CELESTIN DELIEGE

 

 

DE L'ART AUTONOME

à

L'ART INSTITUTIONNALISé

 

 

L'artiste était légitimement fier il y a un siècle d'avoir réussi la réalisation de l'autonomie de l'art. C'était une conquête. Après avoir autrefois obtenu de la cour des Grands une reconnaissance de son talent comme détenteur des moyens de l'expression de la beauté et de la capacité de transfigurer le donné naturel, il avait eu la puissance d'incarner sa propre image dans son oeuvre ; mais bientôt les transformations sociales qui s'étaient produites à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles, lui permirent de comprendre qu'il pouvait aller au-delà de ce premier stade de narcissisme, que l'art avait une histoire et que c'était l'oeuvre qu'il lui appartenait d'identifier. L'art glissa progressivement, mais en peu de temps, vers son autonomie - une sorte d'âge d'or. Vers 1880, l'art était ressenti comme un signe d'affranchissement de toute contingence extérieure y compris de ses racines rituelles, au point qu'on pouvait croire avec Nietzsche que " L'art lève la tête quand la religion perd du terrain " (Humain trop humain 1 : § 150). Wagner, de son côté dotait l'autonomie de l'art d'un pouvoir moral : dans un article des Bayreuther Blätter de 1880, (Religion und Kunst), il conférait à l'art une mission anthropologique, le voyant régénérer l'espèce humaine en déclin, victime des violences religieuses, mais dont la conscience avait résisté et était restée assez forte pour juger sainement et honnêtement. Ce texte important qui, à lui seul, constituait un numéro de la revue, renvoyait dans ses conclusions, comme on pouvait s'y attendre à cette époque, explicitement à Schopenhauer. Il a pu influencer l'éthique de l'artiste tout au long du symbolisme et, tout en se laissant oublier, vivre jusqu'aujourd'hui sous diverses modalités qui, toutes, ont eu en commun le souci de privilégier des valeurs, des tendances déterminées de l'art.

La valeur - une catégorie qu'aujourd'hui menace un consensus culturel qui s'abstient de discerner - s'est constamment trouvée au centre de l'histoire de l'art autonome. Les critiques d'art s'en sont parfois émus quand ils relevaient une abondance des "ismes" que souvent ils avaient eux-mêmes inventés pour clarifier leurs jugements. Sous ces divers étiquetages se signalaient des écoles jalouses de leur prérogative, la défendant avant tout par un fort sentiment d'appartenance de groupe. Adorno y voyait un état de conscience s'opposant au monopole de l'art administré (1989 : 44-5). La vérité de l'art à laquelle il tentera après Hegel de donner un contenu objectif au risque de friser l'utopie, a été vécue par les clans et les groupes d'artistes au sein de l'art autonome d'une manière éminemment subjective, fondée sur une morale de la valeur au sens où la voyait Nietzsche, proclamant l'exclusion de l'autre mais au nom d'une conviction peut-être sans précédent dans l'histoire moderne. Une telle foi - de nos jours critiquée pour son élitisme que l'on voudrait éradiquer -, en dépit de l'action responsable des meilleurs acteurs et des fruits de l'art pour l'art avait aussi sa part d'innocence, ne vivant souvent que tardivement les conditions économiques de la survie de son objet. La conjoncture lui offrit heureusement un corps de mécènes que le pragmatisme industriel ne rejoindra que timidement laissant le privilège des activités de soutien à des admirateurs inconditionnels qui n'imposeront jamais leurs vues à des élites qui ont leur foi et que d'ailleurs ils regardent comme des créateurs.

Aujourd'hui l'ethos de l'art vécu dans l'euphorie de son autonomie n'est souvent guère plus qu'un lieu d'attendrissement et une tragique nostalgie : les contingences économiques sont venues de plus en plus à l'avant-plan, l'art est, soit entré dans le secteur du marketing, soit s'est vu contraint de s'institutionnaliser. Né dans le sein des rituels religieux ou profanes où il s'est longtemps abrité, après s'être épanoui dans le "système des beaux-arts", selon l'expression d'Alain, il s'est pris à douter d'une esthétique qui en faisait de plus en plus un miroir d'images banalisées et de fictions. Il s'est engagé dans des expressions qui proposent des représentations logiques où, auprès de son audience qui en était le seul support, il a perdu comme le déclare Adorno au seuil de sa Théorie esthétique, " son caractère d'évidence ".

Les arts du marché - essentiellement une part de la peinture et du cinéma de fiction - ne concernent pas cet essai dont l'objet est l'opposition entre l'art autonome et l'art institutionnalisé. Jamais l'un et l'autre n'ont connu une existence vraiment pure : l'âge le plus autonome de l'art pourrait être délimité par le mécénat de Louis II de Bavière et les libéralités, certes moins somptuaires mais non négligeables, de la comtesse Greffulhe et de la princesse de Polignac. Ces dernières étaient influentes dans le milieu politique et capables d'intrigues, mais leur engagement gardait un caractère personnel. Elles seraient à l'origine d'un art de classe selon Michel Faure (1985 : 26-30). Il est vrai que les bénéficiaires directs en étaient les obligés, mais si la Pavane de Fauré dédiée à Madame Greffulhe offre bien les traits d'un art de la meilleure convention, c'est d'abord parce qu'il ne fut jamais donné à son auteur de s'aventurer beaucoup au-delà ; mais quant à Debussy et Stravinsky, jamais ils n'ont consenti de concession de langage et probablement ne leur en fut-il jamais demandé. Renard de Stravinsky honoré en 1917 d'une subvention de Madame de Polignac est jugé "réactionnaire" par le même Michel Faure (ibid. : 30), il n'empêche que cette oeuvre, pure émanation de la poésie populaire russe, offrait à l'époque les traits du langage musical le plus avancé de Stravinsky, dépassant de beaucoup ce que les meilleurs mécènes auraient pu imaginer. Ces mécènes n'appelaient d'ailleurs pas de leurs voeux un art rétrograde, ils servaient leur propre prestige en sélectionnant les talents et, si la référence au passé leur était précieuse, l'innovation restait en tout état de cause la meilleure garantie de leur succès.

Les revers occasionnés par la Guerre de 1914 ayant mis fin à la persistance de l'influence de l'ancienne aristocratie, comme cela ressort de la démonstration d'Arno Mayer (1983), les artistes ont visé une institutionnalisation progressive de leurs activités en la calquant sur les institutions existantes, principalement l'enseignement, le musée et le théâtre. Ils l'ont d'abord appuyé sur un renforcement de l'autonomie de l'art en en institutionnalisant littéralement le langage : des techniques nouvelles furent présentées comme tendance obligée de l'évolution historique, accompagnées d'une argumentation polémique rejetant toute procédure rivale. Quelques exemples fameux ont été la Verein für musikalische Privatauffürungen créée par Schoenberg (Vienne 1918), le Bauhaus de Walter Gropius (Weimar 1919), les Ferienkurse für Neue Musik (Darmstadt 1946) et plus récemment à Paris le Domaine musical (1953) - autant de sursauts nés des changements de mentalité au lendemain des conflits mondiaux. Dans la plupart de ces institutions auxquelles chacun ajoutera celles qui lui sont le plus proches, un mécénat collectif était encore actif mais en régression progressive, et ne pouvait plus assumer l'économie totale des projets. Depuis l'organisation politique de la culture par les pouvoirs européens, reprise au modèle du New Deal américain, le paysage des relations publiques de l'artiste s'est rapidement transformé ; intégré au cadre européen de l'Etat-providence, bon gré mal gré, il a été contraint d'accepter la tutelle discrète mais formaliste de l'administration et de la mouvance politique. Inexorablement une forme de révisionnisme allait porter sur le sens des valeurs.

Ainsi, en changeant de mains, le pouvoir d'intervention bouleversait les échanges entre les parties. Dans le jeu du mécénat privé l'offre et la demande tendaient à s'équilibrer : auréolant son prestige, le mécène travaillait simultanément pour le patrimoine, dégageant parfois d'importantes ressources financières : la sélection était rigoureuse et parcimonieuse, la réponse de l'artiste était donc immédiate. Pendant les années 20 et 30, époque transitoire, la demande diminue considérablement et les mouvements qui ne parviennent pas à s'institutionnaliser le tentent par la voie de la subversion. On a peu étudié jusqu'ici les arrière-plans économiques des révolutions dadaïste, surréaliste et futuriste ; ces philosophies de l'art ont pu partiellement être favorisées par une absence de support. à l'opposé les écoles se réclamant de la "nouvelle objectivité", qui ont anticipé ou accompagné le fascisme, éventuellement nées des mêmes carences, n'avaient qu'une fausse sagesse pour s'imposer. L'entre-deux guerres a été l'époque appropriée à l'éclosion des symptômes idéologiques.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, éclatait une sorte de "révolution froide" - ainsi la désigne aujourd'hui le compositeur et philosophe Hugues Dufourt (1994 : 14) - elle générait une représentation abstraite substituée aux images multiples jusque là produites par l'art et désormais laissées à la charge - provisoirement ou définitivement ? - de l'industrie culturelle. Grâce à l'intervention publique, la demande tend de nouveau à s'accroître mais avec de moins en moins de discrimination : le pouvoir politique commanditaire ne peut recruter des élus, et qui plus est, la relation offre/demande tend souvent à s'inverser ; dans la plupart des cas, et moins il a réussi à s'imposer, l'artiste devient demandeur et attend la monnaie qui lui sera offerte. C'est en effet bien de monnaie qu'il faut maintenant parler, et souvent même de menue monnaie : le pouvoir politique est toujours pauvre face à l'individu qui le sollicite ; et selon la charmante métaphore courante, il se donne comme premier devoir d'équité la tâche de "saupoudrer". Ne pouvant élire ses héros, il choisit des clients, du moins l'espère-t-il...

Une telle conjoncture ne pouvait favoriser la révolution froide : je rappellerai dans un instant une péripétie haute en couleurs du processus. Pour reprendre en l'extrapolant à l'artiste une célèbre distinction que Max Weber réserve au monde politique (Weber, 1959 : 123), la conduite et l'issue des négociations entre les parties pourront varier selon que l'aspirant et le commanditaire public "vivent pour" ou "vivent de" leur métier respectif. Ces catégories ne sont jamais tout à fait pures, il faut en faire des ideal-types, selon la conception de Weber. En s'y tenant de près, on voit qu'il y aura entente ou conflit en fonction de vocations ou d'intérêts. Nous allons donc dans toute négociation entre artiste et homme politique assister à un chassé croisé entre ces deux catégories réparties en deux camps.

Quels sont dès lors les facteurs qui vont entrer en jeu dans ces négociations, lesquelles peuvent se dérouler entre pouvoirs intermédiaires (commissions et corps de fonctionnaires) mais dont le poids n'est souvent que consultatif ? Max Weber (ibid : 114) les situait, du point de vue politique, dans les pouvoirs qui fondent la légitimité. 1 l'autorité de la coutume, 2 celle du charisme, 3 celle de la légalité. L'artiste aussi peut accepter, et surtout s'il vit de l'art, préférer la fidélité à la coutume traditionnelle. Le charisme peut être moins rare et éventuellement plus durable dans son milieu que dans le milieu politique, mais il est rare partout. Quant à la légalité l'artiste n'en est pas le gardien mais il doit, en principe, y obéir et il peut y être forcé. Reprenons succinctement ces trois points :

1 La coutume - Elle crée la culture. Le mécénat de l'art autonome s'y appuyait moins que le monde politique : il visait en premier lieu l'originalité. L'homme politique vise souvent un résultat plus immédiat ; même si l'objet de sa commande n'est payé qu'en menue monnaie, il l'est par le denier collectif et est destiné à "plaire" au plus grand nombre. En outre l'institution qu'il a la charge d'encourager, soit qu'il l'ait décidé ou y soit amené par l'exercice d'un mandat, (mission de promouvoir les oeuvres subventionnées), ne peut s'émanciper au-delà des prescriptions conformes à sa destination d'origine contenues dans son statut. Si le créateur éprouve un malaise à se sentir lié par cette norme, la pression de ses interprètes (cas de la musique et du théâtre) peut par contre, voire à son détriment, s'accommoder plus aisément de l'exigence ou de l'injonction tutélaire - l'interprète vit de l'art ; il peut comprendre un interlocuteur qui vit de la politique. Mais là n'est qu'un stade secondaire du compromis dont le risque est de créer des divisions parmi les promoteurs d'art. Plus décisive est l'attitude du consommateur culturel, patient en un sens quasi médical du créateur qui, vivant pour son art, souhaite être compris de son destinataire mais client du politique qui ne demande qu'à en être proche et, dans la mesure du possible, qu'à s'adapter à ses désirs. Mais quels sont-ils ? Le consommateur applaudit tout, n'importe quoi disent les plus pessimistes. En tant que consommateur n'est-il pas là pour déguster ? Il ne vit ni pour, ni de l'art ; il compte simplement en jouir, et de la coutume il apprécie les meilleures recettes, celles qu'il a le plus éprouvées, dont les plats lui sont servis par l'exécutant à qui il accorde généralement le premier rôle - victoire de la performance sur la création. Mais qui dira que ce consommateur ne peut vivre pour l'art ? Si nous partageons les catégories sociologiques d'auditeurs classées par Adorno (1962 : chapitre 1), c'est tout à fait possible mais alors nous ne sommes plus en présence d'un consommateur ordinaire, mais d'un "bon auditeur", autrement dit d'un connaisseur voire d'un expert. Celui-là est très rare et son suffrage risque de peu compter aux yeux du responsable politique enclin à suivre la majorité. Or celle-ci a un grand sens de la coutume, elle est pour lui devenue seconde nature au sens défini par Lukacs et Adorno. Mais cette coutume ne s'est pas figée. Cet art raffiné soutenu par les Polignac et autres Montesquiou, ce grand art à la veille de s'institutionnaliser a dû affronter des ennemis parmi lesquels en première ligne les arts de subversion. Ceux-là vivaient aussi pour l'art mais non pour son église. Ils se dirent révolutionnaires, mais en fin de compte ils n'étaient que révoltés. Leur subversion ne fut qu'une diversion et finalement, pour le consommateur, un divertissement qui s'est bien intégré à la coutume, ce qui n'implique en rien que le consommateur les ait vraiment compris. Puisque le troupeau suit, aurait dit Nietzsche, pourquoi le pouvoir politique s'interdirait-il d'annexer ces catégories non conformistes, et de les mettre à la portée de ses subventions. C'est probablement la bonne manière : Reiner Rochlitz rappelait récemment (1994 : 20) les peintures anti-papistes de Francis Bacon exposées au Musée du Vatican. Qui plus est, n'a-t-on pas suffisamment reproché à l'art officiel du XIXe siècle de n'avoir produit qu'un art pompier ? Les institutions officielles de la fin du XXe au moins... ne reculent pas devant le risque de se montrer pyromanes : ils savent que le volcan des avant-gardes est désormais éteint.

Quand l'art dégénère en culture - observation dont Max Horkheimer a eu tôt l'intuition (1993 : 206-07) - la coutume devient une tradition apparemment très dynamique, elle peut tout englober au nom d'un consensus capable de s'autocontrôler et de s'autocensurer. Mais sa critique, même confiée à des porte-parole, est toujours d'une courte portée : le "compromis culturel" au niveau du discours esthétique est toujours arbitré par le plaisir, alors que l'artiste qui vit pour l'art, en le concevant comme une recherche, le voudrait connaissance. Marc Jimenez qui s'est attardé longuement sur ce point note de manière suggestive :

 

à ces observations il peut être ajouté que le consensus mou, joint aux lacunes actuelles de l'enseignement de l'histoire neutralise la conscience du sens de l'évolution de la création artistique. Les oeuvres sont perçues isolément, hors contexte historique, sans laisser apparaître le cadre de leur nécessité. Il en résulte une confusion des valeurs qui favorise dès à présent aux États-Unis un pluralisme anarchique de la création dont l'Europe offre déjà des symptômes où l'emprunt, sinon la copie dans les cas extrêmes et les plus grossiers, se confondent avec le nouveau. La perception perd alors toute orientation et ne parvient plus à s'ordonner ; la création s'abîme dans les bas-fonds de la prétendue post-modernité.

 

2 Le charisme - On ne tentera pas de le départager entre l'artiste et l'homme politique ; il ne peut être que rare et s'il détient une autorité ponctuelle, c'est l'histoire qui le départage. Il offre, en tout cas, une certitude : ceux qui peuvent s'en prévaloir, au moins temporairement, s'ils vivent de la chose qu'ils défendent, ils en incarnent la valeur et visent à la promotionner. De leur face à face, dans le champ de la politique culturelle, peut naître pour l'art un état de grâce, lequel peut toutefois s'avérer fragile et dégénérer en conflit. L'une de ces rencontres au sommet a été vécue dans les années 60 entre Pierre Boulez et André Malraux. Elle a été reconstituée en ses étapes successives par Jésus Aguila (1992 : 104-29). On en ferait le récit comme d'une fable si la moralité n'en demeurait quelque peu ambiguë. On ne voudrait pas dire de Malraux que son seul idéal était politique : son travail d'artiste et de savant élargit considérablement son champ d'action. Quant à Boulez, au-delà de ses fonctions édifiantes, ses qualités de gestionnaire ont montré qu'il est loin d'être indifférent à la politique artistique. Le Domaine musical, sa première fondation, est un exemple privilégié d'un temps de transition conduisant à travers une économie mixte, du pur mécénat à l'institutionnalisation. En 1953, époque de la fondation, l'intervention publique était nulle : tous les investissements étaient acceptés par la Compagnie Renaud-Barrault et le mécénat groupé autour de la Présidente Suzanne Tezenas. En 1973 au moment de la fermeture, la subvention atteignait plus de 57% des dépenses, ce qui ne représentait néanmoins que le vingtième des recettes (Aguila, ibid. : 88).

Les années 50 avaient été très dures pour l'institution. L'Administration et le Gouvernement s'en remettaient totalement à un groupe de conseillers fils et petits fils spirituels de Franck et de Fauré. En novembre 1959 un espoir se précise : Malraux assiste au concert d'ouverture de la saison à l'Odéon où le Domaine a pris ses quartiers. Boulez dirige le meilleur orchestre européen du moment, celui du SWF Baden-Baden. Le Ministre dut avoir l'impression d'assister à un programme lui offrant un échantillon du Musée imaginaire de la musique de la première moitié du siècle (Stravinsky, Schoenberg, Bartok). Il félicite Boulez et lui aurait annoncé son intention de mettre en place un train de réformes pour lesquelles il allait être consulté. L'année suivante la subvention du Domaine est quintuplée, mais de réformes il ne sera jamais question, sinon par la création en 1966 du poste de Directeur de la Musique, confié au compositeur Marcel Landowski. Boulez qui entre-temps avait été requis par deux collaborateurs du ministre au plus haut niveau : Gaëtan Picon et Emile Biasini, comprend que ce sont ses adversaires qui l'ont emporté. Il se fâche dans une lettre à Malraux et deux articles publiés dans le Nouvel Observateur en mai 1966, dont le premier intitulé Pourquoi je dis non à Malraux est resté célèbre. Dans le second, il annonçait sa mise en grève totale face à toute collaboration avec la musique officielle française. Le charisme du ministre n'en parut guère affecté ; quant à Boulez il tira les conséquences logiques de sa grève. Refusant de céder aux sages pressions de ses mécènes, il finira par les contraindre de signer une déclaration d'abandon de toute subvention de l'État. L'issue du conflit charismatique est suffisamment étonnante pour être rappelée : en août à Bayreuth, Boulez reçoit une lettre de Malraux ; voici la teneur de la lettre et celle de la réponse.

 

En janvier 1967, Boulez démissionnait du Domaine musical, mettant à exécution un vieux projet. De fait, il n'avait pris aucun risque personnel Mais aucune rivalité, même charismatique, ne tolère ce que Bourdieu (1992) appellerait une rupture dans la logique du champ.

 

3 La légalité - Elle connaît principalement deux formes de discrimination : a) la décision touchant à l'intervention budgétaire, b) la décision éventuelle de censure.

a) L'exemple qui vient d'être cité nous mène directement aux effets de l'exercice de l'autorité légale. La monnaie du pouvoir est bien précieuse pour la continuité de la vie artistique mais elle hypothèque son autonomie. Or l'artiste en conserve une certaine nostalgie : elle était le dernier avatar d'une forme de sacralisation de l'art au temps de son âge profane. L'action du pouvoir détenteur de l'autorité légale désacralise par le compromis culturel qu'elle organise et par la reconnaissance qu'elle impose de sa tutelle. Au nom d'une conception de la démocratie, la tutelle travaille de facto contre l'art au nom de l'équité distributive. Quand Gilbert Amy reprit le Domaine musical, il retrouva la subvention de l'État, mais elle était dorénavant partagée entre quatre institutions chargée de la diffusion de la musique contemporaine : " Chacun doit pouvoir s'exprimer " tel était l'argument de la Direction de la Musique. Il serait mal venu de s'en offusquer, mais récoltant la monnaie, l'art y perdait son trésor ancien et bientôt son aura. La situation depuis a été généralisée, non seulement en France qui n'avait d'ailleurs pas été le premier pays à mettre en place une politique culturelle. Aujourd'hui le processus de fragmentation des ressources est bien engagé et il serait bien confiant celui qui pourrait assurer qu'un art de prophètes pourra survivre. Tenter une comparaison avec le libéralisme économique au nom de la nécessaire concurrence serait un leurre : chacun reçoit selon sa taille, ce qui met tout à plat et ruine tout espoir de développement.

b) Autre effet de la puissance légale : son pouvoir de censure. Autrefois celle-ci ne relevait que du pouvoir judiciaire, elle pouvait donner lieu à contestation, mais elle était appuyée sur un acte de justice. Quand elle est purement politique, la censure est ressentie comme coercitive, - cas qui motive ici l'ensemble de nos interventions. Pourquoi le pouvoir de tutelle serait-il plus adulte que le pouvoir organisateur responsable ? L'octroi d'une subvention doit-il être associé à l'arbitraire d'une tutelle ? Qui a besoin de tuteur ? Ces questions n'appellent-elles pas un débat ? Une réponse des légalistes pourrait être que, dans les cas de censure politique visant la collaboration en temps de guerre, au problème esthétique est ordinairement associé un problème éthique. Une telle réponse, pour être exacte dans le fait, ne ferait qu'aggraver le débat : elle impliquerait une dissociation entre éthique et esthétique, renvoyant l'aspect qualitatif des oeuvres au pouvoir organisateur alors que la moralisation de l'art incomberait à la tutelle. La subordination du premier au second n'en serait que plus flagrante. à ce niveau l'aspect idéologique prend toute son importance, je voudrais m'y arrêter un instant pour conclure.

 

L'art est-il jamais innocent ? Trois grandes écoles ont apporté des réponses à ce délicat problème. 1 Celle de la scolastique a totalement séparé l'art de l'artiste ou de l'artisan, comme elle préférait dire, au plan de l'action, ne lui réservant une responsabilité qu'au plan de la fabrication. 2 Celle des écoles formalistes a maintenu l'art dans une zone neutre qui, sans le séparer vraiment de la personnalité du créateur, a envisagé l'art dans son évolution sous l'aspect de ses composants techniques, formels et stylistiques permettant de comparer les oeuvres ; dans cette perspective aucun élément biographique ne pouvait être fortement pris en compte. 3 La réponse du post-hégélianisme progressiste a, sans vouloir intégrer de force les événements d'une biographie à ceux de l'oeuvre - ce qui sera davantage le cas de la sociologie de l'art de Bourdieu -, les implique par le poids qu'elle donne au déterminisme idéologique ; elle insiste sur les signes concrets que dévoile l'oeuvre tant dans son contenu que dans sa forme.

1 La scolastique comme l'a clairement montré Jacques Maritain considérait l'art comme infaillible, comme vertu faisant partie de l'habitus de l'artiste, cet habitus dès Aristote étant comparable à la Prudence et plus tard à la Grâce. La vertu de prudence habitant l'artiste comme don de l'Esprit, ne pouvait que le porter au bien. L'oeuvre s'élabore dans l'esprit de l'artiste : " L'art se tient tout entier du côté de l'esprit " (Maritain, 1935 : 20). Toutefois l'artiste peut faillir, et travailler contre son art par défaillance technique ou manque de rectitude de sa volonté : " l'art donne seulement le pouvoir de bien faire (...) et non pas l'usage même du bien faire " (ibid. : 24). On doit en conclure que si l'artiste pèche contre l'art, il ne peut avoir péché contre l'esprit. Si une telle doctrine a pu être défendue à l'âge des arts libéraux, il semble qu'il serait difficile d'y rallier la raison depuis l'entrée de l'oeuvre au sein de l'Esthétique : comment séparer l'agir du faire ? Le paradoxe veut pourtant qu'au XXe siècle Stravinsky se soit rallié à cette conception, ce qui s'est trouvé en plein accord avec son néoclassicisme et ce qu'il a nommé "musique objective". A cet art, oserai-je le dire, à tort ou à raison, m'ont souvent fait penser les photographies de Willy Kessels, autant que les mouvements de nouvelle objectivité apparus en Allemagne et en Italie pendant les années 20 et 30. Rappellerai-je, en outre, que Stravinsky dans son ouvrage autobiographique Chroniques de ma vie salue les réalisations du fascisme italien (1935 : II 180).

 

2 Par rapport à la théorie de l'art, les thèses formalistes ont représenté un énorme progrès. Leur point de départ pourrait, après les impulsions kantienne et schilleriennes, se lire dans le célèbre ouvrage de Burckhardt : la Civilisation de la Renaissance en Italie paru en 1830. Leur bienfaisante froideur, de Hanslick à Wölfflin visant une lecture des oeuvres sur une base strictement formelle et stylistique, était en parfait accord avec l'autonomie de l'art, comme elle le restera relayés par les ouvrages de Malraux et de Picon, où comme déjà chez Wölfflin les traits lexicaux s'appréhendent par comparaison. En un temps plus proche de nous, quand cette tendance a réussi à se dégager des contraintes comparatives, elle s'est réfugiée dans de très éclairantes théories grammaticales qui pour tout déterminisme idéologique ne connaissent que les idéologies internes aux oeuvres appréhendées. L'histoire des oeuvres a alors souvent débouché sur l'analyse et la sémiotique, disciplines qui ont accentué un recul de la pédagogie de l'histoire. Cette "grammaticalisation" de l'histoire a pu créer un malaise latent entre les pouvoirs organisateurs, conservateurs nostalgiques d'un art autonome, et le pouvoir politique enclin à lire la valeur artistique dans son mode idéologique d'existence. En période normale l'attention n'est pas attirée sur cette divergence, mais elle peut se révéler et se réveiller brusquement lors d'un état de crise.

 

3 Après l'innocence de l'art-vertu gouverné par la Prudence des scolastiques ; l'innocence risquée de la distance de l'esthétique formaliste, la philosophie de l'histoire chez Adorno, Benjamin et leurs exégètes nous met en garde vis-à-vis d'une lecture réductrice de la relation de l'art aux idéologies politiques susceptibles de le déterminer, ne fùt-ce que partiellement. Reiner Rochlitz (op. cit. : 107-08) rappelle une remarque de Benjamin relative à l'architecture où, en dehors de la technique qui reste autonome, symbole et symptômes se confondent. Si l'on tente d'extrapoler cette présence des signes, il me semble que jamais l'oeuvre n'y échappe ni a fortiori un art subordonné à une directive doctrinale externe. N'était-ce pas déjà vrai quand les bulles papales venaient interrompre le cours d'une tendance au Moyen Age et à la Renaissance ? Le symbole - dirai-je - serait inscrit dans l'oeuvre a priori et le symptôme y serait déchiffré a posteriori. Le symptôme apparaîtra négativement ou positivement. Le nazisme n'a guère produit de signes positifs, sinon dans des oeuvres strictement serviles (romans, films) dont le souvenir dans le public s'est estompé. Les signes négatifs apparaissaient dans la soumission à des refus, toute forme d'art évoluée étant considérée comme dégénérée par le régime. Il n'en a pas été ainsi dans l'art soviétique où la doctrine du réalisme socialiste et la théorie jdanovienne ont chargé l'art de traits d'héroïsme et d'optimisme, offrant à la conscience de classe prolétarienne les caractères stylistiques les plus éculés du modèle bourgeois. Les traits négatifs restaient sous-jacents, n'apparaissant qu'à peine dans des oeuvres de serviteurs zélés du régime, tels que Shostakovitch quand exceptionnellement il s'aventurait au-delà des limites prescrites. Il serait toutefois malencontreusement restrictif de ne lire la symbolique idéologique de l'art que dans les oeuvres issues du totalitarisme : tout type d'art en est marqué. Plus particulièrement peut-être les régimes coercitifs ont-ils par les ordres de censure joué un rôle révélateur de l'absence désormais avérée de toute possibilité d'innocence de l'art.

Si la censure doctrinale de l'art a été dans l'histoire un produit des pouvoirs forts, on comprend mal qu'elle se produise en démocratie. Elle est en ces cas non plus dictée par la raison mais par le sentiment et ne sera la manifestation d'autorité que d'un pouvoir fragile. Certes, les séquelles du nazisme sont d'une telle gravité que le sentiment de peur semble pouvoir légitimer toute conduite irrationnelle et créer la panique chez le responsable politique. Soyons cependant attentifs au fait que jamais il ne censurera une valeur consacrée ou un produit de l'industrie culturelle. L'oeuvre littéraire et scénique de Richard Wagner, anticipe le rêve nazi d'une symbolique enracinée dans le nationalisme germanique d'une mythologie archaïque. Quel pouvoir voudrait se donner le ridicule de supprimer le subside du théâtre lyrique qui représente le Ring ? Pas davantage on ne le verra détecter les symptômes contenus dans une bande dessinée qui se vend à des millions d'exemplaires ni intervenir contre la violence des productions télévisées. Mais allons plus loin, notre époque qui idolâtre les célébrations - trait des cultures post-modernes selon William Johnston (1992) - met à profit ses plus horribles souvenirs pour savourer les enregistrements d'archives des plus sinistres marches militaires que chantait l'occupant à gorge déployée.

Face à tant de "bon sens" je ne vois qu'une seule attitude possible pour les pouvoirs organisateurs responsables lorsqu'on tente de les subordonner : la stratégie. Je laisserai sur ce point le dernier mot à Rochlitz :