Le Nouvel Observateur - 2220 - 24/05/2007
A propos du pamphlet d'Eric Marty
Tempête sur Badiou
Dans « Une querelle avec Alain Badiou,
philosophe », Eric Marty accuse le penseur d'extrême-gauche de complaisances
antisémites
Rien à voir avec ladite affaire Renaud
Camus et autres remugles qui viennent régulièrement empoisonner le discours
médiatique. Rien à voir, et pas seulement en raison du prestige de la
cible : Alain Badiou, le dernier maître-penseur issu d'Althusser et de
Lacan. L'auteur de classiques comme « l'Etre et l'Evénement » commentés dans le
monde entier. L'ultime endeuillé des aspirations révolutionnaristes du XX e
siècle qui n'en finit pas de titiller la bonne conscience repentante de ses
anciens camarades maoïstes d'Ulm. Rien à voir car, en tentant aujourd'hui de
marquer celui-ci au fer rouge de l'antisémitisme - injure disqualifiante s'il
en est -, le livre d'Eric Marty révèle, assez malgré lui, les fractures et
non-dits fondamentaux qui structurent aujourd'hui tout le champ intellectuel
français. Au générique de cette petite expédition punitive, Eric Marty donc. Un
disciple de Barthes, salué en 2003 pour un libelle sur les affinités
palestiniennes de Genet, et qui semble s'être depuis assigné la mission de
débusquer un antisémite inavoué chez tout ce qui reste de penseurs à la gauche
radicale, de l'Italien Giorgio Agamben à Etienne Balibar, accusé d'avoir «
toujours été dans le camp des assassins » ( sic ). A l'arrière-plan surtout,
nombre de puissances. Claude Lanzmann, dont la revue « les Temps modernes »
publiera les premières pièces de la polémique fin 2005, et Philippe Sollers,
qui accueille aujourd'hui l' « opération Marty » chez Gallimard. Ou encore le
linguiste lacanien Jean-Claude Milner, autre ex-mao devenu, avec « les
Penchants criminels de l'Europe démocratique », l'éminence crépusculaire
de toute une intelligentsia tendant à se persuader qu'une solution finale se
prépare à nouveau sur le Vieux Continent, sous le masque du progressisme cette
fois. Milner, « ami de trente ans » d'Alain Badiou, qui n'hésitera
pas à faire circuler un samizdat accusant celui-ci de révisionnisme suite à la
parution de « l'Ethique », intense explication avec l'idéologie des droits de
l'homme parue en 1993. Badiou y pointait les dangers de la notion de « Mal
radical », notamment lorsqu'elle s'applique à la destruction des juifs
d'Europe. « Un crime d'Etat atroce », « un Mal que rien ne
relève » et dont la singularité est irréductible, écrivait-il. Mais aussi
l'aboutissement d'un processus politique qu'on ne saurait réduire à de l'
« impensable » sans s'exposer à ce qu'il fasse retour.
« Contrairement à ce qui se dit souvent, l'interdiction d'une répétition
vient de la pensée , non de la mémoire », réaffirmait Badiou dans « le
Siècle » en 2005. Rien à voir donc entre ces interrogations légitimes et
les mystifications des « Eichmann de papier » vis-à-vis desquels
Badiou a toujours eu des mots aussi durs que définitifs. Rien à voir, non, sauf
pour un lecteur pressé... - pressé d'en finir avec « l'adversaire »,
avec un penseur refusant de tenir la longue rumination des crimes du XX e
siècle pour l'arrêt de mort de toute politique d'émancipation à venir. Le genre
de lecteurs qui croiront l'hallali enfin proche à la lecture de
« Circonstances, 3. Portées du mot “ juif ” » ( Ed. Léo Scheer, coll.
« Lignes »), le livre qui allumera la mèche fin 2005. Un recueil de
textes philosophiques, romanesques et politiques, datant pour certains des
années 1980. Qu'importe, pour Marty et ses soutiens, Badiou aurait enfin avoué
son noir dessein tandis que les émeutes embrasaient les banlieues :
criminaliser non pas seulement la politique d'Israël mais le mot
« juif » lui-même. Ainsi se verra-t-il assimilé ici à l'Iranien
Ahmadinejad, et successivement traité de tartuffe, de « philosophe
scélérat », de pervers et, horreur des horreurs, semble-t-il, de
« fils d'instituteur francmaçon » . Pour Claude Lanzmann, le mince
recueil de Badiou n'aurait même qu'un seul dessein : mettre sur orbite la prose
de Cécile Winter, médecin hospitalier qui signe l'annexe du livre. Un texte il
est vrai assez inutilement provocateur à l'égard du réalisateur de
« Shoah ». Rien qui soit de nature cependant à justifier un tel
déchaînement de violence à la lecture de « Circonstances, 3 ». Un
parti pris certes très contestable de Badiou en faveur de la fondation d'une
Palestine binationale. Mais aussi une ferme condamnation du zèle mis par
certains militants gauchistes à nier l'émergence d'un nouvel antisémitisme,
articulé sur les conflits au Proche-Orient et la présence en France de fortes
minorités musulmanes. Un appel à ne pas exonérer de ses responsabilités la
politique israélienne par la convocation du souvenir de la Shoah. Mais
aucunement cette exhortation insensée à « oublier l'extermination »
que ses détracteurs lui prêtent calomnieusement. S'il fallait trouver une
explication à la dispute Badiou, elle tiendrait avant tout au destin spécifique
de la pensée française, où deux forces inégales s'affrontent désormais sans
merci. L'une envisage le « nom juif » comme l'étendard de la
résistance à un processus acharné à extirper identités et racines nationales, à
oublier « l'Origine » et ce faisant à détruire tout ce qui humanise.
Avec « le Juif de savoir », publié en octobre dernier, Milner en
offrait la version la plus brillamment sophistiquée. Le récent ralliement
d'autres vétérans de la Gauche prolétarienne à une droite redevenue fièrement
nationale en livre, lui, la version passablement cocasse. L'autre courant,
pleinement incarné par Badiou, fait au contraire du peuple juif, « venu de
l'antique , de la Bible et de l'exil », le porteur privilégié d'une
injonction universelle, le site héréditaire de vérités émancipatrices adressées
à tous. Se réclamant de saint Paul, mais encore de Spinoza, Marx ou Freud -
« la liste de Badiou », se risque Marty -, Badiou fait du « nom
juif » le principe toujours actualisable d'un refus du sang et du sol,
d'un rejet selon lui salutaire de toute assignation communautaire.
Irréconciliables conceptions, on le voit, dont la seconde est qui plus est
couramment dissuadée par de semblables campagnes. Le genre d'intimidations
auxquelles Slavoj Zizek ne cède pas, lui qui signait fin mars dans
« Libération » une énergique défense de Badiou contre ses
assaillants, pour la plupart affiliés à la Nouvelle Philosophie de la fin des
années 1970. Un exercice sophistique abusivement paré des mérites bien réels de
l'antitotalitarisme, énonçait le philosophe slovène à la suite de Deleuze .
L'amorce d'une véritable révolution conservatrice dont les fruits politiques
viennent tout juste d'être cueillis, prolonge de son côté Badiou. « La
bourgeoisie a une longue mémoire ... Quelques années après le Front populaire,
elle donnait les pleins pouvoirs à Pétain . Quarante ans après Mai-68 , elle acclame
enfin son petit “ liquidateur ” », s'amusait-il peu après la
présidentielle. « J'ai publié “ Circonstances, 3 ” car j'étais consterné
de voir le mot “ juif ” mêlé par des intellectuels au soutien qu'une large
partie de l'opinion accorde désormais à des politiques fondées sur un
nationalisme étriqué , une religion sans dieu, voire un racialisme... »
Après avoir hésité à assigner en justice les Editions Gallimard, le philosophe
a finalement décidé de tourner le dos à cette pénible querelle.
« Une querelle avec Alain Badiou,
philosophe », par Eric Marty, Gallimard, 192 p ., 16 euros.
Eric Marty est professeur de littérature
contemporaine à l’université de Paris-VII. Il est notamment l’auteur de
« Bref Séjour à Jérusalem » et « Roland
Barthes, le métier d’écrire ».
Aude Lancelin