La littérature, un espace de défi contre le
nihilisme
Hayet Ben Charrada
Rencontres franco-tunisiennes de Nabeul
1er Mars 2023
Ma contribution dans le cadre de notre rencontre touche à l’art romanesque contemporain, et dans ce champ d’une ampleur considérable, mon propos sera réservé à une problématique en rapport avec le nihilisme ; car c’est précisément ce thème qui nous réunit ici. Et c’est sur cet axe fédérateur que nous avons convenu de nous inscrire chacun de notre côté.
Cette problématique, il m’importe de le signaler, tourne autour
d’un questionnement qui m’a été inspiré au cours de nos débats fournis avec notre
ami et chef de file François Nicolas qui, lors d’une partie de ping-pong
intellectuel comme on en a eu sans cesse dans notre groupe depuis plusieurs
mois auparavant, sans le chercher spécialement, m’a inspiré de réinterroger la
lunette à travers laquelle j’appréhendais cette littérature où je distinguais en
vérité une aire de la désolation. De fait, formée moi-même à l’école balzacienne,
ma prédisposition heuristique me conduisait naturellement à ne voir dans le roman
dit postmoderne que signes d’appauvrissement, de réduction et partant de
déclassement au regard du patrimoine classique. Mon inclination était d’aborder
Mauvigner, Oster et même le
fameux Toussaint en ayant toujours à l’esprit mes grands ténors :
Balzac, Zola, Stendhal, et aussi Malraux, Proust, etc., bref, s’agissant-là des
maitres les plus légitimés par l’histoire littéraire. Soit, je venais aux plus
jeunes en comparant leur production non sans un sentiment d’affliction à celle des
ainés que j’avais perçue tout en splendeur du temps de mes humanités. Et ainsi
je considérais le roman français dans sa nouvelle mouture comme une grande dame
tombée avec le temps dans le ruisseau. Or, d’une discussion à l’autre, de
suggestion en suggestion, j’ai dû reprendre un peu mes comptes : Et si la
création actuelle avait quelque chose d’autre à faire que les précédentes ? Et
si elle avait à nous dire quelque chose dans son propre jargon qu’on devrait
entendre sous peine de rater un trésor cognitif insoupçonné ? Ce qui
serait dommageable pour nous. Autant de questions m’ont progressivement
sensibilisée à un effet et un climat littéraires nouveaux à distance de ma
position de principe. Ainsi, dans un univers d’apparence homogène, monochrome
sans aspérités, j’ai commencé à distinguer quelque poudroiement lumineux. Puis à
sentir quelques points de signification plus consistants dans des surfaces a
priori molles à perte de vue. Des éléments donc sur lesquels j’ai dû appuyer ma
dite problématique telle que :
Le roman
postmoderne qui continue son bonhomme de chemin au milieu de la sinistrose
ambiante, la concurrence déloyale et aussi la réception mitigée qui lui
est accordée doit avoir sa raison d’être. Et cette raison consisterait au moins
à braver le silence et contenir le nihilisme dominant.
Visiblement,
en survivant et surtout en se ralliant des sympathies parmi de jeunes publics, cette
littérature ne saurait être une simple variante, encore une dans le concerto
général des lamentations. Elle aurait plutôt à jouer un rôle sinon de défi, au
moins de compensation, de résilience devant des forces adverses ; et pour visée
de continuer, fût-ce laborieusement, à protéger « l’être au monde »
selon l’expression de Husserl de l’oubli. Ce qui serait une façon de
reconstruire une pensée sur l’homme dans un environnement professant le rien
démissionnaire. De quoi nous rappeler le vœu ardent de Georges Molinié exprimé dans son allocution à l’occasion d’un colloque[1]
sur l’ironie contemporaine où il invite les écrivains contemporains à
« reconstruire le monde sur une rhétorique de l’historicité incarnée,
incorporée, somatisée dans l’intimité partagée des relations libres et égales
interhumaines, à ras de l’humain, à ras de la sensation, à ras de la vie » ;
et ce, afin de désamorcer l’affreuse nouvelle de notre « engluement
collectif dans un univers de l’imposture » et en somme dresser une digue artistique
contre la néantisation. C’est toute l’idée d’Adorno pour qui après Auschwitz[2]
, seul l’art demeure ce quelque chose de possible contre « l’impossible
possible ».
Pour
répondre à cette problématique, je propose un cheminement réflexif à trois
temps, afin d’interroger en 1) : La capacité de survie du roman
contemporain dans une mêlée du « tout culturel » et un contexte
général où tout semble le pousser vers la sortie ; et en 2) La mise en
place par le roman de nouvelles formes d’être au monde à distance du passé et
d’un espace singulier pour un type humain ayant un rapport à la mémoire le plus
imprévisible. Enfin en 3) je nous inviterai à envisager la possibilité de
trouver dans la nouvelle littérature des éléments de préfiguration de nouvelles
valeurs soutenables pour le lendemain de l’humanité.
Pour
fonder mon propos je me réfèrerai à trois œuvres qui m’ont particulièrement
interpellée parmi le répertoire romanesque de Christian Oster,
écrivain assez prolifique publié chez Minuit, il s’agit de : Une femme
de ménage daté de 2001, Dans le train daté de 2002 et L’imprévu
paru en 2005. Ce choix n’accorde pas l’exclusivité représentative de l’ensemble
du champ visé à notre auteur ; en revanche, on est sûr de vérifier chez
lui des traits généraux ainsi qu’un climat fictionnel repérables à ma
connaissance dans une bonne majorité des récits romanesques. Ce qui en rend la
démarche, sinon totalement ; assez démonstrative d’une inspiration
spécifique des temps présents.
I-
La capacité de survie du roman aujourd’hui
1) La
résistance du roman contre vents et marées
De nos
jours et plus que jamais, le roman fait figure d’une branche de l’art verbal fragilisée
par l’air du temps. Il fait ainsi l’objet d’un diagnostic engageant sa vie
même. Que ne pourrait-il pas l’être à notre époque au milieu d’une culture
dominante (un tout culturel) selon la boutade de Molinié
élevée « sur des décombres de fumées et de crimes[3] ».
Culture décadente au sens nietzschéen placée dans un contexte mondial de
soumission au nucléaire, à l’impérialisme (masqué ou pas !) ; et de surcroit confrontée à la multiplication de « l’homme
sacerdotal » et aux forces du dogmatisme et de l’intolérance de tous bords.
Au gré du retour du religieux à cette heure, deux eschatologies sont en effet, prêtes
à s’affronter : le judaïsme, sur le Mont du Temple de Jérusalem et l’islam.
Tandis qu’en territoire profane on assiste à la dominance exponentielle de
l’irrationnel nourri substantiellement par ce qu’on appelle le paradoxe de
l’homme moderne tenant lieu de bilan de la civilisation occidentale ;
paradoxe tel qu’expliqué par Kafka dans Le Château, soit : « Pendant
les temps modernes, la raison cartésienne corrodait l’une après l’autre toutes
les valeurs héritées du Moyen Age. Mais au moment de la victoire totale de la
raison, c’est l’irrationnel pur (la force ne voulant que son vouloir) qui
s’emparera de la scène du monde parce qu’il n’y aura plus aucun système des
valeurs admis qui pourra lui faire obstacle.[4]»
Ce qui ménage un bel espace pour le capitalisme néolibéral diffusant à tours de
bras son message non moins apodictique au gré des relais satellitaires et
autres et partant aux maux que l’on connait : famines, paupérisation
sociale, consumérisme, pandémies etc. La prolifération de la vulgate
capitaliste et son idéologie consumériste au même titre que l’idéologie
religieuse est en effet, proposée à titre de réparation et de salut collectifs[5].
Ainsi dans un contexte du tout se vaut, tout s’égalise, le vrai et
le faux, la face et l’envers on comprend que la pensée achoppe sur une énorme
fatigue du sens, une neurasthénie du sens ; celle qui contamine l’ensemble
du discours social et hante les littératures du deuil, du décrochement et toute
la production de la pensée au long du siècle sortant, pensée née du flanc du
maitre mot : l’absurde. La même qui alimenta la philosophie
existentialiste qui nous a nourris tous (du moins ma génération) à ses amères
mamelles. A tel point, je l’avoue d’ailleurs pour ce qui me concerne, que je
n’ai plus été capable depuis de voir dans les œuvres contemporaines autre chose
qu’une consécration accomplie du refroidissement ultime des forces. Pire, un
monde imaginaire dans lequel l’extrême inquiétude du 20éme a fini
par se muer en quiétude béate et léthargie sans rémission.
Or, à y regarder de plus près, il y parait autrement. À preuve, le
roman refuse aujourd’hui de se taire par désespérance. Et ne désarme pas non
plus face à l’assaut du kitch et des clichés de masse ni sous le matraquage idéologique
des mass media. A contrario, il tient bon malgré les canaux innombrables
diffusant en boucle des récits de toutes veines (séries, chroniques,
témoignages, confessions en TV-réalités, etc.) lui volant de l’audience et
empiétant sur son territoire. Puis, il tient encore tête à l’actualité. Il faut
dire, devenue plus drôle, cocasse ou à l’opposé plus tragique et cruelle que la
fiction, celle-ci ne fait pas moins que le reste, en effet, pour le concurrencer.
Tous ces obstacles, ne l’ont donc pas empêché de survivre et de s’imposer à sa
propre manière. C’est en réalité et ainsi que je le suggérais au début, le
roman ne semble pas avoir épuisé son potentiel et aurait encore des pistes
inexploitées et des aires de déploiement insoupçonnées. Au milieu des foudres
et de la négativité, il parait vouloir chanter un air autre que ce que la
modernité nous avait fait déjà entendre. Par-delà les horreurs accumulées et
tous les scandales de l’Histoire, il s’agirait pour lui de continuer à éclairer
l’être au monde de l’homme.
1) Éclairer
l’être au monde de l’homme
En fait, le roman contemporain revêt une particularité due
précisément à sa place à l’extrême bout d’une débâcle qui n’en finit pas de
s’exacerber en engloutissant tout à son passage, en priorité les valeurs des
temps modernes auxquelles s’étaient sustentées ses ancêtres. Depuis Cervantès
en passant par Balzac, Flaubert, Tolstoï jusqu’à Proust, le roman moderne avait
accompagné fidèlement l’Homme, les différents aspects de son existence et ce
faisant, l’a protégé de l’effacement et de l’oubli. Il l’a ainsi révélé
aventurier et routier impénitent cherchant à comprendre le monde dégagé de la
caution de dieu (Cervantes), enraciné dans l’Histoire et se mesurant à elle
(Balzac), rivé à son quotidien (Flaubert), aux prises avec l’irrationnel
(Tolstoï), et sondant le temps et son cours insaisissable (Proust). Il a ainsi
accompagné l’homme pour, au dire de Kundera, le préserver contre l’oubli de l’être afin de maintenir la
vie humaine sous un éclairage perpétuel.
Or, depuis cette époque l’esprit du temps a changé. Au gré de l’unification de
la planète, la vie de l’homme s’est réduite à sa fonction sociale, la société à
une somme de vivants ressemblants, la vie sociale à la lutte politique et
celle-ci à une confrontation fiévreuse entre deux grandes puissances d’Est et
d’Ouest. Tandis que l’histoire des peuples s’est réduite, elle, à quelques
événements expliqués de façon tendancieuse par les magnats de la presse. De
réduction en réduction le monde de la vie dont parle Husserl s’est ainsi amenuisé,
et l’être de l’homme (son existence dans le monde selon la définition de
Heidegger) est tombé dans l’oubli. Ce qui a réduit du même coup la raison d’être
du roman ayant du mal de plus en plus à s’accommoder de la standardisation de
la vie et de l’esprit même de l’homme emprisonné désormais dans le moule de sa
nouvelle condition. Aussi logiquement n’avait-il plus qu’à disparaitre ; ou
se renouveler selon des nouveaux possibles. Du coup, en optant pour la seconde
alternative, le roman s’est vu réduire l’éventail de ses interrogations sur
l’homme ; en l’occurrence, il ne pourra plus poser des questions philosophiques
sur l’homme (sur son être au monde), non plus sociologiques (sur son rapport à la société, à l’histoire), ni
encore psychologiques (sur son moi profond),
encore moins métaphysiques (en rapport avec l’inconnaissable) ; pour
n’avoir plus qu’à se poser des questions phénoménologiques pour ainsi dire, rapportées à la situation de
l’homme actuel dans l’ici et maintenant et à des moments ponctuels de sa vie .
Pour plagier Kundera : le roman est
réduit désormais à poser des questions au niveau de « la cartographie
existentielle propre » à l’homme ; ajoutons : à ras de ses
sensations intimes à distance de toute historicité.
Ce qui nous conduit tout naturellement au deuxième
point de ce propos :
I- La
mise en place de nouvelles formes d’être au monde dans le roman contemporain
1) Un
imaginaire de type expérimental
Ainsi que signalé ci-haut,
le roman qui n’a plus le souci du temps historique ne s’intéresse plus à ce qui
s’est passé mais à l’existence comme champ spécifique des possibles
humains ; entendons tout ce que l’homme pourrait devenir, tout ce dont il
est capable. Ce qui d’office lui confère une vocation expérimentale ; en
l’occurrence, les moi, les nous et il romanesques sont désormais à appréhender comme des ego expérimentaux évoluant dans un monde
saisissable comme une possibilité constructible in situ. Une vérité en acte. Je dirais une situation ou des
situations existentielles prenant à chaque fois une forme et une consistance
sous nos yeux au fur et à mesure de notre lecture. Des
formes ne devant plus rien au patrimoine, soustraites qu’elles se trouvent désormais
aux anciens rêves, repères de toutes sortes ; et en même temps
indifférentes au présent ; pour au final incarner un modèle de type non pas exemplaire, loin
s’en faut ! mais plutôt négociable. C’est du moins, ce que me permet de
penser ma pratique assez assidue de ce type de récit.
1) Une forme existentielle hors nomenclature
·
La technique d’ellipse à l’appui d’une visée autonomiste
Dans cette perspective, notre roman a préconisé de s’émanciper des
lois d’édification de ses prédécesseurs classiques. Et d’user substantiellement
d’ellipse en faisant fi par exemple des présentations, explications et moult
descriptions qui présidaient autrefois au genre. Les détails physiologiques,
chronologiques, topographiques censés donner une épaisseur et de la crédibilité
aux composants fictionnels sont désormais évacués ; c’est comme si, pressé,
notre roman s’attachait à brûler les étapes pour aller à l’essentiel, au cœur
des choses. Et le cœur des choses à mon sens, c’est la mise en place de modèles
d’être à distance des totems du passé. Par totems, entendons les valeurs
éthiques (ou croyances mères) et figuratives du bon vieux temps. C’est, d’ailleurs,
ce qui dérange nos habitudes de lecteur traditionnel et suscite en nous un sentiment
d’étrangeté parfois de frustration et d’incomplétude. Nous attendions plus de
détails pour nous « installer » dans le roman, mais non, nous devons
nous contenter juste de quelques traits sommaires juste de quoi y entrer
transitoirement. Tant il est vrai qu’en enjambant le passé avec son lot de
figures éthiques, historiques voire esthétiques, le récit se préoccupe en toute
priorité de faire naitre au monde ou plutôt d’explorer une forme d’exister
affranchie de ce qui fut mais aussi, incertaine par rapport à ce qui sera. D’indiquer
des possibilités de vivre dans un ici et maintenant allégé du poids de la
culture, pour dégager l’image d’un individu délesté des pesanteurs de toutes
nature. Une sorte de no man’s land
aux idées vierges, dont les projets, si projet il y a, ne lorgnent vers aucun
idéal dans le répertoire des idéaux accrochés au fronton de la culture légitime
ni actuelle ni plus ancienne. Ici tous les vecteurs culturels
sont passés au blanco pour ainsi dire dans un damier existentiel hors de
toute nomenclature. Jugeons-en à partir de quelques extraits de notre corpus.
·
Extraits de l’incipit : exposition éclair
-Dans le train : Un jour, sur un quai un homme de
taille moyenne tenait à la main un sac très lourd, Cet homme c’était moi mais
ce n’était pas mon sac, C’était celui d’une femme. Et ce sac était lourd parce
qu’il contenait des livres.
-L’imprévu : Les
femmes à mon contact tombent malades. Elles éternuent. Il arrive que leur gorge
soit prise …Leur bonne santé me précède … C’est ma faute. Le rhume ne me quitte
pas. Elles l’attrapent. Une fois guéries, ce sont elles qui me quittent. Je reste
avec mon rhume moi.
- Une femme de ménage : J’aurais attendu six mois sans
ménage, six mois sans Constance. Une femme qui m’a occupé l’esprit et le cœur,
sans cesse, et qu’il me suffisait de voir ou d’évoquer pour me dire que la vie
avait une forme. D’où l’inutilité de ranger, désormais chez moi. De maintenir
l’ordre de passer l’aspirateur.
Signalons que l’incipit à chaque fois est ici l’avant-gout d’un
récit devant se maintenir au même rythme et selon le même dosage parcimonieux
d’informations ; cela sert juste à nous fournir de quoi comprendre la
situation, là tout de suite; et par ricochet nous faire rencontrer pour la
première fois le héros autodiégétique et avoir une idée du monde où il se meut
comme un acteur sur un plateau de théâtre préréservé à une prestation sans prétention,
proposée juste à notre appréciation de
destinataires . Ce que nous pouvons en tirer déjà, c’est :
Ø Une figure du héros délestée de tout bagage, de toute mémoire (pas d’âge ni patronyme, ni
aucune affiliation). Celle d’un homme sans qualités particulières vivant dans
une sorte d’espace monadique et agissant selon des principes dictés
systématiquement par sa situation récurrente d’homme amoureux. Disons un être
en état d’autarcie morale.
De fait, Jacques, Frank, Serge sont des noms donnés, on a
l’impression à la va vite, à nos héros respectifs des récits signalés. Noms
sous lesquels le protagoniste principal se donne à chaque fois sous les traits
d’un humain solitaire, déchargé de tout bagage au sens plurilatéral du mot.
Sans ressources intellectuelles, sociales ni professionnelles, il parait posé
sur un socle le plus neutre. Dans un autre roman du même auteur sous le titre
de Loin d’Odile, le narrateur, une variante du même modèle, l’affirme
froidement : « En étant de culture générale pauvre, je ne me suis
spécialisé en rien. En fait ma nullité dans maints secteurs me désespère mais
pour peu que je m’apprête à la combattre j’en mesure
l’étendue et ce simple constat me décourage ». Cette confession n’a
rien d’un mea culpa, c’est un simple
constat ; ce qui se retrouve partout ailleurs sous la forme de variantes
diverses dans la bouche des héros. Ainsi de Frank (Dans le train)
et de son rapport aux livres : ce réceptacle culturel il n’y comprend
rien, cela ne l’intéresse pas.
Écoutons-le penser à ce sujet en présence de sa future bien-aimée :
« Je me demandais ce qu’elle fabriquait avec ce livre. Elle ne
lisait pas…Elle m’a montré la couverture, je ne suis pas sûre de comprendre le
titre non plus. Je me sentais désemparé, démuni plutôt, mais cela ne me gênait
pas »[6].
Quant à la littérature en général, il s’en gausse ; mieux encore,
cela l’indispose d’en entendre parler, d’autant que cet objet est à un certain
moment lié épisodiquement à une figure d’auteur disqualifiée ; au dire du
narrateur :
Ex : Un installé. … Un type dont le nom se lisait sur la
couverture d’un livre … J’aurais pu écrire un livre moi aussi[7] » ;
il faut entendre dans cette déclaration tout le rejet du narrateur de
l’ensemble de l’institution littéraire (Bourdieu) ; cet appendice de la
culture l’indiffère royalement.
Ø Les accessoires de la culture : les cartables et serviettes
Il en est de même d’ailleurs de tous les objets en rapport avec la
culture, par exemple les cartables et serviettes. Ces objets, il y en a en grand nombre chez Oster,
pleins ou vides selon les besoins de la fable, mais qui n’ont jamais le moindre
lien avec le savoir : Ce sont des accessoires dont l’usage est perverti.
Dans Une femme de ménage la serviette portée par un monsieur n’est ni vide ni
pleine de livres: « il ya un
casse-croute dedans » ! Puis à un certain moment du récit, moyennant une
entourloupette rhétorique ou plutôt une ratiocination la plus rocambolesque, la
voilà transfigurée en référent érotique ! Écoutons, en l’occurrence, ce
bout d’anecdote racontée par Jacques à son amie Claire : « L’autre
jour, sur un quai il y avait une femme. Elle semblait attendre non la rame mais
quelqu’un. Et avant que la rame arrive, un homme était là, près d’elle qui
l’embrassait fugacement et que je n’avais pas pu voir venir. Il portait à la
main droite une serviette en toile surgonflée…Il en pressa
le clic et l’ouvrit. Puis l’ayant fouillée difficultueusement, il en
sortit un sandwich. Il le lui tendit avec un sourire doux mais aussi entendu,
elle le prit avec le même sourire…L’extraordinaire … est que tout cela bien que
ou parce que qu’aucun
échange d’argent ne s’était produit, avait l’air d’un trafic de sandwiches…
Mais l’essentiel n’est pas là, l’essentiel s’était déjà produit, quand l’homme
avait tendu le sandwich à la femme. Il y avait dans son geste de la malice et
de l’amour, et je me suis essayé à reconstruire ce qui avait précédé une telle
scène. J’ai mon idée pas toi ? On voit bien ici à quel point la serviette
comme accessoire de la connaissance (comme le livre ou le stylo, etc.) est
déclassée, associée de façon bizarre à nos yeux à des champs incongrus :
le trafic de drogue éventuellement, et à la mauvaise bouffe ! Peut-on
mieux faire en termes de prise de distance la plus cynique par rapport à
l’univers de la culture ?
Ø Quant au travail : Jacques, Frank ou Serge à titre égal n’ont pas de poste de
travail fixe et bien entendu aucune ambition professionnelle. Cela se comprend
d’autant plus que c’est un lieu conçu pour faire s’écraser les gens les uns les
autres. Écoutons Jacques donner un conseil à son ami du nom de Charles que son poste
de responsabilité empêche de dormir : Accroche-toi… écrase tes rivaux, va
au bout de tes forces ». Quant à lui-même, à la question de Charles :
Et toi ? Il répond comme suit : Oh moi ça va, j’ai douze personnes au-
dessus de moi, cinq en dessous, je ne peux plus monter ».
On retiendra encore une fois l’effet de prise de distance du héros
par rapport aux formants de l’échelle de valeurs sociales dont ici la valeur
travail, valeur totémique s’il en est à notre époque mais inscrite exclusivement
sous le signe exclusif de la vorace compétition. Il s’agit-là à mon sens de matraquer
froidement un environnement institutionnel dégradé à une époque qui aura tout
souillé, en premier le sens même de ce qui fait la dignité humaine comme la
culture et le travail etc. Tout souillé, excepté l’amour qui semble résister au
sac intégral !
2) L’amour, un projet
valorisé
L’amour demeure, lui, le but
principal du héros et un projet existentiel de l’ordre de la nécessité. Dans
Une femme de ménage, cela constitue à ses yeux un facteur de survie
rédhibitoire, un critère de base d’ordre vital : Ainsi à la différence des
gens en bonne santé pour qui la question : ça va ? n’évoquait rien de
spécial, Jacques, lui que sa femme a quitté y réserve une réponse impliquant un
manque fondamental à réparer d’urgence, « une désespérance en fin de
course » qui doit être rattrapée par le bonheur. Et le bonheur dans son
lexique c’est une nouvelle rencontre amoureuse, préférentiellement un coup de foudre
advenu sur un quelconque quai, un lieu seuil le seul convenant à sa vocation
fondamentale d’être intervallaire (vivant toujours entre deux amours).
Ø L’amour
à ras de l’épiderme : l’amour dans notre imaginaire est donc un besoin le
plus impérieux. Il est cependant saisi à ras des sensations ; et il a la
simplicité des choses répondant à une attente fruste, primordiale. C’est la
substance, la seule à même de remplir un vide structurel dans et autour de
l’homme ostérien ; ainsi Frank (Dans le train),
assis dans le même compartiment face à une femme subitement aimée , Anne
dont le personnage est caractérisé par son intérêt pour les livres (elle porte
un sac plein de livre et voyage pour rejoindre à Rouen une séance de signature
d’une nouvelle parution littéraire etc.), se sent-il bizarrement rendu à son
indigence intellectuelle alors que d’habitude cela ne lui pose aucun problème.
Son enjeu majeur dans la vie relevant d’un ordre tout autre (émotionnel,
sentimental) : « Je me suis senti inculte, sans bagages, et (pour une
fois) insupportablement léger. Sans projet, aussi bien. Je rencontrais cette
femme sans autre projet que de la mieux connaitre. Trop pauvre pour la priver
de quoi que ce fût. J’aurais aussi bien pu lui prendre la main ou même
l’embrasser et recevoir une gifle, j’aurais l’impression qu’elle m’aurait
habillé, la gifle, qu’elle m’aurait tenu
chaud »[8].
On notera dans ce passage la joute lyrique qui favorise un effet de pathos
assez émouvant dans un discours mental a priori le plus plat et neutre. Ce qui
est évidemment dû au jeu subliminal sur le motif amoureux.
Ø Et l’argent ?
Entre l’argent et l’amour, la valeur est bien entendu accordée à l’amour.
Ainsi aussi bien Jacques, Frank
que Serge travaillent pour en avoir juste de quoi entretenir leur relation
amoureuse ni plus ni moins. Pour Jacques, en dépit de la possibilité de conserver
une carrière professionnelle, il n’y pense qu’à hauteur de ce que cela pourrait
lui rapporter pour financer son équipée amoureuse avec sa Laura dans un village
balnéaire tout lointain, on a l’impression au bout du monde, sans lien avec la
civilisation. C’est carrément la révélation d’un type de fiducie inattendue :
l’argent ne valant rien (en soi), sinon pour alimenter la passion. Cette
nouvelle balance (monétaire) ou valence est en faveur de l’amour. Même si selon
nous, abracadabrant, volatil, liminal puisqu’inscrit sous les traits bizarres à
nos yeux de la nécessité, voire de la promiscuité ( cf.
Une femme de ménage), ou même de la perversité (Dans le Train,
Anne est une grande manipulatrice) ; ou enfin de la fatalité : dans
L’imprévu l’aventure amoureuse du héros se termine sur son image un cadavre sur
les bras ! Il semble néanmoins que même
en ayant à la limite perdu de sa mémoire courtoise, romantique, etc., l’amour au
ras de lui-même occupe l’entièreté du champ imaginaire ; mieux encore il
semble à lui seul subsumer la notion de valeur dans un espace-temps structuré
en monade séparé du reste du monde.
Ø Un espace-temps sous la forme de monade isolée du reste du monde
Cela coïncide d’abord avec une chronologie de
type liminaire. Nos histoires se passent toutes à des périodes de
transition : soit au lendemain d’une rupture sentimentale. Ou au tout
début d’un nouvel amour, de préférence sous la forme d’un coup de foudre. Donc
un temps des commencements propice à la définition de nouvelles lois
amoureuses. Puis cela se situe dans des espaces coupés de l’espace
ordinaire : Dans un compartiment de train (Dans le train), sur la
route (L’imprévu). Dans un village lointain en bord de mer dans La
femme de ménage ; un lieu d’exil volontaire cette fois coupé du monde où
Ralph, l’hôte chez qui le couple Jaques et Laura sont venus jouir de leur passion vit selon un régime
autarcique lui aussi. En ayant subi des injustices et traversé des affres
diverses au sein de son institution professionnelle, ce dernier s’y est retiré
pour tout oublier. Et instaurer chez lui un régime de vie et un mode d’être ne
devant plus rien à la société. Ainsi passe-t-il son temps à soigner son
poulailler qu’il aime et ménage comme s’il se fût
agi de ses propres enfants ; et à cultiver son petit coin de potager pour
se nourrir. Et afin de satisfaire son désir artistique, il a pris coutume de peindre
chaque jour … une poule ! Toujours la même au point que tous les murs de
sa maison se furent habillés du même modèle iconique ! Ce qui bien entendu
pour étonner Jacques répond à un culte voué par son ami à sa presque famille des
gallinacés. Nous y voyons quant à nous une autre façon du roman d’ignorer le
canon d’originalité exigible par les Beaux-Arts et de soustraire l’art à ses
fonction et paramétrage institutionnels ;
ainsi que représenté par cette anecdote, l’art se révèle comme un
exercice obéissant au seul plaisir et à la loi toute subjective de
l’inspiration créatrice. Pour ce qui est encore de Ralph, on notera qu’en se
nourrissant du produit de son potager, en exerçant l’art à sa façon selon sa
libre inspiration dans sa maison loin du tumulte et de la réglementation
sociale, et, surtout en aimant plus que tout au monde ses poules, cet homme se
signale comme une possibilité différente de toutes les autres d’être heureux aujourd’hui.
En somme en vivant chez lui dans son village perdu comme dans une monade isolée,
il affirme un modèle existentiel à distance du système social existant. Tandis
que, quitte à insister là-dessus, en dessinant une seule poule toujours la même
tout le temps, notre Ralph semble faire quand même un pied de nez aux partis
pris esthétiques présents et passés et en passant, à tous les traités et livres
d’histoire de l’art.
En ayant ainsi signalé à partir de mon corpus de référence, la capacité
de résilience porté par le roman contemporain, j’aurais tenté de montrer que
sans être dans une démarche nihiliste celui-ci suggère une alternative
existentielle par rapport à l’existant. Ainsi nos héros ne sont-ils pas en état
de fuite poltronne du monde actuel, au contraire, ils se donnent le moyen de le
jauger tout en apprenant à y vivre selon l’appel amoureux et de leur
subjectivité. L’amour même si transfiguré est ici l’alpha et l’oméga dans un
imaginaire essentiellement campé sur cette valeur.
J’aimerais pour finir, aborder fût-ce très sommairement l’idée
évoquée dans ce qui précède de préfiguration de nouvelles valeurs dans le roman
aujourd’hui. On pourrait en effet, penser qu’en s’affirmant contre le nihilisme, celui-ci jouerait à préfigurer des valeurs plus
prometteuses pour un futur devant succéder au présent si sinistre et anomique.
I-
La préfiguration de nouvelles
valeurs
Face à cette question de la préfiguration possible de nouvelles
valeurs pour le futur ou l’après contemporain, au sein du roman, je suggère
trois petites pistes de réflexion.
1) Que le
roman contemporain fasse œuvre de résistance à la sinistrose dominante et
dessine des mondes sous des traits sans lien avec l’existant, cela n’implique
pas en soi un exercice divinatoire ni un travail d’anticipation, encore moins
de préfiguration. En revanche, le fait de doter de présence ici et maintenant un
modèle de renouveau fondé sur la valeur : amour, même si transfiguré, cette
initiative ne peut que chatouiller l’imagination et secouer pour ainsi dire les
certitudes nihilistes ancrées dans notre imaginaire commun. Certitudes qui faut-
il le souligner ont pris force de loi dans la sphère de la pensée au travers de
ses différentes modulations notamment artistiques depuis des décennies
maintenant.
2) Qu’il y ait
des créateurs comme Oster qui, moyennant des doublets
imaginaires, se gaussent ou du moins ignorent les idées totémiques du présent
et du passé, et qu’il y ait surtout un lectorat pour les entendre d’une oreille
complice et avec empathie, cela veut dire que quelque chose contre le monstre
nihiliste est en devenir ; et que l’idée de changer de lunette pour
imposer un changement sur le terrain de la pensée susceptible de la débarrasser
des scories idéologiques est en marche.
3) Enfin, même
si la résonance de cette littérature romanesque est quasiment inaudible et qu’elle
opère dans une grande humilité car le temps du progrès ne lui est visiblement
pas favorable , à peine s’agit-il de petites
fables ou récits anodins ne payant pas de mine entre réalistes et symboliques
sans un véritable retentissement, cette littérature donc serait à reconnaitre
comme un début de digue dressée contre le nihilisme et une forme de protestation
contre le découragement. On pourrait en dire que c’est une création de type
altermondialiste du troisième millénaire assumant modestement un devoir de résilience contre
le chaos ; ce serait selon Kundera une manière de protection de l’être dans le monde. N’est-ce pas le but du roman
depuis sa naissance au Moyen Age ?
***
[1] http.//Hal. Sorbonne université.fr
[2] Auschwitz (« camp de concentration d'Auschwitz ») est le plus grand complexe concentrationnaire du Troisième Reich, à la fois camp de concentration et centre d'extermination. Crée par Himmler en 1940.
[3] Ibid.
[4] M. Kundera, L’art du roman, Gallimard, 1986, p.21
[5] À cet égard, Nietzche maudit pour sa part « le moment socratique »
celui de la pensée active et la vie réactive (venant derrière).
[6] C. Oster, Dans le train, p.,62
[7] Ibid
[8] Op. cit.,.62