Badiou : Dialogue avec Philippe Raynaud

(Sorbonne, 20 mai 2006)

 

Transcription par François Duvert

 

Sujet : un autre monde est-il possible ?.................................................................................................................. 1

1ère hypothèse........................................................................................................................................................ 2

2ème hypothèse....................................................................................................................................................... 2

3ème hypothèse....................................................................................................................................................... 3

1ère conséquence.................................................................................................................................................... 4

2ème conséquence................................................................................................................................................... 4

3ème conséquence................................................................................................................................................... 4

Conclusion............................................................................................................................................................... 5

 

Sujet : un autre monde est-il possible ?

Je voudrais commencer par une brève méditation sur le sujet : les politiques de la rupture, un autre monde est-il possible ? Quel est le lien entre les 2 énoncés, en vérité ? ça va être  réellement au cœur de la discussion. Car on ne peut pas rabattre immédiatement l'idée de rupture sur l'idée de nouveau monde. Et à tout le moins, si on le fait, il faut avoir préalablement précisé ce que vous entendez par monde. J'ai écrit un livre qui s'appelle Logiques des Mondes, je pourrais donc vous parler de ce que c'est qu'un monde très longtemps, et occuper ainsi tout l'espace, mais ce serait très technique, très intéressant mais un peu à côté du sujet tout de même. En vérité  je pense que sous rupture (philosophie de la rupture : un autre monde est-il possible ?) il faut entendre, si on veut être si on veut être clair - et il faut l'être -, le bilan en cours, ouvert, inachevé, de la séquence précédente des politiques d'émancipation. Ie il faut entendre en réalité le bilan entamé de l'entreprise révolutionnaire. Et on pourrait dire aussi : est-ce que aujourd'hui il existe soit des nouvelles philosophies de la rupture,  soit des nouvelles philosophies qui proposent, au point même où fonctionnait le mot de révolution, d'autre catégorie ou d'autres concepts. Rupture vient donc ici à la place de révolution, indiquant effectivement le caractère problématique, et / ou périmé du mot révolution. Le mot révolution est en réalité ambigu. Souvenons nous qu'après tout, il a été question de révolution nationale, pour désigner en réalité des mouvements d'extrême-droite. Le mot révolution n'a pas d'appartenance politique spécifiée, même si la tradition révolutionnaire, le mouvement révolutionnaire, désignent plus couramment une tradition de pensée ouverte par la révolution française et prolongée par les révolutions politiques.

Le mot rupture est lui aussi très ambigu à vrai dire. Comme vous le savez, c'est un mot clé de la politique de Sarkozy. On ne peut considérer par conséquent que le mot rupture soit approprié immédiatement de façon nécessaire par un camp politique déterminé. Rupture fonctionne aussi aujourd'hui comme une sorte de fonctionnement dramatique du mot réforme. Comme vous savez, ce mot réforme est un mot fétiche de la politique contemporaine puisque le mal de la France, comme l'a dit, le mal de la France est son intolérance aux réformes. Et donc Sarkozy, voyant cette intolérance aux réformes, propose des ruptures, ie des réformes dures. Donc le mot de rupture comme celui de révolution sont ambigus, et tout ce qui indique qu'on est dans le travail de pensée, et aussi d'action, d'un bilan général de ce que désigne la discontinuité politique. La discontinuité politique dans l'histoire et le remplacement en effet d'un univers à la fois pratique et un univers la pensée par un autre.

Nouvelle philosophie, d'un autre côté, s'inscrit dans la longue, dans la longue tradition des nouveautés. Comme vous le savez les choses sont presque toutes nouvelles, depuis à peu près la fin des années 70. ça a commencé par les nouveaux philosophies (il faut leur rendre ce caractère fondateur) et après on a eu, vous le savez, les nouvelles philosophies, les nouvelles radicalités, les nouvelles politiques, les nouvelles gauches, les nouveaux hommes, les nouvelles femmes, les nouveaux adolescents, les nouveaux tubes de dentifrice. Donc on a été dans une longue succession où le mot de nouveauté fonctionne lui aussi dans une incertitude totale. C'est cela que je tenterai d'éclairer tout à l'heure car sous le mot nouveauté se joue la désignation de 2 choses complètement différentes. On peut dire cependant, à la prendre comme symptôme, que cette succession de nouveautés, que cette mode de la nouveauté, désigne la conscience obscure et évasive d'une nouveauté effective qui serait elle insituable. Ie il y a un encerclement d'une nouveauté possible insituable par des nouveautés incertaines ou insignifiantes. Je comprends cela, dans le dispositif philosophique qui est le mien, en soulignant que en réalité la nouveauté est rare. La nouveauté est rare, la nouveauté véritable, la nouveauté de pensée, ce qui constitue un événement dans la structure de la pensée et de la philosophie, il y a tout lieu de considérer que c'est un phénomène rare. Et donc on pourrait aussi dire que la nouveauté fréquente est le masque ou la dissimulation de la nouveauté rare. Car si tout ce qui est nouveau tout ce qui l'est vraiment l'est dans le retrait et dans l'obscurité. Tout ceci converge cependant vers le point qui constitue un point d'accord potentiel avec l'interlocuteur du jour (il faut qu'il y en ait un pour qu'on soit dans le même monde) et qui est qu'il y a quand même le diagnostic d'une fin, où quelque chose ou s'achève ou est achevé. C'est la raison pour laquelle il importe de mettre un peu aveuglément le mot nouveau devant ce qui se passe. C'est une garantie au regard de l'opinion partagée que quelque chose en effet s'achève.

On peut donc entamer par notre propos par l'examen de ce diagnostic de fin. Il y a sans doute une fin, mais une fin de quoi ? Une fin de quoi, dans l'ordre propre de ce qui nous intéresse ici et qui est la question en fin de compte de ce que Philippe Raynaud appelle la radicalité politique. Fin de quoi ? Parce que, comme vous le savez, le mot fin est évidemment aussi à mon sens le mot nouveauté. Car une nouveauté met fin à ce qui le précède. Et donc au moment même où on avait les nouveaux philosophes il y avait aussi l'horizon de la fin de la philosophie ou la fin de la métaphysique. Le point est qu'à la fin, il s'agit d'examiner de quoi on propose la fin. Alors faisons une série d'hypothèses. Le cadre général de cette affaire est la fin des idéologies, ou la fin des utopies, ou la fin de la révolution. Alors de quoi y a-t-il fin ?

1ère hypothèse

fin d'une vision conflictuelle de l'espace politique, avec comme soutien à cette idée du conflit, une conception dialectique de la contradiction, une contradiction conçue précisément elle-même comme antagonique. Ce dont il y a fin, c'est de la dualité politique, de l'exercice effectif d'un 2 conflictuel permettant de distinguer des camps, des classes aux prises, des figures politiques, de sujets politiques dans le cadre d'une appréciation dialectique du devenir de la politique.

Il me semble que si on élargit trop cette hypothèse, elle est tout de même intenable. Ie on ne peut pas aujourd'hui mettre fin ou déclarer la fin de toute vision conflictuelle de la politique, parce que les antagonismes sont flagrants. Tout dépend naturellement de la thèse selon laquelle on les situe, mais il est évident que nous sommes dans une période de guerre, de violence, d'affrontement, à l'échelle internationale, et même si on la restreint juste, on voit bien qu'il y a des tours extrêmement conflictuels dans l'espace général de ce qu'il est convenu d'appeler la politique.

Donc je pense qu'on ne peut pas déclarer la fin de cette vision conflictuelle comme telle.

2ème hypothèse

serait-ce la fin de l'analyse marxiste ? Là on n'entrerait non pas, l'entrée ne serait pas celle des pratiques visibles ou empiriques, mais celle du cadre de l'analyse générale.

Je crois que cette hypothèse est une hypothèse faible. Car après tout si un modèle théorique est invalide, ça ne transforme pas nécessairement le champ général de la pensée et de l'action politique. Mais d'autre part c'est une hypothèse faible car c'est une hypothèse controuvée. En un certain sens, les hypothèses vectrices du marxisme ou de l'analyse marxiste sont plus valides aujourd'hui ou plus clairement valides qu'elles ne l'ont été du temps de leur formulation. Par exemple, l'idée directrice ou l'hypothèse fondamentale selon laquelle le destin du capitalisme, c'est l'édification d'un marché mondial, on peut dire que la réalité effective du marché mondial comme tel et de l'ensemble de ses effets, est infiniment plus visible et plus frappante aujourd'hui qu'elle ne l'a été au moment où Marx proposait cette thèse. De la même manière, les effets de concentration du capital, la logique générale du capital comme concentration est pleinement validée aujourd'hui, son internationalisation aussi, sur le fait qu'il excède l'horizon étatique (ce que Marx anticipait) et en définitive le fait qu'il a produit une polarisation générale. Polarisation générale entre une richesse concentrée et une pauvreté dispersive et massive, cette proposition est en réalité valide aujourd'hui, simplement si on la considère à une échelle plus vaste que celle des cadres nationaux dans lesquels on a l'habitude de la déployer.

3ème hypothèse

est-ce que serait la fin, autre entrée, de la politique des situations politiques planétaires en termes d'impérialisme et de question nationale ? Et donc sous la forme en définitive d'une orientation essentielle vers la guerre, où la fonction de la guerre est en effet l'analyseur  principal de la situation planétaire. Evidemment nous avons là-dessus des tensions diverses, puisque le caractère excessif de la mondialisation concentrée du capital par rapport au cadre national en réalité dépassé transforme naturellement le jeu interne des nations dans la question planétaire. Mais manifestement la question de l'existence de grandes puissances économiques, de leur rôle prédateur et agressif sur l'ensemble de la planète, de leur volonté de résoudre à leur propre profit l'ensemble des situations et des problèmes posés est une évidence aujourd'hui, et que contre cela subsiste de façon massive, même si en Europe le problème est un peu fatigué,  mais ailleurs subsistent de fortes tensions autour de la question nationale.

Donc je pense que le cadre général d'analyse en termes de rivalités et d'hégémonie, de préférence nationale, et le caractère en fin de compte toujours largement déterminant de la question de la puissance militaire, cela subsiste.

 

Donc je ne pense pas pour conclure qu'on puisse facilement trouver dans l'objectivité de la situation de quoi appuyer le diagnostic de fin sur lequel je déclarais moi-même être d'accord. Puisque ce n'est pas à proprement parler la dialectique du conflit, ce n'est pas les cadres généraux de l'analyse du capital, et ce n'est pas même l'importance rectrice de la question du rapport entre hégémonie et question nationale à travers les figures de l'affrontement et de la guerre.

 

Alors, pour ma part, je proposerai de dire que ce qui par contre me semble plus tenable comme hypothèse de définition et de déploiement politique, c'est l'hypothèse de l'existence objectivement prédéterminée d'un acteur historique privilégié de la politique. Voilà. En vérité, c'est autour du mot prolétariat ou classe révolutionnaire que se concentre à mon avis la difficulté et en vérité la péremption nécessaire des catégories conceptuelles. Ce qui veut dire que l'analyse objective, si vaste qu'elle soit, ne permet pas de prédéterminer dans le monde tel qu'il est l'existence d'un acteur historique privilégié, porteur de l'émancipation, au regard de sa constitution immanente propre. Alors c'est une définition formelle ou général de ce dont on déclarerait la fin. Mais il y a je crois à cela 3 conséquences essentielles, touchant directement à l'espace de la philosophie politique.

 

1ère conséquence

la fin de l'idée d'une transitivité simple entre le social et la politique, ie l'idée que en fin de compte la politique est le concentré du social, lui-même étant en fin de compte l'expressivité de l'économique. Ou la maxime léniniste selon laquelle la politique c'est le concentré de l'économie. Il y a en effet dans l'univers d'organisation de la socialité contemporaine ceci que si on n'est pas en mesure de dégager un acteur privilégié de l'émancipation, alors il n'y a pas de transitivité immédiate entre le social, y compris les mouvements sociaux, et la détermination d'une nouvelle politique d'émancipation ou de ce qu'on peut appeler politique de radicalité. Ça c'est la 1ère conséquence.

2ème conséquence

La 2ème conséquence, un tout petit peu plus générale, spéculative, c'est que c'est également la fin d'une circulation rationalisable entre l'objectif et le subjectif. On sait bien que cette circulation rationalisable se bâtissait dans la période antérieure autour du concept de classe ou de l'une de ses variantes. Le concept de classe avait en effet une double fonction. Il était d'une part interne de l'analyse objective, et il était d'autre part interne de l'analyse subjective. Il était à la fois une donnée de l'univers économico-social, en termes objectifs à partir des caractéristiques de la force de travail, mais d'autre part le support subjectif de la politique nouvelle et du volontarisme révolutionnaire. Ça je pense que nous n'avons pas non plus la possibilité de maintenir ce dispositif. C'est un dispositif hegelien élargi, dispositif de circulation qui fait que la pensée politique, portée en quelque par la catégorie de classe, circule entre l'objectif et le subjectif de façon relativement libre, ie peut se représenter l'univers politique comme étant partiellement une expression, ou une projection, une concentration des configurations de la société telle que l'analyse objective les déterminait.

3ème conséquence

En 3ème lieu, il s'agit de la fin - par voie de conséquence - d'une vision représentative de la politique, à savoir d'une vision qui détermine ultimement la forme d'organisation subjective de la politique comme représentation précisément des catégories qui circulent entre l'objectivité et la subjectivité. Au cœur de cela, naturellement, la notion de parti de classe. La notion de parti de classe et ses variantes (bis), qui concentrait l'idée que la politique c'est en fin de compte une représentation de l'objectivité elle-même telle qu'elle parvient à la conscience de soi, ie à la capacité organisatrice et subjective de son être. C'est donc la fin de l'époque des partis. Etant entendu que parti désigne quelque chose de plus large et de plus vaste que simplement les partis dans la tradition internationaliste ou bolchevique. Ça désigne la vision représentative telle que en fin de compte elle organise la politique à partir des question sociales objectives.

 

Donc je reconnaîtrai que le diagnostic de fin est validé sous ce triple aspect :

- la fin d'une transivité du social et du politique (ce qui veut aussi dire, j'y insiste, d'une transivité immédiate entre la figure des mouvements sociaux et les transformations de la politique : non qu'il n'y ait aucun rapport, mais ce rapport n'est pas d'expression ou de transitivité immédiate).

- la fin d'une circulation dialectique libre entre l'objectif et le subjectif, autour de la catégorie de classe et de ses dérivés

- la fin d'une vision représentative de la politique qui concentre finalement l'ensemble de ces déterminations dans la figure du parti de classe ou de ses dérivés.

 

Alors  la situation actuelle à mon sens, celle dans laquelle on tente de nous mettre, c'est celle d'un choix forcé. Le choix forcé consiste à dire que si tout cela est effectivement périmé, alors il n'y a que ce qu'il y a. Il y a, c'est en réalité l'articulation en effet éprouvée de l'économie de marché (prenons ce mot) et de la démocratie représentative, sous sa forme constitutionnelle étatique. Ie que subjectivement, j'y insiste, on est dans une figure dans laquelle l'ensemble des propagandes organisées pour nous convaincre que dès lors que cette fin est effective, que ce système des fins est validé, alors en réalisé la figure politique inéluctable se réalise dans la combinaison, elle-même variable, entre économie de marché et démocratie représentative, avec comme fétiche subjectif évidemment la démocratie. Parce que l'économie de marché est difficilement un fétiche subjectif. Elle est donc généralement présentée comme le support nécessaire ou le support obligé à la démocratie qui elle peut se prévaloir du statut de fétiche subjectif. Et donc dans cette figure que personnellement je propose d'appeler le capitalo-parlementarisme, pour ne pas faire apparaître indûment démocratie dans un cadre aussi contraint, aussi resserré, et bien dans cette figure la possibilité d'un autre monde, pour reprendre le titre, est préalablement normée par la reconnaissance de ce cadre comme seul validable. L'historicité de ce cadre est soustraite à toute question.  Ce cadre est normatif en même temps que réel et il contraint la subjectivité à s'inscrire à l'intérieur de sa norme, même quand il s'agit de déclarer qu'on veut aller finalement au-delà de cette norme. Donc ce qui l'intéresse philosophiquement c'est que cette figure n'est pas seulement une figure de proposition objective (du type : il y a une démocratie, c'est ça qui est bien, et finalement le prix à payer pour une démocratie véritable c'est aussi la liberté du commerce et la circulation des capitaux, etc… donc le capitalo-parlementarisme, ie la démocratie comme démocratie représentative et électorale. Donc cet ensemble, ce complexe). Ce qui m'intéresse, c'est que c'est une figure subjective. C'est une subjectivité politique, c'est un horizon du choix. Ça ne veut pas dire qu'il n'y a pas de choix. Il y a des choix, mais dans l'horizon général de cette configuration, qui oblige malgré tout à des circulations tout à fait singulières, comme on le voit très fréquemment, comme avec la circulation par exemple entre mouvement et dispositif électoral. L'issue d'un mouvement doit être déployée ou déplacée du côté de la configuration électorale. Aussi bien que quand on est dans le mouvement, on ne sait pas très bien si on travaille pour le mouvement ou si on travaille pour la prochaine élection, à la fin des fins. Et ainsi, l'inscription du mouvement lui-même se fait dans le cadre général comme subjectivité, parce que en réalité c'est l'horizon du choix.

Et enfin, techniquement, l'existence d'un horizon de choix, d'une prescription contraignante des choix à l'intérieur d'un cadre prédéterminé (dans mon jargon le transcendantal d'un monde), le choix forcé je dirais que c'est en vérité l'hypothèse selon laquelle le capitalo-parlementarisme serait le transcendantal obligé du monde social et politique aujourd'hui. Et que la figure du choix subjectif serait donc la figure de variante de l'inscription dans ce transcendantal. Ça ne veut pas dire qu'il n'y aurait rien, aucun jeu, aucun mouvement, mais il serait interne à cette figure transcendantale particulière qui est celle de l'économie de marché dans son articulation avec la démocratie représentative, sous l'emblème général de la démocratie comme bien inaliénable. C'est l'objet dans la configuration dont il est impossible de déclarer qu'on y renonce.

Conclusion

Je vais conclure brièvement. Tout le problème à mes yeux est de savoir si et comment on peut se soustraire à cette contrainte transcendantale. Donc le problème n'est en effet plus celui de l'inscription de la révolution comme horizon immanent de l'intérieur de lui-même (figures d'autres radicalisme). La catégorie de révolution fonctionnait comme catégorie à la fois subjective et objective, donc la possibilité de la révolution était inscrite dans l'analyse objective elle-même, et donc elle était un contre transcendantal. On avait la possibilité dans l'analyse initiale elle-même de trouver le support actif, l'agent subjectif de la politique révolutionnaire. Si vous n'avez plus ce point là, à supposer qu'en effet on ne l'ait plus, alors ça revient à dire qu'il n'y a pas de perspective de ce type, ie de perspective d'un autre monde dans le monde conçu comme transcendantal. L'hypothèse marxiste prise au ras de sa détermination c'était qu'il y avait dans le monde le mouvement révolutionnaire lui-même, ou sa possibilité : elle était dans le transcendantal du monde, tel que l'analysait Marx. Et je ne pense pas que ce soit le cas du transcendantal capitalo-parlementaire en bilan naturellement des expériences révolutionnaires qui se situent derrière, en bilan de la conjoncture etc… Et donc le pb ce que ce n'est pas de l'analyse objective du monde lui-même que nous pouvons trouver immédiatement de quoi soutenir la possibilité d'un autre monde. Le capitalo-parlementarisme se présente explicitement comme monde qui n'a pas d'autre monde. Il est le monde, le transcendantal effectif, et ne contient pas la virtualité d'un autre monde en tant que détermination immanente. Il ne peut que continuer le système de ses variantes et donc être dans le développement de sa polymorphie éventuelle, mais cette polymorphie est normée. Alors à partir de là il faut étudier comment dans des situations de cet ordre on peut avoir des ruptures. Le point fondamental est que toute rupture ne peut se présenter que comme une dysfonctionnement local, dans sa constitution 1ère. Il n'y a pas de catégorie générale comme celle de révolution qui permette de penser un bouleversement immanent du monde du point de vue de ses déterminations internes. C'est donc qch qui va se diffuser comme un dérèglement du transcendantal du monde à partir d'un point singulier, point singulier qui est lui-même imprévisible. Car s'il était prévisible, vous retombez dans l'hypothèse que c'est une loi interne au monde qui permet la prévisibilité de sa transformation. Par conséquent, l'hypothèse d'un politique de rupture que je propose est une hypothèse qui concerne une nouvelle pensée du rapport entre le local et le global. Nouvelle pensée que celle qui était justement supportée par les catégories de classe et de révolution. Car ces catégories de classes et de révolution, profondément articulées, étaient elles aussi des formes d'articulation du local et du global, mais où il y avait une prévalence du global. La classe était une opérateur de circulation entre l'objectif et le subjectif au niveau de l'ensemble, elle portait la possibilité de la révolution comme bouleversement général. Quand on n'a plus des catégories de cet ordre, on a des catégories qui reposent bcp plus sur le radicalisme d'un dysfonctionnement local, tel que il peut se communiquer transversalement selon les lignes de fuite de la situation à autre chose que lui-même, et par conséquent sans parvenir jamais à aucune totalisation, rendre finalement possible un déséquilibre transcendantal immanent tel que en effet l'horizon change, l'horizon de la possibilité change. Car la prescription du transcendantal capitalo-parlementaire est essentiellement de fixer un horizon invariable.

Ça me permet de revenir sur la question des nouveautés : il y a 2 types de nouveautés. Il y a la nouveauté interne au transcendantal en question, qui est une nouveauté permanente. Vous savez que nous sommes mis en alerte constamment sur le fait que le monde ne cesse de changer constamment à une vitesse dont nous sommes indignes. Nous n'arrivons pas à suivre la cadence, nous ne faisons pas les réformes nécessaires, nous sommes toujours en retard sur le cours du monde. Nous sommes archaïques. Il n'y a que quelques hommes d'affaire qui ne le sont pas. Cela car la nouveauté nous harcèle. Rien ne peut se présenter sous une autre enseigne que celle de la nouveauté. Tout est nouveau, toujours. C'est un changement, ça, remarquez. Il y a une époque où au contraire rien ne pouvait se présenter qui ne soit sous le signe de la tradition. Mais ces nouveauté incessantes sont en réalité dans la fixité de l'horizon : le capitalo-parlementarisme et son fétiche démocratique. Par contre les nouveautés réelles sont transcendantalement nouvelles. Donc la question transcendantale est celle du changement de l'horizon et donc d'un dysfonctionnement du transcendantal lui-même. Et ça, c'est un point local, une section locale. C'est pourquoi, conséquence empirique de l'analyse spéculative, il y a une seule question qui porte la possibilité d'une redétermination de l'horizon. Il n'est pas vrai que la politique se présente comme une surface générale (la politique d'émancipation dans sa possibilité), c'est pourquoi elle ne peut être programmatique aujourd'hui. Un programme c'est une illusion par soi-même : un programme est qch qui prétend qu'on peut traiter en masse la situation comme si le transcendantal n'était pas contraignant, mais ce n'est pas le cas. Il ne peut pas y avoir de programme révolutionnaire, il ne peut pas y avoir de programme politique. Ce qu'il y a, ce sont des questions, et en vérité une seule question en règle générale constitue le point de concentration local des partages tels qu'on peut en espérer le dérèglement du transcendantal. Pour moi, c'est aujourd'hui la question des étrangers sans papiers, question tout à fait local mais dont on peut démontrer que par elle ou en elle transitent les partages fondamentaux qui affectent le transcendantal capitalo-parlementaire lui-même. Question chinoise aussi, américaine. Question planétaire. Il y a une question telle que son traitement radical, la position qu'on prend face au propos telle qu'elle demeure irréductible face à tout consensus parlementaire, peut faire espérer un dérèglement. C'est la conclusion empirique. La conclusion un peu plus spéculative, c'est que finalement une théorie des rapports possible entre le local et le global, c'est une théorie du monde, ou du transcendantal du monde. Et de même que la période précédente était dominée par une théorie dialectique des sociétés, des totalités humaines, était dominée par une investigation des totalités humaines, il est certain qu'aujourd'hui la question est qu'est-ce qu'un monde ? qu'est-ce qu'un monde, précisément en tant qu'il est aussi la prescription d'un horizon des possibles.

 

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