François BOHY

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À propos de mon deuxième Quatuor à cordes

("Reigen seliger Geister")

 

Parler d'une oeuvre veut dire, pour moi, mettre à jour le matériau qui s'y déploie, tout en décrivant l'oeuvre dans laquelle il s'exprime, laquelle constitue aussi sa limite. L'aspect transcendantal de l'oeuvre, c'est-à-dire sa dimension esthétique et poétique, n'est pas oublié ici car sa signification ressort de toutes ces observations. Chercher une autre voie nécessiterait des simplifications et procurerait une incomplétude ou même une imperfection, ce qui reviendrait à faire fausse route.

Mon premier quatuor à cordes, Gran Torso, fut composé dix-neuf ans avant Reigen. La conception que je développais alors était celle de la "Musique concrète instrumentale" dont les catégories ne reposaient plus en première ligne sur les paramètres courants, mais sur les aspects corporels et énergétiques du son, incluant le bruit, et dont la réalisation prenait chaque fois un aspect différent. Avec Gran Torso c'était pour moi la première confrontation avec le quatuor à cordes dont la connaissance profonde de la réalité sonore, de par sa disposition si traditionnelle, avait été complètement gelée. Dans Air et Kontradenz, les pièces pour orchestre écrites auparavant, du fait de l'élargissement du répertoire instrumental des percussions, ou par l'ajout d'instruments ad hoc, je m'étais déjà éloigné des déterminismes réalistes liés au matériau instrumental. Qu'il s'agisse de baguettes fouettées en l'air, de branches sèches que l'on casse, de sonnettes résonnant comme des crécelles ( dans Air ) d'émissions de radio mélangées, d'un jet d'eau bruyant tombant dans une baignoire en zinc résonnante, de sifflement du polystyrène frotté ( dans Kontradenz ), tout ceci conduisait à la confrontation nécessaire de l'écoute avec elle-même. Si celle-ci n'apparaît pas au premier plan, elle n'en voit pas moins ses chemins facilités, ses "antennes déployées" ce qui rend beaucoup de choses plausibles.

Dans Gran Torso, il fallait que la pratique musicale elle-même soit élargie, voire dépaysée, sans "sortie dérobée" possible. Ma poétique, ou plus concrètement la présentation du résultat de ma syntaxe sonore, devait être "la" contradiction apportée à une habitude sonore et musicale propre à l'ensemble instrumental choisi. Ce processus s'est révélé fécond car, mon idée (ma vision) ainsi que ma technique compositionnelle s'aiguisaient, se précisaient et se développaient à travers lui. La note et le bruit n'étaient plus en opposition, mais devenaient, sous des formes toujours changeantes, des variantes d'une catégorie sonore supérieure. (Ainsi en est-il du bruit de frottement de l'archet comme le produit évident de la transformation d'un mouvement de trémolo d'archet, ralenti et déformé, que l'instrumentiste glisse sur la corde jusqu'au chevalet. De même, le jeu "legno battuto" sur des cordes étouffées peut être considéré, ici, comme une articulation ppp du silence, ou comme une variante d'impulsion là, au même titre que les pizzicatto ou d'autres interventions très courtes. Mais comme produit de l'impulsion verticale de l'archet sur la corde, il est alors possible de le mélanger avec d'autres gestes de l'archet, que ce soit en sautant, en glissant, en tirant ou en jetant celui-ci. Chacune de ces actions produit un bruit caractéristique, mais elle produit aussi une hauteur précise que l'on peut utiliser dans un autre contexte.) Dans Pression, mon étude pour violoncelle que j'ai écrite précédemment, l'aspect énergétique polyvalent propre à l'oeuvre s'y thématisait lui-même et c'est son "développement" qui embrasait l'oeuvre entière.

Lorsque je concevais Reigen, en 1988/89, il était clair pour moi que la poussée novatrice que représentait Gran Torso avait établi une échelle que je devais utiliser dans ma confrontation avec le quatuor à cordes. Dans l'écriture de l'oeuvre, je devais soit utiliser le moyen découvert précédemment ou alors abandonner ce terrain nouvellement conquis. Cela signifiait qu'il me fallait aller de l'avant, c'est-à-dire plus "profond", et scruter le paysage déjà défriché, en sachant qu'entre-temps j'aurais acquis un nouveau point de vue. (À cela, et pas seulement dans Reigen, il faut ajouter la prise en compte, la "réconciliation" avec des éléments musicaux mis de côté auparavant, comme la mélodie, le rythme ou l'harmonie et même des éléments consonants. Cette réconciliation ne signifie pas, toutefois, un retour à la situation antérieure, autrefois critiquée, mais l'intégration à un cheminement continu et conséquent, avec un regard prospectif.)

De fait, le paysage sonore qui s'était fermé dans Gran Torso s'ouvrait à nouveau dans Reigen, vers l'intérieur comme vers l'extérieur.

Dans cette pièce, se développe un travail de technique sonore dans lequel un champ de catégories se transforme et s'agrandit peu à peu. Si, au départ, les éléments acoustiques d'un jeu "flautato" sont mis en valeur, l'espace sonore caché se transforme progressivement, par la suite, en un paysage diamétralement opposé, caractérisé par différents champs sonores en pizzicatti. (J'emprunte la définition de "flautato" à Luigi Nono, dans ses Varianti, bien que le sens et l'usage qu'il en fait ne soient pas exactement identiques aux miens.)

Dans sa forme basique, le jeu "flautato" lui-même n'est plus seulement caractérisé par le glissement rapide et sans pression de l'archet chuchotant sur la corde bloquée par la prise "étouffoir". Intervient également la position de l'archet que l'on peut tirer entre le chevalet (archet au talon) et le doigt (archet à la pointe) Cette disposition est inverse sur le violoncelle où le mouvement oscille entre le chevalet avec la pointe de l'archet et la touche ou le doigt, avec le talon de l'archet. (Il faut éviter le son harmonique car il fait partie d'une autre groupe, dans la hiérarchie des catégories.)

Dans d'autres oeuvres, en dehors d'une signification marginale, si le mode de jeu "flautato" se présentait comme l'étouffement mat du son, il réalise ici ce que je décrivais dans mon premier texte d'introduction sous le terme de "l'air joué à partir des notes". Ce mode de jeu devient alors une plaque tournante autour de laquelle s'établit un univers de bruits et de sons variés qui va de la disparition complète du son jusqu'à la consonance saturée d'un accord de Do bémol majeur.

Le domaine du bruit rejoint de manière continue celui des hauteurs en variant la position de l'archet, qui va du chevalet jusqu'au doigt sur la touche (et, dans le même temps, avec le "glissando des sphères" conduit par la main gauche qui produit des hauteurs extrêmes lorsqu'elle arrive près du chevalet - "dans la neige" comme disent les musiciens).

Dans le jeu en flautato, l'emplacement de l'archet importe également car la variation de la distance entre l'archet et le chevalet produit un glissando léger qui se perçoit dans la partie bruiteuse du son. On passe progressivement d'un crescendo éclatant, lorsque l'archet se déplace vers le milieu de la corde, à un son où domine le bruit, lorsqu'on arrive au bout de la corde. Enfin, lorsque celui-ci est complètement sur le chevalet, la hauteur disparaît totalement pour laisser place au bruit.

Ce bruit sans hauteur de l'archet, "phénomène marginal" dans ce jeu flautato, construit en lui-même un véritable répertoire de "variantes de bruissement" bien discernables. Elles sont à rapprocher des modes de jeu analogues sur la tête du violon, les chevilles, les éclisses ou le cordier, ou bien dans un registre extrêmement haut, quasiment "gelé", à la fin du morceau lorsque le jeu se fait sur la sourdine en bois.

Par ce glissement de l'archet sans note sur le chevalet, la "noyade" du son qui est ainsi réalisée autorise un changement "caché" du doigté ce qui permet d'entendre le jeu flautato avec une autre hauteur lors du retour de l'archet sur les cordes.

De telles disparitions suivies d'un retour transformé sont traitées clairement dans Reigen sous forme de figures, cataloguées de manière un peu téméraire sous l'appellation de "variantes de trille".

À travers leurs différentes déformations, celles-ci seront à la fois des "exercices" et un "exorcisme", à l'image de ce qui se passe dans la pièce elle-même.

La variante la plus développée de ces trilles se présente sous la forme de figures rapides jouées à l'archet, ordinario et en tutti, passant d'un champ polytonal en figures de glissando d'harmoniques (réelles ou imitées) pour revenir à un espace sans hauteurs (cf. mes. 85 à 112 de la partition).

Super Instrument

Cette texture en tutti dont je viens de parler est jouée de manière identique à celle des sons flautato précédents, où le son disparaît dans un bruit sur le chevalet et réapparaît ensuite. Le passage de la note au bruit, et vice-versa, se fait avec une dynamique synchrone et un placement de l'archet identique, sur le chevalet ou sur les cordes. Ce qui s'exprimait auparavant avec un seul instrument, est porté désormais par l'ensemble instrumental au complet (Ex. 3)

À mesure du développement général, on en vient à jouer avec un instrument unique, muni de 16 cordes, dont voici d'autres manifestations :

Et, comme variante particulière de cette nuance de son flautato, le jeu parallèle de notes très éloignées l'une de l'autre.

Voilà l'une des qualités essentielles de ce "super instrument" : de telles extensions dans la composition de "simples" formes sonores ou modes de jeu aident à composer ces élargissements du son collectif et donnent une nouvelle signification à ce qui, de prime abord, n'était déterminé que du point de vue physique. Voilà comment une idée formelle trouve son sens, elle qui sinon n'est qu'une spéculation excitante, certes, mais incapable de trouver son objet, et sans laquelle la réalisation sonore se réduit à une exhibition botanique.

1994/95

traduit de l'allemand par François BOHY (2000).

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