La littérature, un espace de défi contre le nihilisme

Hayet Ben Charrada

 

Rencontres franco-tunisiennes de Nabeul

1er Mars 2023

 

 

Ma contribution dans le cadre de notre rencontre touche à l’art romanesque contemporain, et dans ce champ d’une ampleur considérable, mon propos sera réservé à une problématique en rapport avec le nihilisme ; car c’est précisément ce thème qui nous réunit ici. Et c’est sur cet axe fédérateur que nous avons convenu de nous inscrire chacun de notre côté.

Cette problématique, il m’importe de le signaler, tourne autour d’un questionnement qui m’a été inspiré au cours de nos débats fournis avec notre ami et chef de file François Nicolas qui, lors d’une partie de ping-pong intellectuel comme on en a eu sans cesse dans notre groupe depuis plusieurs mois auparavant, sans le chercher spécialement, m’a inspiré de réinterroger la lunette à travers laquelle j’appréhendais cette littérature où je distinguais en vérité une aire de la désolation. De fait, formée moi-même à l’école balzacienne, ma prédisposition heuristique me conduisait naturellement à ne voir dans le roman dit postmoderne que signes d’appauvrissement, de réduction et partant de déclassement au regard du patrimoine classique. Mon inclination était d’aborder Mauvigner, Oster et même le fameux Toussaint en ayant toujours à l’esprit mes grands ténors :  Balzac, Zola, Stendhal, et aussi Malraux, Proust, etc., bref, s’agissant-là des maitres les plus légitimés par l’histoire littéraire. Soit, je venais aux plus jeunes en comparant leur production non sans un sentiment d’affliction à celle des ainés que j’avais perçue tout en splendeur du temps de mes humanités. Et ainsi je considérais le roman français dans sa nouvelle mouture comme une grande dame tombée avec le temps dans le ruisseau. Or, d’une discussion à l’autre, de suggestion en suggestion, j’ai dû reprendre un peu mes comptes : Et si la création actuelle avait quelque chose d’autre à faire que les précédentes ? Et si elle avait à nous dire quelque chose dans son propre jargon qu’on devrait entendre sous peine de rater un trésor cognitif insoupçonné ? Ce qui serait dommageable pour nous. Autant de questions m’ont progressivement sensibilisée à un effet et un climat littéraires nouveaux à distance de ma position de principe. Ainsi, dans un univers d’apparence homogène, monochrome sans aspérités, j’ai commencé à distinguer quelque poudroiement lumineux. Puis à sentir quelques points de signification plus consistants dans des surfaces a priori molles à perte de vue. Des éléments donc sur lesquels j’ai dû appuyer ma dite problématique telle que :

Le roman postmoderne qui continue son bonhomme de chemin au milieu de la sinistrose ambiante, la concurrence déloyale et aussi la réception mitigée qui lui est accordée doit avoir sa raison d’être. Et cette raison consisterait au moins à braver le silence et contenir le nihilisme dominant.

Visiblement, en survivant et surtout en se ralliant des sympathies parmi de jeunes publics, cette littérature ne saurait être une simple variante, encore une dans le concerto général des lamentations. Elle aurait plutôt à jouer un rôle sinon de défi, au moins de compensation, de résilience devant des forces adverses ; et pour visée de continuer, fût-ce laborieusement, à protéger « l’être au monde » selon l’expression de Husserl de l’oubli. Ce qui serait une façon de reconstruire une pensée sur l’homme dans un environnement professant le rien démissionnaire. De quoi nous rappeler le vœu ardent de Georges Molinié exprimé dans son allocution à l’occasion d’un colloque[1] sur l’ironie contemporaine où il invite les écrivains contemporains à « reconstruire le monde sur une rhétorique de l’historicité incarnée, incorporée, somatisée dans l’intimité partagée des relations libres et égales interhumaines, à ras de l’humain, à ras de la sensation, à ras de la vie » ; et ce, afin de désamorcer l’affreuse nouvelle de notre « engluement collectif dans un univers de l’imposture » et en somme dresser une digue artistique contre la néantisation. C’est toute l’idée d’Adorno pour qui après Auschwitz[2] , seul l’art demeure ce quelque chose de possible contre « l’impossible possible ».

Pour répondre à cette problématique, je propose un cheminement réflexif à trois temps, afin d’interroger en 1) : La capacité de survie du roman contemporain dans une mêlée du « tout culturel » et un contexte général où tout semble le pousser vers la sortie ; et en 2) La mise en place par le roman de nouvelles formes d’être au monde à distance du passé et d’un espace singulier pour un type humain ayant un rapport à la mémoire le plus imprévisible. Enfin en 3) je nous inviterai à envisager la possibilité de trouver dans la nouvelle littérature des éléments de préfiguration de nouvelles valeurs soutenables pour le lendemain de l’humanité.

Pour fonder mon propos je me réfèrerai à trois œuvres qui m’ont particulièrement interpellée parmi le répertoire romanesque de Christian Oster, écrivain assez prolifique publié chez Minuit, il s’agit de : Une femme de ménage daté de 2001, Dans le train daté de 2002 et L’imprévu paru en 2005. Ce choix n’accorde pas l’exclusivité représentative de l’ensemble du champ visé à notre auteur ; en revanche, on est sûr de vérifier chez lui des traits généraux ainsi qu’un climat fictionnel repérables à ma connaissance dans une bonne majorité des récits romanesques. Ce qui en rend la démarche, sinon totalement ; assez démonstrative d’une inspiration spécifique des temps présents.

I-              La capacité de survie du roman aujourd’hui

1)    La résistance du roman contre vents et marées

De nos jours et plus que jamais, le roman fait figure d’une branche de l’art verbal fragilisée par l’air du temps. Il fait ainsi l’objet d’un diagnostic engageant sa vie même. Que ne pourrait-il pas l’être à notre époque au milieu d’une culture dominante (un tout culturel) selon la boutade de Molinié élevée « sur des décombres de fumées et de crimes[3] ». Culture décadente au sens nietzschéen placée dans un contexte mondial de soumission au nucléaire, à l’impérialisme (masqué ou pas !) ; et de surcroit confrontée à la multiplication de « l’homme sacerdotal » et aux forces du dogmatisme et de l’intolérance de tous bords. Au gré du retour du religieux à cette heure, deux eschatologies sont en effet, prêtes à s’affronter : le judaïsme, sur le Mont du Temple de Jérusalem et l’islam. Tandis qu’en territoire profane on assiste à la dominance exponentielle de l’irrationnel nourri substantiellement par ce qu’on appelle le paradoxe de l’homme moderne tenant lieu de bilan de la civilisation occidentale ; paradoxe tel qu’expliqué par Kafka dans Le Château, soit : « Pendant les temps modernes, la raison cartésienne corrodait l’une après l’autre toutes les valeurs héritées du Moyen Age. Mais au moment de la victoire totale de la raison, c’est l’irrationnel pur (la force ne voulant que son vouloir) qui s’emparera de la scène du monde parce qu’il n’y aura plus aucun système des valeurs admis qui pourra lui faire obstacle.[4]» Ce qui ménage un bel espace pour le capitalisme néolibéral diffusant à tours de bras son message non moins apodictique au gré des relais satellitaires et autres et partant aux maux que l’on connait : famines, paupérisation sociale, consumérisme, pandémies etc. La prolifération de la vulgate capitaliste et son idéologie consumériste au même titre que l’idéologie religieuse est en effet, proposée à titre de réparation et de salut collectifs[5].

Ainsi dans un contexte du tout se vaut, tout s’égalise, le vrai et le faux, la face et l’envers on comprend que la pensée achoppe sur une énorme fatigue du sens, une neurasthénie du sens ; celle qui contamine l’ensemble du discours social et hante les littératures du deuil, du décrochement et toute la production de la pensée au long du siècle sortant, pensée née du flanc du maitre mot : l’absurde. La même qui alimenta la philosophie existentialiste qui nous a nourris tous (du moins ma génération) à ses amères mamelles. A tel point, je l’avoue d’ailleurs pour ce qui me concerne, que je n’ai plus été capable depuis de voir dans les œuvres contemporaines autre chose qu’une consécration accomplie du refroidissement ultime des forces. Pire, un monde imaginaire dans lequel l’extrême inquiétude du 20éme a fini par se muer en quiétude béate et léthargie sans rémission.

Or, à y regarder de plus près, il y parait autrement. À preuve, le roman refuse aujourd’hui de se taire par désespérance. Et ne désarme pas non plus face à l’assaut du kitch et des clichés de masse ni sous le matraquage idéologique des mass media. A contrario, il tient bon malgré les canaux innombrables diffusant en boucle des récits de toutes veines (séries, chroniques, témoignages, confessions en TV-réalités, etc.) lui volant de l’audience et empiétant sur son territoire. Puis, il tient encore tête à l’actualité. Il faut dire, devenue plus drôle, cocasse ou à l’opposé plus tragique et cruelle que la fiction, celle-ci ne fait pas moins que le reste, en effet, pour le concurrencer. Tous ces obstacles, ne l’ont donc pas empêché de survivre et de s’imposer à sa propre manière. C’est en réalité et ainsi que je le suggérais au début, le roman ne semble pas avoir épuisé son potentiel et aurait encore des pistes inexploitées et des aires de déploiement insoupçonnées. Au milieu des foudres et de la négativité, il parait vouloir chanter un air autre que ce que la modernité nous avait fait déjà entendre. Par-delà les horreurs accumulées et tous les scandales de l’Histoire, il s’agirait pour lui de continuer à éclairer l’être au monde de l’homme.

1)    Éclairer l’être au monde de l’homme

En fait, le roman contemporain revêt une particularité due précisément à sa place à l’extrême bout d’une débâcle qui n’en finit pas de s’exacerber en engloutissant tout à son passage, en priorité les valeurs des temps modernes auxquelles s’étaient sustentées ses ancêtres. Depuis Cervantès en passant par Balzac, Flaubert, Tolstoï jusqu’à Proust, le roman moderne avait accompagné fidèlement l’Homme, les différents aspects de son existence et ce faisant, l’a protégé de l’effacement et de l’oubli. Il l’a ainsi révélé aventurier et routier impénitent cherchant à comprendre le monde dégagé de la caution de dieu (Cervantes), enraciné dans l’Histoire et se mesurant à elle (Balzac), rivé à son quotidien (Flaubert), aux prises avec l’irrationnel (Tolstoï), et sondant le temps et son cours insaisissable (Proust). Il a ainsi accompagné l’homme pour, au dire de Kundera, le préserver contre l’oubli de l’être afin de maintenir la vie humaine sous un éclairage perpétuel. Or, depuis cette époque l’esprit du temps a changé. Au gré de l’unification de la planète, la vie de l’homme s’est réduite à sa fonction sociale, la société à une somme de vivants ressemblants, la vie sociale à la lutte politique et celle-ci à une confrontation fiévreuse entre deux grandes puissances d’Est et d’Ouest. Tandis que l’histoire des peuples s’est réduite, elle, à quelques événements expliqués de façon tendancieuse par les magnats de la presse. De réduction en réduction le monde de la vie dont parle Husserl s’est ainsi amenuisé, et l’être de l’homme (son existence dans le monde selon la définition de Heidegger) est tombé dans l’oubli. Ce qui a réduit du même coup la raison d’être du roman ayant du mal de plus en plus à s’accommoder de la standardisation de la vie et de l’esprit même de l’homme emprisonné désormais dans le moule de sa nouvelle condition. Aussi logiquement n’avait-il plus qu’à disparaitre ; ou se renouveler selon des nouveaux possibles. Du coup, en optant pour la seconde alternative, le roman s’est vu réduire l’éventail de ses interrogations sur l’homme ; en l’occurrence, il ne pourra plus poser des questions philosophiques sur l’homme (sur son être au monde), non plus sociologiques (sur son rapport à la société, à l’histoire), ni encore psychologiques (sur son moi profond), encore moins métaphysiques (en rapport avec l’inconnaissable) ; pour n’avoir plus qu’à se poser des questions phénoménologiques pour ainsi dire, rapportées à la situation de l’homme actuel dans l’ici et maintenant et à des moments ponctuels de sa vie . Pour plagier Kundera : le roman est réduit désormais à poser des questions au niveau de « la cartographie existentielle propre » à l’homme ; ajoutons : à ras de ses sensations intimes à distance de toute historicité.

  Ce qui nous conduit tout naturellement au deuxième point de ce propos :

  I- La mise en place de nouvelles formes d’être au monde dans le roman contemporain

1)    Un imaginaire de type expérimental

 Ainsi que signalé ci-haut, le roman qui n’a plus le souci du temps historique ne s’intéresse plus à ce qui s’est passé mais à l’existence comme champ spécifique des possibles humains ; entendons tout ce que l’homme pourrait devenir, tout ce dont il est capable. Ce qui d’office lui confère une vocation expérimentale ; en l’occurrence, les moi, les nous et il romanesques sont désormais à appréhender comme des ego expérimentaux évoluant dans un monde saisissable comme une possibilité constructible in situ. Une vérité en acte. Je dirais une situation ou des situations existentielles prenant à chaque fois une forme et une consistance sous nos yeux au fur et à mesure de notre lecture. Des formes ne devant plus rien au patrimoine, soustraites qu’elles se trouvent désormais aux anciens rêves, repères de toutes sortes ; et en même temps indifférentes au présent ; pour au final incarner un modèle de type non pas exemplaire, loin s’en faut ! mais plutôt négociable. C’est du moins, ce que me permet de penser ma pratique assez assidue de ce type de récit. 

1)    Une forme existentielle hors nomenclature

·      La technique d’ellipse à l’appui d’une visée autonomiste

Dans cette perspective, notre roman a préconisé de s’émanciper des lois d’édification de ses prédécesseurs classiques. Et d’user substantiellement d’ellipse en faisant fi par exemple des présentations, explications et moult descriptions qui présidaient autrefois au genre. Les détails physiologiques, chronologiques, topographiques censés donner une épaisseur et de la crédibilité aux composants fictionnels sont désormais évacués ; c’est comme si, pressé, notre roman s’attachait à brûler les étapes pour aller à l’essentiel, au cœur des choses. Et le cœur des choses à mon sens, c’est la mise en place de modèles d’être à distance des totems du passé. Par totems, entendons les valeurs éthiques (ou croyances mères) et figuratives du bon vieux temps. C’est, d’ailleurs, ce qui dérange nos habitudes de lecteur traditionnel et suscite en nous un sentiment d’étrangeté parfois de frustration et d’incomplétude. Nous attendions plus de détails pour nous « installer » dans le roman, mais non, nous devons nous contenter juste de quelques traits sommaires juste de quoi y entrer transitoirement. Tant il est vrai qu’en enjambant le passé avec son lot de figures éthiques, historiques voire esthétiques, le récit se préoccupe en toute priorité de faire naitre au monde ou plutôt d’explorer une forme d’exister affranchie de ce qui fut mais aussi, incertaine par rapport à ce qui sera. D’indiquer des possibilités de vivre dans un ici et maintenant allégé du poids de la culture, pour dégager l’image d’un individu délesté des pesanteurs de toutes nature. Une sorte de no man’s land aux idées vierges, dont les projets, si projet il y a, ne lorgnent vers aucun idéal dans le répertoire des idéaux accrochés au fronton de la culture légitime ni actuelle ni plus ancienne. Ici tous les vecteurs culturels sont passés au blanco pour ainsi dire dans un damier existentiel hors de toute nomenclature. Jugeons-en à partir de quelques extraits de notre corpus.

·       Extraits de l’incipit : exposition éclair

-Dans le train : Un jour, sur un quai un homme de taille moyenne tenait à la main un sac très lourd, Cet homme c’était moi mais ce n’était pas mon sac, C’était celui d’une femme. Et ce sac était lourd parce qu’il contenait des livres.

 -L’imprévu : Les femmes à mon contact tombent malades. Elles éternuent. Il arrive que leur gorge soit prise …Leur bonne santé me précède … C’est ma faute. Le rhume ne me quitte pas. Elles l’attrapent. Une fois guéries, ce sont elles qui me quittent. Je reste avec mon rhume moi.

- Une femme de ménage : J’aurais attendu six mois sans ménage, six mois sans Constance. Une femme qui m’a occupé l’esprit et le cœur, sans cesse, et qu’il me suffisait de voir ou d’évoquer pour me dire que la vie avait une forme. D’où l’inutilité de ranger, désormais chez moi. De maintenir l’ordre de passer l’aspirateur.

Signalons que l’incipit à chaque fois est ici l’avant-gout d’un récit devant se maintenir au même rythme et selon le même dosage parcimonieux d’informations ; cela sert juste à nous fournir de quoi comprendre la situation, là tout de suite; et par ricochet nous faire rencontrer pour la première fois le héros autodiégétique et avoir une idée du monde où il se meut comme un acteur sur un plateau de théâtre préréservé à une prestation sans prétention, proposée juste à notre appréciation de destinataires . Ce que nous pouvons en tirer déjà, c’est :

Ø  Une figure du héros délestée de tout bagage, de toute mémoire (pas d’âge ni patronyme, ni aucune affiliation). Celle d’un homme sans qualités particulières vivant dans une sorte d’espace monadique et agissant selon des principes dictés systématiquement par sa situation récurrente d’homme amoureux. Disons un être en état d’autarcie morale.

De fait, Jacques, Frank, Serge sont des noms donnés, on a l’impression à la va vite, à nos héros respectifs des récits signalés. Noms sous lesquels le protagoniste principal se donne à chaque fois sous les traits d’un humain solitaire, déchargé de tout bagage au sens plurilatéral du mot. Sans ressources intellectuelles, sociales ni professionnelles, il parait posé sur un socle le plus neutre. Dans un autre roman du même auteur sous le titre de Loin d’Odile, le narrateur, une variante du même modèle, l’affirme froidement : « En étant de culture générale pauvre, je ne me suis spécialisé en rien. En fait ma nullité dans maints secteurs me désespère mais pour peu que je m’apprête à la combattre j’en mesure l’étendue et ce simple constat me décourage ». Cette confession n’a rien d’un mea culpa, c’est un simple constat ; ce qui se retrouve partout ailleurs sous la forme de variantes diverses dans la bouche des héros. Ainsi de Frank (Dans le train) et de son rapport aux livres : ce réceptacle culturel il n’y comprend rien, cela ne l’intéresse pas.

Écoutons-le penser à ce sujet en présence de sa future bien-aimée :

« Je me demandais ce qu’elle fabriquait avec ce livre. Elle ne lisait pas…Elle m’a montré la couverture, je ne suis pas sûre de comprendre le titre non plus. Je me sentais désemparé, démuni plutôt, mais cela ne me gênait pas »[6].

Quant à la littérature en général, il s’en gausse ; mieux encore, cela l’indispose d’en entendre parler, d’autant que cet objet est à un certain moment lié épisodiquement à une figure d’auteur disqualifiée ; au dire du narrateur :

Ex : Un installé. … Un type dont le nom se lisait sur la couverture d’un livre … J’aurais pu écrire un livre moi aussi[7] » ; il faut entendre dans cette déclaration tout le rejet du narrateur de l’ensemble de l’institution littéraire (Bourdieu) ; cet appendice de la culture l’indiffère royalement.

Ø  Les accessoires de la culture : les cartables et serviettes

Il en est de même d’ailleurs de tous les objets en rapport avec la culture, par exemple les cartables et serviettes. Ces objets, il y en a en grand nombre chez Oster, pleins ou vides selon les besoins de la fable, mais qui n’ont jamais le moindre lien avec le savoir : Ce sont des accessoires dont l’usage est perverti. Dans Une femme de ménage la serviette portée par un monsieur n’est ni vide ni pleine de livres: « il ya un casse-croute dedans » ! Puis à un certain moment du récit, moyennant une entourloupette rhétorique ou plutôt une ratiocination la plus rocambolesque, la voilà transfigurée en référent érotique ! Écoutons, en l’occurrence, ce bout d’anecdote racontée par Jacques à son amie Claire : « L’autre jour, sur un quai il y avait une femme. Elle semblait attendre non la rame mais quelqu’un. Et avant que la rame arrive, un homme était là, près d’elle qui l’embrassait fugacement et que je n’avais pas pu voir venir. Il portait à la main droite une serviette en toile surgonflée…Il en pressa le clic et l’ouvrit. Puis l’ayant fouillée difficultueusement, il en sortit un sandwich. Il le lui tendit avec un sourire doux mais aussi entendu, elle le prit avec le même sourire…L’extraordinaire … est que tout cela bien que ou parce que qu’aucun échange d’argent ne s’était produit, avait l’air d’un trafic de sandwiches… Mais l’essentiel n’est pas là, l’essentiel s’était déjà produit, quand l’homme avait tendu le sandwich à la femme. Il y avait dans son geste de la malice et de l’amour, et je me suis essayé à reconstruire ce qui avait précédé une telle scène. J’ai mon idée pas toi ? On voit bien ici à quel point la serviette comme accessoire de la connaissance (comme le livre ou le stylo, etc.) est déclassée, associée de façon bizarre à nos yeux à des champs incongrus : le trafic de drogue éventuellement, et à la mauvaise bouffe ! Peut-on mieux faire en termes de prise de distance la plus cynique par rapport à l’univers de la culture ?

Ø  Quant au travail : Jacques, Frank ou Serge à titre égal n’ont pas de poste de travail fixe et bien entendu aucune ambition professionnelle. Cela se comprend d’autant plus que c’est un lieu conçu pour faire s’écraser les gens les uns les autres. Écoutons Jacques donner un conseil à son ami du nom de Charles que son poste de responsabilité empêche de dormir : Accroche-toi… écrase tes rivaux, va au bout de tes forces ». Quant à lui-même, à la question de Charles : Et toi ? Il répond comme suit : Oh moi ça va, j’ai douze personnes au- dessus de moi, cinq en dessous, je ne peux plus monter ».

On retiendra encore une fois l’effet de prise de distance du héros par rapport aux formants de l’échelle de valeurs sociales dont ici la valeur travail, valeur totémique s’il en est à notre époque mais inscrite exclusivement sous le signe exclusif de la vorace compétition. Il s’agit-là à mon sens de matraquer froidement un environnement institutionnel dégradé à une époque qui aura tout souillé, en premier le sens même de ce qui fait la dignité humaine comme la culture et le travail etc. Tout souillé, excepté l’amour qui semble résister au sac intégral !

2) L’amour, un projet valorisé

 L’amour demeure, lui, le but principal du héros et un projet existentiel de l’ordre de la nécessité. Dans Une femme de ménage, cela constitue à ses yeux un facteur de survie rédhibitoire, un critère de base d’ordre vital : Ainsi à la différence des gens en bonne santé pour qui la question : ça va ? n’évoquait rien de spécial, Jacques, lui que sa femme a quitté y réserve une réponse impliquant un manque fondamental à réparer d’urgence, « une désespérance en fin de course » qui doit être rattrapée par le bonheur. Et le bonheur dans son lexique c’est une nouvelle rencontre amoureuse, préférentiellement un coup de foudre advenu sur un quelconque quai, un lieu seuil le seul convenant à sa vocation fondamentale d’être intervallaire (vivant toujours entre deux amours).

Ø  L’amour à ras de l’épiderme : l’amour dans notre imaginaire est donc un besoin le plus impérieux. Il est cependant saisi à ras des sensations ; et il a la simplicité des choses répondant à une attente fruste, primordiale. C’est la substance, la seule à même de remplir un vide structurel dans et autour de l’homme ostérien ; ainsi Frank (Dans le train), assis dans le même compartiment face à une femme subitement aimée , Anne dont le personnage est caractérisé par son intérêt pour les livres (elle porte un sac plein de livre et voyage pour rejoindre à Rouen une séance de signature d’une nouvelle parution littéraire etc.), se sent-il bizarrement rendu à son indigence intellectuelle alors que d’habitude cela ne lui pose aucun problème. Son enjeu majeur dans la vie relevant d’un ordre tout autre (émotionnel, sentimental) : « Je me suis senti inculte, sans bagages, et (pour une fois) insupportablement léger. Sans projet, aussi bien. Je rencontrais cette femme sans autre projet que de la mieux connaitre. Trop pauvre pour la priver de quoi que ce fût. J’aurais aussi bien pu lui prendre la main ou même l’embrasser et recevoir une gifle, j’aurais l’impression qu’elle m’aurait habillé, la gifle, qu’elle m’aurait tenu chaud »[8]. On notera dans ce passage la joute lyrique qui favorise un effet de pathos assez émouvant dans un discours mental a priori le plus plat et neutre. Ce qui est évidemment dû au jeu subliminal sur le motif amoureux.

Ø  Et l’argent ? Entre l’argent et l’amour, la valeur est bien entendu accordée à l’amour.

Ainsi aussi bien Jacques, Frank que Serge travaillent pour en avoir juste de quoi entretenir leur relation amoureuse ni plus ni moins. Pour Jacques, en dépit de la possibilité de conserver une carrière professionnelle, il n’y pense qu’à hauteur de ce que cela pourrait lui rapporter pour financer son équipée amoureuse avec sa Laura dans un village balnéaire tout lointain, on a l’impression au bout du monde, sans lien avec la civilisation. C’est carrément la révélation d’un type de fiducie inattendue : l’argent ne valant rien (en soi), sinon pour alimenter la passion. Cette nouvelle balance (monétaire) ou valence est en faveur de l’amour. Même si selon nous, abracadabrant, volatil, liminal puisqu’inscrit sous les traits bizarres à nos yeux de la nécessité, voire de la promiscuité ( cf. Une femme de ménage), ou même de la perversité (Dans le Train, Anne est une grande manipulatrice) ; ou enfin de la fatalité : dans L’imprévu l’aventure amoureuse du héros se termine sur son image un cadavre sur les bras ! Il semble néanmoins que même en ayant à la limite perdu de sa mémoire courtoise, romantique, etc., l’amour au ras de lui-même occupe l’entièreté du champ imaginaire ; mieux encore il semble à lui seul subsumer la notion de valeur dans un espace-temps structuré en monade séparé du reste du monde.

Ø  Un espace-temps sous la forme de monade isolée du reste du monde

    Cela coïncide d’abord avec une chronologie de type liminaire. Nos histoires se passent toutes à des périodes de transition : soit au lendemain d’une rupture sentimentale. Ou au tout début d’un nouvel amour, de préférence sous la forme d’un coup de foudre. Donc un temps des commencements propice à la définition de nouvelles lois amoureuses. Puis cela se situe dans des espaces coupés de l’espace ordinaire : Dans un compartiment de train (Dans le train), sur la route (L’imprévu). Dans un village lointain en bord de mer dans La femme de ménage ; un lieu d’exil volontaire cette fois coupé du monde où Ralph, l’hôte chez qui le couple Jaques et Laura sont venus jouir de leur passion vit selon un régime autarcique lui aussi. En ayant subi des injustices et traversé des affres diverses au sein de son institution professionnelle, ce dernier s’y est retiré pour tout oublier. Et instaurer chez lui un régime de vie et un mode d’être ne devant plus rien à la société. Ainsi passe-t-il son temps à soigner son poulailler qu’il aime et ménage comme s’il se fût agi de ses propres enfants ; et à cultiver son petit coin de potager pour se nourrir. Et afin de satisfaire son désir artistique, il a pris coutume de peindre chaque jour … une poule ! Toujours la même au point que tous les murs de sa maison se furent habillés du même modèle iconique ! Ce qui bien entendu pour étonner Jacques répond à un culte voué par son ami à sa presque famille des gallinacés. Nous y voyons quant à nous une autre façon du roman d’ignorer le canon d’originalité exigible par les Beaux-Arts et de soustraire l’art à ses fonction et paramétrage institutionnels ; ainsi que représenté par cette anecdote, l’art se révèle comme un exercice obéissant au seul plaisir et à la loi toute subjective de l’inspiration créatrice. Pour ce qui est encore de Ralph, on notera qu’en se nourrissant du produit de son potager, en exerçant l’art à sa façon selon sa libre inspiration dans sa maison loin du tumulte et de la réglementation sociale, et, surtout en aimant plus que tout au monde ses poules, cet homme se signale comme une possibilité différente de toutes les autres d’être heureux aujourd’hui. En somme en vivant chez lui dans son village perdu comme dans une monade isolée, il affirme un modèle existentiel à distance du système social existant. Tandis que, quitte à insister là-dessus, en dessinant une seule poule toujours la même tout le temps, notre Ralph semble faire quand même un pied de nez aux partis pris esthétiques présents et passés et en passant, à tous les traités et livres d’histoire de l’art.

En ayant ainsi signalé à partir de mon corpus de référence, la capacité de résilience porté par le roman contemporain, j’aurais tenté de montrer que sans être dans une démarche nihiliste celui-ci suggère une alternative existentielle par rapport à l’existant. Ainsi nos héros ne sont-ils pas en état de fuite poltronne du monde actuel, au contraire, ils se donnent le moyen de le jauger tout en apprenant à y vivre selon l’appel amoureux et de leur subjectivité. L’amour même si transfiguré est ici l’alpha et l’oméga dans un imaginaire essentiellement campé sur cette valeur.

J’aimerais pour finir, aborder fût-ce très sommairement l’idée évoquée dans ce qui précède de préfiguration de nouvelles valeurs dans le roman aujourd’hui. On pourrait en effet, penser qu’en s’affirmant contre le nihilisme, celui-ci jouerait à préfigurer des valeurs plus prometteuses pour un futur devant succéder au présent si sinistre et anomique.

I-              La préfiguration de nouvelles valeurs

Face à cette question de la préfiguration possible de nouvelles valeurs pour le futur ou l’après contemporain, au sein du roman, je suggère trois petites pistes de réflexion.

1)    Que le roman contemporain fasse œuvre de résistance à la sinistrose dominante et dessine des mondes sous des traits sans lien avec l’existant, cela n’implique pas en soi un exercice divinatoire ni un travail d’anticipation, encore moins de préfiguration. En revanche, le fait de doter de présence ici et maintenant un modèle de renouveau fondé sur la valeur : amour, même si transfiguré, cette initiative ne peut que chatouiller l’imagination et secouer pour ainsi dire les certitudes nihilistes ancrées dans notre imaginaire commun. Certitudes qui faut- il le souligner ont pris force de loi dans la sphère de la pensée au travers de ses différentes modulations notamment artistiques depuis des décennies maintenant.

2)    Qu’il y ait des créateurs comme Oster qui, moyennant des doublets imaginaires, se gaussent ou du moins ignorent les idées totémiques du présent et du passé, et qu’il y ait surtout un lectorat pour les entendre d’une oreille complice et avec empathie, cela veut dire que quelque chose contre le monstre nihiliste est en devenir ; et que l’idée de changer de lunette pour imposer un changement sur le terrain de la pensée susceptible de la débarrasser des scories idéologiques est en marche.

3)    Enfin, même si la résonance de cette littérature romanesque est quasiment inaudible et qu’elle opère dans une grande humilité car le temps du progrès ne lui est visiblement pas favorable , à peine s’agit-il de petites fables ou récits anodins ne payant pas de mine entre réalistes et symboliques sans un véritable retentissement, cette littérature donc serait à reconnaitre comme un début de digue dressée contre le nihilisme et une forme de protestation contre le découragement. On pourrait en dire que c’est une création de type altermondialiste du troisième millénaire assumant modestement un devoir de résilience contre le chaos ; ce serait selon Kundera une manière de protection de l’être dans le monde. N’est-ce pas le but du roman depuis sa naissance au Moyen Age ?

 

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[1] http.//Hal. Sorbonne université.fr

[2] Auschwitz (« camp de concentration d'Auschwitz ») est le plus grand complexe concentrationnaire du Troisième Reich, à la fois camp de concentration et centre d'extermination. Crée par Himmler en 1940.

[3] Ibid.

[4] M. Kundera, L’art du roman, Gallimard, 1986, p.21

[5] À cet égard, Nietzche maudit pour sa part « le moment socratique » celui de la pensée active et la vie réactive (venant derrière).

[6] C. Oster, Dans le train, p.,62

[7] Ibid

[8] Op. cit.,.62