L’étendard d’Occident

par Cécile Winter

(31 mai 2007)

 

« Occident », très passé de mode dans les années 60 où l’on voyait enfin s’étendre et se lever la foule mondiale, fut maintenu en ce temps-là comme nom d’un groupuscule fasciste dont tout l’effort était ce nom, peint en blanc sur les murs avec un cercle autour d’une croix.

 

« L’horreur occidentale », conférence de Philippe Lacoue-Labarthe prononcée en 96, publiée dans le dernier numéro de la revue Lignes, mai 2007 :

 

« Lorsque je dis : Au cœur des ténèbres est l’un des plus grands textes de la littérature occidentale, je pense, simultanément et indissociablement, à deux choses : à sa puissance mythique et à ce qui le constitue en évènement de pensée. […] Mythe veut dire ici… une parole (ni simplement discours, ni simplement récit) qui se propose d’elle-même, moyennant la procédure de quelque témoignage, comme porteuse de vérité. Une vérité invérifiable, antérieure à toute démonstration ou à tout protocole logique.. Elle est bien évidemment, pour Conrad, l’obscurité même : les ténèbres, l’horreur. Et c’est cette vérité, la vérité de l’Occident, qu’il cherche à attester de manière si complexe. […]

Depuis le chapitre des Essais de Montaigne consacré aux « Cannibales », une longue tradition de la littérature moderne.. s’interroge, par le biais de ce que fait l’Occident – aux « autres », sur ce qu’il est. Prise de vertige, au fond, (mais c’est un fond sans fond, un abîme), sur le pouvoir de destruction infini qui est le sien : sur sa propension à l’extermination…

Dès l’entame du récit.. il est clair, si l’on peut dire, que l’Occident se définit comme une gigantesque colonie. C’était, bien avant Rome, le cas des Grecs. Et que sous cette colonie, il y a l’horreur. Mais cette horreur est moins celle, de facto, de la sauvagerie que le pouvoir de fascination qu’elle exerce sur les « civilisés » qui reconnaissent là soudain le « vide » sur quoi repose – ou ne parvient jamais à reposer - leur volonté de conjurer l’horreur. C’est sa propre horreur que l’Occident cherche à faire disparaitre. D’où son œuvre de mort et de destruction, le mal qu’il provoque et étend jusqu’aux confins de la terre… L’Occident exporte son mal intime : il impose son extime. Telle est sa malédiction : et tel est l’accablement auquel il soumet la terre entière : douleur, tristesse, plainte interminable, deuil qu’aucun travail ne réduira jamais. [….] Le voyage de Marlow est un voyage initiatique. Son enjeu, tous les détails matériels le soulignent, est la révélation d’une technique de la mort – ce qui est après tout, si on laisse la formule à son équivoque (celle qui affecte le mot de « technique » comme celle qui résulte de la double valeur du génitif), la meilleure définition que l’on puisse donner de la volonté de puissance occidentale ».

 

Claude Lanzmann, « Discours au Mémorial » (« Les Temps Modernes n°635-636 novembre-décembre 2005- janvier 2006)

« Prendre la parole devant vous ce matin, en ce lieu sacré [c’est moi qui souligne], m’emplit d’émotion….La décision d’exposer dès le seuil, les noms de nos martyrs et du petit nombre de ceux qui survécurent est bien la marque de la piété véritable… indélébile numéro tatoué sur l’avant-bras pour les déportés d’Auschwitz,… je ne puis quant à moi l’apercevoir ou le deviner sur une peau blanche ou brune, d’homme ou de femme, sans être saisi d’une irrépressible envie d’y poser les lèvres, en gage de piété et de respect infini.. »

 

Mon cher Charles, quand tu t’es évadé avec tes camarades du train d’Auschwitz, tu ne pouvais pas savoir qu’ainsi tu échappais aussi à l’écœurant baiser Lanzmann. Ces Résistants savaient-ils bien ce qu’ils faisaient ? Dire qu’ils n’en voulaient pas des chambres à gaz ! Dire qu’ils ne voulaient pas de cette Shoah sacrée ! Dire qu’ils ne voulaient pas servir à consacrer l’ineffable figure de la victime ! Dire qu’ils voulaient sauver la simple vie de ces millions de gens, croyant que çà avait son importance, alors qu’il s’agissait de l’importance du nom ! Lanzmann même texte même page : « Car la Shoah fut une attaque radicale et sans précédent contre le nom juif ». Morts ou vifs pauvres gens, bof : par votre mort, finalement, vous servez mieux le nom. N’est-ce pas une consolation ? Quand il y allait de leur vie, à ces millions de gens sortis surtout des basses-cours de l’Europe orientale, on leur a fait savoir que l’Occident avait d’autres chats à fouetter. Roosevelt avait sa guerre à faire, il n’avait pas de moyens à détourner pour s’occuper de ces gens-là. Les Anglais leur ont dit qu’on verrait çà plus tard : après la guerre, on jugerait les coupables. La France elle, sous la houlette du maréchal Pétain, était en pleine reconstruction morale, elle retroussait ses manches, se mettait au travail pour se hausser enfin au vrai standard européen que représentait l’Allemagne : aussi avec ardeur s’occupait-elle de pourchasser et d’arrêter elle-même les juifs, d’abord les étrangers bien sûr, et de traquer et fusiller les Résistants (ou bien la guillotine, plus nationale, comme pour Marcel Langer dans la prison de Toulouse)

 

« Les représentants du mouvement clandestin juif en Pologne avaient demandé à Karski de transmettre à Londres la déclaration suivante : «… Nous avons un grief envers vous et nous ne le vous pardonnerons jamais : nous vous avons demandé des armes afin d’organiser une résistance qui du moins nous permettrait de mourir comme des hommes : en combattant. Nous nous sommes heurtés à un refus et nous n’avons rien obtenu.. » (in « L’insurrection du ghetto de Varsovie », collection Archives).

 

Des hommes ! Mais c’est quoi çà. ! Des hommes, peuchère, quand ils étaient des Juifs ! Quand ils allaient être élevés au magnifique rang de Victimes. J’ai fait remarquer, question nomination, qu’avant Lanzmann et ses amis c’est Hitler qui avait commencé, à dire qu’avant d’être des hommes c’était des Juifs, ce qui pour lui en faisait des sous-hommes, et il les trucidait en conséquence, sinon en suite de quoi ils n’auraient pu être élevés, victimisés en conséquence, y aurait pas eu de tatouage à embrasser, ils n’auraient pu être sacrés ! Marty a répondu, t’es nulle Winter, révise donc ton histoire, ce n’est pas Hitler qui a commencé vu qu’avant lui y a Abraham. J’en conviens, çà va loin : je ne me serais pas permis de les inscrire en filiation directe. Disons à tout le moins que n’est peut-être pas la même séquence. Et que je m’en tiens à la séquence en cours. C’est seulement ici, et maintenant, à partir des années 1970, que d’aucuns s’attelèrent à repeindre « Occident » plus substantiellement que le dit groupuscule, en se faisant les légataires perpétuels du massacre hitlérien, en monopolisant à cette fin l’usage du mot « juif ». Il leur fallait Hitler pour çà. Le Juif sacré par la Shoah comme paradigmatique Victime, l’étalon Victimaire, offre seul aux tenants du titre le droit et la supériorité morale a priori. Qu’est-ce qui aurait fondé sinon le très fameux droit d’ingérence cher à Kouchner ? S’autoriser de la grande œuvre coloniale ? On a beau dire que les nègres s’enesclavagisaient entre eux, c’est défensif, çà ne donne pas directement de quoi imposer nos façons, un coup par ci pour leur apprendre à faire des élections, un coup par là parce qu’ils n’ont pas choisi le bon candidat. Alors, inscrire sur l’étendard qu’on a su liquider notre paysannerie surnuméraire d’un coup d’un seul dans la guerre de 14 ? Ou orner l’étendard Occident du magnifique feu d’artifice d’Hiroshima ? Cher « Occident », traînant tous les crimes après soi. Foin de la culpabilité ! Maintenant grâce à la Shoah, une production intrinsèquement occidentale, l’Occident par son Juif est Victime et sait prendre, avec la vigueur nécessaire, le parti des victimes, mieux même, il est de la Victime le bras armé. Oui, la morale enfin triomphe, puisque Victime même est le nom du plus fort. Y a qu’à voir chez nous, le premier flic de France a su trouver son argument électoral final. « Je suis une victime. »  « Pourquoi, oui, pourquoi tant de haine ? », main sur le cœur, matraque au poing, y avait plus qu’à l’élire, Première Victime de France.

 

« Juif » est ainsi devenu, ici et maintenant, une arme brandie contre la multitude des noms imprononçables : c’était le titre de mon article. Juif a été promu comme Nom métonymique de l’Homme Occidental, qui, n’ayant plus les moyens de lancer ses catapultes sous le nom de « Blanc », peine quelquefois à se nommer – riche, démocrate, développé, bras armé de l’Humanité, gens du service des biens qui savent le Bien et le Mal, propriétaires des mots, etc.. ne faisant jamais que des épithètes. Maintenant, si on refuse de s’incliner, si on ne veut pas du legs d’Hitler, si on ne veut pas s’agenouiller devant le crime de masse sacré Shoah mais plutôt honorer ceux qui lui résistèrent… quoi ? Vous ne voulez pas de la production et de l’imposition publique et politique de notre Juif ? Donc vous êtes des antisémites ! (Marty bien sûr ne prononce pas le mot antisémite. Il s’en enveloppe seulement.) Ou pire, Cécile Winter, vous êtes de la négation ! Mais non, c’est bien plus grave que çà Marty. Il n’y a pas qu’affirmation ou négation, l’endroit l’envers. Tu as avancé pour me clouer le bec que toi et tes compères n’approuviez pas Hitler, mais que vous le retourniez. Et bien c’est justement ce dont il s’agissait Marty ! Il s’agissait de n’en pas vouloir ni à l’endroit ni à l’envers. De ne pas s’inscrire dans le même ordre. Homme de la différence, tu sembles ne pas saisir que, notre topos n’étant pas le même, notre système de choix diffère aussi. Nous différons bien plus que ce que ton système différentiel te permet de penser. C’est pourquoi l’idée même d’une querelle avec toi n’a pas le moindre sens. Nous ne validons pas le même monde.

 

À la semblance de la Première Victime de France, vous avez l’air de croire qu’il suffit de confisquer les mots en les retournant, d’imposer son verlan. À peine élue, notre Première Victime s’est occupée de la Résistance. C’est peut-être important après tout. Pour çà, elle a fait choix de Guy Moquet. Grâce à lui, les jeunes gens apprendront ce que c’est qu’un Résistant : c’est un enfant de dix-sept ans qui va mourir et dit adieu à son père et sa mère. Çà ne peut pas être autre chose. Sorti de là, c’est certainement du terrorisme.

 

Mais il n’y a pas que l’endroit et l’envers. Israël par exemple. Vous dites que vous l’aimez votre Israël, vous le défendez, tandis que nous voulons sa perte. Mais c’est quoi Israël ? C’est un État démocratique et exemplaire, dites- vous, base avancée de l’Occident, porteur de ses valeurs, menacé de toutes parts, luttant pour sa défense grâce à sa valeureuse armée Tsahal. Mais vous avez pensé aux gens qui vivent là-bas ? Vous avez enquêté ? Vous êtes sûr que c’est le seul Israël ? ll y a peut-être un pays que vous ne connaissez pas. Une terre même, palestino-israélienne, qui n’en peut plus d’être balafrée Les Hébreux et les Philistins, une vieille affaire, c’est avant l’Occident et ailleurs, n’est-ce pas monsieur le spécialiste ? Les voilà de nouveau là-bas n’est-ce pas ? Et s’il leur prenait l’idée de vous laisser tomber ? De vous tourner le dos, de vous envoyer bouler et de s’occuper eux-mêmes de leurs affaires ? Car vous vous leur proposez quoi aux gens là-bas ? De refonder mais à l’époque western, on liquide les Indiens, on bousille les aborigènes ? Et si votre western vu de là-bas n’était pas si affriolant que çà ?

Non, vous ne pouvez pas imaginer pareille horreur. La fondation israélienne est une prolongation occidentale, et elle le restera. D’ailleurs vous les tenez bien en laisse. La deuxième ligne est là. S’ils s’avisaient de faire n’importe quoi, ces gens là-bas, ils seraient vite rappelés à l’ordre.

 

Bon, voyons un peu votre fameux dispositif occidental. Faut s’assurer que tout est bien en ordre. En première ligne, Israël, avec sa valeureuse armée Tsahal. En deuxième ligne, l’armée américaine. Ce n’est pas rien, elle a quelques ennuis mais elle peut mettre le paquet. En troisième ligne, deux excellentes nouvelles recrues, Sarkozy et Kouchner. Pas forcément les meilleures des recrues godillot, bien que Sarkozy ait des mollets, mais un apport original français : notre quatrième ligne, hommes du vocabulaire, porte-drapeaux de l’étendard Occident. Voyez Glücksman, inlassable Professeur Tournesol, justement son pendule oscille fort, il vient de trouver un beau petit génocide, carrément islamo-communiste, c’est à ne pas rater, ohé l’ami Kouchner, tu viens vite t’ingérer ? Et notre Finkielkraut, toujours enveloppé de sa shoah à lui, il ose payer de sa personne, voilà qu’il offre sa poitrine aux spots télévisés, c’est quelque chose de se sacrifier pour apprendre la honte aux gamins des banlieues. Pendant ce temps bien sûr Lanzmann est aux grandes orgues, c’est l’instant de l’agenouillement devant un tatouage nazi. Oh, et le sombre Milner, un peu en retrait, il veille : victime un jour, victime toujours. Si vous vous rebellez vous serez tous négationnés. Au cinquième rang voilà Marty.. Eh mais dites donc, vous faites quoi là, les petits gars de Tsahal ? Je lis dans « Le Monde » que 40 % des Palestiniens mâles ont déjà tâté de la prison israélienne. Et les 60 % qui restent alors ? Vous en faites quoi ? Faut vous bouger. Pensez un peu qu’il y a Marty au cinquième rang. Ce n’est pas un philosophe Marty çà non. Ce n’est pas un Résistant non plus qu’un fils de Résistant. Çà ne risque pas. Jamais, il vous l’a dit, toujours dans le courant et toujours du côté du manche. Marty, vous voyez bien quand même, le petit indic. Là, le ladislas dénonciateur, mais attention il ne fait pas partie de la police, il est de la morale, il police la morale. Pensez-y à Marty. Mais ceci dit, pour aujourd’hui c’est bon, on vous laissera une permission. Car un colloque s’est réuni pour entourer Marty. Il a le renfort de quelques représentants de la culture occidentale. Et demain, on aura un nouveau colloque. Çà sera pour la circoncision des Africains. C’est une nouvelle campagne de l’Occident, c’est pour les protéger des maladies qu’ils se transmettent je ne vous dis pas comment, la science vient de montrer que c’est le meilleur moyen. Quoi, vous ne seriez pas d’accord ? On l’a bien dit depuis le début que vous êtes des antisémites ! Refuser la circoncision ! Alors qu’un sage de la télé a dit qu’en fait la meilleure chose serait encore de leur couper la quéquette. Vas-y Marty, vite au boulot, trempe ton stylo dans tes crachats.

 

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