Colloque
international « La pensée de Pierre Boulez à travers ses écrits »
(Ens, 5 mars
2005)
Catherine Steinegger
Cette communication s’inscrit
dans une perspective pluridisciplinaire se proposant d’apporter une
contribution originale aux études bouléziennes. Volontairement synthétique,
cette étude sur les apports et influences exercés par le théâtre sur
l’évolution de Pierre Boulez a pour but de mettre en évidence un aspect méconnu
de son œuvre et de percevoir des constantes dans sa façon d’appréhender la
pratique théâtrale au cours de sa carrière. On pourra ainsi, à la lumière de
ses écrits, donner un aperçu de l’apport essentiel constitué par sa
participation à la Compagnie Renaud-Barrault à partir de 1946 qui lui a permis
de faire ses premières armes dans la direction d’orchestre et de fonder le
Domaine musical. Ce premier contact avec le théâtre est déterminant pour
l’évolution du jeune compositeur qui a ainsi l’occasion de travailler de façon
intense avec Jean-Louis Barrault, un des plus grands metteurs en scène de
l’après-guerre, intérêt pour la mise en scène qui préfigure les relations
électives que Boulez entretiendra ensuite avec d’autres metteurs en
scène : Wieland Wagner, Patrice Chéreau et Peter Stein.
Dans un premier temps, il est
donc nécessaire de s’intéresser à la période pendant laquelle Pierre Boulez fut
directeur de la musique à la Compagnie Renaud- Barrault en soulignant les
apports de cette époque fondamentale pour la genèse de sa pensée. Les débuts
d’une carrière sont souvent révélateurs de l’évolution future d’une
personnalité, même quand il s’agit d’un compositeur comme Pierre Boulez qui
trace sa route avec assurance et fermeté. Pierre Boulez assume donc les
fonctions de directeur de la musique de la Compagnie Renaud-Barrault pendant
une dizaine d’années. Jean-Louis Barrault décrit ainsi, dans un texte devenu
célèbre, l’engagement du jeune compositeur au Théâtre Marigny :
« Boulez arriva avec ses vingt ans. Il nous plut immédiatement. Hérissé et
charmant comme un jeune chat, il dissimulait mal un tempérament sauvage très
plaisant. Il gagna l’estime de nos camarades. Entre lui et nous, il y avait
l’atome crochu. Nous nous reconnaissions. Nous étions du même sang. Il se
révélait de la famille. De cette famille d’élection qu’est une Compagnie.»[1]
De son côté Pierre Boulez évoque cette période dans un texte intitulé Avec
Jean-Louis Barrault n° 85,
Regards sur autrui : « Mes
débuts, en 1946, dans la Compagnie Renaud-Barrault furent tout à fait modestes.
Le premier spectacle fut Hamlet
avec une musique de scène composée par Arthur Honegger ; le deuxième
comportait la pantomime Baptiste,
tirée des Enfants du Paradis sur
une partition écrite par Kosma. Arthur Honegger me recommanda à Jean-Louis
Barrault, car j’avais appris à jouer d’un instrument électronique appelé ondes
Martenot — instrument avec des possibilités de caméléon, pour lequel le
compositeur avait écrit quelques moments destinés à souligner l’action de Hamlet. Instrument accompagné de percussion — jouée par
Maurice Jarre. Ceci était la solution économique, car deux musiciens n’étaient
pas une charge excessive pour la jeune Compagnie, les fanfares pour cuivres
signalant divers épisodes ayant été enregistrés par Honegger lui-même. La même
solution, ondes Martenot et percussion, fut adoptée pour Baptiste, deux pianos s’y ajoutant, le tout sous la direction
de Joseph Kosma lui-même. J’avais donc la charge, pas très lourde à vrai dire,
de m’occuper des diverses musiques commandées pour les spectacles à des
compositeurs très divers, et surtout, une fois écrites, de les adapter aux
modifications de la mise en scène intervenues au cours des répétitions.
Barrault, en effet, proposait aux compositeurs les moments devant être
soulignés par le son ; quelquefois les auteurs avaient eux-mêmes des idées
très précises comme Claudel demandant à Honegger de lui trouver quelque invention
musicale pour illustrer la « bouilloire céleste » qu’on trouve à la
fin du Partage de midi... »
Paul Claudel avait en effet des idées très précises concernant la musique
associée à ses pièces. Il a donné par exemple une description détaillée des
caractéristiques de la partition devant être jouée par le petit orchestre du
Prologue du Soulier de satin. Ces
précisions musicales paraissaient parfois déroutantes, même pour Honegger qui
était habitué aux exigences du poète. Dans le cadre d’une émission de radio[2],
Jean-Louis Barrault évoque avec humour les efforts effectués par Arthur
Honegger, Pierre Boulez et lui-même pour rechercher le son de la
« bouilloire céleste » imaginé et désiré par
Claudel : « Le bruit des étoiles, après on appelait cela
familièrement la bouilloire céleste, n’est ce pas, quelque chose qui bout. On
s’est amusé comme des fous avec Honegger et Boulez à chercher le bruit des
étoiles et un matin, comme cela, on était sur le piano, comme dans la musique
contemporaine. On versait de l’eau dans un verre, sur les cordes du piano. On
prenait un trousseau de clefs, on grattait, on secouait les pieds du piano avec
le coude. On a cherché le bruit des étoiles pendant toute une matinée avec
Boulez et Honegger.»
Malgré cette attitude quelque peu
irrévérencieuse pour le grand maître et vieil homme qu’était alors Paul
Claudel, Jean-Louis Barrault vouait une grande admiration au poète puisqu’il fut à l’origine de
la création du Soulier de satin en 1943
à la Comédie-Française, la musique étant composée par Arthur Honegger. Pierre
Boulez, en côtoyant Barrault, ne pouvait être indifférent à l’œuvre de Paul
Claudel. Dans son texte intitulé : « Paul Claudel,
intolérant et révolté » n° 84 de Regards
sur autrui, Boulez analyse avec pertinence
l’œuvre et la personnalité du dramaturge : « Souvent j’ai parlé des
auteurs (Mallarmé, Char, Joyce, Proust) qui, plus ou moins directement, ont
influé sur mon travail de compositeur. L’intérêt que j’éprouve depuis longtemps
pour l’œuvre de Claudel est en revanche plus strictement littéraire. J’ai
pourtant donné à l’une de mes dernières œuvres un titre qui presque lui appartient,
Dialogue de l’ombre double, —
pièce pour clarinette et clarinette enregistrée. Car s’il y a une scène ancrée
dans ma mémoire, c’est justement celle de l’ombre double, dans le Soulier
de satin. Elle m’avait frappé depuis
longtemps, sans avoir induit en moi aucune dérivation musicale particulière.
J’avais d’ailleurs trouvé un autre titre pour ma pièce, avant que cette scène
de l’Ombre double ne me revienne
à l’esprit. Si le titre a finalement prévalu, c’est que j’ai trouvé que l’idée
de Claudel correspondait exactement dans ma pièce, au dialogue de la clarinette
jouant avec elle-même.» Le monologue de l’ombre double correspond à la scène 10
de la Deuxième journée du Soulier de satin, pièce foisonnante qui relate de multiples événements
annexes avec, comme fil conducteur essentiel, l’amour mais aussi la séparation
inéluctable de Don Rodrigue et de Doña Prouhèze. Pour apprécier la correspondance
entre l’œuvre de Pierre Boulez et le texte de Claudel, il faut citer le début
de cette scène. La didascalie précise : L’ombre double d’un
homme avec une femme, debout, que l’on voit projetée sur un écran au fond de la
scène. Simultanément : 1° plaintes chantées des deux voix à bouche fermée,
2° texte lyrique, dit à deux voix, 3° pantomime des ombres sur l’écran, le monologue commence ainsi : « Je porte accusation contre cet homme et
cette femme qui, dans le pays des Ombres ont fait de moi une ombre sans maître.
Car de toutes les effigies qui défilent sur la paroi qu’illumine le soleil du
jour ou celui de la nuit, Il n’en est pas une qui ne connaisse son auteur et ne
retrace fidèlement son contour. Mais moi, de qui dira t-on que je suis
l’ombre ? non pas de cet homme ou de cette femme séparés, Mais de tous les
deux à la fois qui l’un dans l’autre en moi se sont submergés En cet être nouveau
fait de noirceur informe.» Le Dialogue de l’ombre double, créé le 28 octobre 1985 à Florence par Alain Damiens
et dédié à Luciano Berio pour son soixantième anniversaire, transpose
exactement l’image visuelle de Claudel, superposant le texte aux mouvements des
ombres sur l’écran. Si Pierre Boulez admire le style de l’écrivain et s’inspire
d’une scène du Soulier de satin
pour le titre du Dialogue de l’ombre double, il n’envisage pas l’utilisation directe du texte
claudélien. Dans le texte sur Claudel cité précédemment, Boulez écrit :
« Ce que j’ai apprécié de longue date chez Claudel, c’est le langage. Dans
la prose poétique française, le langage de Claudel a une résonance unique. Par
la richesse de son vocabulaire et de son rythme d’abord, mais aussi, et
surtout, par le sens de la forme qu’il recèle. Contrairement à Mallarmé qui
reste volontairement enserré dans une forme stricte, la forme de Claudel fait
preuve d’une grande liberté, pas si fréquente, même chez les grands
créateurs.(…) La démesure et la violence de Claudel entrent pour moi dans ce
qui le rend si intéressant. Claudel aborde le monde comme un prédateur.
L’embrassement, chez lui, va de pair avec le rejet. Ce qu’il veut nous
enseigner, c’est qu’on n’accomplit rien de transcendant en se livrant à ses
penchants, en y consentant. Que ce soit dans Le Soulier de satin ou dans Partage de Midi, Claudel ne dit pas autre chose. Ces deux pièces
prennent l’une et l’autre, le thème de l’amour pour développer une idée ;
mais l’idée va bien au-delà de ce thème et peut être aisément généralisée.
Claudel consacre sans cesse son effort au désir, à la nécessité de se réaliser,
afin de ne pas se laisser happer par la seule circonstance. Je vois ici une évidence
absolue : seule la condensation de soi à partir de la circonstance, mais
hors des circonstances, permet à l’individu de trouver son accomplissement. Et
seul le refus de la circonstance tire l’homme vers la transcendance.
L’accomplissement tient non moins au refus qu’à l’acquiescement. C’est je crois
l’un des propos essentiels de Claudel.» Il existe un point commun entre Boulez et Claudel, deux
personnalités pourtant si différentes, c’est l’exil. En effet, Boulez
poursuit : « Le dernier point qui m’a toujours séduit chez Claudel —
peut-être parce que j’ai moi-même passé une grande partie de ma vie hors de
France, — c’est cette vision d’éternel étranger, pour ne pas dire d’exilé,
qu’il projette sur tout ce qui l’entoure. (…) Et lorsque après la Chine,
Claudel découvre la civilisation japonaise, au contraire du simple touriste qui
n’amènera jamais quelque chose d’extérieur (…), l’étonnement qu’il en éprouve
s’installera durablement en lui, jusqu’à altérer sa perception, ajoutant une nouvelle
corde à son invention en lui donnant une direction nouvelle.(…) A l’entendre,
il était certain que le Nô avait été pour lui la plus belle représentation
théâtrale qu’il eût jamais vue.» Le théâtre japonais a eu une grande influence
sur la perception musicale de Claudel. Cet intérêt du dramaturge pour le
théâtre oriental apparaît notamment dans trois textes publiés dans La
Pléiade : Le Nô, Le drame et la musique et le Kabouki.[3]
qui sont l’occasion d’une réflexion sur les relations texte/musique.
Pierre Boulez est donc amené à
diriger les différentes musiques de scène correspondant à la programmation de
la Compagnie Renaud-Barrault. Entre 1946 et 1956, Barraud monte des pièces
d’auteurs très variés : Marivaux, Salacrou, Kafka Tchekov, Feydeau, Camus,
Claudel, Molière etc. On notera que de nombreuses pièces ne nécessitent pas de
musiques. Boulez dirige et joue des œuvres suivantes : quatre partitions
de Georges Auric : La Fontaine de Jouvence, pantomime de Boris Kochno ; Le Bossu de Paul Féval 1949 ; Malborough s’en
va t’en guerre de Marcel Achard,
1950 ; Volpone de Jules Romains
et Stefan Zweig d’après Ben Jonson, 1955 ; une partition d’Elsa
Barraine : Elisabeth d’Angleterre de Ferdinand Bruckner 1949 ; d’Arthur Honegger : Hamlet 1946, L’Etat de siège de Marcel Camus 1948 et On ne badine pas
avec l’amour d’Alfred de Musset 1951. Comme
Boulez l’a souligné dans le texte précédemment cité sur Barrault, il joue en
1946 la partition de Joseph Kosma pour Baptiste, puis une partition beaucoup plus importante de
Darius Milhaud pour Le Livre de Christophe Colomb de Paul Claudel en 1953 ; dans le cadre des
Concerts du Petit Marigny, il dirige la musique écrite par Maurice Ohana pour La
Soirée des proverbes de Georges Schéhadé en
1954 ; pour le Théâtre Marigny, deux partitions de Francis Poulenc : Amphitryon de Molière en 1947 et Intermezzo de Jean Giraudoux en 1955, puis une musique d’Henri
Sauguet pour les Fourberies de Scapin montées en 1949. Pierre Boulez contribue aussi à enrichir le
répertoire de musique de scène en écrivant deux œuvres originales. En 1955,
juste avant de quitter la Compagnie Renaud-Barrault, il compose la musique pour
l’Orestie d’Eschyle, trilogie
comprenant Agamemnon, Les
Choéphores et les Euménides, adaptation d’André Obey, mise en scène de
Jean-Louis Barrault. Cette partition conservée au Département des Arts du spectacle
de la BnF est très intéressante et développée. Composée pour chœur et ensemble
instrumental (flûte, piccolo, hautbois, cor anglais, clarinette, trompette,
harpe, vibraphone, xylophone, deux timbales, glockenspiel, cloches tubes et
petites percussions), elle comprend dix-neuf sections. Dans cette partition, on
discerne une part importante accordée au rythme en correspondance directe avec
la scansion des mots, une étude importante ayant été consacrée à la prosodie
grecque. Créée au Festival de Bordeaux, le 26 mai 1955, puis reprise au Théâtre
Marigny le 5 octobre de la même année, cette mise en scène est rejouée en 1962
à l’Odéon-Théâtre de France.
Bien plus tard, Pierre Boulez
compose la musique pour Ainsi parlait Zarathoustra d’après Friedrich Nietzsche dans une adaptation de
Jean-Louis Barrault, créé au Théâtre d’Orsay, le 6 novembre 1974. Barrault
précise : « A l’utilisation complète du corps humain, respiration,
cris, chants, danse, s’ajoute toute une partition audiovisuelle, musique de
Pierre Boulez, bruitages de Michel
Fano, 2 appareils de projection 16 mm et 5 super huit. Simultanéité du jeu, une
espèce de somme des moyens d’expression.»[4]
Barrault interprète le rôle de Zarathoustra, utilisation de masques énormes
très colorés. En écoutant le début de cette pièce, on discerne un travail
intéressant au niveau des voix enregistrées dans la première partie, puis dans
la seconde, l’accentuation musicale du rythme imposé à l’acteur lors de son
récit qui révèle l’influence du théâtre oriental. Dans ce genre de pièce,
l’influence de la recherche de mise en onde pratiquée dans le cadre des pièces
radiophoniques apparaît immédiatement. Toutefois entre musique de scène et
musique de radio, il y a une différence notable, en composant une pièce
radiophonique, le musicien est libéré des exigences spécifiquement théâtrales,
il peut s’exprimer dans un style conforme à ses exigences esthétiques sans
avoir à tenir compte des contraintes imposées par le metteur en scène. Il
arrive ainsi qu’une pièce radiophonique constitue l’élément initial d’une
oeuvre de plus grande envergure. Ce fut le cas du Soleil des eaux écrit en 1948 sur des textes de René Char dans une
réalisation d’Alain Trutat, création à la
RTF. Pierre Boulez reprendra à trois reprises cette œuvre, la version de
1950 pour soprano, ténor, basse et orchestre de chambre ayant été retirée,
restent la version créée à Darmstadt en 1958, pour soprano, ténor, basse, chœur
STB et orchestre, et celle créée en 1965 à Berlin pour soprano, chœur mixte et
orchestre. Beaucoup moins connue, mais réalisée aussi par Alain Trutat, la
musique écrite en 1957 par Pierre Boulez pour une pièce radiophonique de Louise
Fauré Le Crépuscule de Yang Koueï-Fei, poème dramatique adapté du chinois par Georges Leconte, ancien consul
de Chine, pièce interprétée par Jean Yonnel, Renaud Marie, Jean Martinelli,
Roger Blin, Monique Mélinand, soprano : Ginette Guillaumat, musique dirigée par le compositeur. Ce
conte évoque l’ascension, puis le sacrifice pour raison d’Etat de Yang
Koueï-Fei, favorite de l’Empereur. En écoutant la seconde partie de la pièce,
juste avant le dénouement, on peut constater en suivant la partition du début
de l’Improvisation I sur Mallarmé
de Pli selon Pli, que Pierre
Boulez a repris exactement le même thème chanté correspondant aux paroles
« Et je revois le jardin de poiriers » du Crépuscule de
Yang Koueï Fei pour le texte du poème
« Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui ». Ce passage chanté est
le seul de toute la pièce radiophonique, il correspond au moment où la décision
du sacrifice est prise donc au climax du récit. En réutilisant ainsi une
partition destinée à une pièce radiophonique pour une autre œuvre appartenant à
un contexte totalement différent, Pierre Boulez se conforme à une habitude
fréquente concernant la musique de scène. André Jolivet, qualifié de façon peu
flatteuse de « joli-navet » par Boulez, avait procédé de même avec sa
Suite delphique issue de la
partition composée en 1943 pour Iphigénie à Delphes, pièce du dramaturge allemand Gerhart Hauptmann,
programmation imposée à la Comédie-Française par l’Occupant. D’ailleurs, si
l’on examine l’ensemble des compositeurs de l’après-guerre, Pierre Boulez
s’impose, avec André Jolivet qui fut directeur de la musique à la
Comédie-Française de 1945 à 1959, comme l’un des rares musiciens ayant noué
avec le théâtre des relations particulièrement intenses. Aussi sa perception du
genre très marginal qu’est la musique de scène est elle particulièrement
intéressante. Dans un texte intitulé Sur la musique de scène, publié dans la Revue de la
Comédie-Française en 1996, Pierre Boulez résume
ainsi son expérience : « Il s’agissait avant tout d’adapter la musique à
son usage pour la scène. Comme je l’ai dit, les équipes étaient très réduites.
Barrault, Dullin, Jouvet faisaient leurs éclairages eux-mêmes. Moi, j’adaptais
la partition aux circonstances. Mon dernier travail fut l’adaptation pour Tête
d’Or de la version radiophonique que
Honegger avait composé. (…) C’est un peu comme dans l’industrie du vêtement, on
recoupe, on adapte aux nouvelles mesures en fonction des exigences de la mise
en scène. Vous avez le prêt-à-porter ou le sur-mesure… »[5]
Mais les liens de Boulez avec les
Renaud-Barrault ne se limitent pas à ses fonctions de directeur musical. Cette
amitié va permettre d’abord l’instauration des Concerts du Petit Marigny en
1953, avec notamment l’interprétation de Renard de Stravinsky, puis, en 1954, la création du Domaine musical. Il est
tout à fait significatif qu’une institution musicale d’une telle qualité soit
apparue dans le cadre d’une Compagnie théâtrale indépendante, et non, dans une institution musicale
officielle parisienne. C’est donc grâce aux Renaud-Barrault et à Simone
Volterra que ces concerts fondamentaux dans l’évolution de la musique contemporaine
en France ont pu voir le jour. Comme l’écrit Dominique Jameux dans le dossier
Boulez paru dans le n°1 de Musique en Jeu en 1970 : « en 1954 : Boulez forgeait les destinées du
Domaine musical contre l’incurie de la classe dirigeante musicale en
France ; en 1967 : l’égale incurie de la même classe dirigeante le
pousse à fuir définitivement les institutions musicales françaises.»[6]
Le témoignage de cette rupture apparaît en consultant le fonds Renaud-Barrault
au Département des Arts du spectacle de la BnF grâce à une lettre essentielle
adressée à Jean-Louis Barrault et Madeleine Renaud le 19 février 1967 :
« je n’assumerai plus désormais la direction du Domaine Musical. (…) En
réalité, vu les circonstances présentes dans la France dite musicale et
l’avenir totalement dénué d’intérêt en ce qui me concerne par rapport aux
projets officiels, il me semble tout à fait absurde de continuer à venir en
France. Tout cela me pèse plus qu’il ne me plaît. Je crois venu le moment de
rompre le dernier semblant de lien qui me rattachait vaguement à Paris, car je
ne vois pas les raisons de prolonger inutilement une situation sans issue. Nous
aurons en commun le souvenir d’avoir essayé de remuer la musique entre bien
d’autres souvenirs que nous partageons. (…) Croyez que je vous suis, par delà
ces quatorze années, infiniment reconnaissant de m’avoir aidé à propulser le
Domaine, car je n’oublie certainement pas les sacrifices financiers imposés par
mon inexpérience dans la première année du Petit Marigny ! Il est
simplement décevant de constater que nous n’avons jamais pu aller aussi loin
que nos espérances l’avaient un moment envisagé. J’espère tout de même vous
revoir lorsqu’il m’arrivera de passer à Paris de façon épisodique, et en
touriste… » Cette lettre témoigne de l’attachement de Boulez pour
Madeleine Renaud et Jean-Louis Barrault, mais révèle aussi toute son amertume.
Autre apport essentiel du théâtre pour Pierre Boulez, les
années passées à la Compagnie Renaud-Barrault ont permis au jeune musicien de
faire ses premières armes de chef d’orchestre. Dans le texte intitulé Avec
Jean-Louis Barrault, Boulez écrit à ce
propos : « Mais si j’ai pu diriger sans casse pour la première fois
l’opéra — il s’agissait de Wozzeck
— je le dois sans doute à ces débuts dans la fosse du Théâtre Marigny qui
m’avaient appris, à une échelle réduite, à maîtriser le rapport scène-fosse, acteurs/chanteurs-orchestre.
Même dans la seule direction d’orchestre, j’ai absorbé assez inconsciemment les
leçons de Barrault metteur en scène quant aux indications données aux acteurs,
quant à la façon même de dialoguer avec eux et d’arriver aux solutions
désirées : ce que l’on fait dans un orchestre avec l’ensemble des
musiciens, encore plus avec des solistes qui ont la responsabilité d’un passage
important, vétilleux en ce qui concerne la technique ou le style. En général,
j’ai attentivement observé les metteurs en scène avec lesquels j’ai
travaillé ; ils m’ont beaucoup appris dans la conduite d’une réalisation
fut-elle purement musicale, et non directement connectée avec la scène.» Quand
on connaît la carrière prestigieuse de chef d’orchestre de Pierre Boulez, cette
reconnaissance de l’expérience acquise dans la fosse du théâtre Marigny n’est
pas mince.
Mais l’apport déterminant de la
Compagnie Renaud-Barrault pour le jeune Boulez est, comme il l’a très bien dit
dans son texte sur Barrault, ce lien privilégié avec la mise en scène. La
représentation de Wozzeck en 1963 à
l’Opéra de Paris, direction Pierre Boulez et mise en scène de Jean-Louis
Barrault est une date marquante dans la carrière de chef d’orchestre de Boulez,
mais aussi pour la conception de la mise en scène d’opéra en France. Cette
étape est importante, car elle apporte un renouveau indispensable aux
conceptions poussiéreuses de la mise en scène qui dominaient auparavant à
l’Opéra de Paris. En consultant le relevé de mise en scène rédigé pour Wozzeck par Jean-Louis Barrault conservé à la Bibliothèque
des Arts du spectacle BnF, on constate que le metteur en scène a intégré dans
sa mise en scène la structure compositionnelle élaborée par Alban Berg.
Barrault explique ainsi dans un article intitulé Wozzeck dans la peau publié dans l’Avant-Scène Opéra : « Pour Wozzeck donc, après la constitution de l’équipe, j’ai
réfléchi à l’œuvre — et à ce moment un livre m’a beaucoup aidé, qui m’a permis
de pénétrer dans l’œuvre en profondeur, celui de Pierre-Jean Jouve et de Michel
Fano.(…) Mais je n’ai pas voulu non plus confondre les genres et tomber dans
l’erreur de ne faire qu’une mise en scène de théâtre, c’est à dire de ne mettre
en scène que le livret, sur lequel serait plaquée une musique de scène. J’ai
voulu comprendre et faire entendre le drame, mais en mettant d’abord en scène
la musique, avec les moyens du théâtre. C’est à dire rendre la musique plastique.»[7].
Jean-Louis Barrault a d’ailleurs rédigé deux relevés de mise en scène, l’un
littéraire et l’autre plus détaillé, directement écrit sur la partition
d’orchestre. La lecture des indications de mise en scène révèle une implication
directement « musicale » du metteur en scène et fut sans doute,
ajoutée à la rigueur de la direction d’orchestre, un des éléments du succès.
Dans la presse, les comptes rendus furent extrêmement élogieux concernant les
talents de chef d’orchestre de Pierre Boulez. Dans Le Figaro, daté du 2 décembre 1963, Clarendon , une fois n’est
pas coutume, écrit une critique positive : « Pierre Boulez
recueille, à la fin du spectacle, des bravos unanimes, loyalement gagnés. Je ne
vois personne — sauf, peut-être Karajan et Bernstein — qui auraient pu
témoigner d’une telle maîtrise et insuffler au merveilleux orchestre de l’Opéra
l’âme même de l’ouvrage, dont le lyrisme envoûtant cache l’extrême difficulté
d’exécution. Le triomphe des deux compagnons d’armes est largement mérité.»
Cette étape de Wozzeck est
importante, non seulement pour la carrière de Pierre Boulez en tant que chef
d’orchestre, mais parce qu’elle témoigne de l’intérêt du compositeur pour la
scène et révèle l’influence de Barrault. En effet, Jean-Louis Barrault occupe une place unique dans l’histoire
de la mise en scène en France. Il s’inscrit dans la lignée d’un héritage
prestigieux, celui de Charles Dullin dont il fut l’élève. Mais il subit aussi
l’influence déterminante d’Antonin Artaud qui fut son condisciple au Théâtre de
l’Atelier. Artaud dans le Théâtre et son double s’insurge contre la primauté du texte et prône une
réévaluation des arts annexes, il écrit : « Comment se fait-il que le
théâtre occidental ( je dis occidental car il y en a heureusement d’autres,
comme le théâtre oriental, qui ont su conserver intacte l’idée de théâtre,
tandis qu’en Occident cette idée s’est — comme tout le reste — prostituée),
comment se fait-il que le théâtre occidental ne voie pas le théâtre sous un
autre aspect que le théâtre dialogué ? Le dialogue, chose écrite ou parlée
— n’appartient pas spécifiquement à la scène, il appartient au Livre ; la
preuve c’est que l’on réserve dans les manuels d’histoire littéraire une place
au théâtre considéré comme une branche accessoire de l’histoire du langage articulé.
Je dis que la scène est un lieu physique et concret qui demande qu’on le
remplisse, et qu’on lui fasse parler un langage concret.»[8]
Sans pour autant exclure le texte, Barrault est le metteur en scène de sa génération
qui a le plus intégré cette notion d’art total au théâtre. Après la guerre, il
s’impose avec Jean Vilar comme un
des metteurs en scène les plus dynamiques et créatifs de sa génération. Et ce
n’est pas un hasard si, par la suite, Boulez choisira avec tant d’exigence les
metteurs des opéras qu’il dirigera.
C’est ensuite la rencontre avec
Wieland Wagner qui va provoquer un regain d’intérêt de Boulez pour la mise en
scène d’opéra. Pierre Boulez a dirigé Wozzeck à Francfort en 1966 dans une mise en scène de Wieland Wagner. Ce
dernier lui demande aussi d’assurer la direction d’orchestre pour Parsifal à Bayreuth la même année, mais la maladie interrompt
la collaboration prévue. Dans un texte écrit sur Wieland Wagner, n° 87 de Regards
sur autrui, Boulez explique ainsi :
« Je ne veux pas parler longuement de l’expérience de Bayreuth, puisque je
n’ai malheureusement pas eu l’occasion d’une collaboration directe avec Wieland
Wagner ; mais la correspondance échangée entre nous à ce moment-là
témoigne de notre accord total sur la « désacralisation » de l’œuvre.
Je précise bien qu’il ne s’agissait pas de faire tomber ce mystère au rang
d’une simple histoire freudienne, mais qu’il était nécessaire, pour lui comme
pour moi, de déterminer avec précision les limites du théâtre et de la religion :
cette confusion entretenue depuis fort longtemps ne pouvait être à la source
que d’innombrables malentendus.» Dix ans plus
tard, Boulez poursuivra de façon magistrale cette « désacralisation »
de l’œuvre de Wagner avec Patrice Chéreau, en montant Le Ring à
Bayreuth en 1976. Cette production renouvelle de façon radicale la conception
de la mise en scène d’opéra et pose de nombreuses questions sur
l’interprétation. Boulez évoque cette collaboration dans un texte écrit pour le
quarantième anniversaire de Patrice Chéreau, n° 88 de Regards sur
autrui : « D’abord
le mélange de théorisation – d’idéologie ? – et de pragmatisme. Le travail
sur l’œuvre a commencé par la prise en compte d’une documentation, par une
réflexion sur l’œuvre à partir de cette documentation, suscitée, lancée par
elle. Considérer le texte lui-même, ses prolongements, ses ambiguïtés ; sa
littéralité, son environnement ; la signification première, la
signification acquise ; ce que d’autres y ont vu, ce que d’autres en ont
fait. Faire le trajet de l’auteur de sa création puisque telle, finale, ne peut
être que sa volonté. (…) A cette prise de possession plus ou moins absolue va
correspondre un travail de relativisation quand l’idée se voit confrontée aux
corps : corps de l’acteur, du chanteur, corps de l’espace scénique, du
décor, corps des objets des accessoires, corps de la musique de son espace
propre — tout ce qui incarne l’imaginaire. Alors vient l’adaptation ; et
que l’on n’y voie pas une dégradation par compromis. Il s’agit d’une
transaction qui transcende l’imaginaire et enrichit son ascèse, sa pauvreté
conceptuelles de tous les accidents rencontrés, des accidents les plus
fondamentaux — la personnalité, l’expérience —, comme les plus superficiels —
la démarche, le tic.» Ce texte est intéressant parce qu’il pourrait tout à fait
émaner d’un homme de théâtre, tant la dimension artisanale de la mise en scène
y est détaillée. Avec le recul du temps et l’onde de choc provoquée par la mise
en scène de Chéreau pour ce Ring si
déterminant dans la conception scénique des opéras de Wagner, les propos de
Boulez traduisent une perception très fine de l’art de la mise en scène.
Pertinence de ses choix esthétiques qui se poursuit avec la superbe production
de Pelléas et Mélisande de
Debussy, mise en scène de Peter Stein
que nous avons pu voir au Châtelet en 1992, témoignage d’un véritable
engagement du musicien pour une oeuvre qui lui tient à cœur.
En conclusion, cet exposé
synthétique et général des apports et influences du théâtre sur le parcours
boulézien, a tenté de montrer que le théâtre, qui au départ pouvait paraître
marginal dans l’œuvre et la pensée de Pierre Boulez, correspond en fait à un
apport essentiel notamment en considérant deux axes. Le premier concerne la
genèse de sa personnalité : le théâtre a occupé les dix premières années de sa
carrière, au cours desquelles Boulez a été en contact avec des grands textes
dramatiques, affinant ainsi ses connaissances littéraires et a pu acquérir une
expérience pratique de la direction d’orchestre, prémisses d’une carrière
prestigieuse. Le deuxième axe, beaucoup plus prégnant, concerne la mise en
scène. Boulez, en fréquentant de près la Compagnie Renaud-Barrault, acquiert
une connaissance irremplaçable dans le domaine de la pratique théâtrale qui
conditionnera plus tard son approche de la mise en scène d’opéra. Tout à fait
conscient de cet état de fait, il écrit ainsi dans un texte consacré à Peter
Stein, n°89 Regards sur autrui
« Les relations entre musiciens et hommes de théâtre ne sont en général ni
fréquentes ni suivies. Naturellement, le terrain d’élection se situe dans ce
genre qui englobe à peu près tous les autres, et qui s’appelle l’opéra. Mais,
même pour un musicien, ne voir le théâtre que sous l’aspect exclusif de l’opéra
ne serait pas vraiment s’intéresser à un répertoire en réalité beaucoup plus
vaste. (…) C’est dire que je ne peux plus aller au théâtre en simple spectateur
qui n’aurait jamais expérimenté directement l’autre côté du miroir.»
Catherine Steinegger
[1] Cahiers Renaud-Barrault. Numéro spécial 1953-1963 « La musique et les problèmes contemporains ».
[2] Enregistrement diffusé lors de l’émission Les Greniers de la mémoire consacrée à Paul Claudel et Arthur Honegger.
[3] Paul Claudel, Œuvres en prose, Paris, Gallimard, La Pléiade, Le Drame et la musique p. 149-150 ; Nô : p. 1167-1175 ; Kabouki : p. 1176-1177.
[4] Paul-Louis Mignon, Jean-Louis Barrault, Paris, éditions du Rocher, 1999, p. 318.
[5] P. 70.
[6] P.108.
[7] P. 125.
[8] Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, Paris, Gallimard, 2001, p. 55.