Visite de Pierre Boulez à l’École normale supérieure

le vendredi 4 mars 2005

(salle Dussane, 45 rue d’Ulm – Paris)

 

à l’occasion du colloque international « La pensée de Boulez à travers ses écrits »

coorganisé avec l’Ircam par F. Nicolas (Ens), J.-J. Nattiez (Montréal) et J. Goldman (Montréal)

 

(Photos N. Guillaume, N. Mentelin et Ens)

 

 

 

Salle Dusanne

 

Accueil par Gabriel Ruget, directeur de l’Ens

 

 

Entretien avec François Nicolas, professeur associé à l’Ens

Enregistrement vidéo : https://youtu.be/ChXFrtCuntA ]

 

 

Enregistrement audio (fichiers mp3) :

 

 

 

 

Transcription ci-dessous de l’entretien (par N. Mentelin)

 

 

Entretien de Pierre Boulez avec François Nicolas

École normale supérieure, 4 mars 2005

 

 

Transcription par Nancy Mentelin

 

 

I. De la mathématique et des sciences

            François Nicolas

Nous avons convenu avec Pierre Boulez de prolonger la discussion qui a été amorcée hier à l’Ircam, où nous avons surtout évoqué la question de la musique et de la composition.

Aujourd’hui, nous voudrions, en tenant compte de la particularité de ce lieu, recentrer la discussion sur les rapports de la musique avec les autres disciplines, c’est-à-dire sur ce qu’on pourrait appeler « la politique extérieure de la musique ». Je voudrais repartir pour cela de la citation qu’a bien voulu nous rappeler Gabriel Ruget, citation assez inhabituelle en ce qu’elle considère que la musique doit avoir comme interlocuteurs privilégiés les mathématiques et la philosophie. C’est bien sûr ici, à l’Ens, quelque chose qui nous est cher, puisqu’il est possible en ce lieu que la musique soit mise à égalité avec les autres grandes disciplines.

Quel était donc dans le détail, dans l’évolution historique de la chose, votre propre rapport avec d’un côté, les sciences, et de l’autre la philosophie, et qu’en attendiez-vous vous-même ?

Concernant d’une part les sciences, dans la présentation que vous en avez faite (dans ce que l’on peut lire en particulier dans Penser la musique aujourd’hui, mais également ailleurs), on a l’impression que des mathématiques, vous retenez surtout le cœur logique. Il m’a semblé que vous aviez comme principe implicite un principe que j’appellerai principe du contemporain, c’est-à-dire l’idée que, pour théoriser la musique contemporaine, il faut avoir une théorie contemporaine de la musique : somme toute, si on veut théoriser quelque chose qui est une pensée contemporaine, il faudrait alors avoir des outils qui soient eux-mêmes contemporains ; et, de ce point de vue, il semble qu’il vous intéressait d’aller regarder ce qu’il en était dans les mathématiques et dans les sciences car c’était peut-être là que les outils les plus contemporains étaient disponibles ou du moins accessibles.

De ce point de vue, un certain nombre d’indications dans vos textes manifestent un intérêt pour la logique mathématique, peut-être un double intérêt pour l’axiomatisation et la formalisation. Comme souvent, un certain nombre de références dans vos textes paraissent un peu obscures si on n’y regarde pas dans le détail. Il se trouve que j’ai observé cela attentivement, et il m’intéresserait que vous en parliez, par-delà votre histoire biographique propre. Je rappellerai à ce titre que vous êtes d’abord par une classe préparatoire de mathématiques supérieures à Lyon, puis par une année en faculté de mathématiques, où, m’a-t-on dit, vous n’étiez pas guère assidu…

S’il y a donc bien chez vous cette conviction que la logique mathématique peut clarifier une figure moderne de la théorie, je voulais savoir quelle est l’histoire de votre rapport à cette dimension mathématique.

 

Pierre Boulez

Mon histoire est très simple. Avant que je ne me décide complètement pour la musique, il y avait des pressions familiales en faveur d’une profession plus stable et moins inconnue que celle de musicien. Comme je me suis révélé, non pas très doué, mais simplement un peu plus doué pour les mathématiques que pour autre chose, on m’a mis dans cette filière-là. Une année durant, j’ai persévéré en me disant qu’il fallait prendre son mal en patience, mais la deuxième année — celle où vous avez remarqué que je n’étais pas très assidu à la faculté — je n’étais en effet pas assidu du tout car c’était l’année de l’émancipation où les mathématiques m’ont d’abord paru comme une charge tout à fait superflue dans mon existence.

Je lis souvent à mon sujet : « il a fait des études de mathématiques », mais je ne suis pas allé beaucoup plus loin justement que cette année de mathématiques supérieures.

Je dois dire que j’ai essayé, simplement par curiosité, de lire les résumés des cours que diffuse chaque année le Collège de France, où l’on est vraiment confronté avec des mathématiciens de très haut niveau, et je dois avouer que j’ai été totalement largué… Du reste, les mathématiques ont fait en plus de soixante ans un cheminement tout à fait extraordinaire par rapport à ce qu’on enseignait à l’époque. Je me suis donc senti largué, mais sans aucun complexe d’infériorité ; c’était, pour le dire franchement, parce que je ne pouvais pas suivre, et je devais me rendre compte qu’il y a bien là une question de spécialisation.

C’est pourquoi je n’ai aucune prétention dans ce domaine, et je me méfie toujours beaucoup des parallèles trop étroits entre les sciences en général, les mathématiques en particulier, et la musique. Prenez, par exemple, une fonction qui fait une courbe merveilleuse, très compliquée, etc. Et voici qu’on vous dit que cela peut servir en musique. Eh bien, pas du tout !, cela ne peut pas servir en musique, car une courbe est un continu ; or, ce qui est intéressant en musique, c’est la coupure, c’est-à-dire la notion d’intervalle, de subdivision, de cassure, de trajectoire (non pas la notion de trajectoire directe, mais de trajectoire mêlée à d’autres paramètres comme ceux du temps par exemple). Si bien que quand on établit des rapports plutôt simplistes avec les mathématiques, ça ne marche jamais, et ça ne peut pas marcher.

Ce qui m’a intéressé, c’est d’essayer par moments, dans des écrits très généraux, et non pas évidemment au fil d’écrits trop spécialisés, de suivre la pensée de certains mathématiciens, c’est-à-dire de lire la façon dont ils raisonnent, et la façon dont, surtout, ils expliquent leur raisonnement. En effet, je suis pour ma part un laïque dans ces choses-là, et ce qui m’intéresse, c’est leur façon d’expliquer leur pensée : là, je peux prendre des leçons.

Nous avons beaucoup insisté hier sur le mot déduction, et en effet ce qui m’intéresse, c’est le côté déductif de leur pensée, c’est de voir comment ils expliquent cette déduction et comment ils la justifient.

Je retiens aussi autre chose, à savoir la gratuité de l’invention mathématique. Il y a quelque chose de fascinant dans le fait qu’un scientifique, disons un physicien ou un astrophysicien, se fondant en grande partie sur des observations, note des phénomènes et tente de les expliquer d’une façon ou d’une autre, plus convaincante : examinant en particulier les théories des nombres, on voit à quel point c’est abstrait, à quel point c’est une pensée qui se développe par elle-même, sur elle-même, grâce à elle-même, et qui donne des résultats à l’intérieur d’un champ très précis, ouvrant vraiment la voie à la spéculation totale, sans aucune obligation. C’est cette espèce de non-obligation de « résultat », tout du moins de résultats tangibles, que je trouve fascinante chez les scientifiques : c’est la pure spéculation qui se réjouit d’elle-même.

En musique, naturellement, nous ne sommes pas aussi réjouis de nous-mêmes parce que nous avons un résultat réel, qui doit être un résultat esthétique. L’esthétique peut aussi avoir un certain rôle dans la spéculation mathématique mais il ne s’agit pas d’un résultat esthétique au sens artistique du terme, tandis que nous, musiciens, avons des obligations artistiques : c’est là où le panorama change totalement, parce que nous ne pouvons pas nous fier — nous en avons parlé hier — dans l’excès de discipline, quand ce dernier ne sert plus à rien mais, au contraire, devient un écran entre la volonté d’un phénomène esthétique ou d’un phénomène artistique et le moyen d’y parvenir. Quant à moi, voyez-vous, je suis très attaché à m’intéresser aux phénomènes et en même temps, je m’en méfie beaucoup car on risque alors d’être simplistes, de perdre de vue les buts très spécifiques de la composition musicale. Ce doit être plutôt, pour moi, un dérangement dans une pensée : si je lis quelque chose qui me dérange dans ma pensée, alors là, c’est intéressant. Il y a aussi d’autres dérangements : on en trouve par exemple par la peinture ou par la poésie. Ces dérangements existent, et je considère que c’est un dérangement exceptionnel et exceptionnellement utile.

 

            François Nicolas

La formule du dérangement me surprend un peu à propos des mathématiques parce qu’à vous lire on avait plutôt l’impression (en tout cas en ce qui me concerne) que vous cherchiez plutôt dans les mathématiques une forme d’arrangement, mais sans doute moins dans la mathématique concrète (c’est-à-dire celle des courbes, des figures et des nombres) qu’au niveau précisément de la logique mathématique.

En même temps, j’ai l’impression que cela a été de votre part un effort relativement momentané — disons entre 1960 et 1963 — ; vous sembliez alors chercher non pas dans la mathématique concrète (la géométrie, l’arithmétique, telle ou telle forme d’algèbre) mais dans les grands modes de raisonnement (ce que vous appelez les modes de déduction, donc finalement la logique), une manière d’organiser moins le discours musical lui-même, moins les déductions effectives de la composition, que finalement la réflexion du musicien et, par là, une manière pour le musicien d’essayer de ressaisir dans la langue naturelle — celle que l’on parle ici — les enjeux proprement musicaux, qui eux, sont évidemment tout à fait différents des enjeux mathématiques.

Vous avez cité par exemple Roger Martin qui avait écrit un livre important sur la logique contemporaine, vous avez également fait plusieurs fois référence à Louis Rougier qui a mené des travaux philosophiques à partir de Poincaré, et vous avez aussi cité un physicien, Léon Brillouin (que j’avais par ailleurs moi-même connu par Philippot car Brillouin avait écrit un livre présentant la théorie de l’information dans les années 50, théorie qui était alors considérée comme importante pour un certain nombre de compositeurs), sans oublier votre citation indirecte d’un géomètre allemand, Pasch, qui s’avère en fait reprise de Rougier. Or, il semble que toutes ces citations se concentrent sur la période entre 1960 et 1963. Pourquoi alors cette concentration plus momentanée ? J’aimerais vous taquiner : lorsque l’on cherche les concepts mathématiques que vous utilisez, on n’en dénombre que deux : le ppcm et le pgcd…

 

Pierre Boulez

… ce sont là des notions d’école primaire !

 

            François Nicolas

Bien sûr, et c’est pour cela que c’était une taquinerie.

D’un côté, il y a donc chez vous ces notions mathématiques, et de l’autre, il y a les grandes références concentrées sur 1960-63.

Peut-être avez-vous à un moment donné davantage misé sur tout ceci, et moins ensuite ?

 

Pierre Boulez

Dans ces années 60, au moment du sommet de Darmstadt, on réfléchissait probablement beaucoup et on avait des échanges assez pointus, justement sur à peu près tous les sujets. Je pense rétrospectivement que c’était tout simplement là une façon de se rassurer, parce qu’on avançait sur un territoire encore très incertain, exploré d’une façon très incertaine en tout cas, et la confrontation ou la comparaison avec d’autres modes de pensée qui étaient quant à eux plus assurés constituait une façon d’occuper le terrain avec des arguments « inébranlables ». Il y a une certaine naïveté à vouloir se rassurer de cette façon-là, et c’était en même temps, je crois, à cette époque-là, tout à fait indispensable, car inattaquable, en tout cas selon une certaine forme de raisonnement. Il y avait une espèce de vérité scientifique qu’on appliquait à la musique, et cette vérité devait dès lors répandre ses bienfaits sur la pensée musicale, donc du même coup la justifier.

Voilà comment je peux expliquer ce recours qui a été si persistant pendant, comme vous l’avez signalé, deux ou trois ans, entre 1959-60 et 63. Ensuite, je m’en suis beaucoup détaché, comme je vous l’ai dit : je me suis rendu compte que ces parallélismes trop insistants n’étaient pas très producteurs de pensée proprement musicale, et que cette dernière connaissait toujours des accidents qui ne rentraient pas dans le système. C’est comme si vous établissiez, par exemple, l’observation du monde suivant une certaine loi que vous avez établie, et que vous réalisiez soudain qu’une planète n’y obéit pas : vous voilà donc obligé de trouver une autre explication, avant de découvrir qu’une autre planète n’y obéit à son tour toujours pas, vous contraignant à trouver une troisième explication, etc. Il y a un moment où vous en arrivez à penser que toutes les explications que vous avez cherchées ne servent pas à grand-chose, qu’elles vous ont seulement permis de cheminer à un moment donné, pour devenir au contraire des charges inutiles à partir d’un certain temps.

Il m’intéresse toujours de lire sur ce sujet, non pas en vue d’applications directes, mais pour réfléchir davantage à ce qui me concerne directement, et pour essayer d’adopter un autre mode de pensée. Au fond, je cherche toujours moins une traduction qu’une translation : il faut faire passer une façon de penser d’un domaine à un autre par une sorte de translation qui change du reste progressivement les données, au point de les déformer totalement.

 

 

II. De la philosophie

            François Nicolas

Deuxième volet après les mathématiques, la philosophie.

Ici je vous relis : « Les exigences de la musique actuelle vont de pair avec certains courants de la mathématique ou de la philosophie contemporaine ».

Si on se livre à propos de la philosophie au même exercice auquel on s’est livré à propos des mathématiques, on trouve certes sous votre plume beaucoup de noms de philosophes — cela va de Descartes jusqu’à Deleuze — mais j’ai l’impression que votre référence à la philosophie est un peu une révérence : je m’interroge en effet sur la manière dont la philosophie vous a ou non vraiment nourri, stimulé, dont elle a provoqué ou non des accidents dans votre déploiement.

J’ai à ce titre une autre question à vous poser, une question plus particulière concernant Adorno, puisque vous lui consacrez plusieurs écrits dans les volumes qui nous occupent. Une chose m’a beaucoup frappé dans le texte où vous rapportez des souvenirs d’Adorno à Darmstadt, c’est une intimidation, terme qui revient trois fois sous votre plume, et qui m’a plutôt surpris parce que je pensais que vous étiez quelqu’un que personne n’intimidait… Or visiblement, dans les années 1960, vous étiez intimidé par lui, jusqu’à écrire « Je ne voyais pas comment me mesurer à lui-même ».

Je me suis alors demandé si ces indications à propos d’Adorno ne signifiaient pas quelque chose de plus général dans votre rapport à la philosophie : une sorte de révérence intimidée à cette discipline plutôt qu’une familiarité et une intimité.

 

Pierre Boulez

C’est vrai. Je dois dire, sans faire preuve de spéciale humilité, que les philosophes m’ont toujours intimidé parce que je n’étais pas très fort en philosophie quand j’étais jeune, et il en est resté des traces… En tout cas, je me suis senti toujours en état d’infériorité.

            À l’égard d’Adorno, il y avait une double, voire une triple infériorité.

D’abord, il avait connu les compositeurs que je révérais, mais que je n’avais pas du tout connus personnellement : il avait été un très proche familier d’Alban Berg, il avait bien connu Webern, tout comme Schönberg, quoique ses rapports avec celui-ci aient été beaucoup plus tumultueux, plus orageux en tout cas que ses rapports avec les deux premiers. Il avait cette connaissance d’un milieu qui était déjà historique en 1960.

Deuxièmement, il y avait cette pensée très complexe, très difficile d’Adorno qui avait de surcroît une grande supériorité sur moi qui n’en avait aucune dans ce domaine : il était un sociologue doté d’une pensée extrêmement organisée et charpentée, basée sur des connaissances très réelles que je n’avais absolument pas.

Le troisième point concerne le langage. Quand j’ai commencé à être plus familier avec l’allemand, j’ai lu avec beaucoup de mal les textes de Adorno — je ne comprenais pas toujours sa dialectique ni même parfois le sens de ses phrases — ; j’ai alors fait part à quelques Allemands pouvant lire leur langue tout à fait couramment de mon énorme difficulté à le lire, et eux de me répondre : « Nous aussi ! ». J’ai donc été un peu rassuré sur ce plan-là et de fait, la pensée de Adorno se traduit par un langage qui est par moments extrêmement difficile à déchiffrer parce que sa pensée étant elle-même difficile à déchiffrer, le langage correspond à cette complexité de la pensée.

            D’autre part, j’ai eu des amis philosophes : vous avez parlé de Deleuze, je peux évoquer Foucault, j’ai connu Barthes, Derrida… Je me sentais devant eux tout à fait petit garçon, c’est-à-dire que j’ai exactement l’attitude de Foucault par rapport à la musique. Je me rappelle qu’aux tous débuts de l’IRCAM — ce devait être autour de 1977 ou 1978 -, nous avions organisé un colloque, et j’avais demandé à Foucault, à Barthes et à Deleuze d’y participer. Je me souviens de la séance finale, où je voulais que chacun donne son avis sur un certain nombre de questions qui avaient été soulevées pendant cette semaine de colloque. Barthes s’est défilé (il a lu un apologue chinois, très joli du reste — c’était sa façon d’éluder le problème), Foucault s’est prévalu du fait que n’étant pas spécialiste, il ne se prononcerait pas. Seul Deleuze s’est lancé, à la faveur du reste d’une très brillante intervention.

Dans ce cas de confrontation avec la philosophie, je me sens ainsi tout à fait dans la peau de Foucault par rapport à la musique : je pense, je lis mais je ne me sens pas du tout capable de formuler — ou si je formule quelque chose, je le fais par la musique et non plus par les mots, si je puis dire.

Ce n’est donc pas tellement de ma part un complexe d’infériorité. Disons seulement que je me sens sur un territoire où ma formulation pourrait, j’imagine, prêter à sourire, et je préfère éviter cela.

 

            François Nicolas

Ce n’était pas pour vous tendre un piège…

 

Pierre Boulez

Oh, je peux me confesser très facilement sur ce plan-là…

 

            François Nicolas

Je voulais seulement comprendre pourquoi vous aviez quand même lancé cette directive de contemporanéité avec la philosophie.

 

Pierre Boulez

C’est parce que j’ai connu ces philosophes et il me semble que leur pensée et leurs écrits m’ont influencé, mais j’aurais été incapable de dialoguer avec eux : voilà ce que je veux dire. Qu’il y ait un dialogue où chacun donne des idées suivant son degré de compétence et de connaissance, cela ne fait pas problème, et je l’admets bien, surtout dans un dialogue privé : je me suis quelquefois livré à des entretiens personnels avec Derrida, Deleuze, ou Foucault, qui acceptaient très volontiers mon infériorité dans ce cas-là, jusque dans une certaine manière d’écrire.

Par exemple, j’ai été très étonné en lisant Mille Plateaux de Deleuze de constater qu’il avait fait un sort à une distinction que j’avais proposée sur le temps lisse et le temps strié. C’est une chose qui l’avait beaucoup frappé et qu’il a retenue comme l’un des concepts les plus importants par rapport à sa définition du temps. J’ai été très content qu’il le prenne ainsi mais je n’avais quant à moi aucune ambition, et je n’aurais pas pu écrire un développement comme Deleuze l’a fait sur le temps lisse et le temps strié. D’un autre côté, je me suis beaucoup servi de son concept de rhizome tiré de son petit livre Rhizome : en effet, je trouvais — après-coup bien sûr, puisque je l’ai lu après avoir composé certaines œuvres — que mon type de développement musical s’apparentait beaucoup plus au rhizome qu’à l’arbre si je puis dire.

Voilà des choses qui vous convainquent que vous avez eu raison, lorsque quelqu’un pense de la même façon et en même temps sans que vous l’ayez consulté…

 

 

III. Du cinéma et de la chorégraphie

            François Nicolas

Troisième volet, si vous le permettez : vos références les plus actives sont du côté des arts, ce qui est bien naturel. Il y a chez vous, me semble-t-il, deux priorités manifestes qui sont la littérature (incluant la poésie) et la peinture. Cela étant, des références n’apparaissent pas : je pense en particulier à deux arts qui sont eux-mêmes dans le temps, et dont on aurait pu penser qu’à ce titre ils vous auraient stimulé, à savoir le cinéma et la chorégraphie.

Comment se fait-il que cela ne vous ait jamais stimulé ?

 

Pierre Boulez

Je crois qu’on doit avoir des faiblesses. Chacun a ses faiblesses, et je n’en ai aucune pour le cinéma. Franchement, il y a une telle production commerciale, qui domine tellement les quelques films qui sont intéressants…

Je fais rire tout le monde quand je cite les films que j’ai beaucoup aimés. L’un d’eux, que personne ne connaît, à savoir Sayat Nova de Paradjanov, est un film absolument admirable, aussi bien par les images que par le sens, ou par sa façon d’organiser le temps, etc. Il y en a un autre de Glauber Rocha, Antonio das Mortes, là encore un film des années 60, que j’admire beaucoup, où vraiment on ne trouve pas ces petites histoires d’adultère ou ces combinaisons que je trouve insupportables : la plupart des films se réfèrent au théâtre de Bernstein ou au pire théâtre d’Henri Bataille… Ces films relèvent d’une période qui pour moi est totalement insuffisante. Par exemple, je suis allé voir — non pas par punition, mais pour me rendre compte — le seul film qu’on a extrait de Proust, À la recherche du temps perdu : c’était abominable… Il n’y a aucune comparaison entre le niveau de ce film et celui de Proust.

Pour moi, même les films de gens qu’on élève sur le pavois me paraissent tout à fait incompatibles ou incomparables avec la meilleure littérature du siècle. Je veux dire qu’on n’a jamais eu un Joyce en film : je regrette beaucoup, mais ça n’existe pas pour moi, ou en tout cas, je n’en ai pas vu l’équivalent. Je n’ai pas vu l’équivalent filmique de L’homme sans qualité. Peut-être suis-je aveugle, je ne sais pas, mais je n’ai jamais rien vu de tel. Je n’ai vu que quelques très rares films qui vraiment proposent une invention, à la fois par l’image, par le sens qu’ils donnent à ces images et par ce qu’ils racontent.

Le cinéma en général me laisse passablement indifférent, jusqu’à Godard qui a essayé de casser la forme du film pour le recomposer de façon différente : l’histoire elle-même est tissée de toutes ces citations que j’appelle « de cabinet de dentiste », et lorsqu’on entend s’exclamer « Quel merveilleux intellectuel ! », je trouve ça au contraire assez pénible… C’est peut-être une opinion un peu tranchée, mais enfin elle est très profondément ancrée en moi.

Quant à la chorégraphie, c’est tout à fait autre chose. J’aime beaucoup voir certaines chorégraphies et en même temps cela me pose un problème, du reste inhérent à mon processus même. Dans un cas, je l’admets très bien : je comprends parfaitement cette greffe de l’un sur l’autre lorsqu’on prend un poème qui n’a pas besoin de cette opération et qu’on « met de la musique dessus », de sorte que ce poème soit transfiguré, pris par une autre personnalité, musicale cette fois. Cela existe encore, et ce depuis longtemps, dans la littérature musicale.

Je peux très bien admettre la greffe chorégraphique sur des musiques déjà existantes car après tout, la liberté d’expression et de greffe est tout à fait légitime, mais la plupart du temps, je ne saisis pas le rapport profond qu’il peut y avoir entre les structures de musique et les structures de geste. Si par exemple une musique est excitée et qu’on fait des gestes excités, puis qu’une musique plus calme appelle des gestes plus calmes, on a vite compris… Il y a une espèce de redondance.

Quand on veut absolument, comme le faisait par exemple Cunningham avec Cage, faire une espèce de superposition qui n’a plus rien à voir avec la synchronisation, ou qui observe deux temps différents, cela peut s’avérer intéressant, mais cela peut être aussi complètement gratuit. Autrement dit, on pourrait mettre n’importe quoi sous n’importe quoi, et là aussi je reste perplexe.

Si l’on veut, je préfère, même si cela peut être parfois très anecdotique, des chorégraphies sans histoire, ou à l’inverse avec beaucoup d’histoires… On accepte cela parce qu’il y a en dessous une musique fonctionnelle mais guère remarquable. J’ai vu certaines chorégraphies intéressantes, mais le niveau de la musique associée ne dépassait pas celui de la musique de film, c’est-à-dire d’une musique somme toute mineure, dépourvue d’intérêt pour elle-même.

La période des grands ballets a été finalement très courte, et ce sont les ballets de Stravinsky qui sont restés, plus encore que ceux de Ravel ou de Debussy, lequel se passe du reste très bien de l’argument du ballet. Mais le Sacre du Printemps et les Noces ont besoin de la scène pour exister, quoique leur musique soit tout à fait capable d’exister par elle-même. C’est surtout Béjart qui a relancé le Sacre du Printemps en tant que ballet dans les années 60 car entre 1920 et 1960, il n’y avait pratiquement aucune mise en scène de cette œuvre, car il s’avérait très difficile — ça le reste d’ailleurs — pour les danseurs de comprendre la complexité rythmique de Stravinsky dans certaines pièces du Sacre du Printemps.

Là, vous me voyez donc plus ouvert, plus indulgent, mais en même temps, il y a des choses qui me laissent non pas exactement indifférent — du reste je ne le dis pas d’un point de vue polémique car je ne veux pas polémiquer de la sorte -, mais je trouve quelquefois, comme on dit, que « ça passe à côté du sujet ». Pour moi, il y a là quelque chose qui peut me paraître agréable à regarder, mais tout bonnement superflu la plupart du temps. Ce qui m’intéresserait, ce serait de voir une sorte de contrepoint réel entre une musique dont on comprend la structure et le sens, et une chorégraphie qui aurait un sens peut-être différent ou décalé, mais qui serait en contrepoint avec la musique. Disons donc que je suis ouvert, davantage en tout cas que pour le cinéma, mais que j’ai des moments de scepticisme…

 

            François Nicolas

On pourrait penser que la chorégraphie aurait pu vous intéresser non pas directement pour ses rapports avec la musique, mais pour les opérations qui lui sont propres, c’est-à-dire ses tempi, la question des vitesses, celle d’une polyphonie entre plusieurs danseurs, etc.

En ce qui concerne le cinéma, il pourrait s’agir ici de la question du montage.

N’est-ce pas là un type d’opérations qui a en somme toute à voir avec le temps, et dont vous auriez pu à ce titre tirer quelque chose ?

Hier, vous nous avez raconté une petite anecdote assez drôle : vous aviez été inspiré par une mauvaise dramatique vue à la télévision. Votre intérêt avait justement été basé sur le fait qu’à un moment donné, le temps de l’image s’arrêtait, et vous en avez alors déduit des choses musicales assez lointaines. Si vous tirez tant de choses d’un détail comme celui-là, on aurait pu penser que vous auriez aussi pu déduire des choses musicales du montage, ou encore d’une sorte de polyphonie des tempi comme on en trouve dans certaines chorégraphies, quand par exemple les danseurs se déplacent avec des vitesses différentes, absolument indépendamment de tout substrat musical ?

 

Pierre Boulez

Oui, je le sais bien… Mais la plupart du temps il y a, en tout cas dans les chorégraphies que j’ai vues, un substrat musical, de quelque sorte qu’il soit, et quelquefois ce dernier est très pauvre ! C’est une espèce de fond sonore qui est posé là et qui en lui-même n’a pas d’intérêt. Or je trouve que s’il doit y avoir un contrepoint ou une lutte entre musique et chorégraphie, il faut que les deux soient forts. Si l’un des deux éléments est faible, le combat n’a tout simplement pas lieu.

Il en va de même à propos du montage : prenez par exemple un film de montage, tout à fait extraordinaire de ce point de vue, comme Octobre — Dix jours qui ébranlèrent le monde de Eisenstein, et essayez un peu de trouver quelqu’un qui a fait mieux depuis ce temps-là ! Pour la part, je n’ai pas vu mieux.

Je pense encore à des films comme les premiers qu’a fait le danois Dreyer : bien sûr, je ne les ai pas vus au moment où ils sortaient (je n’avais alors que cinq ou dix ans), mais je les ai vus plus tard, à la cinémathèque — qui à l’époque était encore rue de Messine — où j’allais très souvent vers 1947-48 (sans toutefois en être l’un des piliers !), et où du reste on n’était guère plus nombreux qu’une quinzaine ou une vingtaine par séance. Ça, ça m’intéressait.

Or, justement, ce que je n’ai pas vu, c’est que des auteurs plus modernes aient tiré des conséquences de ces films-là. Il y a une pression du commercial qui est telle que finalement, les auteurs se résolvent à des solutions plus ou moins bâtardes avec des histoires plus ou moins intéressantes (plutôt moins que plus, d’ailleurs), ce qui plombe à mon avis terriblement leurs films.

 

 

IV. De l’enseignement de la musique

            François Nicolas

Dernière thématique, concernant vos enseignements.

Au risque d’être un peu provoquant, si l’on regarde l’ensemble de vos cours, vous avez enseigné beaucoup plus à des non-musiciens qu’à des musiciens.

Vous nous avez expliqué hier les réserves que vous aviez pour enseigner la composition aux musiciens — pour ma part, je les comprends très bien -, mais il se trouve que pendant vingt ans, vous avez enseigné la musique au Collège de France où, par définition, on s’adresse à tous les publics, donc à des non-musiciens. C’est d’ailleurs là une chose à laquelle notre école est sensible — ainsi dans le département de la Passerelle des Arts, on propose justement des cours de musique pour des non-musiciens, scientifiques et littéraires, qui peuvent être certes des musiciens amateurs mais qui ne sont pas des musiciens professionnels —.

Il est assez frappant de voir qu’en incluant toutes les actions pédagogiques ou didactiques que vous avez menées à l’Ircam ou autour de l’EIC, vous avez justement essayé d’adresser la musique non pas prioritairement aux musiciens, pour les faire progresser dans leur art, mais essentiellement aux non-musiciens.

Cette pratique me paraît assez unique dans la catégorie de musiciens que j’aime appeler celle des musiciens pensifs, c’est-à-dire ceux qui ne sont pas simplement artisans mais se soucient également de réfléchir leur art, de le formuler dans la langue courante, et d’associer cette réflexion à une transmission bien au-delà du public des musiciens.

Vingt ans d’enseignement à des non-musiciens et deux ou trois ans seulement à des musiciens, c’est une proportion originale et étrange ?

 

Pierre Boulez

Oui, c’est une proportion inversée par rapport à ce qui pourrait être, mais je vous ai dit que je ne croyais pas à l’enseignement de la composition : il faut donc bien commencer par autre chose.

Par ailleurs, le but du Collège de France est de tenir un public aussi peu « choisi » que possible, c’est-à-dire que l’on n’y fait pas de sélection : tout le monde peut venir, sans avoir besoin de présenter patte blanche, si je puis dire. Or ce qui m’intéressait à ce moment-là, c’était de faire partager — conformément du reste au projet du Collège de France — les réflexions que je menais alors sur des travaux que j’étais en train de faire. C’est pourquoi il y avait deux choses : d’une part, les leçons dites magistrales, où j’exposais un certain nombre de choses qui me préoccupaient précisément à ce moment-là, sous une rubrique évidemment plus générale que celle de mon propre quotidien. D’autre part se tenaient aussi des séminaires qui, quant à eux, étaient vraiment très pratiques, puisqu’ils se concentraient sur l’œuvre que j’étais en train de faire à ce moment-là : je l’analysais, je donnais des exemples, je m’occupais vraiment de réunir tous les moyens nécessaires, c’est-à-dire des moyens d’écoute indispensables, pour faire comprendre exactement comment, par exemple, je développais telle ou telle idée. Cette perspective pratique, manuelle même, étant évacuée par les séminaires, les leçons étaient au contraire constamment tournées vers des problèmes très généraux que peut-être tout le monde ne pouvait comprendre d’une façon identique, mais je tâchais d’aller à une pensée suffisamment générale pour être comprise de celui qui ne fait pas de la musique directement.

Cela m’intéresse beaucoup en effet d’avoir des occasions d’éduquer un public par des œuvres ou par des concerts (le concert étant une forme d’éducation musicale). Que ce soit là une éducation plus plaisante ou moins austère, il est tout à fait vrai que c’est plus attractif, mais il y a malgré tout un côté pédagogique tenant au simple fait que le concert réunit un certain nombre d’œuvres mises en face les unes des autres, qui s’éclairent les unes les autres, qui se repoussent les unes les autres, et qui vous font réfléchir aux unes et aux autres. Il y a donc de ce point de vue un aspect qui est dissimulé autant que possible, mais qui existe : il s’agit d’une pédagogie par l’œuvre elle-même, différente de la pédagogie de la création, qui envisage comment on arrive à une œuvre. Dans un concert, vous ne vous demandez pas comment vous arrivez à cette œuvre, vous le faites tout simplement, tandis que dans une leçon, vous expliquez quels sont les problèmes.

Il y a un problème par exemple que tout le monde peut comprendre, et qui a fait l’objet de la dernière année de mon cours au Collège de France, intitulé « Le tout fini ou non fini » (ou infini : je ne me rappelle plus le titre exact [1], mais je ne voulais précisément pas faire intervenir l’ambiguïté du mot) : est-ce que l’œuvre est un outil ? Je ne me souviens plus de la citation que j’avais donnée [2], qui disait à peu près que l’œuvre n’est jamais achevée, mais simplement terminée provisoirement. Pour moi, on peut en effet toujours revenir sur une œuvre, soit en créant une autre œuvre soit en revenant à cette même œuvre.

La conception d’abouti est une conception qui se délite au fur et à mesure qu’on avance. Prenons un exemple en littérature : l’œuvre de Proust est une œuvre achevée en vertu simplement du fait qu’il est mort et qu’il n’a pas pu y ajouter quoi que ce soit, la coupure étant définitive. Mais on voit très bien que les derniers chapitres du roman sont écrits à la va-vite, avec des contradictions comme des personnages morts qui revivent, des confusions topographiques, etc. Il y a vraiment un lot de contractions attestant que cela a été écrit sous pression et qu’il lui fallait terminer avant de laisser tomber la plume. Je pense aussi à une œuvre comme Finnegan’s wake : bien qu’elle soit, quant à elle, terminée, c’est une œuvre qui délibérément est une sorte de recommencement. La phrase finale se termine par trois points et la phrase qui ouvre le roman commence aussi par trois points, si bien que la phrase qui termine se continue par celle qui commence. On entrevoit déjà le côté inabouti de l’histoire dans cette perpétuelle relecture : vous pouvez en effet relire le livre constamment (si vous avez envie de le faire, naturellement…).

Il y a quelque chose aussi de la fragmentation dans la production de René Char, par exemple. Je crois qu’il y a un seul poème qui soit un poème long : c’est Le Visage nuptial, qui en a engendré deux autres, plus courts cette fois, et qui sont, je crois, ses seuls poèmes narratifs puisqu’après vient une œuvre qui est restée constamment en fragmentation, que l’on peut relire dans n’importe quel ordre. Ce dernier n’est plus du tout narratif, mais c’est un ordre que vous pouvez décider vous-même. Ainsi le livre est fait et en même temps n’est pas fait parce qu’on peut le lire dans toutes les directions.

Je pourrais aussi évoquer cela au sujet des tableaux. Déjà les séries de Monet, avec ces mêmes paysages variant seulement selon des teintes différentes, constituent pour moi le type de l’infini parce que Monet pouvait continuer perpétuellement de la sorte. Il aurait pu, au lieu de faire six tableaux de peupliers par exemple, en faire quarante. Il aurait pu faire cent églises de Rouen… Il y a quelque chose de non fini dans la pensée, quelque chose qui peut se prolonger et qui commence assez tôt justement : la peinture de Monet remonte à peu près à 1880.

On peut penser aussi au mal que Debussy a eu à vouloir finir certaines œuvres, restées en souffrance ou, pour ainsi dire, dans l’attente de quelque chose d’autre. On sent, dans les esquisses de ses opéras (ceux qu’il n’a pas écrits, comme la Chute de la maison Usher en particulier), qu’il y a quelque chose qui ne peut pas se cristalliser et qui ne peut pas finir.

Même dans les œuvres finies, il y a quelque chose d’infini, ou de non fini, et on voit bien aussi que dans les œuvres non finies, il y a une tendance au fini : c’est vraiment là une sorte d’ambiguïté, très présente dès la première moitié du vingtième siècle.

 

            François Nicolas

Cela tient aussi chez vous à ce dont vous nous avez parlé hier, à savoir la politique du frigidaire, puisque j’ai cru comprendre que la plupart de vos œuvres en vérité sont au frigidaire et qu’elles peuvent donc être réchauffées au gré de telle ou telle évolution climatique…

 

Pierre Boulez

Elles ne se dégradent pas, en tout cas !

 

 

V. Divers

            François Nicolas

Passons peut-être aux questions de la salle.

Jean-Jacques Nattiez ?

 

            Jean-Jacques Nattiez

J’aurais deux questions sur deux sujets très différents à poser à partir de ce que vous venez d’exprimer. Premièrement, concernant le rapport entre votre pensée, votre travail de compositeur et la philosophie, il y a un mot qui n’a été prononcé tout à l’heure ni par François Nicolas, ni par vous, c’est le mot de structuralisme. Or quand on examine Penser la musique aujourd’hui, à côté des logiciens et des mathématiciens que vous citez, on trouve un nom que l’on peut assimiler à un philosophe même s’il s’agit un anthropologue : c’est Lévi-Strauss, que vous citez pour relever — je ne sais plus la phrase par cœur — le point de vue de quelqu’un qui, dans les objets qu’il décrit (il s’agit de mythes bien sûr), regarde surtout les relations entre les parties et le fait que le résultat final soit quelque chose qui transcende l’organisation formelle de ses parties. On pourrait dire à la limite, et je l’ai déjà lu — c’est même un lieu commun à votre sujet -, que vous êtes un compositeur structuraliste. Je pense par exemple à Serge Garant, l’un de vos premiers disciples au Québec, qui affirmait : « je suis un compositeur structuraliste », plaquant ainsi une espèce d’étiquette.

Il est remarquable par exemple que Relevés d’apprenti soit publié dans la collection Tel quel, qui, à l’époque, était l’une des collections où la pensée structuraliste se manifestait quelle que soit la forme qu’elle prenait.

Ma question serait alors la suivante : est-ce que, pour reprendre une expression qui vous est chère, votre rencontre avec le structuralisme s’est fait « par volonté ou par hasard » ?

Si, comme Lévi-Strauss l’a dit lui-même, le structuralisme est mort en 1968, avez-vous le sentiment, avec la distance, que vous développiez un certain nombre d’attitudes compositionnelles reliées à une certaine conception de la musique ? Par exemple, vous avez dit dans L’Esthétique et les fétiches, que la musique est un art a-sémantique, dans l’insistance sur les jeux de formes, etc. : on peut dans cette perspective citer Webern ou Stravinsky. Ce qui s’est passé, était-ce au fond une rencontre entre votre conception personnelle profonde de la musique au moment où vous élaboriez votre langage avec d’autres courants qui se manifestent par ailleurs en littérature, dans l’analyse des mythes, etc. ? Ou bien y aurait-il eu à un moment donné, comme pourrait l’indiquer la citation de Lévi-Strauss, non pas exactement une influence, mais quelque chose que vous auriez perçu comme une rencontre entre ce que vous pensiez vous-même comme compositeur et ce que pensaient d’autres penseurs dits structuralistes à la même époque ?

 

Pierre Boulez

Je crois que c’est surtout une coïncidence, tout simplement parce que tout le monde, disons plutôt un certain nombre de personnes, ont pensé de la même façon à la même époque. Lorsqu’à ce moment-là, en 1952, j’ai écrit des pièces pour deux pianos intitulées Structures, c’était là un terme, je ne dirais pas à la mode, mais du moins un terme très important dans le langage et les écrits d’alors.

Oui, j’ai en effet lu Lévi-Strauss. À l’époque, il y a eu un malentendu avec lui car il allait aussi loin que Schönberg mais, si je puis dire, pas plus loin. Je crois que Célestin Deliège lui avait alors répondu d’une façon assez polémique et il me semble que le seul à avoir fait usage de Lévi-Strauss en utilisant les textes de ce dernier pour les agréger à sa musique, c’est tout simplement Berio dans Sinfonia. Bien sûr que j’ai lu, et j’en reconnais l’importance, Le cru et le cuit.

En même temps, ce qui était important pour moi, c’était tout l’environnement de l’époque, tout ce que je pouvais lire. Mais c’est plutôt une coïncidence, de l’ordre de celles qui se produisent sur les lieux même où l’on vit.

Je cite toujours une coïncidence entre deux personnes qui se sont complètement ignorées et qui ont eu une trajectoire absolument parallèle : je veux parler de Mondrian et de Webern. Les deux ne se connaissaient absolument pas, ni l’un ni l’autre ne connaissait ce que l’autre faisait. Pourtant, sans qu’il y ait la moindre cohésion personnelle, il est frappant de voir que l’évolution de Mondrian, de 1910 à 1930 en particulier, reflète littéralement celle de Webern à la même époque. Même si l’on parle toujours avec une pointe de moquerie du Zeitgeist, je pense qu’il existe malgré tout. On est perméable, même superficiellement, et l’on réagit — je ne sais pas s’il faut dire comme un microbe — : en tout cas on réagit à cette atmosphère d’une façon beaucoup plus spontanée que réfléchie.

 

 

            Jean-Jacques Nattiez

Ma deuxième question, reliée à quelque chose que vous venez de dire, a été évoquée par quelqu’un ce matin en réponse à l’un des exposés : c’est justement la question de vos œuvres qui restent non terminées. Jameux, je crois, a fait remarquer qu’il y a beaucoup d’œuvres de vous que l’on sait inachevées uniquement parce que vous nous l’avez dit. À la limite, si on ne savait pas qu’à un moment donné vous envisagiez de prolonger Répons, qui se termine par une coda que l’on retrouve dans les différentes versions, on ne saurait pas que chez vous il y a eu le projet de prolonger l’œuvre avec une partie beaucoup plus lente, inspirée de la musique japonaise comme vous nous l’avez dit un jour.

Mais — et c’est l’intervention de François Nicolas qui me fait rebondir à ce sujet — la question que je voudrais alors vous poser est un peu radicale et je sais que vous ne le prendrez pas mal : s’il y a des œuvres qui restent inachevées même si vous nous avez annoncé qu’elles seraient prolongées un jour ou l’autre, est-ce parce que ce que vous aviez envisagé d’ajouter à ces œuvres-là ne vous concerne plus au bout d’un certain temps ? Quand vous prolongez Dérive II par exemple, cela répond-il vraiment aux préoccupations compositionnelles du moment où vous le faites ? Je pense encore à Éclat/Multiples qui est censé ne pas être terminé non plus, ou à cette fameuse Troisième Sonate dont on parlait hier, où vous nous avez laissé entendre que peut-être vous y reviendriez… Quand on constatera un jour que des œuvres sont effectivement restées inachevées, soit parce que vous l’avez dit, soit parce qu’on la confrontera avec les manuscrits qui sont à la fondation Paul Sacher de Bâle, devra-t-on considérer que c’est parce qu’à un moment donné, votre propre source s’était en quelque sorte tarie ?

 

Pierre Boulez

Je peux vous dire très ingénument que non, la source n’est pas tarie. Elle s’est simplement arrêtée parce que d’autres occupations ou préoccupations ont coupé mon emploi du temps.

Les choses ont été très difficiles à partir de certaines années — c’est là du reste que l’on constate que les œuvres ont du mal à se terminer -, c’est-à-dire dès le début des années 60, lorsque j’ai eu beaucoup à faire en tant qu’interprète puis en tant que directeur de l’Ircam ainsi que de l’Ensemble Intercontemporain, où j’ai assumé toutes les responsabilités au départ. Plus tard, j’ai pu passer la main à d’autres, mais au début, quand ces institutions sont nées, il a bien fallu s’en occuper au quotidien, lequel quelquefois était difficile, spécialement au départ.

Donc il y a là des raisons qui étaient plus ou moins indépendantes de ma volonté. Certes, vous pourriez me dire que j’aurais pu me passer de créer l’Ensemble Intercontemporain comme j’aurais pu me garder de créer l’Ircam, mais je pense que c’était nécessaire et que le temps et l’énergie qui ont été dépensés à ce genre de choses n’ont pas été tout à fait inutiles.

Cela dit, il y a des œuvres que je ne suis pas pressé de retrouver, comme Polyphonie X, que je laisse à vrai dire dans son tombeau à tête reposée. Je suis persuadé que je continuerai d’autres œuvres, comme Répons dont vous avez parlé, mais avec la technique d’aujourd’hui, pour tenir compte du développement des technologies sur les vingt ans qui séparent la version actuelle de Répons de ce que je pourrais maintenant en faire. Il n’y a rien d’écrit, mais tout est possible. Cela, je le reprendrai certainement ; quelquefois, pour d’autres œuvres, c’est beaucoup plus problématique.

 

            Jean-Jacques Nattiez

Parce que ?

 

Pierre Boulez

Tout simplement parce que c’est moins urgent.

 

            François Nicolas

Mais quelle est alors la différence entre le tombeau et le frigidaire ?

 

Pierre Boulez

Il y a le tombeau, le frigidaire… et l’urgence.

 

            Jean-Jacques Nattiez

Qu’est-ce qui est urgent pour vous en ce moment ?

 

 

Pierre Boulez

Ah, je ne peux pas vous dire : il faudrait que je fasse un catalogue ! Et à ce moment-là c’est Don Giovanni

 

 

            Thierry Paul

Je voulais revenir sur votre rapport avec la science. Ce que vous dites sur le non fini est vraiment fascinant pour un scientifique, qui est en effet toujours confronté à ce problème-là. Vous dites que, nous scientifiques, n’avons pas de compte à rendre ; pourtant, à un moment donné, il nous faut écrire et proposer soit une théorie, soit un théorème. Et il se trouve qu’en mathématiques par exemple, un théorème est souvent un compromis entre des hypothèses et une conclusion. Si l’on restreint les hypothèses, la conclusion est plus facile à obtenir, mais alors le résultat est moins satisfaisant. Un théorème est donc aussi quelque chose qui peut toujours avoir une manière d’évoluer. Pensez-vous que c’est là pour vous une influence des sciences ? Formalisez-vous la chose ainsi ?

 

Pierre Boulez

Je pense que les scientifiques sont plus humbles que les artistes, et ont raison de l’être en ce sens qu’ils ne sont jamais sûrs que le système est justifié. Ils le justifient provisoirement. Ils travaillent dans un certain provisoire qui peut le rester pendant très longtemps : par exemple, Newton a été provisoire pendant pas mal de temps, mais ce n’était que du provisoire. Pour moi, c’est la même chose qui intervient dans un effort artistique : les sciences autrefois très déterministes sont devenues de plus en plus relativistes au fur et à mesure de leur évolution, et je pense que c’est un peu la même chose avec l’évolution artistique, en tout cas en ce qui me concerne. Il y a des hypothèses de travail qui produisent certains résultats, lesquels parfois sont hypertrophiés.

Prenons l’exemple, qui m’a beaucoup frappé, de La Porte de l’enfer de Rodin. Il n’a jamais pu la terminer parce que ça devenait absolument monstrueux, du point de vue du développement de la sculpture ; il a alors donné quelques exemples des sculptures qu’il aurait pu faire et qu’il a d’ailleurs faites, mais le reste de la porte est resté à l’état de projet, lequel est quelquefois plus fascinant que la réalisation n’aurait pu l’être. Il en va de même de certaines Pieta inabouties de Michel-Ange au musée de Florence : quelquefois elles sont beaucoup plus fascinantes que les Pieta abouties.

Pour moi, l’inabouti ne s’explique pas par un manque de temps ou de courage, mais il se justifie tout simplement parce qu’il nous satisfait davantage que l’abouti.

 

            Thierry Paul

Mais le scientifique a souvent un critère pour décider qu’un théorème, même dans une version faible et peu satisfaisante, a quand même un statut de théorème.

Alors qu’est-ce qui fait que chez vous c’est autrement ?

 

Pierre Boulez

Je vous demanderai de me répondre, vous, sur deux exemples : le théorème de Fermat a été démontré combien de siècles après son énonciation ? Trois siècles après, et avec des calculs qui auraient été impossibles à l’époque. Galois, la veille de sa mort (il n’était pas sûr qu’il meure, mais enfin il est mort…) a donné à la hâte son théorème, précisant qu’il n’avait pas le temps de le démontrer. Il a été démontré une trentaine d’années plus tard environ, et j’aimerais que vous me répondiez là-dessus.

 

            Thierry Paul

Sur quelle question précisément ?

 

Pierre Boulez

Sur ces choses précisément, qui sont intuitives et que d’autres démontrent très longtemps après.

 

            Thierry Paul

Je ne suis pas spécialiste d’histoire des sciences, mais je pense que dans le cas de Fermat, il pensait avoir des preuves.

 

Pierre Boulez

Il le pensait, mais on n’en est pas sûr…

 

            Thierry Paul

C’est une opinion personnelle, mais cela fait partie du théorème lui-même de savoir si un jour on aura une preuve au moins plus élémentaire que celle qu’on a.

Mais pour vous, quand même, qu’est-ce qui fait que Répons est une œuvre terminée ?

 

Pierre Boulez

C’est une œuvre qui peut se terminer ainsi, mais il y a un plot final, comme lorsqu’on arrête quelque chose : ce plot final, je peux le déplacer.

Je prends très souvent une, ou même deux comparaisons, de ce qui me permet de faire des formes extrêmement mobiles que je peux manipuler : prenez une spirale (je prends la spirale comme symbole, naturellement), et arrêtez-la, vous obtenez une spirale terminée. Si vous continuez la spirale, pourquoi pas quinze ans après, et que vous l’arrêtez à un autre endroit, vous obtenez toujours une spirale de la même forme, mais seulement plus développée. Elle a sa justification aussi bien dans son état n° 1 que dans son état n° 2 ou que dans son état n°3. Il faut simplement un début et une fin, car si vous n’avez pas de plot de fin et de plot de début, vous ne savez en revanche pas où vous en êtes.

La forme de Répons correspond à cela. Mais dans ...Explosante-Fixe... par exemple, c’est une autre forme, celle de la mosaïque, qui est à l’œuvre : on a une mosaïque ici, une autre là, une encore là, que je peux déplacer à l’envi. C’est donc une forme en ce que, si j’arrête à un moment donné, j’aurai cette même forme.

Continuons avec les mosaïques : soient mosaïque A, mosaïque C, mosaïque B, mosaïque D, mosaïque A, mosaïque E, mosaïque A, mosaïque D, etc. Je peux m’arrêter où je veux car j’aurai une constitution absolument logique en pouvant suspendre le développement quand je veux, où je veux, comme je veux.

C’est ça qui m’intéresse dans les formes : elles sont à la fois infinies (au sens littéral du terme) et tout à fait finies et définies. Ce qui me fascine dans une œuvre, c’est justement son pouvoir d’expansion, très pérenne. Seulement, il faut avoir un esprit extrêmement développé de la déduction pour se rappeler ce que l’on a fait, non pas pour faire la même chose, mais pour proposer des choses qui sont des variations de celles qui ont été faites.

 

            François Nicolas

En même temps, ce matin, on a évoqué un gonflement des formes dans vos œuvres qui semblait être moins tel que vous le décrivez (c’est-à-dire par prolongement aux extrémités) que de l’intérieur d’elle-même, comme si, une forme étant donnée, et l’intérieur s’étendant, l’œuvre s’agrandissait non pas comme une forme à laquelle on ajoute autre chose, mais plutôt comme si elle retrouvait le fleuve intérieur qui la nourrissait avec une capacité alors d’étendre ses rives.

 

Pierre Boulez

Ce n’est pas toujours commode : face à une œuvre avec laquelle on n’a pas eu de rapport du tout pendant une longue période, c’est quelquefois très difficile de se rappeler son pourquoi. Pour autant, ça ne me gêne pas du tout, à vrai dire, parce que si je prends bel et bien à un moment donné l’œuvre comme un objet trouvé, il s’agit de mon propre objet trouvé.

Autant je peux avoir horreur des objets trouvés ailleurs (ce que certains, comme Berio dans Sinfonia, font merveilleusement bien, chose que je ne peux pas réussir), autant j’adore mes propres objets trouvés : je les prends, je les regarde, un peu comme si je voyais une ancienne photo, mais une photo que je peux de nouveau rendre vivante.

C’est encore un rapport que j’ai avec les œuvres, et non des moins intéressants : ce n’est plus vous-même et c’est encore vous-même, et vous pouvez le rendre vous-même de nouveau...

 

            François Nicolas

C’est toujours un des avantages du frigidaire...

 

Pierre Boulez

Le frigidaire, c’est plutôt pour les cadavres.

 

            François Nicolas

Je croyais qu’il fallait le distinguer du tombeau...

 

Pierre Boulez

Peut-être ; l’avenir cryogénique nous le dira !

 

 

            Jésus Aguila

Durant ces deux jours de colloque, on n’a pas encore parlé de votre rapport à l’histoire, c’est-à-dire d’une part à l’histoire en tant que processus (au sens où dans certains textes, vous parlez de l’évolution de l’histoire), et d’autre part, à l’histoire du point de vue de ses permanences et de ses invariants ou stabilités.

Qu’en est-il aussi de votre propre inscription dans l’histoire, de celle de votre œuvre en quelque sorte ?

Que penser de cette jubilation que vous avez pu avoir à certains moments à donner un coup de pieds dans la fourmilière musicologique traditionnelle, dans cette vision un peu patrimoniale de l’histoire de la musique ?

Où en êtes-vous, après cette quinzaine d’années, de votre vision de l’histoire au moins sous ces quatre aspects-là ?

 

Pierre Boulez

Comme je l’ai dit déjà,  mais je le répète pour ceux qui ne connaîtraient pas ce texte et cette citation, je me réfère à un titre de René Char qui s’appelle La bibliothèque est en feu : je pense qu’on doit mettre le feu à sa bibliothèque tous les jours, pour qu’ensuite la bibliothèque renaisse comme un phénix de ses cendres, mais sous une forme différente. Pour moi, ce qui est intéressant, c’est justement de ne pas être étouffé par la bibliothèque.

Je pense que nous sommes dans un siècle, non seulement dans la musique du reste, où l’on dispose de capacités d’accumulation de documentation absolument effrayantes. Plus les capacités de documentation croissent (grâce aux moyens technologiques qui sont maintenant à notre disposition), plus on va vers une accumulation auprès de laquelle la bibliothèque d’Alexandrie devait être un enfantillage...

On risque donc d’être asphyxié pour deux raisons : premièrement, à cause de cette espèce de vue extrêmement réactionnaire à mon sens d’un âge d’or auquel nous faisons toujours référence et qui aurait été plus sage, plus productif, plus représentatif que l’âge des crises et des catastrophes dans lequel nous sommes désormais. Deuxièmement, il y a ce complexe de l’authenticité de la reconstitution ; je suis stigmatisé quelquefois comme quelqu’un qui refuse l’authenticité des reconstitutions baroques, mais pour être franc, ce n’est pas cela qui m’inquiète, et je ne vise pas seulement la musique ici : par exemple, quand j’étais à Rome il y a quelques années, au moment où l’on a décapé la chapelle Sixtine, je me rappelle le bruit absolument incroyable que cela a pu faire dans le milieu artistique. La discussion était du reste très profonde : doit-on garder les chefs-d’œuvre tels qu’ils nous sont parvenus, c’est-à-dire avec la crasse qui les recouvre, ou doit-on les décaper pour leur redonner une authenticité dont on n’est même pas sûr ? Nous n’avons en effet plus les moyens de  percevoir l’œuvre comme les gens de l’époque la percevaient : par exemple, si nous percevons un rouge violent dans Michel-Ange, ce rouge violent nous semblera avoir plus affaire avec Picasso qu’avec ce dernier, tandis que les gens de l’époque de Michel-Ange voyaient l’ensemble comme un Michel-Ange et non pas comme un Picasso !

Il y a quelque chose de très important dans ce tiraillement entre le respect, l’irrespect, la conservation à tout prix et tout simplement l’oubli. Personnellement, je trouve que la solution la plus pratique, c’est de mettre le feu à la bibliothèque chaque matin, et de la retrouver le soir si on en a besoin, mais pas plus que ça et pas moins que ça... Il y a des périodes qui nous intéressent, et d’autres qui nous intéressent moins ; je ne parle même pas d’un point de vue personnel, mais du point de vue de l’époque : certaines époques sont plus particulièrement en phase avec certaines autres. Par exemple, s’agissant de musique ancienne, on parle très souvent de la musique baroque, mais je ne connais pas beaucoup d’amateurs qui se précipitent sur la musique du XIVème siècle : dans ce cas, il est beaucoup plus difficile de parler d’authenticité parce qu’on n’a pratiquement aucun témoignage des exécutions de l’époque alors qu’on en a quelques-uns, guère fiables au demeurant, sur le XVIIIème siècle.

Je trouve qu’une civilisation ou, pour parler plus généralement, qu’une culture qui ne sait pas se débarrasser de son passé et qui quelquefois même le tue, est une culture faible, en voie de disparition ou menacée de disparaître. Une culture forte est une culture qui peut se débarrasser de ces antécédents, parfois avec violence. Une culture faible au contraire s’en protège, ce qui me paraît très dangereux.

 

            François Nicolas

Je rappelle que votre frère était bibliothécaire de cette école. Donc si on brûlait la bibliothèque tous les matins....

 

Pierre Boulez

… il la retrouverait absolument sans poussière !

 

            Question

Pensez-vous qu’il serait justifié de faire une sorte d’analogie entre langage musical et société, en considérant les opérations sur le matériau, les structures, etc. ? Pensez-vous qu’on pourrait éventuellement en faire une métaphore ?

 

Pierre Boulez

Je trouve risqué de faire ce genre de métaphore : une société ne se construit pas de cette façon-là, elle se construit quelquefois avec des directives, mais principalement avec des accidents.

Les idéologies peuvent dévier, c’est-à-dire qu’il est très difficile d’établir un rapport entre une société, une œuvre d’art en tant que telle et une intention. La société se construit très souvent avec des intentions de départ, lesquelles sont déviantes ou tout du moins déviées ; donc il me paraît très difficile d’appliquer une telle métaphore.

Si vous voulez parler de la relation qu’on établit entre la musique actuelle et la société, c’est un tout autre problème, qui concerne les appellations de « musique pour les élites », « musique pour le peuple », etc. C’est un problème qui a été, d’une façon très virulente, soulevé par les régimes communistes, avec des interdictions, des codes, etc. Je n’ai pas été spécialement marqué par cela, mais je me souviens de la directive de Jdanov pour le parti communiste, qui s’étendait en 1948 à tous les partis communistes européens : sous prétexte de faire du bien à la société, on tuait complètement la capacité individuelle de créer.

Je trouve très dangereux de vouloir absolument faire assimiler par une société des produits qui seraient des produits de pure consommation. Si ces directives ont été à l’ordre du jour pendant très longtemps en URSS, ce sont des choses qui, heureusement, ont paru tellement absurdes qu’elles ont rapidement cessé dans la partie occidentale de l’Europe.

Néanmoins, le rapport entre la société et la création est très difficile à cerner et je crois qu’il commence par le problème de l’éducation : tant qu’on n’aura pas essayé de résoudre le problème de la relation entre la culture et l’éducation, il y aura quelque chose qui clochera si je puis dire, d’autant qu’il ne faut pas oublier que tout le monde n’a pas la capacité de se hisser à un niveau de culture, soit qu’il ne le veuille pas, soit qu’il ne le puisse pas. C’est ce que je disais à propos du final de la Neuvième Symphonie de Beethoven qui est pris comme jingle de l’Europe : il sera probablement toujours, jusque dans un avenir assez prévisible, moins populaire qu’un match de base-ball en Amérique ou un match de football en France.

Il y a là quelque chose qui relève, d’une part, de l’effort de soi, c’est-à-dire d’un effort individuel que personne ne peut faire à notre place, et d’autre part, de l’éducation culturelle, où l’État a une grande responsabilité.

 

 

            François Nicolas

Je vous remercie, Pierre Boulez, d’avoir accepté de participer à cet entretien.

 

 



[1] L’œuvre : tout ou fragment

[2]