CELESTIN DELIEGE

 

JEAN-CLAUDE BAERTSOEN :

 

 

esquisses pour un portrait

 

 

 

 

"Créatif" ! En parler n'est-ce pas d'abord rencontrer son initiateur, Jean-Claude Baertsoen, que par amitié on me permettra de ne nommer ici que par son prénom. Je voudrais le présenter en trois instantanés qui pour moi l'ont vraiment défini. Je ne doute pas cependant de mon insuffisante approche ; il faudrait apprécier bien plus longuement, bien plus intensément l'action du pionnier, du pédagogue. : un pédagogue qui curieusement déclare dans un document récent de "créatif" ne pas se réclamer prioritairement de la pédagogie. " La pédagogie n'est jamais qu'un moyen, un passage... L'objet visé, le but à long terme, c'est la création musicale ". Peu de personnes sans doute voudraient le démentir. Le paradoxe ici est que celui qui tient ce propos a consacré à ce moyen toute son énergie et que le résultat est en totale corrélation avec l'effort consenti. Me croira-t-on si je dis que Jean-Claude est le pédagogue le plus accompli que j'aie rencontré ? Il n'a peut-être pas sollicité la pédagogie mais il l'a atteinte et à un niveau d'authenticité qui m'assure que ses élèves me comprendront. La pédagogie chez ce musicien, on dirait que c'est une faculté innée, une sorte de don naturel. Toute sa méthode consiste à exemplifier, et inéluctablement, l'exemple, même s'il a dû le chercher pendant des journées entières, est là, au bon moment, pleinement adéquat, livrant avec pertinence le modèle ou la réponse rencontrant le besoin le plus immédiat de l'étudiant fût-il même individuel. Si l'on m'objecte qu'il est normal qu'il en soit ainsi, je ne contesterai pas, je dirai simplement que malheureusement l'occasion ne m'a guère été donnée de vérifier ailleurs cette disponibilité à un tel degré d'application et de clairvoyance. Cette supériorité, curieusement, j'avancerai qu'elle provient du fait que Jean-Claude croit à l'efficacité de l'argument le plus simple ; la simplicité est son audace. Toujours j'ai remarqué que quand on le voit sceptique, c'est qu'il estime qu'une quelconque pédanterie s'est glissée dans un raisonnement, qu'un auteur a voulu faire savant, que l'on aborde des matières qui ne peuvent être assimilées parce qu'ont été négligées des notions que l'on a refusé d'envisager par peur de se montrer inférieur en en assumant l'aspect élémentaire.

 

Je connaissais Jean-Claude depuis bien longtemps, mais sans vraiment l'avoir identifié. Des émissions radiophoniques sur l'écoute m'avaient amusé, non moins que des musiques de film où la machine à écrire tenait lieu de percussion. J'en étais là jusqu'au jour où - premier instantané - nous nous sommes régulièrement rencontrés dans les trains qui nous menaient vers Liège ou Mons où, l'un et l'autre, nous nous rendions pour juger des épreuves d'examen dans les conservatoires de ces villes. Tout naturellement la conversation venait sur les programmes des cours d'écriture et d'analyse, et la première fois que cela se produisit, il ne me fallut pas plus de cinq minutes pour me rendre compte que j'avais rencontré un interlocuteur. Je dois bien avouer que cela ne m'était plus arrivé, sur ce terrain, depuis le temps de mes interminables entretiens avec Pierre Froidebise. J'avais bien tenté d'aborder ces questions avec André Souris, mais je crois qu'il y était relativement indifférent. Il enseignait l'harmonie au départ du traité de Koechlin parce que les données lui en paraissaient meilleures, sans autre souci de l'allure peu systématique de l'ouvrage. Ce qui me frappa le plus dans ce que disait Jean-Claude, c'était le changement de ton, et un contenu d'idées plus large, et plus actuel qui correspondait davantage à mes propres préoccupations. Les enseignants que jusque-là j'avais rencontrés parlaient de l'harmonie et du contrepoint sans vraiment pouvoir définir avec netteté les matières en question ; quant aux activités d'analyse, je percevais que c'était par pure politesse qu'on ne me disait pas que c'était là un travail superflu. Jean-Claude avait une tout autre approche de ces matières, il avait lu les grands théoriciens, et sans toujours les aimer beaucoup, il les connaissait. Quand en août 1983, j'écrivis la préface à mon ouvrage Les fondements de la musique tonale, je me pris à le remercier lui et quelques autres personnes pour l'aide apportée. Il s'en étonna au point que j'eus le sentiment de l'avoir involontairement compromis. Il est vrai qu'il n'est pas tellement de tradition en Europe de remercier des personnes qui n'ont pas collaboré directement à la réalisation d'un livre. En plus ce bouquin est pour une part d'obédience schenkerienne et, je viens de le dire, Jean-Claude peut souhaiter prendre ses distances à l'égard des théories. Oui, mais j'avais remarqué qu'il connaissait Schenker et le long des parcours assez désolés vers les anciennes régions minières de Wallonie nous en avions assez largement débattu.

 

 

Le deuxième instantané nous conduira dans une classe du Conservatoire de Liège. Pousseur avait invité Jean-Claude à venir parler aux professeurs de la Maison de "Créatif" harmonie. Là je fus ravi d'entendre Jean-Claude devant ces enseignants sceptiques descendre en flammes l'enseignement traditionnel de l'écriture. Il disait notamment, et avec le ton le plus courtois qui le caractérise (Je cite de mémoire mais mon souvenir est intact) : " On avait fait son apprentissage dans Sarly, ce qui n'était déjà pas très exaltant, et puis on vous disait maintenant tu vas réaliser des basses et des chants donnés de concours. Mais de fait, la même chose continuait. On sortait de la classe et on passait au cours de contrepoint et de nouveau la même chose recommençait, on repartait à zéro avec une autre optique mais c'était la même chose. Et puis on aboutissait à la classe de fugue en espérant qu'enfin on allait faire autre chose, mais non, on retrouvait la rengaine ". Il parlait à l'imparfait non pas hélas parce que cet enseignement était mort, mais parce qu'il évoquait ses propres études. Personne ne lui donnait tort, mais lui donnait-on pour autant raison ?

 

 

Enfin, troisième instantané, nous voici dans un studio de la Maison de la Radio place Flagey. Jean-Claude occupait le poste de directeur de l'Académie de Musique de Nivelles et il y avait installé "Créatif approche globale". Il m'avait longuement expliqué ce dont il s'agissait - peut-être à nouveau dans un de ces wagons de première, toujours un peu poussiéreux, ou lors d'une soirée d'agapes ? - toujours est-il que je me mis en tête de présenter cela aux auditeurs de la radio. Je n'avais malheureusement aucun créneau pour diffuser une telle émission ; je procédai donc par ruse. J'étais à l'époque titulaire de l'émission "Musique aujourd'hui" où défilait toute la musique contemporaine, de la pire à la meilleure, (je concevais cette rubrique comme une émission d'information). J'en arrivai à penser qu'après tout, si je me rendais coupable d'une petite dérogation aux normes, je ne faisais pas mentir le titre de la rubrique en proposant l'innovation pédagogique de Jean-Claude. N'était-ce pas une activité d'aujourd'hui et très musicale par dessus le marché ?

Ainsi décidé, aussitôt programmé. Une après-midi j'eus bientôt le plaisir de recevoir en studio un petit monde nivellois conduit par Jean-Claude et son "complice", disait-il, Léon Baonville, le professeur. Il y avait là quelques gosses et au moins une maman. J'avais tenu à m'assurer le concours d'un des meilleurs musiciens modulateurs de la Maison pour obtenir le meilleur résultat sonore. Et on commença, conformément au rituel relativement impressionnant pour ces petits, par la balance, puis ce fut l'enregistrement. C'était infiniment plus intéressant que je ne l'avais imaginé. Les tristes solfèges étaient mis au rancart, et ils étaient remplacés par des chansons populaires enfantines traditionnelles que ces petits de moins de dix ans harmonisaient au piano. Je me souviendrai toujours d'un de ces moutards qui chantait avec une justesse impeccable une monodie qu'il accompagnait mais il était tellement intimidé qu'on ne l'entendait que dans l'amplification de l'enregistrement. Le miracle était dans la justesse de cette voix qui ne faisait que vibrer mais sans le moindre vibrato, et dans cette utilisation correcte du clavier. En elle-même la chose est extrêmement simple, mais combien d'élèves qui ont suivi les filières classiques réaliseront-ils à propos ce type de performance ? Ils ne se contenteront pas des rapports harmoniques stables et élémentaires, ils compliqueront et les réalisations sophistiquées qu'ils produiront, en ces cas, seront lourdes et bien souvent maladroites.

 

Une voie est donc ouverte ; nous apprêterions-nous à la méconnaître ? Le talent de l'initiateur semble généralement apprécié, mais la volonté existe-t-elle de poursuivre et d'approfondir l'expérience ? Il semble que l'"approche globale", substitut du solfège, ait ses chances ; elle concerne le plus grand nombre. Il est surprenant, par contre, qu'ayant entrepris une réforme des études d'écriture au Conservatoire de Bruxelles, Jean-Claude et ses collaborateurs n'aient pu l'achever. Personnellement je l'ai toujours regretté. Mais le plus regrettable n'est-ce pas que l'effort paraisse abandonné ? La vie s'est chargée de disperser les protagonistes. Jean-Marie Rens est aujourd'hui professeur d'analyse musicale au Conservatoire de Liège et il s'efforce d'établir une synthèse entre écriture et analyse. Mais cela ne peut se passer que pendant un semestre ; le cahier des charges de ce cours implique l'acquisition d'autres matières. Jean-Pierre Deleuze maintient l'effort au Conservatoire de Mons où il enseigne maintenant l'harmonie. Mais hormis ces collaborateurs de la première heure de "créatif", personne n'a-t-il le souhait de reprendre le flambeau ? On entendra peut-être dire que l'on n'est pas vraiment d'accord avec telle disposition de la méthode. Fort bien, mais est-ce une raison pour se réfugier dans la routine ? Toute méthode est discutable ; ce que nous a proposé Jean-Claude est destiné à évoluer. L'essentiel serait de ne pas oublier. Les directeurs des établissements ne prendront-ils pas une initiative ? Ne perçoivent-ils pas que le monde change et que l'enseignement musical ne restera pas à la traîne ? Allons Messieurs soyez de vrais gestionnaires en pédagogies ! L'Histoire attend votre nom.