ressort que : " La richesse ou l'absence de richesses, en tant que telle, n'est pas un élément nécessaire du contenu de vérité des oeuvres ; elle n'a pas même de valeur en soi, et ne garantit pas non plus automatiquement un sens musical (3 p.310).
Quelle conséquence tirer ? sinon que la vérité d'Adorno ne dut jamais coïncider avec celle des musiciens sériels. Sa vérité maintenait celle de l'unité entre Forme-modèle et contenu-image de cette forme pouvant accepter le sens entendu dans la première partie du Parménide de Platon, mais elle demeurait pour lui d'ordre métaphysique et, reconnaissons-le, était tributaire de son goût, parfois de son humeur. Or la vérité sérielle eut incontestablement d'autres sources qui pourraient échapper à la seule conjecture s'il était possible de savoir où la recherche de Schoenberg (ou éventuellement de Hauer) a pris racine. Les rapports de Schoenberg avec les membres du Cercle de Vienne en Philosophie n'ont laissé aucune trace dans sa correspondance ni dans ses écrits, tout au moins à ma connaissance. Mais Wittgenstein qui était clarinettiste (28 p.317) et qui dans ses cours de Cambridge a multiplié les allusions à la musique, s'est intéressé à ce que faisait Schoenberg (8 p. 203). Alors que celui-ci était en pleine recherche, il n'est pas indifférent de lire dans le Tractatus logico-philosophicus certaines propositions telles que : " J'appelle une série ce qui est ordonné par une relation d'intervalles, une série de formes. L'ordre de la série numérique n'est pas gouverné par une relation externe mais par une relation interne " (24 & 4.1252, souligné par l'auteur). Et presque mots pour mots ceux de la définition de la série par Schoenberg : " ...les signes sont encore combinés l'un avec l'autre, même dans la tautologie et la contradiction - c'est-à-dire qu'ils établissent certaines relations l'un à l'autre mais ces relations n'ont pas de signification, elles ne sont pas essentielles au symbole " (4.4661). Certes, Wittgenstein n'eut à subir l'influence d'aucun musicien pour produire ces définitions strictement mathématiques de la série ; c'est l'inverse qui a pu se produire, ne fût-ce qu'indirectement. Ce qui est symptomatique, c'est le lieu et les dates de convergences : le Tractatus est achevé à Vienne en 1918, le texte paraît en 1921 et Russel en publie une édition bilingue allemand-anglais dès 1922. A-t-il pu y avoir conversation sur le sujet entre le philosophe et le musicien ? Schoenberg eut-il connaissance de l'événement par la presse ou quelque autre source intime ? Les idées étaient-elles dans l'air, type de convergence que n'ignorait jamais la sociologie de Francastel ? S'agit-il d'une pure coïncidence ? D'autres recherches en diront peut-être un jour davantage. On connaît en tout état de cause l'incidence qu'eut à cette époque le positivisme logique en Europe centrale avant de faire retour en Angleterre où Russel, Whithaed et Moore lui avaient donné ses premières bases. Par ailleurs, il n'est pas contradictoire de se souvenir des leçons de Husserl à Munich en 1923-24 présentant la réduction phénoménologique. Tant du côté de Wittgenstein que de Husserl, le contenu restait à l'image de la forme, mais il en était devenu une image logique purement abstraite, indépendamment du fait qu'au plan philosophique les logiques ne peuvent être confondues.
Les musiciens n'ont guère parlé de ces choses parce qu'elles ont manqué de références artistiques. Après 1945, les références sont demeurées littéraires, Joyce était le plus généralement cité mais aujourd'hui, quand ils évoquent cette époque, les compositeurs reconnaissent dans leur oeuvre une marque du structuralisme que directement ils ont rencontré par la voie saussurienne. Mais le structuralisme précisément plonge ses racines dans le positivisme et à travers cet héritage la vérité sérielle paraît plus proche de Frege, de Wittgenstein et de Tarski ou de Quine que de la vérité d'Adorno. Hors sérialisme, mais non hors atonalisme, le cas le plus patent est celui de Xenakis où la volonté a été manifeste dès la fin des années 50 d'axiomatiser la musique. La référence à Wittgenstein n'apparaît pas dans ses écrits, néanmoins dans la mesure où il est plus sensible à la logique mathématique pure, par la radicalité de sa rupture avec la tradition, c'est bien Wittgenstein qui, au plan philosophique, pourrait incarner le mieux son modèle.
Le malaise d'Adorno face à l'art moderne qu'il défend peut-être plus par volontarisme que par une totale adhésion, a pu résulter d'un débordement idéologique "sur sa droite" dira-t-on en plaçant l'expression entre guillemets parce que précisément sans faire appel à ces guillemets on ne pourrait dire qu'il le fut sur sa gauche par ses collègues, Bloch et Benjamin.
Sa critique de Bloch s'est développée autour de l'horizon utopique de cette philosophie. En 1921, Adorno lit avec une apparente sympathie l'Esprit de l'utopie (2 p.385). Mais quand l'ouvrage reparaît en 1962, bien des choses ont changé tant dans le vécu des deux hommes qu'au plan de la pensée. Au terme de leur exil mutuel aux Etats-Unis pendant la période nazie, alors qu'Adorno retrouve ses cours à l'Université de Francfort, c'est à Leipzig que Bloch, communiste de la première heure, accepte un poste. Accusé de révisionnisme, il finit par avoir des ennuis avec le pouvoir officiel de la RDA en 1956. Laissé en liberté mais contraint au silence, sa chance sera d'être édité par Suhrkamp où Le Principe espérance paraît en 1959. Mais une fois devenu professeur invité à l'Université de Tubingen, c'est Adorno et Marcuse qu'il rencontre comme adversaires sur les points de son révisionnisme (11), mais certes non pour les raisons qui lui valurent de devoir quitter la RDA. Comme le note précisément Marc Jimenez : " La dialectique hégélienne est à l'origine de la divergence entre la position d'Adorno et celle de Bloch. La philosophie positive de l'histoire du monde exprimée dans le Principe espérance et déjà présente dans l'Esprit de l'utopie repose sur l'idée d'une téléologie immanente"(2 pp. 389-90). Une remarque aussi dure peut paraître avoir été dictée par la passion et la rivalité. Sans exclure ces traits de comportement et en ramenant les opinions de Bloch aux proportions de ce qu'une démarche humaniste peut inspirer, il est impossible de ne pas pressentir dans sa philosophie de la musique une approche conventionnelle de mélomane et une mise hors jeu très affirmée de tout aspect technique. Nous constations en tête de ce travail la rupture consensuelle annoncée par la philosophie de Hanslick et la querelle autour de la sémantique musicale. Pour Bloch, en plein XXe siècle, Hanslick reste encore un adversaire. Il reproche à " son détestable bavardage " de jouer les unes contre les autres les " personnalités " - Mozart contre Gluck, etc. - et cela pour des raisons techniques ce qui revient à " donner dans la vulgarité et l'irrespect le plus bas ". Mais de manière plus inattendue, il lui fait le procès qu'en toute logique il aurait pu se faire à lui-même : le critiquant de stopper " sa machine au point précis où le parcours devient le plus résolument moderne " (7 p.57). Comment éviter sur ce point l'ironie d'Adorno : Bloch ne s'est intéressé qu'à la musique du passé, la seule qu'il ait sans doute pu supporter.
L'impact de Bloch n'a pas été nul. Henri Pousseur, musicien en divorce avec son passé sériel, ayant opté pour le réalisme préconisé par Michel Butor, a élu Bloch parmi ses meilleures références philosophiques. Il va à la rencontre d'une histoire constituée des rêves éveillés en quête d'une vérité suprême, d'un monde plein d'utopies dont les oeuvres d'art annoncent un accomplissement encore inactuel mais dont elles sont l'image (19 p.123). Ce besoin d'utopie, paradis sur terre que Bloch avait prudemment reculé dans l'indéfini temporel par rapport à la réalisation urgente d'une société sans classes, promettant un Eden qui sera mais qu'on ne verra pas, nous restitue obligatoirement à la nostalgie de notre passé, d'oeuvres détentrices d'un espoir toujours réinvesti. En ce sens, l'un des travaux les plus récents de Pousseur a été un retour au Dichterliebe de Schumann recréé dans une analyse poétique (20) et redéployé dans un commentaire musical de sa main.
La vérité de Bloch est ainsi projetée dans l'utopie d'une espérance symbolisée par les vestiges de l'art ; la beauté artistique tend par là à médiatiser celle d'un retour à la première nature, celle que croit retrouver le mélomane qui écoute pour la énième fois son oeuvre favorite avec l'intérêt de cette contemplation distraite ou concentrée qu'il retrouve dans la promesse d'une journée sans nuages.
Face à ce contexte l'alternative proposée par Walter Benjamin fut d'une tout autre consistance aux yeux d'Adorno, bien qu'il ne pourra la rallier que partiellement. L'amitié de Benjamin et de Brecht a facilité dans l'oeuvre du premier l'expression d'une voie qui a prouvé sa fécondité dans le théâtre populaire mais qui, transposée à la musique, la conduira difficilement au-delà de son vécu. Les raisons d'incertitude sémantique dans la "musique absolue" auront tendance à neutraliser le type d'invention souhaité par Benjamin, lequel ne connaîtra un certain relief qu'en association aux autres arts. Il reste d'ailleurs vrai que le théâtre populaire lui-même a difficilement trouvé de nouvelles références formelles , c'est par une priorité du contenu qui, dans les arts du spectacle fait du scénario un matériau privilégié, que ces arts ont trouvé à travers le style brechtien et ses nombreux dérivés une nouvelle expansion. Ce style, il est permis de le noter en passant, connaît aussi des dérives à travers un théâtre d'acteurs et de metteurs en scène. Il ne peut être nié que le grand acteur peut travailler sur l'apparence au sens où nous avons tenté d'en revérifier le sens chez Hegel et Adorno, mais depuis près de trente ans, le théâtre d'acteur et le théâtre improvisé n'ont opéré sur l'apparence que dans quelques cas exceptionnels bien connus et justifiés par une juste réputation.
Nous ne sortons pas de notre sujet par ces remarques, au contraire, nous l'explicitons. La réaction d'Adorno à l'oeuvre de Benjamin, dont on a le sentiment paradoxal qu'il voudrait pouvoir toujours la sauvegarder alors même qu'il lui est lisiblement difficile de l'assumer, est éclairée par cette comparaison entre les expressions artistiques. Mais l'une des plus grandes difficultés rencontrées dans l'appréciation de Benjamin par Adorno est due à la négativité de sa propre dialectique, à quoi s'ajoute une autre problématique résultant cette fois de la position de Benjamin qui atteint l'esthétique et la stylistique musicale dans la recherche d'une vérité de l'art par le biais de l'apparence. Tentons d'examiner ces deux points.
La critique adornienne de Benjamin qui concerne le plus notre thème est celle de l'aura principalement développée dans l'étude sur Baudelaire (6) et le célèbre essai sur l'art à l'ère de sa reproductibilité (5). Comme le note Adorno dans la Théorie esthétique, pour Benjamin, l'aura c'est un "Plus" qui dépasse la cohérence de l'oeuvre et la propose comme apparition (1 p.110). L'aspect positif de ce Plus, qu'Adorno considère comme intégrateur, à ses yeux affaiblit la valeur artistique de l'objet : " Si les oeuvres d'art rayonnent, leur objectivation par elle-même décline " écrit-il (p.117) apparemment contre le sens commun. Pour lui, l'aura doit être un facteur de désintégration : mutisme (Beckett, Webern) ou catastrophe (anticipation d'Apocalypse, Wedekind). On pourrait croire légitimement apercevoir une contradiction dans la position d'Adorno qui, après avoir lié la vérité de l'art à l'apparence dans son mode d'apparition, nie ce par quoi il rayonne. D'autre part, son acharnement contre toute forme de régression et de restauration semblait bien avoir besoin de ce Plus maintenant hypothéqué. Comment une seconde nature pourrait-elle s'historiser sans qu'apparaissent des traits inédits potentiellement positifs de sa constitution ? La réponse semble bien être que toute innovation dans l'invention ne peut intervenir que négativement contre tout fait d'histoire sédimenté ; tout langage homologué tendant à retomber au stade de première nature. C'est en ce sens que se laisse interpréter l'explicitation complémentaire de la théorie : " L'extrême intégration est extrême illusion (...) : les artistes après l'avoir poussé à l'extrême, depuis la dernière période de Beethoven, ont mobilisé la désintégration. Le contenu de vérité de l'art, dont l'intégration a été l'instrument, se retourne contre l'art, et il trouve dans cette orientation ses instants emphatiques " (p.69).
Par rapport à notre interrogation initiale, même si la position d'Adorno est plus conciliante à l'égard de Benjamin que de Bloch, elle suit la même optique quant à l'apparition du contenu de vérité. Aucun contenu ne peut s'imposer par la domination des éléments formels. Ce sont des faits techniques qui ouvrent un espace désintégrateur - ainsi le dernier Beethoven -; le contenu ne peut parler vrai qu'en accord avec l'organisation structurale. Mais où l'opposition est peut-être la plus désarçonnante pour qui tente de tirer parti de ces philosophies à l'écart de toute métaphysique, c'est qu'elles se cristallisaient autour du désenchantement avec des convictions inconciliables : celle de l'attitude laïque d'Adorno liant la désintégration au déclin historique de l'art ; celle de Benjamin associée à l'utopie de Brecht et, profondément religieuse, partageant le messianisme de Gershom Sholem, allant jusqu'à découvrir encore l'aura au sein de l'art désenchanté.
De fait, les compositeurs novateurs ne pouvaient accepter les conséquences de l'une ni de l'autre position. La désintégration, oui, (point de départ de Stockhausen) mais toute invention est générée par l'enthousiasme et en cela contrainte de rejeter le déclin dans l'idéologie. Quant à la voie positive de Benjamin, elle ne pouvait être admise que par des musiciens dont l'idéologie est le mobile de l'action, et pour qui la priorité du contenu subordonne le langage. Henze et Nono pourraient bien être les seuls compositeurs à avoir brièvement cité Benjamin dans leurs écrits, sans que son influence puisse se définir dans leur oeuvre autrement que par l'allusion que l'auditeur peut éventuellement y deviner. De son côté Eisler, collaborateur de Brecht, semble avoir vécu quelques frictions avec lui du fait de sa propre proximité à Adorno. Malgré une évidente volonté d'engagement politique, Eisler n'a jamais voulu se dispenser de maintenir des médiations structurales renforçant, dans son oeuvre, les connotations expressives.
La seconde difficulté annoncée relative à Benjamin concerne l'apparence qui, chez Adorno, peut fluctuer exerçant ainsi une action sur le contenu de vérité. Rainer Rochlitz attire avec précision l'attention sur le fait que la position de Benjamin relative à l'apparence est d'inspiration platonicienne et par là se lie à l'essence de l'art bien plus qu'à ce qui est en lui contingent : " Le beau est chez lui (Benjamin) (...) la face accessible d'une vérité considérée comme transcendante. La critique d'art est, pour cette raison, un exercice privilégié d'approche de la vérité. Du Banquet, Benjamin retient deux thèses : "la vérité - c'est-à-dire le monde des idées - est la teneur essentielle de la beauté." Et "La vérité est dite belle " " (21 p.51). En d'autres termes, nous pouvons approcher de la vérité de l'art par le beau, mais celui-ci étant avec elle réfugié dans le monde des idées, nous ne pouvons opérer sur l'art par l'apparence. Par cette approche, au moment même où Benjamin valorise l'activité esthétique, il en neutralise l'accomplissement actuel. Rochlitz note encore qu'il ne reconnaissait à la critique qu'une seule interprétation de l'oeuvre d'art (ibid. p.100) ce en quoi il était cohérent avec sa vision d'un monde où l'apparence relève de l'essence de l'art. C'est dans le même sens que vont les observations de Hugues Dufourt, quand il considère le déchirement de l'apparence aujourd'hui. Séparée de son essence, elle doit renoncer à toute universalité, allant jusqu'à dépendre de contingences extérieures à l'esthétique : " Ainsi le XXe siècle qui, pour des raisons socio-économiques, a radicalement rejeté l'universalisme esthétique, suscite-t-il des oeuvres qui dans la singularité ou la particularité atypique, élèvent un rempart contre l'universelle anomie " (12 p.60). Serions-nous en droit de refuser, nous musiciens, cette spécificité de l'objet, alors qu'en dépit d'une rupture insoluble elle s'avère finalement protectrice ? Comment approcher de cet axe, Apparence-Beauté-Vérité-Idée, alors que nous savons combien nous pouvons agir sur l'être de l'oeuvre en opérant sur son paraître ? Une réponse prudente dans la perspective de Benjamin pourrait être que nous n'atteignons jamais qu'un monde pour nous, alors que l'on ne pourra juger de l'art en soi que dans une mythique post-histoire, une sorte de monde messianique où le contenu de vérité serait enfin révélé. Cette réponse ne me paraît pas barbare en ce sens qu'elle laisse toute latitude à notre action ; elle autorise une approche consciente de l'oeuvre qui en assure le progrès dans la phase de réalisation (l'exécution) par une action sur son apparence, comme il en a été pour la musique de Bach depuis cinquante ans, alors que nous ne pouvons assurer toutefois rien de mieux que d'avoir atteint aujourd'hui le plus haut degré de vérité pour nous.
Ce cheminement à travers les convergences et les divergences de l'École philosophique de Francfort avec comme but un point précis n'a pu nous montrer une vérité de l'art dans un sens littéral comme l'eut aimé le positivisme. Il est vrai que nous ne l'avons atteinte qu'à l'intermédiaire d'un écran métaphysique, mais avec cependant le moyen d'en percevoir une présence. Le jeu entre les trois acteurs laisse transparaître une tension assez vive au centre de laquelle Adorno pourrait avoir été le plus éprouvé. Adorno était comme ligoté, semblant vouloir expulser une tradition idéaliste qui lui collait à la peau, tout en refusant la rupture. Face aux compositeurs de son temps, il éprouve avant tout du malaise ; après les avoir condamnés, il consent toujours à les soutenir pour autant qu'il soit convaincu de leur participation à son Aufklärung. Une part du drame dut être que ce qu'il conçut comme "forces productives" dans la sphère culturelle relevait d'une pensée positiviste qu'il refusait et dont il ne pouvait concevoir que, par tempérament, il était pourtant proche. La grande contradiction d'Adorno s'est révélée, en 1959, le jour de son débat avec Popper où il ne put comprendre à quel point il aurait pu gagner sur son adversaire tranquille s'il ne s'était vainement cantonné dans un discours d'opposition. Adorno a-t-il jamais accepté de se reconnaître tel qu'il était ? Après l'avoir rencontré sur ce plan idéal d'un contenu de vérité de l'art, ne le rejoindrons-nous pas sous un jour plus en rapport avec cette seconde Aufklärung, dont il est l'âme, en nous concentrant cette fois sur le problème de la Forme ?
II
FORME
Le premier point de la thèse de Socrate dans son audacieuse réponse à Parménide n'était pas pour lui une exigence ou une nécessité, la chose allait de soi : la Forme se donne comme Modèle qui subsiste en sa Nature. La musique aujourd'hui a-t-elle été jusqu'à ébranler cette thèse ? Après avoir été tendue dans tous ses états par la rigidité sérielle, elle se relâche en oeuvre ouverte, mobile, aléatoire et bientôt Stockhausen synthétisera ses formes ponctuelles et statistiques en une Momentform qui gagnera en persuasion par l'atout lyrique de l'oeuvre appelée à l'illustrer : Momente. En 1965, il est au sommet de sa notoriété et les candidats compositeurs qui s'inscrivent aux Ferienkurse de Darmstadt y vont pour entendre le Premier Compositeur allemand. Antonio Trudu (25 p.181 sq) recrée l'atmosphère de l'événement manqué : Stockhausen ne peut être présent à Darmstadt et la direction doit proposer à son public une solution de remplacement. Ce qu'il en advint a fortement marqué : ce fut une session sur "la forme dans la musique nouvelle" (13). Trudu reconstitue le décor de la célèbre table ronde : Adorno, rapporteur était entouré de Carl Dahlhaus et de Rudolf Stephan pour représenter la pensée esthétique. Face à eux, quelques compositeurs : Boulez, Brown, Ligeti, Kagel et Haubenstock-Ramati. On ne reviendra pas sur les propos agacés de Boulez qui avaient le mérite de créer une diversion, mais qui pouvaient être interprétés comme une fuite en avant ; ni on n'insistera sur ceux des autres compositeurs. Fidèle au sujet traité, tournons-nous vers les représentants de l'observatoire d'esthétique et voyons jusqu'à quel point les vues d'Adorno et de Dahlhaus peuvent nous offrir quelque perspective d'usage.
Même en philosophie, la diplomatie garde ses prérogatives : Adorno visiblement ne voulait pas heurter et sachant à qui il s'adressait et respectueux du lieu, en vrai rapporteur, il parle en termes mesurés. Ainsi, s'il loue la désintégration dans les formes nouvelles, en quoi il était en plein accord avec son système, il ne la lie pas ouvertement au déclin de l'art. La désintégration, une fois encore présentée comme trait formel, caractéristique du "nominalisme" de la dernière manière de Beethoven, sonnait à Darmstadt comme un fait très positif, éminemment pédagogique. Malgré une réelle prudence méthodologique, combien parmi les étudiants musiciens étaient en mesure de saisir les arrière-plans du discours, compte tenu de sa part d'hermétisme mais surtout de la conduite de la pensée dialectique. Suivre Adorno revenait à comprendre le jeu complémentaire qui se jouait entre la nécessité de désintégrer les normes intégrées par voie d'intégration des forces désintégrantes (13a p.15).
Dans son exposé, Adorno reconnaissait que l'École viennoise contemporaine n'avait guère innové au plan formel et qu'il était légitime de chercher à dépasser cette situation (ibid. pp. 10-11). Les catégories formelles qu'il énumère sont cependant celles que l'on trouve dans les ouvrages didactiques de Schoenberg, et la problématique qui lui paraît primordiale est celle de la répétition (pp. 11-13). Alors qu'il lui eût été difficile de légitimer la phraséologie classique telle que l'imposait Schoenberg, il défend la variation constante en invoquant principalement les récurrences générées par le matériau (p.14). Le raisonnement maintenait une dialectique serrée entre matériau et forme : complémentarité essentielle, mais pour les besoins de la cause le matériau tendait lui-même à devenir forme. L'idée était d'ailleurs poussée assez loin : l'orateur concevait une forme qui se construit de bas en haut, c'est-à-dire partant du détail pour gagner par additions la totalité (p.18). Autrement dit, la forme se constituerait maintenant de l'intérieur alors que le projet formel classique se concevait de l'extérieur. L'image socratique de la forme-qui-subsiste-comme-modèle est-elle à ce stade altérée ? Il serait prématuré de donner une réponse affirmative aussi immédiate. Adorno regrettait les résidus formels soumis aux impératifs du contenu dans la "musique bourgeoise" du XIXe siècle. ; mais s'exprimant sur la forme, par ces remarques, il n'agissait pas sur le statut de la forme mais sur la procédure de composition. C'est sur cette distinction entre forme et procédure que Dahlhaus apporte une réponse substantielle.
Il n'est pas simple de tenter de situer Dahlhaus musicologue dans un courant philosophique. Ses travaux sur l'histoire et le sens de sa critique en feraient plutôt un empiriste. Dahlhaus a émis sur la musique des quantités d'hypothèses mais sans jamais chercher à les résoudre autrement que par une dialectique académique ; il les abordait par la description de faits historiques, mais jamais il ne se serait situé comme Adorno ou Benjamin au coeur de la philosophie de l'histoire. Il tint donc à Darmstadt un discours propédeutique de type universitaire.
Son exposé divisé en deux épisodes - l'avant et l'après débat - n'avait évidemment pas été préparé en fonction du discours du rapporteur, mais, comme on va le voir, l'orateur n'allait rien ignorer de ses idées. Cependant, il semblait davantage préoccupé par les problèmes pratiques immédiats posés par la crise de la forme, manifeste dans les oeuvres les plus récentes. Dès la première phrase, la dialectique de la désintégration semblait suspectée et rappelée à plus de pragmatisme : " La nécessité de définir, de saisir et de comprendre paraît tout aussi profonde que son opposé, de dissoudre et de rompre. (...) Cela a-t-il beaucoup de sens de parler de la forme musicale à la fois comme forme sonate et comme forme statistique ? "(13b p.41). La forme " aussi respectable qu'ambiguë ", dans la littérature formaliste devient un slogan. L'ambiguïté précédemment notée chez Adorno entre matériau et forme était critiquée comme " matériau formellement défini ou forme matériellement définie " (ibid.). Les deux pôles étaient toutefois considérés comme corrélés. Mais, la matière pure en l'absence de forme relève d'une mystique, or art et mystique s'excluent mutuellement (p.42). Pour comprendre cette dernière idée, ne fallait-il pas sous-entendre que derrière la catégorie mystique c'était en réalité l'aspect métaphysique du raisonnement adornien qui était incriminé ?
Dahlhaus s'en prenait non sans vivacité à la technique des groupes et à la statistique comme constituants formels. Stockhausen était prudemment mais directement visé. L'argumentation eut été plus convaincante pour l'auditoire si l'orateur, préoccupé de dénoncer les abus d'un calcul de densité fondé verticalement sur l'harmonie et horizontalement sur le rythme, hostile au statisme qui, disait-il, en résultait sur de longues durées dépassant la "période" (p.43) n'avait opposé cette démarche à la musique antérieure. Par le biais d'un modèle formel faisant appel aux catégories rhétoriques d'Aristote (p.42), incriminer le calcul statistique paraissait comme un procès anachronique, dans la mesure où c'était une totale mutation de la mentalité qui était en cours. Adorno, dans son rapport introductif, avait été plus efficace en posant le problème de la forme en termes de similarité et de différence. Il admettait que la répétition devait être conditionnée dans la "nouvelle musique", mais il attirait l'attention sur le fait que pour produire la différence il faut y projeter quelque élément de similarité (13a p.13). Autrement dit, il n'y a plus de variation quand tout est variation.
Le raisonnement de Dahlhaus gagnait toutefois en précision quand il prétendait que les formes dites "ponctuelles", "de groupe " ou "statistiques" concernaient la genèse de l'oeuvre et non le résultat - tendance déjà constatée par Paul Klee, signalait-il en le citant. L'accent était mis de plus en plus sur la formation non sur la forme, une distinction établie par Stockhausen. Il n'était pas possible de dire quoi que ce soit sur la cohérence, ces procédures ne permettent pas de prendre en compte les relations devant exister entre deux sections d'une pièce. Et de cette situation était tirée la lourde conséquence " que le problème de la forme ou de la cohérence paraît avoir été résolu avant même d'avoir été posé " (13b p.44)).
Les catégories paramétriques étaient aussi mises en cause pour leur abstraction au nom de l'écoute. Mais ici les perspectives venaient cruellement à manquer et l'orateur reconnaissait qu'il n'y avait pas d'alternative (pp.44-5). Les raisons invoquées contre l'écriture paramétrique étaient d'un ordre banal et ne reprenaient que les remarques les plus courantes. Bref on assistait à une mise en cause totale de la musique sérielle mais sans moyens de la réfuter. Aujourd'hui une telle querelle semblerait assez vaine et n'avoir été que l'expression d'une nostalgie ; le maniement sériel a pratiquement disparu mais le paramètre est le matériau sur lequel le compositeur qui synthétise le son est obligé d'opérer. Le traitement actuel tend à le dégager de la note, alors que dans la pratique sérielle du temps il l'y confrontait.
On ne pouvait donner tort à Dahlhaus d'insister sur la nécessité de se préoccuper de la perception - et d'ailleurs les compositeurs sériels les plus orthodoxes y viendront eux-mêmes après 1975 -, mais le faisait-il en ayant à l'esprit d'autres problèmes que ceux du classicisme ? Il proposait une analyse succincte des premières mesures du Klavierstück op 11 n° 1 de Schoenberg en insistant sur la construction de la période et du motif, sur la fonction de ces unités et la logique déductive interne à la séquence (p.47). C'était non moins possible de faire la même démonstration sur une oeuvre de Haydn ou de Mozart ; il insistait sur l'indépendance de la forme par rapport à la série qu'avec une certaine imprudence il comparait à l'indépendance de la syntaxe par rapport au phonème dans le langage (p.49).
Certains compositeurs considéraient superflu un débat sur la forme, convaincus qu'ils étaient que la forme est inéluctable, qu'elle surgit de l'oeuvre achevée. Une vieille thèse de Cage avait rencontré un certain succès sur ce point quand il avait donné l'exemple de la forme naturelle des cristaux. Confronté à cette idée, Dahlhaus faisait valoir qu'elle n'avait pas cours en architecture et qu'il était insoutenable que le problème pût échapper à la seule théorie de la musique. Pour se détacher des formes existantes, disait-il, il fallait d'abord faire retour à l'histoire, celle du XIXe siècle, époque où forme et contenu étaient considérés comme constituant une totalité comparable à celle du corps et de l'âme (13b Schlussreferat p.71-2). Dès ce moment, l'orateur perdait la cause qu'il espérait gagner. Il évoquait des notions telles que thème, genre etc. que les compositeurs ne vivaient plus dans leur pratique quotidienne et qui ne les éclairaient pas. Le musicologue dix-neuvièmiste, infiniment respectable, qu'était Dahlhaus était en porte à faux, rappelé par son propre vécu. Heureusement l'orateur sauvait son raisonnement en le reconnaissant inactuel. Comme Boulez, il recommandait d'inventer de nouvelles poétiques, et avec beaucoup de réserve et de scepticisme, de distinguer les formes des genres en espérant que ceux-ci ne disparaîtraient pas (p.72).
L'érosion de la forme avait entraîné une survalorisation de la notion de structure que Dahlhaus renvoyait dans l'idéologie. Le terme "structure" se substituait à "technique compositionnelle", c'était en quelque sorte un alibi verbal venant au secours de la forme défaillante : " Premièrement le terme "structure" suggère les détails, les connexions dans un petit espace ; le mot "forme" au contraire, l'esquisse d'une totalité, de relations à travers de larges étendues. (...) Deuxièmement, l'expression "structure" peut être rapportée aux composants abstraits (...). Ce qui est signifié par le terme "forme" au contraire est un modèle concret dans lequel hauteurs, durées, dynamiques, timbres interagissent. (...) ; une série est une structure, non une forme. Troisièmement, structure tend vers un concept technique qui suggère la genèse d'une oeuvre, le processus de production ; tandis que forme est une catégorie esthétique qui se réfère au résultat, au modèle audible " (p. 73). Et plus étrangement l'orateur ajoutait : " Une structure ne doit pas être nécessairement perceptible, la méthode ne doit pas être apparente en fonction du résultat ; l'idée d'une forme musicale inaudible serait une contradiction dans les termes. La structure est l'aspect de l'oeuvre dirigé vers le compositeur, la forme l'est vers l'auditeur " (ibid.).
De fait, Dahlhaus ne se montrait absolument pas prêt à suivre Adorno qui acceptait que la forme fût construite "du bas". Il entendait bien maintenir le vieux concept musicologique selon lequel elle se construit "du haut". Or construire du bas n'implique nullement que le compositeur ait renoncé au principe gestaltiste selon lequel le tout détermine les parties. Le bon compositeur d'aujourd'hui, comme le compositeur classique, n'assume-t-il pas un mouvement dialectique incessant le conduisant du tout vers les parties et le ramenant des parties au tout ? Ne voir les formes que dans un sens unique a probablement conduit aux abus de cristallisation de formes telles qu'aujourd'hui Charles Rosen les dénonce chez Reicha, A.B. Marx et Czerny. (23 p.19). On peut en outre se demander si dans son procès fait à la notion de structure Dahlhaus n'aurait pas eu intérêt à reprendre à son compte la distinction de Stockhausen entre forme et formation en l'étendant à celle de structure et structuration : structuration impliquant la procédure, structure, l'unité constituée. Par ailleurs, si Dahlhaus était crédible en réservant à la structure un espace restreint de configuration, l'était-il encore quand il la dispensait d'être perceptible et de ne pouvoir être globalisable dans le résultat ?
Avec plus d'incidence en 1965, Dahlhaus s'attaquait au problème de la "forme ouverte" venue immédiatement dans le débat de la session. Il commença par en inventorier les modalités et à propos des séquences variables, mais fixées en vue de l'exécution, il se demandait ce que pouvait être une forme ouverte qui jamais n'était ouverte pour l'auditeur. Faisant ensuite allusion aux propositions que venait de réitérer Earle Brown - fourniture de matériaux à l'exécutant chargé de l'aménagement - Dahlhaus voyait la chose comme le composant mobile en architecture du bâtiment : une praxis en quête de restauration du poïesis qui s'est lui-même placé en état de subordination. Et que pouvait-il répondre par ailleurs à Kagel pour qui l'auditeur était lui-même en charge active des structures passives qu'il reçoit du compositeur ? A ce défit venu pour une part de l'humour, le musicologue tentait de répondre avec tout le sérieux de ses normes : maintien du rythme et de la cohérence sur une grande échelle... Une chance semblait toutefois laissée à ce type d' "ouverture" ; Kagel a toujours été l'objet d'une sympathie ouverte !
L'ultime conclusion de l'exposé : une dénégation de l'abstraction et de l'informel, était un plaidoyer en faveur de la forme conçue comme équilibre entre les facteurs d'homogénéité et d'hétérogénéité : " Si la forme n'est pas désirée, alors, il n'en faut point parler " (13b p.75).
L'exposé de Dahlhaus à Darmstadt, dans des circonstances difficiles, prenait l'allure d'un manifeste de haut rang. Certes l'auteur n'avait pu dissimuler sa nostalgie d'une phraséologie fondée sur la Période et d'une thématique référée au Motif. Il dénonçait le formalisme mais sans guère approcher le contenu. Lui qui ne paraissait pas captivé par le structuralisme, le ralliait quand il entrevoyait la nécessité de l'unité de la forme et du contenu. Aurait-il pu admettre la position du jeune Socrate dans sa totalité ? L'ensemble de son oeuvre apporte la preuve qu'en fervent de la Rhétorique d'Aristote il n'était pas prêt à céder à l'imagerie du XIXe siècle et, moins que les philosophes de l'histoire, il aurait cédé à l'idée d'une priorité du contenu sur la forme.
Adorno et Dahlhaus ont été d'authentiques représentants de leur temps ; ils ne pouvaient se rencontrer que sur un minimum d'options mais l'un et l'autre ont manifesté une très grande foi dans la vertu critique. Ils ont osé parler, et même parfois déplaire ; c'est ce qui a donné cette force à leur esthétique.
III
FONCTION
Une grande part des divergences internes à l'école de Francfort a été la conséquence des prérequis de chacun de ses membres quant à la fonction de l'art. Adorno se situant au carefour de toutes les tendances post-hégéliennes, n'avait pas grand mal à s'accommoder de l'autonomie acquise progressivement par l'art au cours du XIXe siècle. Au contraire, cette tendance de l'art se conciliait avec son marxianisme modéré en ce qu'elle allait à l'encontre du processus de réification - il n'y avait pas de contestation de Lukacs sur ce point, seules les voies étaient divergentes. L'aliénation sociale qui en résultait était compensée par l'opposition de l'art autonome aux ravages de l'industrie culturelle. Quant à Bloch et Benjamin, pour des raisons de réalisme, mais généralement peu compatibles, ils ne considéraient pas l'art à travers son stade d'autonomie : l'espoir utopique du premier et le "plus" auratique du second annonçaient un devenir ou un présent de l'art qui le restituait à des formes de mimésis, certes plus actives que celles du recueillement contemplatif, mais qui, pour Adorno qui n'y renonçait pas, n'étaient que la partie sédimentée de la création présente.
Pour trouver une pensée originale qui aujourd'hui prend en compte la fonction de l'art parvenu, au-delà de l'autonomie dans sa phase institutionnelle, il faut se tourner vers quelques représentants de la philosophie analytique américaine avec en point de mire Nelson Goodman et Arthur Danto. Ces philosophes considèrent prioritairement l'art comme véhicule de communication ; l'imagerie du contenu est immanente à leur argumentation mais traitée dans le cours d'un raisonnement logique. Par manque de moyens sémantiques, la musique échoue dans ces conditions devant les expressions visuelles.
Alors que l'esthétique européenne s'interroge sur l'essence de l'art et pose de manière sous-jacente la question "qu'est-ce que l'art ?" le fonctionnaliste se place en retrait et se demande : " Quand y a-t-il art ? " La question est ainsi introduite par Goodman dans son ouvrage Ways of Worldmaking (14 chapitre IV). Pour Goodman, l'oeuvre d'art est un échantillon de certaines propriétés, donc une exemplification. Il ne peut exister d'oeuvre d'art qui ne soit représentation, dénotation, de quelque chose, au moins d'elle-même. Elle est symbole des propriétés qu'elle exemplifie. Goodman tente par cette approche d'aplanir la querelle entre formalistes et romantiques, les premiers mettant l'accent sur les traits intrinsèques de l'oeuvre, les seconds sur les données extrinsèques. Cette théorie de la dénotation, caractérisée par sa neutralité, franchit un pas décisif quand à la première question se superpose cette autre : " quand un objet fonctionne-t-il comme oeuvre d'art ? " (ibid. p.90). Une pierre ramassée sur la route, nous dit en substance Goodman, n'est rien, mais transportée au musée elle exemplifie ses qualités et donc fonctionne comme oeuvre d'art. Arthur Danto en dira autant de l'urinoir de Duchamp appelé Fontaine lors de son entrée au musée (9). La fonction crée l'organe ! Inversant la question fonctionnelle, Goodman donne entre autres exemples le suivant : un Rembrandt au musée est une oeuvre d'art ; si je l'utilise pour boucher un trou de fenêtre laissé par une vitre cassée, il ne fonctionnera plus comme telle.
Comment réagir ? Personne ne voudrait nier que si un transfert de lieu dégrade où avantage un objet, sa fonction en est modifiée ; c'est cependant plus difficile d'admettre que la pierre devienne au musée une oeuvre d'art, alors qu'en qualité de beau naturel elle ne fait qu'y singer la beauté artistique. Et sauf dégradation subie par les rayons UV. il me paraît difficile que le tableau de Rembrandt soit sorti du domaine de l'art. Dans les deux cas je parlerai de promotion ou de dévaluation du statut de l'objet. Le cas de Fontaine est plus complexe ; d'abord sa mission n'est pas achevée dans la mesure où le mouvement post-moderne utilise les ready-made de Duchamp comme base de départ et référence justificative ; ensuite parce que la complicité de l'artiste a été totalement engagée pour ce qui fut en premier lieu pour lui un défi et un canular.
Conscient d'avoir un peu forcé la note, Goodman atténue la rigueur de son raisonnement tant pour la pierre que pour le Rembrandt, reconnaissant que la première ne deviendra peut-être jamais de l'art et que le tableau restera un tableau. Et il conclut sagement :" De façon similaire, une chaise reste une chaise même si on ne s'assied jamais dessus, et une boîte d'emballage reste une boîte d'emballage même si on ne l'utilise jamais que pour s'asseoir dessus. " (p.93). Pourquoi alors nous avoir égaré si loin ? Goodman n'est concerné que par l'utilisation de l'art, non par ce qu'il est. Mais même en acceptant sa démarche, pouvons-nous être certains que la fonction de l'art ait la puissance qu'il lui attribue, au point de le transformer en un tel caméléon ?
Alors que Goodman transforme la fonction de l'objet par un simple déplacement, les exigences de Danto sont plus sélectives mais le piège n'en est peut-être que plus proche. Comparant la distance esthétique à celle que voulait Platon pour l'artiste dans la cité, il voit les beaux-arts au musée (voire au concert), comme le beau sexe au boudoir (10 p.32-3). Cette méfiance à l'égard de l'esthétique proviendrait de la pauvreté qu'il lit dans son histoire (ibid. p.37-8). Et, comme Hegel l'avait annoncé, l'art devenant philosophie, on parviendrait à la fin de cette histoire. A partir de là, Danto est pleinement justifié de ne s'en prendre qu'à des objets banals : sa référence privilégiée sera celle des boîtes de Brillo transfigurées dans l'oeuvre d'Andy Warhol (9 p.90). Et, pour sa part, c'est par le concept esthétique parvenu en fin de partie que Danto va transformer dix carrés rouges semblables et en proposer une exposition en donnant à chacun ou presque un titre différent (ibid. p.29-30).
Au risque de paraître un peu macabre, je voudrais proposer à nos fonctionnalistes ou à leurs adeptes, une version plus sûre de la mort de l'art. Elle a lieu dans l'heure qui suit la première frappe de la bombe à neutrons. On découvre des corps morts aux sons de L'Hymne à la joie. Rien n'a bougé, le lecteur de disques poursuit la diffusion du Final de la Neuvième. La ville est déserte. L'art n'a plus de fonction. Il est désormais dépourvu d'existence ; son essence n'en rend plus témoignage.
Réanimons ! Eu égard aux questions traitées dans cet essai, ces matières ayant trait à la fonction n'auraient qu'un intérêt anecdotique si elles ne confirmaient une nouvelle évolution du sens donné au concept d'apparence. Alors que chez Platon l'apparence est liée à l'essence de l'art, à l'oeuvre en soi, chez Hegel et Adorno, elle est conditionnée par sa modalité d'existence, l'oeuvre pour soi. Avec Nietzsche (16 & 54) elle tombe au rang du fantasme dans le rêve. Au XXe siècle, elle subit un dédoublement dès Wittgenstein qui la situe dans l'état où nous la découvrons chez Danto. Dans le Cahier brun (27 & 18) il distingue entre objets de l'esprit effectivement présents ou traînant dans le souvenir et dessins réels. Dès ce moment l'apparence est fragilisée, devenant réelle ou fictive. C'est ce qui en subsiste chez Goodman et Danto. Réels sont les carrés rouges de Danto, mais dépendants d'une expérience mentale : cette exposition où notre illusion les rend tous différents. Richard Rorty reprenant une remarque de Heidegger (22 p.164 fn.) rappelle cependant que cette dégénérescence de l'apparence était inéluctable dès que Platon eût distingué entre signification et signification sensorielle. Au stade de Nietzsche, toujours selon la même source, elle devient une décision de pouvoir et même un affrontement. La qualité de l'apparence serait donc finalement subordonnée à sa fonction. Si celle-ci devient un jeu mental ou de langage, cette évolution met en péril aujourd'hui l'objet même de la réponse de Socrate à Parménide.
- REFERENCES
- 1 ADORNO, Theodor W., Théorie esthétique, trad. M. Jimenez & E. Kaufholz, Paris, Klincksieck, 1989, v.o. Francfort, Suhrkamp, 1970.
- 2 ADORNO, Theodor W., Notes sur la littérature, trad. S. Müller, Paris, Flammarion, 1984, v. o; Francfort, Suhrkamp, 1974.
- 3 ADORNO, Theodor W., Quasi una fantasia, trad. J.L. Leleu, Paris, Gallimard,1982, v.o. Francfort, Suhrkamp, 1963.
- 4 ADORNO, Theodor, W. / STOCKHAUSEN, Karlheinz, "La résistance à l'encontre de la musique nouvelle", Contrechamps 9, Lausanne, 1989 pp. 121- 42 v. o. H. Henck, éd,. in Neuland 5, 1983.
- 5 BENJAMIN, Walter, "L'oeuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique" trad. M. de Gandillac, in W. B. Poésie et Révolution, Paris, Denoël, 1971, pp. 171-210, v. o. (Angelus novus), Francfort, Suhrkamp, 1966;
- 6 BENJAMIN, Walter, Charles Baudelaire, trad. Jean Lacoste, Paris, Payot, 1979, v. o. (C. B. ein Lyriker im Zeitalter des Hochkapitalismus), Francfort, Suhrkamp, 1974.
- 7 BLOCH, Ernst, L'Esprit de l'utopie, trad. A.M. Lang & C. Piron-Audard, Paris, Gallimard, 1977, v. o. Francfort, Suhrkamp, 1964.
- 8 BOUVERESSE, Jacques, Le mythe de l'intériorité : expérience, signification et langage privé chez Wittgenstein, Paris, Minuit, 1987.
- 9 DANTO, Arthur, La transfiguration du banal : une philosophie de l'art, trad. C. Harry-Schaeffer, Paris, Seuil, 1989, v. o. Harvard U. P.,1981.
- 10 DANTO, Arthur, L'assujetissement philosophique de l'art, trad. C. Harry-Schaeffer, Paris, Seuil, 1993, v. o. New York , Columbia U. P., 1986.
- 11 DREW, David, "Introduction from other side : Reflections on the Bloch Centenery", in Ernst Bloch, Essays on the Philosophy of Music, Cambridge U. P., 1985, pp. xi-xlviii.
- 12 DUFOURT, Hugues, Musique, Pouvoir, écriture, Paris, Bourgois, 1991.
- 13 Form in der neuen Musik, Darmstädter Beiträge X, 1966, a Th. W. Adorno, pp. 9-22, b C. Dahlhaus, pp. 41-50 & 71-75.
- 14 GOODMAN, Nelson, Manières de faire des mondes, trad. M.D. Popelard, Paris, Champion, 1992, v. o. Indianapolis, Hackett, 1978.
- 15 JIMENEZ, Marc, Adorno et la modernité : vers une esthétique négative, Paris, Klincksieck, 1986.
- 16 NIETZSCHE, Friedrich - Le gai savoir, trad. P. Klosowski, Paris, Gallimard, 1967.
- 17 PADDISON, Max, Adorno's Esthetic of Music, Cambridge U. P., 1993.
- 18 PLATON, Parménide, cité d'après la trad. de L. Brisson, Paris, Flammarion, 1994, p. 101.
- 19 POUSSEUR, Henri, Musique,Sémantique, Société, Paris, Casterman, 1972.
- 20 POUSSEUR, Henri, Schumann, le poète : vingt-cinq moments d'une lecture de Dichterliebe, Paris, Klinksieck, 1993.
- 21 ROCHLITZ, Rainer, Le désenchantement de l'art : la philosophie de Walter Benjamin, Paris, Gallimard, 1992.
- 22 RORTY, Richard, Contingence, Ironie & Solidarité, trad. P.E. Dauzat, Paris, Colin, 1993, v. o. Cambridge U. P. 1989.
- 23 ROSEN, Charles, Formes sonate, trad. M. Stella & A. Paris, Paris, Actes Sud, 1993, v. o. New York, Norton, 1988.
- 24 TOOP, Richard, "Messiaen / Goeyvaerts, Fano / Stockhausen, Boulez", Perspectives of New Music vol. 13/1, Annandale N.Y,. 1974 pp. 141-69.
- 25 TRUDU, Antonio, La "scuola" di Darmstadt, I Ferienkurse del 1946 a oggi, Milan, Uncopli, 1992.
- 26 WITTGENSTEIN, Ludwig, Tractatus logico philosophicus, cité d'après la trad. angl. de D.F. Pears & B.F. McGuinnes, Atlantic Highlands N.Y., Humanities Press International, 1961.
- 27 WITTGENSTEIN, Ludwig - The Blue and Brown Books, Oxford, Blackwell, 1958.
- 28 WRIGHT, Georg Henrik, "Notice biographique de Wittgenstein, in Le cahier bleu et le cahier brun, Paris, Gallimard, 1965.