Intervention d’Alain Badiou le 22 mars 1990 au CIP

dans le cadre du séminaire de M-C Boons-Grafe :

la fin de la cure, concepts et problèmes.

 

(Notes d’Aimé Thiault et transcription de François Duvert)

 

 

Je mettrai ce que je souhaite vous dire ce soir sous l’égide des 2 derniers paragraphes de l’écrit de Lacan intitulé « la direction de la cure et les principes de son pouvoir » (dans Ecrits).

« Homme de désir, d’un désir qu’il a suivi contre son gré dans les chemins où il se mire dans le sentir, le dominer et le savoir, mais dont il a su dévoiler lui seul, comme un initié aux défunts mystères, le signifiant sans pair : ce phallus dont le recevoir et le donner sont pour le névrosé également impossibles, soit qu’il sache que l’Autre ne l’a pas, ou bien qu’il l’a, parce que dans les 2 cas son désir est ailleurs : c’est de l’être, et qu’il faut que l’homme, mâle ou femelle, accepte de l’avoir et de ne pas l’avoir, à partir de la découverte qu’il ne l’est pas. Ici s’inscrit cette Spaltung dernière par où le sujet s’articule au logos, et sur quoi Freud commençant d’écrire, nous donnait à la pointe ultime d’une œuvre aux dimensions de l’être, la solution de l’analyse « infinie », quant sa mort y mit le mot Rien ».

 

De façon somme toute assez classique, Lacan, dans ce texte, énonce que la question de l’impasse propre de la cure ou du lieu où son achèvement se pose est, du point du désir du névrosé, que, au névrosé, donner et recevoir le phallus sont également impossibles. Le donner ou le recevoir sont également impossibles, ceci, dira Lacan, soit qu’il sache que l’Autre l’a ou qu’il ne l’a pas, parce que son désir et de l’être. Il y a une inscription de cette impasse propre dans les catégories de l’avoir ou de l’être, et c’est à apprendre qu’il ne l’est pas que le névrosé va franchir ou être en passe de cette impasse, ie accepter de l’avoir de ne pas l’avoir, qu’il soit homme ou femme. Il y a donc un point conclusif de cure qui est lié à la découverte d’un ne pas être. Et cette découverte va se tenir ou se poursuivre dans le propos qui va suivre, car parvenu à ce point, Lacan énonce : « Ici – (ici, c’est en ce point d’impasse où le névrosé, parce que son désir est de l’être, ne peut donner ni recevoir le phallus) s’inscrit cette Spaltung dernière (division, refente dernière) par où le sujet s’articule au logos, et sur quoi Freud commençant d’écrire (l’article sur la refente du sujet, article dont je rappelle qu’il est le dernier texte inachevé de Freud) nous donnait la pointe d’une œuvre aux dimensions de l’être, la solution de l’analyse « infinie » quand sa mort y mit le mot rien ». Lacan ponctue qu’au point même où se joue l’impasse et la résolution de la cure, qui est le point d’un ne pas être, vient la question de la solution de l’analyse infini, solution à quoi la mort de Freud a attesté ou laissé le seul mot rien. Il semble bien qu’il y ait, et ce sera mon point de départ, une sorte de nœud lié à la question de la destination de la cure entre :

- l’avoir

- l’être

- le ne pas être

- l’infini

Accepter d’avoir ou de donner le phallus, intégrer qu’on ne l’est pas, ceci semble-t-il est circonscrit à un point où se traite la résolution de l’analyse comme processus infini. Une chose est frappante dans ce texte, c’est que Lacan met entre guillemets le mot « infini ». Il écrit : « la solution de l’analyse « infinie » ». soit que ces guillemets soient une précaution sur la traduction du mot allemand, soit qu’ils indiquent une sorte de retrait ou de réserve de Lacan lui-même au regard de l’usage du signifiant infini. A ce propos, je voudrais signaler que le signifiant infini est en réalité rare dans le texte lacanien. Ce n’est pas un de ces mots dont on aurait l’usage direct ou métaphorique, facile ou constant. On peut même supposer qu’une certaine figure de la rareté de la mention de l’infini fait symptôme, chez Lacan même, d’une question – nous allons essayer de voir laquelle – et d’un biais qui, après tout, n’est pas non plus directement celui de l’analyse.

On pourrait dire aussi que si l’on comprend pourquoi ce mot est rare chez Lacan, et pourquoi aussi dans la mention que je viens de rappeler il est entre guillemets, nous aurons compris qch qui se noue à la destination et à la direction de la cure – sans aucun doute. Ce point de la raeté de l’infini chez Lacan, de sa mention circonspecte, de sa mise entre guillemets, je voudrais le lier à un passage à vrai dire assez énigmatique du Séminaire du 9 janvier 1973 : la fonction de l’écrit. « de sortir du discours analytique, les lettres qu’ici je sors ont une valeur différente de celles qui peuvent sortir de la théorie des ensembles » (dans Encore). Se trouve ponctuée une sorte de contraste ou d’hétérogénéité entre la littéralisation analytique ou, finalement, dans la figure du mathème, et la littéralisation mathématique dans sa figure ensembliste. Nous y viendrons tout à l’heure de façon déployée, mais cette question nous importe au premier chef, parce que la question de l’infini comme lettre est évidemment substantiellement engagée dans l’invention cantorienne de la théorie des ensembles. Et lorsque Lacan ponctue que son propre usage des lettres, sa propre sortie des lettres telle qu’homogène au discours analytique est autre, différente de celle des lettres qui sortent de la théorie des ensembles, il énonce aussi, indirectement, qch sur le statut de l’infini dans la pensée de l’analyse. Et Lacan continue : « Tout cela n’est qu’une amorce que j’aurai l’occasion de développer en distinguant l’usage e la lettre dans l’algèbre et l’usage de la lettre dans la théorie des ensembles ». Nous aurions donc 2 distinctions ou 2 oppositions :

- l’usage de la lettre dans le discours analytique, et l’usage de la lettre dans la théorie des ensembles

- l’usage de la lettre dans l’algèbre, et l’usage de la lettre dans la théorie des ensembles.

Supposons que ces 2 distinctions se recouvrent, ce que Lacan semble suggérer, puisqu’il dit : « tout cela n’est qu’une amorce que j’aurai l’occasion de développer », on en viendrait à l’idée suivante :

- l’usage de la lettre dans le discours analytique serait de nature algébrique

- et, pour autant que l’usage de la lettre dans le discours analytique soit algébrique, il contrasterait avec un autre usage de la lette, propre à la TE, qui ne serait pas de cette nature.

A partir de là, la question qui se pose à propos de l’infini et de la position de l’infini dans le discours analytique est finalement la suivante : est-ce que l’usage de l’infini dans sa forme moderne (je reviendrai sur ce que signifie « sa forme moderne ») n’est pas limité ou contraint dans le discours analytique, au moins par Lacan, de ce que cet usage soit dans un modèle algébrique, et qu’implique ce modèle quant à la destination de la cure ? parce que, pour engager la discussion, qui est peut-être un débat limitatif, ou critique à l’égard de Lacan même, on peut dire ceci : ce qui caractérise l’usage algébrique de la lettre que Lacan appelle comme telle et qu’apparemment il assimile à son usage dans le discours analytique, c’est évidemment le caractère fini de cet usage. L’usage de la lettre dans l’algèbre est, au sens large, un usage combinatoire ou opératoire, dont la condition d’exercice est la séquence finie des marques et des signes. Les opérations, les calculs, les inscriptions, tout cela détermine l’usage algébrique de la lettre comme étant pertinemment la figure de son usage fini. Le noyau, la forme la plus simple de cet usage fini de la lettre, c’est le marquage de la succession au sens de la succession des nombres, mais aussi au sens de la succession des signifiants dans la chaîne signifiante. En revanche, l’usage de la lettre dans la TE est proprement le marquage littéral de l’infini comme tel, et l’essence de la découverte cantorienne c’est la possibilité d’une littéralisation de l’infini, ie de la mise à lettre de totalités infinies ou d’ensembles infinis. Et le noyau de cette infinitisation de la lettre tel qu’on le trouve chez Cantor, c’est non plus la succession, mais la limite. Nous reviendrons sur cette distinction. Nous aurions donc, sous l’hypothèse que j’engage, des systèmes d’oppositions qui relèveraient des instances ou des usages de la lettre, et qui feraient apparaître que :

 

Tableau d’opposition des usages de la lettre

Dans le discours analytique                                                                            en TE

Maniement algébrique de la lettre                                                              littéralisation en TE

Du côté du fini                                                                                            du côté de l’infini

Succession                                                                                                            limite

Chaîne signifiante          /       concept lacanien pbtique ? Freud y mourant y mit le mot « rien »

 

La lettre dans le discours analytique n’est pas dans la même instance que dans la théorie des ensembles. 1ère remarque de Lacan.

Deuxièmement, du côté de la lettre dans le discours analytique, on trouverait, comme paradigme, son maniement algébrique, derechef opposé par Lacan à son usage dans la TE. On pourrait dire que l’usage algébrique de la lettre est du côté du fini. En revanche, l’usage de la lettre en TE est du côté de l’infini. Le noyau opératoire des choses serait que nous aurions d’un côté la succession, de l’autre la limite. Voilà le tableau d’oppositions qu’on pourrait dessiner à propos des textes que je vous enchaînais et qui indiquerait que la question de l’analyse infinie ou de la résolution de l’analyse à l’infini serait pbtique, justifiant, en un certain sens, les guillemets qu’y met Lacan, de ce que, précisément, la lettre dans sa destination analytique serait plutôt, elle, inscrite dans la colonne qui aligne : discours analytique, maniement algébrique de la lettre, fini et succession.

Du côté de la succession, on pourrait mettre, comme analogie la plus proche, la chaîne signifiante, alors que de l’autre côté, le concept intra-lacanien qui se tient sous la limite resterait problématique, et, au fond, c’est là que Freud mourant aurait mis le mot « rien ». le pb est à ce moment là assez clair. On peut le formuler de la manière suivante : est-il possible de penser la destination de la cure analytique et sa résolution dans le cadre d’un maniement strictement algébrique de la lettre ? Est-il possible de conserver ces oppositions tout en faisant droit à la tentative freudienne de penser que qch de la résolution de l’analyse se tient à l’infini ou dans le non fini ? Et ceci engage, à mon sens, de savoir quelle est exactement la position potentielle de l’infini dans le dispositif analytique. Formulons la question encore plus simplement en disant : si qch d’infini se donne dans la cure, est-il possible ou y a-t-il sens à dire qu’on puisse finir cet infini, ie qu’est-ce qui, en tant qu’il est infini, peut cependant faire effet de fin ? Comment le fini au sens de la fin qui achève ou parachève est-il compatible ou peut-il marquer ce qui, par ailleurs, se donnerait potentiellement comme infini ? Ou encore, dernière variante de ce pb, si l’enchaînement du sujet est principalement dans la figure de la succession, de ce qui succède en chaîne précisément, comment déterminer un point d’arrêt, un point final, sans que ce point soit purement et simplement une simple interruption de la chaîne ou une simple coupure de ce qui ainsi succède, mais fasse fin autrement que par la cessation, autrement qu’en faisant céder ou rompre l’enchaînement successif ? En vue d’éclaircir ce problème, mais pas du tout de le résoudre, car mon propos ce soir n’est pas du tout un propos d’analyste, ni un propos du discours analytique, mais simplement pour éclairer ce pb, raison pour laquelle je voulais d’abord le situer, je voudrais me livrer avec vous à quelques réflexions sur la question de l’infini prise en elle-même, mais cela à destination de traiter ce problème encore partiellement en suspens.

 

La question de l’infini doit d’abord être replacée dans sa conception classique. Dans la conception de la métaphysique classique ou de la théologie classique, l’infini est un attribut de Dieu comme tel. Il ne sera donc pas impossible de dire que c’est un attribut du grand Autre dans cette acception imaginaire singulière qui est la figure de la transcendance divine. Il est absolument reconnu dans cette conception que la loi du sujet cartésien par exemple, la loi du sujet du cogito, est le fini. Fini qui est toujours capté dans un ordre de succession. En fin de compte, la figure fondamentale de cet ordre de succession est le temps. Le sujet est ce qui est temporalisé dans une figure de succession qui atteste sa finitude. Ceci est bien connu. Quant à l’infini, il est un infini de la transcendance divine, et la csq en est que, dans ce cadre philosophique classique, n’est pas admise la considération mathématique des totalités infinies, puisque l’infini est un prédicat qui, à proprement parler, se rapporte à Dieu seul, et dont il n’est pas question de considérer qu’il puisse s’adapter ou s’ajuster à des multiplicités indifférentes. Dans la conception classique, il n’y a pas de totalité infini pensable, il n’y a comme figure de l’infini acte, de l’infini en acte, que la perfection divine, dont l’infini est un des noms. La seule figure qui ne soit pas directement et exclusivement appropriée à Dieu est la figure de l’indéfini, ie en réalité la pure et simple continuité de la succession. L’infini virtuel ou l’indéfini se donne dans la capacité à ce qu’une succession se poursuive ou, disons, que l’indéfini se donne dans la figure du encore : il est toujours possible qu’il y ait encore un terme et encore un autre. Ce qui définira une totalité ouverte dans le processus continu, mais qui ne se laisse pas rassembler ou collecter dans une totalité infinie. D’où l’opposition absolument axiale à la fois dans la philosophie et la mathématique entre l’infini actuel, qui ne se laisse pas représenter ou penser, et l’infini virtuel ou indéfini, qui n’est en fait qu’un attribut du fini, puisque l’infini virtuel n’est jamais qu’une procédure de succession, qui peut continuer encore à enchaîner ses termes.

Au regard de ce dispositif classique, Cantor opère une révolution. Nous retrouvons la TE et la mention qu’en fait Lacan est de ce point de vue absolument pertinente, quant à son nœud avec la question de l’infini, et qui consiste pour l’essentiel à énoncer qu’on peut prendre en compte mathématiquement des totalités infinies actuelles, qui arrachent le prédicat d’infinité à son destin théologique, le laïcise, et le déclare attribuable à des ensembles abstraits, qui peuvent eux-mêmes entrer dans des configurations de type mathème. On peut dire aussi que Cantor est celui qui a eu l’audace de littéraliser l’infini, ie d’introduire des lettres qui nomment en propre, sont des noms propres de totalités infinies actuelles, réduites de ce point de vue au statut d’objets mathématiques ordinaires. Il y a un alignement par Cantor de l’infini actuel sur le statut quelconque des objets mathématiques ordinairement tous considérés comme captifs ou prisonniers du fini. Cantor était d’ailleurs très ébranlé et très terrorisé par sa propre audace, puisqu’il a entretenu une correspondance importante avec les plus hauts dignitaires de la hiérarchie ecclésiastique pour savoir s’il n’y avait pas qch de blasphématoire ou de théologiquement inquiétant dans cette décision de considérer que l’infini pouvait être attribué à des multiplicités indifférentes, donc arraché à la singularité du fini. C’est pourquoi il préférait nommer les multiplicités infinies de la TE des ensembles transfinis. Cantor les appelait transfinis pour établir une sorte d’intermédiaire entre le fini et l’infini proprement dit, car il souhaitait qu’on continuât de réserver le nom d’infini à la divinité. Donc l’opposition constituée par Cantor va être à l’intérieur même de la mathématique, donc à l’intérieur même des considérations sur les multiplicités quelconques, l’opposition entre ce qui succède est sous la loi du nombre fini et, effectivement, la possibilité de poser, de définir, et de calculer sur des entités infinies, qui sont elles-mêmes soumises à la littéralisation. Pour bien comprendre comment Cantor a procédé, il faut revenir sur la succession, sur le schéma simple de la succession comme loi algébrique du fini.

0, 1, 2, 3, .., n – 1, n, s(n) (= n + 1) etc… 

La succession nous indique simplement que nous avons affaire à une procédure d’engendrement, telle que, par exemple, prenons le paradigme des nombres, qui est le plus simple, après un nombre n vienne son successeur s(n), lequel à son tour donne lieu au successeur de son successeur s(s(n)) etc… Ceci est le schème de la succession dans la figure qui a toujours matérialisé l’indéfini ou l’infini virtuel, à savoir le encore un pas toujours possible dans l’engendrement successif. Si on y regarde de près, ie si on prend les choses dans leur figure interne ou ensembliste, on va avoir la considération suivante : qu’est-ce que c’est que le nombre n ? le nombre n, c’est en fait les nombres qui précèdent, 0 compris, auxquels on attribue en les collectivisant tous ensemble le nom n, autrement dit, n, dans son être intime, c’est la recollection de tous ses prédécesseurs. Et si vous les comptez, 0 compris, vous voyez en effet qu’il y en a n. Il y en a n – 1, ici (cf schéma), et puis 0, en plus, fait qu’il y a n, c’est pourquoi n se laisse compter comme ayant n éléments. Le nombre n n’est rien d’autre que l’ensemble de ses prédécesseurs auxquels on attribue le nom n, qui désigne la recollection de tout ce qui le précède. Ceci est très important, car cela nous délivre une loi signifiante, qui est la suivante : ce qui succède, c’est en réalité ce qui ajoute à ce qui précède un nom ou ce qui fait nom ou donne nom à ce qui précède. Point essentiel pour ce qui va suivre : la loi de succession est une loi de supplémentation. Pour avoir une succession, vous prenez tout ce qu’est le nombre, ie l’ensemble de ce qui le précède, et vous lui ajoutez un nom. Pour avoir le successeur de n, s(n), vous avez 0, 1, 2, 3, 4… n – 1, simplement vous allez avoir n en plus. Vous passez de n, qui sont les n – 1 premiers nombres, au s(n), n + 1, qui sont les n premiers nombres, en ajoutant au 1er n lui-même, ie le n qui était le nom de ce qui précédait. Le passage au successeur c’est cette opération particulière qui ajoute à une collection le nom de cette collection.

Vous voyez comment cette fois cela va se présenter. Au lieu d’arrêter la succession à n et à nous poser la question de savoir comment on passe de n à son successeur, opération qui se fait en ajoutant à tous les éléments qui composent n le nom propre de la collection, on va continuer et on va supposer qu’il n’y a pas de point d’arrêt interne dans la succession. La succession ne s’arrête pas dans l’analyse de ses pas successifs, mais elle procède sans interruption. Et nous allons nous demander ce que peut bien signifier d’adjoindre quelque chose à cette totalité, étant entendu que cette totalité ne se laisse pas saisir comme totalité finie, dont on aurait à prendre le nom pour l’ajouter et obtenir ainsi le pas suivant. C’est exactement ce que va DECIDER de faire Cantor, en posant au-delà de la suite supposée entière un point, ω (Cantor nomme ce point omega ou aleph zéro) qui va fonctionner comme le nom de tout ce qui précède. Donc, si vous prenez le point ω comme nom, non pas d’une tranche finie de la succession, mais comme le nom de la succession tout entière, vous allez avoir une littéralisation qu’on dira infinie, au contraire des littéralisations en succession, qu’on appellera des littéralisations finies. Cela étant, le schéma est simple : au fond, il consiste simplement à garder l’idée qu’on ajoute un nom, en considérant l’idée qu’on peut ajouter le nom d’une collection qui n’a pas de dernier terme. Bien que la collection n’ait pas de dernier terme, on considère qu’il est licite de la supplémenter par un nom propre, qui va être le nom propre de tout ce qui précède. ω va donc désigner la suite supposée entière des nombres entiers. Le pb qui se pose immédiatement, c’est qu’ω a cette différence essentielle avec n + 1 qu’il n’a pas de prédécesseur particulier. ω n’a pas de prédécesseur particulier. Ce point va avoir des csq considérables pour tout ce que j’essaierai de dire ensuite.

Vous voyez bien que comme la suite est ouverte, rien ne vient juste avant ω. Si vous prenez un très grand nombre, n ici, il continue a y en avoir une infinité entre lui et ω, puisque vous avez beau soustraire un morceau fini aussi grand que vous voulez, ce qui restera va rester infini. Par csqt, ω n’a pas de prédécesseur particulier ou singulier ou, si vous voulez, ω n’est pas le + 1 d’un nombre ou d’un terme de la succession. Il succède, si je puis dire, globalement. Il vient après toute la succession, mais il ne vient après aucun terme particulier qui serait son prédécesseur. Il y a donc une différence essentielle entre ω et un nombre n quelconque, c’est que ω à proprement parler ne succède pas, si on entend par succéder avoir un prédécesseur. ω ne succède pas, parce que vous ne pouvez pas identifier son prédécesseur. Il faut dire plus, il faut dire qu’il n’y a aucun sens à dire qu’un nombre quelconque est plus proche de ω qu’un autre. Aucun des nombres n’est plus près du point limite ω que n’importe quel autre, puisque, aussi grand que vous preniez le nombre, il sera toujours séparé de ω par une infinité. Donc quel que soit le nombre, même n immense, mais fini, que vous preniez, il restera toujours, si je puis dire, aussi loin d’ω que n’importe quel autre.

La 2ème caractéristique du point limite est la suivante : ω est neutre au regard de tout ce qui précède, neutre, ie qu’il n’est plus proche d’aucun de ceux qui précèdent. ω les neutralise tous. ω n’a pas de voisinage ou de proximité plus grande avec aucun d’entre les nombres qui le précèdent, et donc il les neutralise tous. Ou si vous voulez, il les tient tous à la même distance qui, en réalité, est une distance infinie. Donc non seulement il n’a pas le prédécesseur, celui auquel il succède comme n + 1 succède à n, mais en outre, tout ce qui vient avant lui est situé dans cette neutralité distancée qu’est la distance infinie.

Ce sont les 2 prédicats essentiels du point limite ω :

- ne pas avoir de prédécesseur

- plus généralement, être dans une distance neutre et égalitaire à tout ce qui précède

On peut le penser ainsi : ω succède, non pas à un terme, mais il succède à la succession tout entière. Un nombre fini, n, est ce qui succède à un autre nombre fini. Une lettre infinie comme ω est quelque chose qui marque que quelque chose succède à la succession tout entière. Or, ceci, c’est une hypothèse extrêmement formelle que je vous propose, nous indiquerait qu’il y a peut-être 2 régimes de l’interprétation. Il n’y aurait pas un, mais deux régimes foncièrement distincts de l’interprétation. Il y aurait une interprétation qui se ferait par coupures dans la succession, ie une interprétation qui, dans les séquences finies et enchaînées de l’analysant, viendrait se situer dans, si je puis dire, un intervalle de succession. Ce 1er type d’interprétation se situe finalement entre un ensemble, celui des prédécesseurs, et un nom, puisque c’est par la supplémentation de cet ensemble par ce nom qu’on obtient un successeur. L’interprétation qui se situe dans un intervalle qui vient faire coupure dans une chaîne de successions mettrait un ensemble en suspens de son nom. Elle suspendrait le nom supplémentaire par quoi seul, en ajoutant ce qui précède, on obtient le pas qui succède. Le type d’interprétation liée à la succession consisterait finalement à placer un nom supplémentaire, le nom qui fait succession, dans un suspens, suspendant par là même le mécanisme de la succession. Ou encore : cette interprétation isolerait un signifiant – un nom – en le séparant de ce qui, s’il n’était pas séparé, ferait succession. Je proposerais d’appeler cette interprétation l’interprétation de type coupure. Encore une fois ce type d’interprétation interrompt la succession en isolant le nom supplémentaire, parce qu’elle se fait dans l’intervalle de la succession. Il y aurait une autre interprétation qui, elle serait soutenue par la ponctuation infinie. L’interprétation qu’on pourrait dire de type ω. Interprétation qui, elle, neutralise l’ensemble de la succession, puisque le point ω vient supplémenter la succession tout entière, et non pas un temps qui suspend un terme particulier de cette succession. Evidemment, si vous ponctuez ainsi, il se passe que les termes de la succession tout entière sont tous neutralisés par leur mise à distance égale de la ponctuation en question. C’est le trait que je relevais tout à l’heure : aucun des termes de la succession n’est particulièrement proche de ω : ils sont tous neutralisés. A supposer qu’une telle ponctuation soit possible, elle aurait comme efficace la neutralisation de la succession comme telle, alors que d’une certaine manière, la première interprétation l’interrompt. Si on se soutient de ce schème, nous dirons qu’il y a :

- une interprétation interruptrice par la mise en suspens d’un nom

- une interprétation neutralisante

L’interprétation interruptrice serait liée à la loi de succession finie. L’interprétation neutralisante serait liée à une ponctuation à la limite. Le caractère fini de l’analyse relèverait du 1er type d’interprétation, puisqu’en effet l’interprétation est proprement ce qui met en évidence le fini. Tandis que la virtuelle infinité de l’analyse se rattacherait à l’hypothèse d’une interprétation neutralisante, qui porte, non pas sur ce qui succède, mais sur la succession elle-même. Je pourrais éventuellement prendre le risque de dire, mais je m’exposerais immédiatement à quantité de controverses, que le 1er type d’interprétations, ie l’interprétation à laquelle, seule, on pourrait donner le nom d’algébrique, et qui se fait dans l’écart de la succession par mise en suspens de nom supplémentaire, me paraît organiquement liée à des opérations transférentielles. Pourquoi ? Parce que le nom suspendu se dépose nécessairement sur l’analyste, et que l’interruption se déjette, parce qu’elle est la mise en suspens d’un nom, sur cette déposition nominale. Je serais tenté de lier analyse finie, succession, coupure, transfert.

En revanche, l’interprétation du 2nd type, ie celle qui ponctue la succession tout entière, me paraît devoir nécessairement être rapportée à la sublimation. C’est ce rapport à la sublimation que je voudrais examiner plus particulièrement en reprenant la procédure de la fixation du point limite. Dans le schéma tout à fait élémentaire que je vous donne ici, la ponctuation au point limite vient, d’une certaine façon, faire nom pour la succession tout entière. Et, je vous l’ai indiqué tout à l’heure, de ce que ω fasse nom pour la succession tout entière résulte que lui ne succède pas, il ne succède qu’à la succession. Or, il y a un point qu’il faut bien considérer, c’est que si nous avons ici considéré le point ω comme terminal, ie comme une ponctuation neutralisante d’une séquence de successions, ω peut aussi bien être considéré comme point premier d’une réitération de la succession elle-même. Dès lors que la lettre ω est là, et qu’elle a été inscrite dans le signifiant de la limite, ça succède à partir d’elle. Vous constaterez donc que le point ω est un point pourvu d’ambivalence, au sens où à la gauche de ce point ambivalent, ça succède à la succession tout entière et qu’il n’y a pas de prédécesseur (aucun des termes de la succession n’est plus proche de ω qu’un autre quelconque). Mais par contre, à la droite de ω, nous sommes dans une figure qui est celle de l’existence d’un successeur suivi d’un autre successeur etc… ω a donc cette ambivalence qu’il a, d’un côté, rapport à la succession, mais que, de l’autre côté, il a rapport à ce qui succède, et à lui-même ça va succéder. Si on admet l’interprétation de type neutralisante, ie une interprétation qui neutralise la succession, il n’en reste pas moins que cette interprétation neutralisante fixe un point d’où ça succède, et elle va donc être elle-même reprise et captée dans un schéma de succession. Le problème est de savoir quelle est l’identité de cette 2ème succession, ie cette succession qui se fait à partir du nom neutralisant de la première succession, puisque ω est le nom donné terminalement à la séquence entière de la 1ère succession. C’est là que je propose de dire que ce 2ème espace de la succession est à proprement parler la sublimation du 1er. Je propose au moins de tester cette hypothèse. Nous aurions un schème de succession qui à la fois répète le premier, mais le répète dans une strate, une région, un espace autre que l’espace d’exercice de la première succession. Donc nous aurions là l’espace de succession en fonction de sublimation du 1er espace. Sublimation voulant dire 2 choses, comme toujours, ie :

- que d’un certain point de vue, c’est la même chose : ça succède de nouveau selon la même loi que précédemment, à savoir la supplémentation par le nom de la collection qui précède.

- mais que, d’un autre point de vue, c’est aussi autre chose : c’est autre chose, puisque ce n’est pas dans le même espace de succession que celui qui a été inauguralement fixé. De ce point de vue, on peut aussi dire que ω est à la fois un point limite et qu’en ce sens il touche à l’infini. Mais on peut aussi dire que, d’une certaine manière, ω est comme zéro. Je dis comme, pour indiquer précisément dans ce comme l’ambiguïté de la sublimation. Il est comme zéro, parce que ce qui caractérise zéro est d’être le premier terme, le terme suturant initial de la 1ère séquence de succession. Or ω est, effectivement, lui aussi, le premier point et le terme inaugural de la 2ème séquence de succession. On peut donc très bien dire qu’ω est au fond le zéro de la 2ème succession. On pourra donc dire qu’ω est à la fois l’infini, puisqu’il est au-delà de la succession, mais il est aussi en un certain sens comme zéro, ou un certain type de reconduction à zéro, ou de remise à zéro, puisqu’il va se trouver dans la fonction de premier terme de la succession. Nous retrouvons là, en réalité, la même ambivalence entre le Même et l’Autre qui caractérise la sublimation en général. Donc nous pouvons avancer l’hypothèse que ω est la sublimation du zéro, au sens précis où il est absolument autre, puisqu’il est dans l’au-delà de la succession initiée par zéro, mais qu’il est aussi absolument le même, puisqu’il est le premier point du second espace de succession. On pourra soutenir que ω est la sublimation du terme inaugural de la succession et que, pour cela même, étant sublimation de zéro, il ouvre un espace de sublimation générale par rapport à tout l’univers de la première succession. On pourra donc finalement, ce sera ma conclusion provisoire, mais il y aurait encore bcp de choses à dure sur cette question traitée ici de façon élémentaire, on pourrait renommer les 2 interprétations, dont je vous proposais la distinction, en disant :

- que l’interprétation coupure est une interprétation transférentielle dans l’identité de son espace de succession

- que l’interprétation de type ω est une interprétation sublimante, en entendant par sublimation qu’a été marqué le point qui sublime zéro, ie l’inauguration comme telle.

Le point qui évidemment reste en réserve ou en difficulté, c’est le suivant : le marquage d’ω, ie au fond le geste cantorien, est-il analytiquement praticable ? C’est tout le problème de analyse finie / infinie. Y a-t-il une figure attestable, à la limite une figure clinique, de ce que j’appelle, moi, ici, sublimation du zéro ? Sublimation du zéro étant proprement la marque événementielle de ω comme ce qui ouvre à une figure d’un espace sublimant en neutralisant la première succession. Car, voyez bien que le point capital, c’est que toute sublimation exige une neutralisation. Le fondement premier de la possibilité sublimante, c’est que la première loi de succession soit neutralisée, ie soit mise à distance neutre, égale du point supplémentaire que l’on marque. Ce n’est pas le cas tant qu’on est dans la première succession, ie dans les interprétations de type coupure, car vous avez toujours un prédécesseur et le prédécesseur conserve sa singularité de prédécesseur, donc les termes ne sont pas égalisés ou neutralisés dans cette interprétation. C’est pourquoi on n’a pas à proprement parler les conditions pour une sublimation, ie pour ce jeu très complexe de l’identité et de l’altérité, le même - mais ailleurs - qui est proprement le ressort de la sublimation. La sublimation exige donc que la succession soit neutralisée, ie que tous ces termes soient mis à même distance, laquelle distance est proprement infinie comme telle. Cette distance n’est neutre que parce qu’elle est infinie. La difficulté véritable serait donc la suivante : y a-t-il un geste interprétatif qui soit neutralisant ? Vous voyez que la coupure n’y suffit pas, parce qu’elle laisse subsister ce bord singulier qu’est le prédécesseur, il faudrait donc une interprétation qui porte sur la succession comme telle, et qui en neutralise d’un seul coup tous les termes par leur mise à distance égalitaire. Sous cette condition, la sublimation opérerait au sens où je la thématise ici. Mais peut-être la difficulté véritable est-elle, justement, dans la neutralisation dont, en un certain sens, la sublimation n’est qu’un effet. Une fois la succession neutralisée, vous ouvrez, en effet, une autre succession qui va être à la fois dans la même loi mais dans un autre lieu. Car c’est bien cela : il n’est pas question de changer de loi dans la succession, mais de le transférer dans un autre lieu qui en sublime l’exercice. La loi va rester, mais l’espace de son exercice va se trouver modifié par la sublimation du zéro. Ce pourquoi il faut une neutralisation. La difficulté est peut-être qu’il faille obtenir cette neutralisation par une distance qui au lieu d’être une distance ponctuelle est une distance globale : ω c’est bien cela, à savoir ce qui place d’un seul coup tous les termes dans une neutralisation globalisante. Nous entrerions dans une difficulté canonique en analyse (mais cette difficulté a ses répondants mathématiques dans lesquels je n’entrerais pas) qui serait le rapport du local et du global, dont on sait bien qu’en mathématique elle est par excellence la difficulté la plus tendue de la topologie. Dans ses problèmes les plus profonds, la topologie est dominée par la question de la commutation possible d’un problème local en un problème global et réciproquement. Profondément, je pense que si Lacan en est venu à la topologie, après une séquence où le logico-algébrique pur dominait, c’est qu’il a parfaitement senti que la question du destin de la cure impliquait non seulement des opérations locales, mais aussi des configurations globales, et que ceci affectait le régime d’interprétation. Je me demande donc si, en fin de compte, ce que nous traitons ici dans le registre du fini et de l’infini n’a pas été projeté par Lacan même dans l’opposition de ce qui est algébrique et de ce qui est topologique. Ou dans l’opposition de la chaîne signifiante d’un côté, et du ou des nœuds de l’autre ; si ce n’est pas cela le sol véritable intra-lacanien de ce que je viens de vous présenter très schématiquement comme l’ambivalence des interprétations selon qu’elles s’effectuent à la succession ou qu’elles s’effectuent à la limite. Mais on peut se demander si cette projection du fini / infini – ultime souci de Freud – dans algèbre / topologie, dans chaîne / nœuds, n’a pas méconnu la ressource ensembliste, ie la ressource en paradigmes ensemblistes quant à l’infini. Si elle n’a pas contourné ce point dans une opposition de laquelle j’étais parti, et somme toute assez rigide, entre l’usage algébrique de la lettre en analyse, et l’autre usage de la lettre confié à la théorie des ensembles. Cette hypothèse éclairerait peut-être que le signifiant infini soit si rare chez Lacan, et qu’il ait confié la résolution de la tension que je retraçais ou qu’il ait cherché la résolution de cette tension dans des modélisations topologiques, qui indiquaient, en effet, le souci ou le soin, la préoccupation de l’opposition et local et du global, mais sans qu’on puisse y trouver complètement le motif ou la raison de cette opposition.

 

MC Boons : pour poser une question à brûle-pourpoint face à ton exposé, au fond, difficile, serait de savoir plus précisément pourquoi ce que tu appelles une interprétation sublimante, ie où se marque un point qui va sublimer l’inauguration de la succession, pourquoi est-ce que ça ne pourrait pas se faire aussi dans le rapport transférentiel à l’analyste ?

 

Badiou : c’est peut-être une question trop techniquement analytique pour moi, qui ne suis pas analyste. Mais il me semble avoir été prudent. Je n’ai pas dit que rien ne pouvait rattacher cela à l’opération transférentielle. Il m’a semblé – mais j’ai dit que je m’exposais à la controverse – il me semble que si le point ω est marqué, cela doit coïncider avec le moment où l’analyste s’est déposé dans la figure du déchet, ie où le transfert est liquidé. Je ferais cette hypothèse. Mais je ne voulais pas entrer dans ces voltes, parce qu’elles sont terriblement complexes. Au fond, ma pensée c’est que le marquage d’ω est une seule et même chose que l’advenue de l’analyste lui-même en position d’objet, ie le moment où il tombe en déchet de ce qui a été sa propre part dans la succession comme telle. Il faut bien comprendre que pour marquer ω, il faut neutraliser la succession. Mais comment la succession peut-elle être neutralisée, sinon, d’une certaine façon, par la déchéance au regard de cette succession de l’analyste lui-même. Donc peut-être que ce qui fait apparaître et briller ω comme point d’où la sublimation s’enclenche, ou qui sublime zéro, n’est rien d’autre que le temps de déjection de l’analyste et donc de mise à mort de ce qui dans la 1ère succession soutenait encore les opérations du transfert. On pourrait dire peut-être qu’ω est aussi le nom ou le signifiant sous quoi il y a l’analyste comme objet. Mais je m’avance sur la pointe des pieds.

 

F. Balmès : je sais que tu n’utilises pas bcp l’objet a. mais j’aimerais savoir comment tu le situes dans cette affaire, parce qu’il n’est pas dans la chaîne.

 

Badiou : l’objet lui-même ?

 

Balmès : oui, l’objet en tant que tel.

 

Badiou : l’objet en tant que tel, je ne le situe pas du tout. D’une certaine façon, j’ai exposé la chose de part en part dans le symbolique. Evidemment, mais c’est ce qui, je puis dire, m’était demandé. C’était à ce titre que j’étais requis. J’étais là pour proposer proprement une forme et je me suis risqué de ci de là à dire comment on pouvait la chicaner du point de vue d’une disposition plus complète.

 

Balmès : je me demande si, d’une certaine façon, l’objet a n’a pas cette fonction de neutralisation de la chaîne. Je crois que ce n’est pas sans rapport avec ω, dans la mesure où l’objet a la soutient tout entière, sans être susceptible de jamais être dedans.

 

Badiou : c’est cela. Mais je pense que ce que tu dis là ne serait pas contradictoire avec ce que j’essayais de dire à l’instant même.

 

Balmès : je dis cela, parce que chez Lacan, c’est l’objet qui fonde l’idée d’une fin de la cure. D’une fin qui n’est peut-être pas sans rapport avec ce que tu proposes comme instruction de l’infini.

 

Badiou : oui, c’est un peu ce que j’essayais de bricoler, ce pourquoi l’objet a est entré en scène inéluctablement. Au fond, on pourrait dire que « fin de la cure », à supposer que ça puisse être ici un concept dans le modèle que je propose, désignerait le fait que l’objet, toujours latent quant à la neutralisation de la succession, ce que tu rappelles très justement, ie à la fois hors chaîne et la soutenant tout entière, l’objet reviendrait  à un marquage – pas à une symbolisation – mais à un point de marquage, à une trace de son éclipse, qui dans le procès de la cure ne peut être, à mon sens, que la déjection de l’analyste lui-même : il faut qu’il prenne sur lui cette dissipation ou cette éclipse, pour léguer à l’analysant quoi ? eh bien ω lui-même. Le pb est à ce moment là de savoir s’il y a un autre objet. Parce que si la succession recommence, sous quelle latence de conditionnement se reproduit-elle ? et je dois dire que ce point est pour moi un grand problème. Je comprends bien qu’en fin de cure on puisse admettre qu’il y a une figure de déjection de l’objet, y compris dans la figure de l’analyste même. Je peux tout à fait comprendre qu’il y ait une marque léguée de cette éclipse, qui serait le point ω. Je peux comprendre qu’à partir de là il y ait une relance de la succession, que j’appellerais l’espace de la sublimation. Ce qui est assez obscur, c’est qu’il ne peut y avoir un nouvel espace de succession que sous la loi latente d’un objet. Est-ce, si je puis dire, le même ? le même s’agissant de l’objet est très difficile à prononcer. D’où sortirait-il ? Or, je crois que analyse finie / analyse infinie signifie que si il y a fin de la cure, c’est que l’interrogation du sujet à l’objet se fait sous ω, ie carrément sous l’infini.

 

Balmès : ce que j’aurais du mal à mettre ou à faire passer dans ton schéma, c’est qu’en réalité l’interprétation coupure est toujours relative à l’objet.

 

Badiou : oui, mais elle est toujours relative à l’objet, parce qu’on peut toujours supposer que l’objet étant le principe de constance générale de la succession, toute césure intervallaire est à son lieu ou à son point.

 

Intervention : ce qui veut dire que tes 2 interprétations ne sont pas tellement 2.. ?

 

Badiou : alors, ça, je pense que c’est tout de même tordre, au nom de l’objet, un peu bcp le symbolique ! Parce que le fait est qu’on ne peut pas faire l’impasse sur la distinction entre succession et limite. Ce serait exiger du symbolique un pliage extrême sous la juridiction de l’identité de l’objet, puisque de toute façon c’est au point de l’objet. Mais il faut tenir les 2 choses. Mais le fait est qu’un point limite c’est très différent d’un point de succession. Mais j’ai laissé ouverte la question de savoir si quelque chose pouvait attester ou figurer la sublimation du zéro. Mais je propose ce point aux analystes comme un problème réel, qui est que dans cette affaire de la succession, il n’y a pas que ce qui succède, mais il y a aussi ce qui succède à la succession. Ce point là doit être traité d’une manière ou d’une autre, car le point ω ne succède pas au même sens.

Si vous voulez une analogie philosophique, c’est à mon avis le trébuché de Hegel. Dans Hegel, il y a l’idée que le savoir absolu est la recollection de la totalité des figures, et ce savoir absolu succède selon la loi de succession, dont il fait recollection. Il y a une loi unique chez Hegel, qui fait qu’on parvient au point limite à l’intérieur de la succession dialectique. Hegel a donné le schéma philosophique le plus fort de l’idée selon laquelle il y aurait bien un point ω, qui est le lieu où ça succède, mais le lieu où ça succède succède lui-même : il vient après ce qu’il y a avant. Mais le point ω ne vient pas après ce qu’il y a avant au sens hegelien.

 

Intervenant : c’est qu’Heidegger reprend dans l’analyse…

 

Badiou : tout à fait. Mais je pense que sur ce point, la psychanalyse est astreinte à ne pas hegelianiser quand même. Donc elle doit aussi tenir que le lieu où ça succède ne succède pas au même sens que ce qui succède, ie ω et n + 1, ou ω et s(n) ça n’est pas alignable, parce que effectivement ω neutralise tout ce qui précède sans possibilité qu’ω advienne comme un point en succession. Il faut qu’il advienne au regard de la succession tout entière.

Je suis absolument convaincu que cette question a à voir avec la question de la fin de l’analyse, sinon il n’y a aucune raison que tout ne soit pas interne à la succession et donc qu’il n’y ait pas de fin, que ce soit l’interminable. Peut-être est-ce l’interminable ?  Peut-être le concept de fin de cure est-il à abandonner ? Si vous voulez je pourrais résumer ma position en disant ceci. Je suis parti d’un texte de Lacan qui nous dit : la question de la fin de la cure c’est la question d’un désêtre quant au phallus, de façon à accepter le jeu de l’avoir ou de ne pas l’avoir : accepter de pouvoir l’avoir, ou le donner dès lors qu’on est instruit de ce qu’on ne l’est pas – la castration étant en cause de cette affaire. On pourrait dire que c’est proprement ce qu’accomplit ω. ω c’est ce qui recommence le zéro ou le Ǿ, mais qui le recommence dans des conditions telles que l’avoir ou le non avoir l’emporte sur la question de l’être pour la raison que ω, à la différence de 0, a quelque chose, il est dans l’être de l’avoir. La grande différence entre ω et 0, c’est que 0 n’a rien : 0 est dans la croix de l’être. On peut simplement dire que 0 est, puisqu’il ne se laisse qualifier par rien qu’il a. Donc l’inauguration par 0 est aussi une inauguration qui plie toute question à la question de l’être ou de ne pas être, car de 0 impérativement il faut qu’il soit, car en effet, 0 n’a rien, c’est le vide. Tandis qu’ω réinitie la fonction du 0 quant au fait que ça soutient la succession, mais dans un ordre propre où l’avoir a sa place, où on n’est pas dans la radicalité de la question de être ou ne pas être. ω, à la différence de 0, n’est pas vide. Non seulement il n’est pas vide, mais il est une littéralisation infinie. Le roc est donc qu’il faille bien repasser par là, mais autrement. Et, formellement, il me semble qu’ω indique bien ce point où l’on repasse par 0, mais dans une sorte d’assouplissement de la dialectique de l’être et de l’avoir, parce que 0 est absolument sous la loi de l’être, tandis qu’ω se laisse aussi investir sous la loi de l’avoir, tout simplement parce qu’ω a des éléments que n’a pas 0 ou Ǿ. Si toute la fin de la cure se joue dans être / non-être / avoir / non-avoir, le passage de 0 à ω est absolument qch qui est sous la barre ou sous la croix de la question de l’être, tandis qu’ω y est partiellement soustrait – à supposer qu’il advienne, là est tout le point, à la fin de la cure.

En ce sens, ω c’est la sublimation du 0. Sublimation : la même chose autrement, y repasser sous une moindre contrainte : moins sous la loi de l’être et plus sous l’acceptation de l’avoir. Donc je ne crois pas que ce qui est en jeu là soit contradictoire avec l’épreuve de la castration, bien au contraire. On pourrait dire que l’infini, c’est la remise en jeu du 0. Mais la remise en jeu du 0 exige l’infini. C’est cette connexion qui est essentielle.

 

Intervention : à la fin de la cure, n’y a-t-il pas un changement, une remise en jeu de sujet à l’infini, à la sublimation ? Je dis cela parce que la fin de l’analyse doit être posée par rapport à la castration

 

Badiou : cela c’est une question complexe, parce qu’un changement du sujet par rapport à l’infini n’est pas exigé dans ce qu’on a dit là. C’est plutôt l’infini qui commande que quelque chose du sujet par rapport à la castration est modifié. Mais ça ne signifie pas nécessairement que le sujet se comporte différemment par rapport à l’infini, parce que, malgré tout, au-delà de ω, il va être repris dans la succession. Ça continue à succéder. J’aimerais d’ailleurs, bien que ça soit un peu un jeu de mots, appelle ω un insuccès au sens de ce qui ne succède pas. De ce point de vue, la fin de la cure serait la possibilité de l’insuccès, l’insuccès d’où ensuite ça succède d’un autre point d’insuccès. Au fond, un point d’insuccès est toujours inaugural. Le 0 ou le vide ne succèdent pas. L’enjeu énoncé d’un point de vue très formel quant à la cure, mais après cela implique des complications extrêmes que François Balmès rappelait, à savoir les chicanes quant à l’objet a, mais on pourrait dire que l’enjeu de la cure aurait pour destination de repasser par un 2nd point d’insuccès de façon à ne plus être sous la loi du 1er insuccès. Il n’y a pas d’autre succès que de repasser par un point d’insuccès.

 

Intervention (Boons) : c’est ce que Freud formulait dans ses propres termes quand il disait qu’il fallait recorriger le refoulement originaire.

 

Badiou : oui, c’est absolument ça. Et il me semble que cette matrice du 0 et de l’infini donne de cela au moins une projection symbolique. On voit là ce que veut dire repasser par un point d’insuccès. Et on voit en quel sens c’est à la fois même et autre dans les catégories de l’être et de l’avoir. Je pense qu’on pourrait aussi le voir dans les catégories de l’objet, mais en travaillant bcp plus la question.

 

Boons : mais quelle est pour toi la différence entre les 2 successions ?

 

Badiou : on peut la dire de bien des façons. Mais une différence majeure entre la 2ème succession et la 1ère est qu’elle n’est pas de la même façon dans la croix de l’être. Je pense que c’est très important, car c’est pour cela qu’elle donne la liberté sublimante ou la liberté de la sublimation, au sens où le rapport à l’être entre l’avoir et l’être n’est pas le même que dans la 1ère succession. C’est toute la différence entre 0 et ω. Et si on rapporte la différence entre l’avoir et l’être au phallus, puisque c’est de la castration qu’il s’agit, cela introduit une différence capitale puisque dans le texte de Lacan, celui-ci désigne le névrosé comme celui qui est dans l’impasse de donner ou de recevoir – parce qu’il est sous la loi de l’être. Et donc ω délivrerait la pression de la loi de l’être, donnant du jeu au donner et au recevoir, à quoi la 2ème succession serait plus ouverte. Dans quel ordre propre ? C’est l’affaire de la singularité de chaque cure. Ou si vous voulez encore : omega est la trace du point où l’objet advient hors semblant. Mais il faut bien voir pourquoi il y a une fonction du semblant dans la 1ère séquence. Si on parle de semblant, on reprend les choses en partie du point de la vérité. Il y a semblant dans la 1ère succession parce que le lieu où ça succède est intrinsèquement méconnu. Il y a une méconnaissance essentielle dans la succession du lieu où ça succède. Par contre, ω va donner une marque du lieu où ça succède – tout aussi en méconnaissance et en semblant que la précédente – mais armée de qch [de mal dit] de la vérité de la 1ère, à savoir au moins de cette vérité que ce qui succède est tel que là où ça succède, ω ne succède pas, lui. Mais ω marque aussi la scène de la succession. Au sens où : ω, c’est là où ça succédait. Donc il y a un effet de scène.

 

Boons : mais est-ce que ça ne correspondrait pas aussi au moment de la passe où se produit un savoir de ce qu’a été le processus de la cure du postulant analyste..

 

Badiou : pour moi, la passe est une énigme obscure (ton dubitatif et un peu ironique).

 

Boons : où il est dit en savoir ce qu’a été la succession d’une certaine manière.

 

Badiou : oui, je pense qu’il n’y aura pas une élucidation de la passe sans une injection d’infini dans cette affaire. C’est que j’essaye de dire, pour autant que je dise qch du côté de l’analyse, c’est qu’il y a chez Lacan un évitement de l’infini sur ces questions, une projection de la difficulté a été projetée ailleurs, et peut-être une partie des pb effectifs sur la passe sont-ils liés à ce qu’il faut y supposer un point d’infinité. En outre, les chicanes de l’infini ensembliste, dont nous n’avons donné ici qu’un squelette élémentaire, continueraient à être instructives.

 

Boons : non, je voulais dire que le geste impliqué au court dans la passe c’est la même chose que Cantor qui dit aleph 0, ie qui nomme le oméga.

 

Badiou : mais tout le pb qui reste en suspens c’est de savoir s’il y a à un moment ou à un autre une clinique de cette nomination. Virtuellement oui, car on voit très bien qu’on peut donner le corps en pensée de la chose. Mais, moi, je ne peux pas me prononcer au-delà. Le fait est que le débat sur la fin de la cure comme le débat sur la passe sont 2 grands débats contemporains de la psychanalyse. Ils se poursuivent. Ce n’est pas un hasard que je sois présent ce soir parmi vous. Mais je ne suis pas analyste. J’ai essayé de vous donner en tant que philosophe un cadre formel pour vous aider à traiter cette question, pour vous ô combien délicate, de la fin de la cure.