Libération, jeudi 17 mai 2007

 

La traversée des différences

Antisionisme et antisémitisme, universalisme et singularité juive. Les arguments d'Eric Marty dans la «Querelle» qui l'oppose au philosophe Alain Badiou.

Par Eric AESCHIMANN

Eric Marty Une querelle avec Alain Badiou, philosophe (Gallimard «L'Infini», 184 pp, 16 €.)

 

Microscopique ou stratosphérique ? En réunissant dans un seul volume plusieurs articles publiés dans les Temps modernes , Eric Marty choisit de donner de la visibilité à un débat déconcertant, où s'affronte depuis plusieurs années, souvent sur un ton de revanche, une poignée de penseurs parisiens ; mais un débat qui ne manque pas d'allure, de profondeur, et donne même un certain sentiment de vertige, puisqu'au final, ce qui s'y joue est la définition de l'universel, en général, et de son articulation avec la spécificité juive, en particulier – rien de moins.

 

Sa cible est Alain Badiou, philosophe maoïste, engagé dans la construction d'un vaste système centré sur la question de «l'être». En 1997, dans Saint Paul, l'inventeur de l'universalisme , Badiou s'était attaché à lire dans la sentence de l'apôtre Paul selon laquelle «il n'y a ni Juif ni Grec» dans la foi en Jésus-Christ, l'anticipation de l'universalisme qui serait au coeur du projet communiste : un monde libéré des origines et des différences. En 2005, il a repris ce thème avec Circonstances 3, portées du mot «Juif» . Au nom de l'universalisme de Paul, il dénonce la «sacralisation nominale» du mot «Juif» dans le débat contemporain. Plus précisément, à propos de la situation au Proche-Orient, il appelle à «la création d'une Palestine laïque et démocratique» , un pays où, «à l'école de saint Paul» , il n'y aurait «ni Arabe, ni Juif», un Etat «à la fois complètement israélien et complètement palestinien».

C'est d'abord à cette critique du sionisme qu'entend répondre Eric Marty, spécialiste de Barthes, engagé dans la défense d'Israël depuis son Bref Séjour à Jérusalem . Une querelle... applique à Badiou la thèse désormais connue qui veut que toute forme d'antisionisme serait sinon un antisémitisme avéré, du moins une complaisance inacceptable envers l'antisémitisme. Mais la démonstration est souvent forcée. Marty a raison de s'indigner quand Badiou évoque un «génocide palestinien» à venir ; mais, quand il s'en prend à la formule «il faudra oublier l'Holocauste» , il fait mine de ne pas voir que Badiou, dans Circonstances 3, ne l'utilise que dans une fin : «Si l'on veut résoudre le problème de la guerre infinie au Proche-Orient, il faudra arriver [...] à oublier l'Holocauste», écrit-il exactement, avant d'ajouter que, pour le reste, «c'est bien évidemment une nécessité, non seulement pour les Juifs, mais pour l'humanité tout entière, de ne pas oublier la destruction des Juifs d'Europe». Au reste, Circonstances 3 comporte une vive critique de l'antisémitisme de certains propalestiniens. Plus prometteuse est la mise à jour par Marty d'une possible faille de la pensée badiousienne. En se focalisant sur le «ni Juif ni Grec», Badiou méconnaîtrait que c'est dans le tissu des différences que peut jaillir la possibilité de l'égalité, c'est-à-dire l'universel. «Il n'est pas d'égalité sans structure relationnelle et il n'est pas de structure relationnelle sans différence», écrit Marty. Au contraire, Badiou plaide pour une «indifférence aux différences» (formule qu'il emprunte à Mao) qu'il s'agirait de «traverser» pour accéder à l'universel, ce qui donne parfois au lecteur le sentiment d'une pensée valable pour un homme abstrait, mais inapplicable pour l'homme réel. Quant au cas particulier du nom «Juif», Marty convainc lorsqu'il rappelle que celui-ci est porteur d'un projet universel depuis Abraham et qu'il n'est guère raisonnable, dès lors, de ne pas lui accorder, sur cette question précise de l'universel, une spécificité par rapport aux autres noms.

Ceci posé, la suite du raisonnement de Marty aurait pu être alors de se demander comment inventer un universel qui ne soit ni religieux ni communiste ; en somme de s'interroger sur l' «universel difficile» appelé de ses voeux par Jean-Claude Milner dans le Juif de savoir – pour Milner, l'universel de Badiou est un «universel facile» . Mais l'on sent bien qu'une telle interrogation, qui ne pourrait être que politique, n'entre pas dans les préoccupations de Marty. Celui-ci préfère s'en tenir à la défense d'un universalisme juif dont on n'arrive pas à percevoir si, dans son esprit, il est religieux ou non. En guise de contre-attaque, Marty dénonce les éloges du maoïsme dont Badiou entrelarde ses développements philosophiques. Sur ce point précis, ses coups sont efficaces. Mais c'est camp contre camp. On espérait la controverse, on a la querelle. Dommage.

JB

 

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