Révolution culturelle : recouvrement, découvrement

 

(1-2 octobre 2018, Journées sur L’Immanence des vérités, Théâtre La Commune d’Aubervilliers)

 

- Alessandro Russo -

 

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1.

Je propose ici quelques notes sur la Révolution culturelle à partir du dernier chapitre de L'immanence des vérités. Que ce travail grandiose se termine par un Chapitre sur "Politique finie et infinie" et par une Suite sur la Révolution culturelle, éclaire pleinement sa "condition politique". Il serait certainement exagéré de dire que le chemin philosophique d’Alain Badiou est un immense détour pour atteindre ce dernier chapitre ; mais il y a sans doute une énergie spéciale qui le pousse à chercher dans le "communisme mental des mathématiciens", comme il l'appelle, l'horizon indispensable pour créer de nouvelles conditions de pensée capables de traiter l'énigme de la Révolution culturelle. Je partage pleinement avec lui l'urgence d'un "découvrement" du dernier grand événement communiste du XIX siècle. C’est le fondement de notre amitié : comment trouver une piste pour défaire le "recouvrement" ou, comme le dit depuis quatre décennies la formule officielle de l’État-parti en Chine, la "négation intégrale" de la politique maoïste.

Je prendrai donc, de L'immanence des vérités, ces deux concepts fondamentaux de "recouvrement" et de "découvrement" pour repenser l'énigme de la Révolution Culturelle. Ce n'est pas tant la défaite qui est en cause, car finalement, Mao avait lui-même prévu depuis longtemps une défaite au niveau du pouvoir étatique, ce qui nous oblige également à repenser la valeur des concepts de victoire et de défaite dans la politique égalitaire. Le point obscur de la Révolution Culturelle réside dans son recouvrement particulier.

Un bref rappel de la périodisation. La décennie révolutionnaire peut être divisée en deux grandes périodes, les deux premières années de 1966-1968, c’est-à-dire les années ultra-rouges du grand activisme politique de masse, suivies de la longue "coda" qui dure jusqu’en 1976. Dans le langage classique de l'époque révolutionnaire, cette seconde période peut être dite celle de la lutte entre restauration et contre-restauration. Je propose de la considérer plutôt comme une lutte entre recouvrement et découvrement.

Ces deux pôles conceptuels sont longuement examinés dans L'immanence des vérités. Je vais essayer de montrer que la Révolution Culturelle a longtemps été tiraillée entre une opération particulière de "recouvrement", à savoir la "neutralisation de tout le rétablissement d'une potentialité infinie" d'invention politique, à travers sa réécriture "dans les paramètres déjà connus" (IdV, pp. 223, 237) ; et les efforts des maoïstes pour organiser une participation de masse au "découvrement", c'est-à-dire à la recherche du "point par où défaire les recouvrements au profit du générique "(IdV, 266). Nous verrons cependant que cette polarisation n'est en aucun cas représentative d'un conflit entre deux fronts clairement établis, encore moins d'une "lutte de classe". Il s’agissait plutôt d’un face à face très complexe entre les inventions politiques et les paramètres qui les définissaient dans le cadre des connaissances politiques révolutionnaires de l’époque – ce que Badiou appelle le "langage de la situation".

2.

Pour soutenir cette perspective, nous devons aborder ce qui constitue l'énigme principale de la phase de masse de la Révolution Culturelle : le passage soudain d'une politique infinie à une politique finie. Cela n’est pas une affaire de quantité, c’est vrai, mais il existe un aspect quantitatif du phénomène qui reflète l’essence de ce passage : les dizaines de milliers d’organisations politiques indépendantes mises en place, sans aucune orientation préétablie, au cours du second semestre de 1966, se sont transformées, par un processus qui se produit en l'espace de quelques mois, en deux factions et seulement deux.

Cela se produit partout en Chine, avec une exception cependant, que je discuterai ci-dessous. Dans presque toutes les universités, usines, écoles, administrations publiques, hôpitaux, bref, dans tous les endroits investis par cette pluralisation illimitée, les dizaines de milliers d'organisations convergent en deux factions, ou deux groupes de factions, qui se combattent de manière parfois brutale et sans exclure les coups, jusqu’à ce qu’elles soient détruites politiquement.

En fait, ces deux factions ne sont pas une véritable figure du Deux. C'est au contraire le retour de l'Un, car chacune des deux factions a pour objectif d'annihiler la faction adverse. C'est un Deux qui veut à tout prix revenir à l'Un. Chacune des factions se considère comme le noyau de la régénération de l'État-parti et a pour programme politique central la "prise de pouvoir" dans une situation particulière - programme entravé par l'existence d'une faction opposée, qui a le même programme et doit donc être annihilée.

Je ne peux pas discuter ce point trop profondément, dans la mesure où le phénomène n’a jamais été suffisamment étudié. Réduite à l’essentiel, la question est la suivante : Comment passe-t-on d’une myriade d’organisations – pendant de nombreux mois, chacun peut former sa propre organisation politique – à deux factions qui veulent partout se détruire réciproquement ? Qu'est-ce qui ramène cette pluralité indéterminée sous la loi de l'Un ? Ou encore, comment l'infini de cette situation est-il recouvert par la finitude ?

La piste que je propose pour examiner ce passage met l’accent sur ce qui a été le moment d’invention politique le plus haut de la Révolution culturelle, la Tempête de Janvier 1967 à Shanghai. Il faudra entrer dans les détails, un peu comme lorsque Badiou nous convainc que nous devons patiemment suivre les étapes de la démonstration de certains axiomes mathématiques. Ici, les principaux détails concernent la transition qui conduit de la Tempête de Janvier à la Commune de Shanghai, puis au Comité Révolutionnaire.

3.

Tout d’abord, quelle est la nouveauté fondamentale de la Tempête de Janvier à Shanghai ? C'est certainement la création, à partir de l'automne 1966, d'organisations politiques ouvrières indépendantes du parti-État. Une nouveauté absolue, inconcevable en tant que telle dans le cadre de la culture politique marxiste-léniniste, dans "l'encyclopédie de la situation", comme le dit un autre concept clé de l’ontologie de Badiou. En fait, dans l'horizon organisationnel et idéologique de l'État socialiste, et en général tout au long du communisme du XXe siècle, l’existence d’ouvriers organisés politiquement en dehors du parti communiste était impensable. Avec la complication que, à Shanghai, ces ouvriers n'étaient pas du tout des ouvriers anticommunistes.  C’étaient des ouvriers qui se déclaraient révolutionnaires, communistes et rebelles, mais s'organisaient à distance du parti et souvent avec une attitude ouvertement polémique envers ses dirigeants.

L'existence de dizaines de groupes ouvriers indépendants à Shanghai place le Comité du parti dans une impasse radicale. Début janvier, ses décisions sont ouvertement contestées et critiquées, ce qui entraîne une paralysie de l'État-parti à Shanghai. Cette paralysie est le principal effet de la Tempête de Janvier. Il convient de noter qu’il ne s’est produit rien de pareil à la prise du Palais d’hiver. Ce n’est pas essentiellement une insurrection, mais une fracture subjective dans les rapports qu’entretiennent le concept de "classe ouvrière" et celui de "parti communiste". C'est cette fracture qui cause la crise institutionnelle.

D'autre part, les organisations ouvrières indépendantes font preuve de grandes capacités politiques, notamment la plus grande d'entre elles, le Quartier Général des Ouvriers Révolutionnaires Rebelles, créé depuis novembre. Son attitude est très précise et subtile, elle distingue l'antagonisme – à ce moment-là avec les autorités du parti-État – du non-antagonisme – celui avec une autre organisation ouvrière formée en même temps, laquelle au contraire soutient les autorités du parti.

Les Révolutionnaires Rebelles critiquent sans réserve les décisions du Comité du Parti de Shanghai, qui avait à son tour non seulement fortement soutenu cette dernière organisation ouvrière "loyaliste", mais aussi commencé à distribuer à la population de l'argent pour apaiser les protestations. Les Rebelles publient des déclarations politiques très articulées par lesquelles ils privent de facto d’autorité le comité du parti. Ils déclarent que les décisions de ce dernier sont nulles, qu’ils ne les reconnaissent en aucune manière. L’argent et tous les avantages qu'ils dispensent, disent-ils, ne visent qu'à corrompre les ouvriers.

D'autre part, l'attitude des rebelles est nettement non antagoniste à l'égard de l'organisation ouvrière "loyaliste", les Gardes Écarlates. Beaucoup se joue dans ces tons de rouge, mais surtout il s’agit de millions d’ouvriers de part et d’autre. Lorsque le Comité du Parti, au moment le plus critique, cesse de soutenir les Gardes Écarlates, celles-ci entrent dans une crise radicale et se dissolvent en tant qu'organisation. À ce stade, le Quartier Général des Ouvriers Révolutionnaires Rebelles offre aux membres des Gardes Écarlates une voie pour sortir de l'impasse : rejoindre individuellement leur organisation.

Cette capacité à distinguer l'antagonisme et le non-antagonisme est l'un des facteurs qui ont fait de Shanghai au cours des années suivantes le lieu le moins touché par la violence des luttes entre factions. Cependant, Shanghai était une exception, qui résultait à son tour d'un processus tortueux. Une Commune de Shanghai a été créée à la fin du mois de janvier puis celle-ci a été abandonnée au bout de trois semaines, et remplacée par un Comité Révolutionnaire. Il est nécessaire de s'attarder sur ce passage, dont les effets doivent être évalués à la fois dans la situation de Shanghai et dans le reste de la Chine.

4.

Dans la deuxième semaine de janvier – une périodisation resserrée est nécessaire ici – Mao décide que l'événement de Shanghai doit être défini par un nom précis. Cela a été, dit-il, une "prise de pouvoir". Les déclarations du Groupe Central de la Révolution Culturelle (le groupe dirigeant des maoïstes à Beijing) le soulignent avec détermination, à travers une série d'éditoriaux et d'articles publiés dans le Quotidien du Peuple.

Pour ce qui concerne les intentions de Mao, sa déclaration fait écho à celle de Lénine en Octobre 1917, lorsque ce dernier déclare, avec la plus grande détermination, jusqu’à menacer de démissionner du CC, que « la crise est mûre », que l'insurrection est indispensable et que la « prise du pouvoir » est la tâche première des bolchevicks. On pourrait dire que dans les deux cas, Lénine et Mao sont à la recherche d’un 0#.

Je me réfère ici à un concept extraordinaire, examiné en détail dans L’immanence des vérités : 0# est ce « grand ensemble » tel que, « s’il existe, le recouvrement de certaines grandes multiplicités est impossible » (IdV, 445). Plus spécifiquement, si 0# existe, « alors il existe des ensembles non dénombrables qui ne peuvent être recouverts par des ensembles constructibles”. 0# est comme la condition d’une impasse du recouvrement dans la finitude, qui laisse ouverte la possibilité d’une infinité. Cependant son existence ne relève pas d’une démonstration, mais de la décision de proclamer qu’il existe. Décision sans doute risquée, mais par ailleurs nécessairement fondée sur l’analyse concrète d’une situation concrète, visant à identifier “les conditions pour qu’une action créatrice puisse se dégager des contraintes de la situation, et singulièrement des recouvrements par la finitude” (IdV, p. 446).

Bien sûr, Lénine en 1917 et Mao cinquante ans plus tard ont la même intention, ils sont engagés à déclarer obstinément la possibilité que, dans la situation politique spécifique, quelque chose existe - un "demi-ton" supérieur à zéro, quelque chose qui est immédiatement au-dessus de rien - capable de se soustraire au recouvrement de la finitude et de s’adresser à un nouvel infini. Mais puisque rien n’est plus singulier et irremplaçable que la décision sur l’existence d’un 0#, les déclarations des deux dirigeants, bien qu’elles semblent consonner, ont en réalité des résultats complètement divergents.

Pour Lénine, comme le résume Badiou, "la création d'un nouveau pouvoir, représentant l'infini du communisme, est désormais possible". Mao est à la recherche de la même possibilité et parle également de "prendre le pouvoir", mais à y regarder de plus près, il ne s'agit pas du même 0# et il ne pourrait en être autrement. En effet, pour Lénine, la "prise du pouvoir" indique avant tout la nécessité, dans la conjoncture spécifique de la guerre de 14-18, de rompre la chaîne que le carnage impérialiste impose aux peuples. La révolution doit d'abord arrêter la guerre. "Prendre le pouvoir", c'est-à-dire désorganiser la machine bureaucratique-militaire en Russie, est la condition préalable pour ouvrir les possibilités d'une politique totalement nouvelle, d'une politique infinie pour les peuples du monde entier.

Mao proclame avec la même obstination que la "prise du pouvoir" est indispensable à ce moment-là de la révolution culturelle en Chine, mais à y regarder de plus près ses arguments en faveur de cette urgence reposent moins sur la conjoncture spécifique que sur les grandes coordonnées conceptuelles d'une "histoire de la lutte de classe". Mao soutient qu'une classe révolutionnaire, le prolétariat de Shanghai et de toute la Chine, a renversé une classe réactionnaire, la "bourgeoisie infiltrée dans le parti", que cette classe a donc pris le pouvoir politique et doit continuer à le faire. Lénine, par contre, ne discute que très peu en termes de "classe" ou dans la perspective de l’"histoire de la lutte des classes", bien qu'il discute certainement du rôle des classes dans cette situation, en particulier de la position des paysans par rapport à une éventuelle insurrection. Il ne s’agit pas là seulement de nuances d'expression – bien que Lénine ait toujours beaucoup insisté sur le poids des "nuances" dans les déclarations politiques.

L’hypothèse provisoire que je propose, mais que je ne peux pas discuter en détail ici, est que Mao cherche bien sûr à penser un 0# mais, en définissant l’événement de Shanghai comme "prise de pouvoir", il finit par s’appuyer sur un "ultrafiltre principal" qui réinstalle en force la loi de l’Un. Il vise, certes, à un « ultrafiltre principal de rechange », qui soit une alternative à celui de la bourgeoisie bureaucratique, mais dans ces circonstances-là, cela revient inévitablement à l’Un du parti-État.

Je voudrais éviter le formalisme de l'application de concepts mathématiques aux événements politiques, même au moyen d'une médiation philosophique. Cependant, tous les exemples politiques que Badiou donne des concepts que je viens de citer jettent une lumière intense sur ces passages obscurs et doivent donc être étudiés attentivement.

5.

À Shanghai, la situation est à la fois de grande mobilisation politique, mais aussi très précaire. Mao veut certainement renforcer les ouvriers rebelles, tout en empêchant en même temps une réaction du Comité du Parti de Shanghai, qui est d'ailleurs toujours en exercice. Mao, comme Lénine en 1917, s'oppose à l'opinion de la plupart des autres dirigeants révolutionnaires, qui craignent en 1967 que les ouvriers à Shanghai ne soient pas encore suffisamment mûrs sur le plan politique.

Lorsque Mao décide que la Tempête de janvier doit être proclamée "prise de pouvoir", il le fait avec beaucoup d'emphase. Il fait écrire deux éditoriaux importants qui sortent quelques jours plus tard au cours de la deuxième et de la troisième semaine de janvier. Les arguments portent sur une évaluation politique de la situation non seulement à Shanghai, mais dans l'ensemble de la Chine. Le point fondamental est que la Tempête de Janvier, mais aussi toute la Révolution Culturelle, à partir de juin, a été une lutte pour la "prise du pouvoir". Le concept est souligné avec une force maximale. Il est dit que dans la politique révolutionnaire "la prise du pouvoir est tout", que "si on prend le pouvoir on a tout", mais "si on perd le pouvoir on n'a rien".

Cependant, Mao se rend compte au bout de quelques jours que les conséquences de ces déclarations ne sont pas aussi positives qu'il l'avait pensé. Une première conséquence de la définition de la Tempête de Janvier comme "prise de pouvoir" est que, parmi les organisations indépendantes présentes à Shanghai, une série de discordes s’ouvrent pour déterminer qui peut se vanter de la primauté de la "prise de pouvoir". Certains groupes, uniquement dans le but de revendiquer la suprématie sur d'autres, s'engagent activement dans des initiatives de « prises de pouvoir », qui ne sont en fait que des occupations temporaires de bureaux du gouvernement laissés vides par les fonctionnaires. Les organisations rebelles sont alors sur le point d'entrer dans une impasse.

A ce moment, l'organisation mentionnée ci-dessus, le Quartier Général – la plus importante et la plus nombreuse, et constituée depuis novembre – prend une décision visant à surmonter les contradictions entre les organisations indépendantes, qui dans les derniers jours sont devenues une centaine. La prochaine étape, soutiennent-ils, doit être celle d'une "grande alliance", par la création de ce que l'on appelle immédiatement et sans hésitation la « Commune » de Shanghai.

6.

Cependant, la situation devient alors encore plus compliquée. La Commune de Shanghai est avant tout une tentative pour traiter comme des contradictions au sein du peuple tous les désaccords, souvent ultra-formalistes, autour de la primauté dans la "prise du pouvoir". D'autre part, la Commune est elle-même proposée comme synonyme de "prise de pouvoir". Si on lit les déclarations politiques de ces jours-là, on voit que les arguments en faveur de la Commune tournent tous autour du concept de "prise de pouvoir". Le Manifeste fondateur de la Commune à la fin du mois de janvier, par exemple, ne contient aucune analyse concrète de la situation, alors qu'au début du mois de janvier, les déclarations des rebelles qui avaient présidé à l’expropriation du comité du parti avaient été absolument concrètes. Le Manifeste Fondateur de la Commune dit seulement : nous avons pris le pouvoir et nous devons continuer à le prendre. Quel est notre programme dans tous les domaines ? Prendre le pouvoir. Il le dit plus de cinquante fois en sept ou huit pages.

La Commune est donc d'abord née pour résoudre les rivalités apparues au cours de la troisième semaine de janvier – je souligne cette périodisation courte – entre les organisations indépendantes au lendemain de la proclamation centrale selon laquelle la Tempête de Janvier avait été une "prise de pouvoir". En réalité, il devient vite évident que la Commune atténue, mais ne résout pas, ces rivalités. Zhang Chunqiao et Yao Wenyuan ont déployé des efforts incessants et généreux pour mettre un frein à l'obstination de certains groupes à revendiquer leur primauté dans la prise du pouvoir et, du coup, à obtenir une reconnaissance adéquate dans la proclamation de la Commune. À un moment donné, certains groupes menacent même d’une sécession, une "Commune n. 2 " - ce qui aurait évidemment fait échouer l'initiative.

Zhang et Yao, qui se sont montrés à cette occasion de grands dirigeants politiques révolutionnaires, ont réussi à trouver une solution, mais il est clair dès le début que les problèmes en regard desquels la Commune a été conçue n'ont été que reportés. Jusqu’à la veille de la proclamation, des groupes se disputent les postes à occuper sur la scène, ou dans la liste des noms des fondateurs.

7.

Tout ceci précède immédiatement les positions de Mao au cours des jours suivants. Mao suit la situation en détail, lit les publications des différentes organisations, leurs dazibaos et leurs déclarations. Environ deux semaines après la fondation de la Commune, il invite Zhang et Yao à des réunions à Beijing, où il propose de rediscuter avec les rebelles de Shanghai le problème de la fondation de la Commune. Il est important que dans ces conversations qui ont lieu autour du 10 février, Mao parle longtemps du "nom" (mingci) de la Commune, invitant à ne pas exagérer sa valeur imaginaire, car "les noms vont et viennent", mais ce qui compte est le "réel" (shiji) ; il dit cela littéralement.

Le "nom de la Commune", dit Mao, est pour tous, y compris pour lui, synonyme de "pouvoir politique prolétarien". Cependant, ce "nom" ne garantit pas du tout de la défaite, non seulement parce que la Commune de Paris a été vaincue, mais parce que la question s’applique également à tous les noms du pouvoir politique victorieux. Mao étend sa réflexion aux Soviets ("les Soviets de Lénine sont devenus le Soviet de Khrouchtchev") et même au nom de "République populaire de Chine". Le nom seul ne garantit rien. S'ils restaurent le capitalisme en Chine, dit-il, ils n'auront pas besoin de changer le nom du pouvoir politique.

Le problème, cependant, n’est pas de savoir comment choisir le nom le plus "victorieux", mais précisément le fait que mêmes les noms du "pouvoir politique prolétarien" ne suffisent pas pour faire face à la singularité de la situation. Quant à "Commune", dit Mao, nous devons repenser ce "nom", car il ne nous permet pas de saisir le "réel".

8.

Bien sûr, Mao tâtonne, mais dans son attitude sont présents à la fois un élément d’autocritique concernant ses positions les plus récentes, et une vision à long terme de la nécessité de repenser de manière critique ce "nom". En fait, lors de la Révolution Culturelle, le premier à mentionner la Commune de Paris avait été Mao, dès l'étincelle du premier dazibao de Beida de juin 1966, qu'il avait salué comme "la proclamation de la Commune de Paris du XXe siècle". La référence était cependant une thèse de principe, qui ne voulait ni ne pouvait indiquer une formule à imiter. La Commune de Paris a également été mentionnée dans les « Seize Points » de la circulaire d’août (premier document programmatique de la Révolution Culturelle, août 1966), au titre de source d’inspiration pour l’élection des fonctionnaires de l’État, mais sans autre indication sur la manière de la mettre en œuvre. Dans le nom de la Commune a également résonné l'expérience des Communes populaires rurales, mais ces dernières étaient probablement très éloignées des événements de Shanghai.

En bref, la référence à la Commune au cours des mois précédents avait indiqué l'horizon stratégique de l'expérimentation, à savoir le fait que la Révolution Culturelle se situait dans l'espace du communisme moderne : la Commune indiquait avant tout l'universalité à laquelle aspiraient les révolutionnaires chinois. Cependant, ce que pourrait être une "Commune de Paris en Chine", au-delà de l'extraordinaire déclaration d'internationalisme, n'a pas été discuté ni en termes d'organisation, ni en tant que terrain d'une réflexion théorique spécifique à la hauteur des nouveautés politiques en cours.

Quand, à partir de mi-janvier, sous la pression de Mao, la Tempête de Janvier est définie comme une "prise de pouvoir" et que peu après est créé la "Commune", l'équation "Commune = prise du pouvoir" est immédiatement établie. Notez que ce n'est pas Mao qui fera l’équation, cela surgit presque automatiquement. En fait, à ce stade, la Commune de Paris est essentiellement citée comme "la première forme du pouvoir politique prolétarien", sans souligner que, pour Marx et Lénine, le nœud du bilan politique de la Commune, de ses limites et de sa défaite, avait été le problème de la destruction de l'appareil bureaucratique et militaire séparé de l'État.

Dans la conversation de mi-février avec Zhang et Yao, la réflexion autocritique que Mao propose aux révolutionnaires de Shanghai concerne donc le "nom" de la "Commune", mais surtout en tant que synonyme de "prise du pouvoir". Plus fondamentalement, Mao envisage alors la nécessité de repenser ce qu’est politiquement "le pouvoir politique prolétarien", son "réel". Et cette question deviendra cruciale à la fin de la décennie révolutionnaire.

Nous avons donc les moments suivants, concentrés entre début janvier et mi-février :

-      la Tempête de Janvier ;

-      sa définition par Mao comme "prise de pouvoir" ;

-      la montée des  rivalités entre les organisations rebelles autour de la primauté de la "prise du pouvoir" ;

-      la fondation de la Commune en tant que terrain d'une grande alliance pour surmonter ces rivalités ;

-      l'initiative de Mao qui propose d'abandonner le nom de Commune ;

-      le remplacement effectif de ce nom par celui de "Comité révolutionnaire".

C’est sans aucun doute le passage le plus dense, et aussi celui sur lequel se concentrent les principaux problèmes d’analyse de la décennie. Pour la plupart de l’historiographie actuelle, presque toute engagée dans la peinture des "horreurs" de la Révolution Culturelle, les événements de Shanghai ne sont que l'œuvre de voyous rusés qui ont mobilisé des masses ignorantes. Parmi les rares analyses soutenues par des visions proprement politiques, on peut distinguer celles, discordantes entre elles, d’Alain Badiou et de Jiang Hongsheng, dans la version française du livre de Jiang sur la Commune de Shanghai. La divergence concerne l'évaluation de la transition de la Commune au Comité révolutionnaire. Pour Badiou, c’était l’abandon des inventions politiques communistes de la Tempête de Janvier pour un retour au périmètre politique du parti-État. Pour Jiang, au contraire, c’était une étape nécessaire parce que la formule de la Commune était trop avancée par rapport au reste du pays, mais n’avait finalement rien changé de décisif, car du Comité révolutionnaire de Shanghai faisaient partie les mêmes représentants des rebelles révolutionnaires qui avaient formé la Commune.

9.

Bien que les militants des groupes indépendants aient fait partie des nouvelles formes institutionnelles, il est certain qu’à Shanghai, le passage au Comité révolutionnaire a marqué un repli sur un terrain beaucoup plus interne au parti-État. Les efforts des rebelles de Shanghai pour surmonter ces limites au cours de la décennie suivante nécessitent encore des recherches de première main, étant donné que l'historiographie chinoise sur cette période n'est absolument pas fiable. Le problème, cependant, est de savoir si la Commune de Shanghai a véritablement constitué une voie pour sortir du communisme d’État du vingtième siècle. J'anticipe immédiatement que je ne le pense pas, pour des raisons que j'essaie d'argumenter ici.

Un point d’appui pour réfléchir à ce passage vient de la thèse de Badiou sur l'indiscernabilité de l'événement, un sujet majeur du premier volume de L'être et l'événement. Un événement est indiscernable à partir des seules ressources de l’encyclopédie de la situation. Mais que se passe-t-il lorsqu'un événement est néanmoins discerné avec de telles ressources, c'est-à-dire nommé dans le langage de la situation ? Concernant les conséquences d’une telle nomination, je pense que L’immanence des vérités contient de nouveaux arguments importants qui nous permettent de progresser sur cette question, à commencer par la thèse qui dispose "le définissable comme ingrédient de base de tout recouvrement".

Revenons à la situation à Shanghai au début de 1967. Lors de la Tempête de Janvier, l’existence d’organisations politiques ouvrières extérieures au parti-État était la nouveauté absolue, par rapport au cadre idéologique et organisationnel du communisme du XXe siècle. La "prise de pouvoir", en revanche, était l'un des grands noms du langage de la situation. C’était en fait un concept fondamental de la culture révolutionnaire, à savoir l’idéologie et l’organisation du communisme d’Etat du XXe siècle. Dans cette "encyclopédie de la situation", la "prise de pouvoir" était au carrefour de toutes les composantes principales de la culture révolutionnaire, de l'histoire, ou plutôt de la conception matérialiste de l'histoire, mais également de l'économie, de la philosophie et de tout le reste. En un sens, c'était leur principe unificateur.

La "prise de pouvoir" ne se réduisait pas à un changement de gouvernement, c’était l’œuvre d’une "classe révolutionnaire" qui, en tant que représentant les nouvelles "forces productives", renversait une "classe réactionnaire" représentant les anciens "rapports de production ", et faisait ainsi avancer le" progrès de l’histoire ". D'autre part, toute la valeur de la "prise de pouvoir", en tant que concept pivot de la culture révolutionnaire, reposait à son tour sur un élément clé de l'organisation politique, à savoir la relation indissociable entre le parti communiste et la "classe ouvrière".  Le premier représentait la seconde, précisément au nom du progrès de l'histoire, du développement de nouvelles forces productives, de la culture prolétarienne, voire du matérialisme contre l'idéalisme, de la dialectique contre la métaphysique. C'était le dispositif idéologique et organisationnel du "matérialisme historique" de Staline, dont l'axe fondamental était la relation indissociable entre la "classe ouvrière" et son représentant historico-politique, le parti-État.

La Tempête de Janvier déstabilise précisément cette relation entre le parti et la classe. Ce n’est pas un hasard si c’est là le véritable point de non-retour de la Révolution culturelle, celui qui conduit à une impasse décisive les formes d’autorité antérieures du parti-État. Le Comité du Parti de Shanghai s'effondre à cause d'une division subjective sans précédent dans le concept même de "classe ouvrière" - division dont le phénomène manifeste est qu'à Shanghai il existe des millions de Rebelles Révolutionnaires d'un côté, et de Gardes Écarlates de l'autre.

10.

Face à cet effondrement, dont les conséquences concernent évidemment tout le pays, la décision de nommer la Tempête de Janvier une "prise de pouvoir" semble décisive pour Mao. Son objectif est d’affirmer résolument la valeur politique des rebelles et, parallèlement, d’empêcher les réactions négatives des autorités locales du parti. Celles-ci ont déjà prouvé qu'elles pouvaient utiliser tous les moyens pour s'opposer aux organisations politiques indépendantes. Pour le moment, elles sont en retrait, parce qu'elles sont discréditées par les masses des ouvriers, mais elles sont toujours en exercice et attendent certainement le moment de la vengeance. Un changement au sommet du gouvernement local est un élément essentiel. De ce point de vue, l'appel de Mao à persévérer dans la "prise du pouvoir" est entièrement fondé.

Mais la situation change de manière inattendue en quelques jours. Le nom de « prise de pouvoir » commence à jouer un rôle spécial parmi les rebelles de Shanghai, il devient la boussole de leur activisme politique, mais il est également la source de discordes formalistes menant à une impasse radicale. Il s’agit de la première manifestation d’un phénomène qui s'étendra à toute la Chine, le factionnisme, qui détruira des organisations indépendantes au cours de l’année et demie suivante, réduisant ainsi la multiplicité illimitée d’organisations à l’affrontement de deux factions voulant s’anéantir l'une l'autre. La politique infinie est ramenée à la politique finie, l'Un recommence à dicter sa loi. Du printemps 1967 à l’été 1968, tout le déclin politique des organisations indépendantes est marqué par ce "recouvrement" particulier.

11.

Il est nécessaire de reprendre tout en détail pour évaluer les différentes conséquences de ce passage, tant à Shanghai que dans le reste du pays. L’effondrement du Comité du Parti en janvier 1967 a immédiatement eu des conséquences au niveau national. Le principe d'autorité fondé sur le lien indissociable entre le parti communiste et la classe ouvrière a échoué. Le problème de la réorganisation des fonctions de l’État, compte tenu de la nouveauté de la situation, se pose avec urgence partout en Chine. Pour les maoïstes, il fallait à la fois réduire l’autorité exclusive du parti et, d’autre part, donner toute sa valeur au militantisme des organisations indépendantes nées au fil des mois précédents.

Le modèle du nouveau pouvoir politique a été le Comité révolutionnaire, adopté à l'échelle nationale à partir de la fin du mois de janvier 1967, dans d'autres régions avant Shanghai. Dans les intentions du groupe dirigeant maoïste, le Comité révolutionnaire devait inclure deux composantes principales : les cadres du parti-État, à condition qu'ils prennent de la distance avec leurs attitudes de méfiance générale et, dans de nombreux cas, d'hostilité ouverte, à l'égard des nouvelles organisations indépendantes ; et les militants des nouvelles organisations de masse, à condition que ceux-ci limitent leur animosité envers les cadres, en leur donnant la possibilité de se repentir des erreurs politiques commises envers eux. (Laissons ici de côté le problème d'une troisième composante, l'armée, qui aurait dû modérer l'hostilité mutuelle entre cadres et rebelles, mais dont l’intervention a certainement compliqué le tableau).

Le but en lui-même devait à être à la hauteur de la nouveauté de la situation, mais le processus de création des comités révolutionnaires, qui s’étend du début de 1967 à la fin de 1968, a été parallèle au déclin des organisations indépendantes, c’est-à-dire à leur décomposition au cours d'affrontements entre deux factions visant à s'anéantir mutuellement. Comment déchiffrer ce phénomène ? En effet, la création des comités révolutionnaires a été lancée par le groupe maoïste central sous le slogan de la « prise du pouvoir ».

Le factionnisme, tel qu'il était apparu déjà à la mi-janvier à Shanghai, était une conséquence que personne ne parvenait à contenir. Malgré la recommandation donnée par les dirigeants maoïstes centraux d’établir une "grande alliance" entre les différents groupes et de traiter correctement les cadres qui avaient rectifié leurs attitudes antérieures à l'égard du mouvement de masse, le concept même de "prise de pouvoir" déchaîna presque partout le phénomène de division en deux factions animées par un antagonisme irréductible. Les hostilités relatives à la primauté dont se vantait chaque faction dans la « prise du pouvoir » se confondaient souvent avec le soutien qu’une faction accordait à un groupe particulier de cadres, contre un autre groupe de cadres soutenu par la faction adverse.

En bref, les hostilités entre organisations indépendantes se mêlaient à la compétition entre factions de l'appareil bureaucratique, se nourrissant mutuellement et finalement résorbant toute l'invention politique des premiers mois de la Révolution culturelle dans la logique du parti-État. L'achèvement du processus de création des comités révolutionnaires, dans la seconde moitié de 1968, est contemporain de l'autodestruction finale des organisations de masse.

12.

Cependant, Shanghai fut une exception. Le phénomène des antagonismes entre factions y fut particulièrement réduit ; non seulement la ville fut presque à l'abri de violents affrontements, mais Shanghai fut aussi un lieu de grande expérimentation politique durant tout le reste de la décennie. Tenir compte du fait qu’après janvier 1967, la situation se développe dans ces deux directions différentes, aide à décrypter l’autodestruction d’organisations indépendantes. La majorité des nouveautés politiques sont annihilées en l’espace d’un an et demi. Cependant, à Shanghai, malgré un grand nombre d'obstacles, une mobilisation politique de masse persiste, créant un climat expérimental. Les "universités ouvrières", ou les "contingents ouvriers théoriques", pour ne citer que les exemples les plus connus, sont des initiatives qui ouvrent de grands espaces au développement d'une intellectualité politique des ouvriers, à la réduction de la division du travail et des hiérarchies techniques et bureaucratiques connexes, et plus généralement à une large expérimentation égalitaire.

De toute évidence, la situation est plus multiforme que cela. Des initiatives importantes d’expérimentation politique sont également ouvertes ailleurs dans le reste de la Chine, tandis que la tendance générale à l’autodestruction des organisations indépendantes dans le reste de la Chine influence aussi Shanghai en retour. Toutefois, à Shanghai, il y a une continuité fondamentale entre la phase d'expansion des organisations ouvrières indépendantes, qui a culminé avec la tempête de janvier, et les expérimentations politiques des années suivantes. Trois des quatre membres du groupe maoïste central arrêtés lors du "Thermidor" de 1976 avaient été des dirigeants politiques des événements de Shanghai. Wang Hongwen avait été, comme on l'a dit, le fondateur du Quartier Général des Ouvriers Révolutionnaires Rebelles. Pour leur part, les chefs des gardes rouges de Pékin, comme Nie Yuanzi, qui avait écrit le premier dazibao de Beida, ou Kuai Dafu, qui avait dirigé les étudiants rebelles de l'Université Qinghua, s’étaient égarés dans des combats entre factions qui avaient annihilé leurs organisations, et n’avaient plus joué aucun rôle politique important depuis le second semestre de 1968.

13.

Ces deux conséquences différentes de la pluralisation illimitée des organisations politiques au cours des deux premières années (évidemment avec de nombreux cas intermédiaires et des développements compliqués au cours des huit années suivantes) ne peuvent être lues qu'à la lumière d'une analyse de ce passage crucial de Janvier-Février 1967 à Shanghai.

La piste que je propose d’explorer est que la "définition" de la Tempête de Janvier comme "prise du pouvoir" a été à la base du "recouvrement". Cependant, le nom venait de Mao lui-même, dont les intentions n'étaient certainement pas de "recouvrir" la politique infinie, mais au contraire de la soutenir "jusqu'au bout". Devons-nous en conclure que c’est de lui que l’impasse fondamentale est née ? Mao avait l'intention de soutenir les rebelles de Shanghai lorsqu'ils avaient privé de son autorité le comité du parti et avaient montré des capacités politiques sans précédent.

La déclaration de Mao selon laquelle il s'agissait là d'une "prise de pouvoir" mérite d'être examinée dans le sens d'une "lecture symptomale", telle que celle proposée par Althusser à l'égard de certains concepts du Capital de Marx : considérer cette déclaration comme un "vide dans le discours" correspondant à un nouveau concept non encore formulé, mais essentiel pour réfléchir à la nouveauté de la situation. En fait, dans toute invention subjective il existe des concepts "essentiels à la pensée, mais absents dans le discours". Selon Althusser, ces nouveaux concepts, nécessaires à la nouvelle élaboration théorique, mais au-delà des ressources discursives disponibles, constituent des "vides", eux-mêmes remplis d'anciens concepts qui les remplacent. On pourrait dire que ces derniers sont des "concepts par procuration" tirant leur nom d'un horizon théorique précédent et ils exercent un rôle de substitut dans un tout nouveau cadre de pensée.

14.

Je propose de dire que telle est la fonction exercée depuis la mi-janvier 1967 par le concept de "prise de pouvoir". Le problème est, en particulier dans ce cas, quelle rétroaction exerce ce "concept par procuration" sur une pensée à la hauteur de la nouveauté politique, et donc sur l’invention politique elle-même ? En tout cas, ce n'est pas un rôle neutre, un substitut temporaire sans conséquences. Ce concept substitutif ne se limite pas à combler un vide, mais rétroagit sur les inventions politiques en cours, en les ramenant dans le cadre conceptuel antérieur, en regard duquel ces nouveautés sont apparues en excès. D'autre part, "prise du pouvoir", comme nous l'avons dit, était alors la clé de voûte de l'ensemble de la "culture révolutionnaire", c'est-à-dire qu’il était le principe unificateur du cadre idéologique et organisationnel du communisme du XXe siècle.

Il est significatif que, précisément au moment où cet espace de savoirs politiques est traversé par une invention qui marque de manière irréversible une discontinuité radicale, le nom attribué à cette discontinuité soit celui du principe unificateur de l'espace conceptuel précédent. C'est comme si un automatisme visant à recomposer l'unité encyclopédique de la culture révolutionnaire était immédiatement mis en œuvre.

La définition que donne Mao de la Tempête de Janvier correspond certainement à l'intention de soutenir autant que possible les ouvriers rebelles de Shanghai : leur valeur politique, dit Mao, consiste à avoir "pris le pouvoir". C’est le nom le plus fort disponible dans le « langage de la situation », mais il a en retour deux résultats convergents qui le transforment en facteur d’affaiblissement radical. Tant il est vrai que dans certaines conditions, tout peut se transformer en son contraire.

D'une part, ce nom opère une recomposition de l'espace de savoirs politiques dans lequel le parti-état opère sur le plan à la fois idéologique et organisationnel. Avec la complication que, étant donné la désintégration de la relation parti-classe qui incarnait la cohérence unitaire de ce cadre de connaissances politiques, "prise du pouvoir" prend immédiatement la valeur exorbitante d'un nom doté de la vertu, complètement imaginaire, de recomposer l’unité perdue de cet espace de savoir politique.

Par ailleurs, la "prise du pouvoir" ramène la nouveauté politique actuelle à la situation antérieure à son existence. On peut constater que les premières conséquences de cette définition entraînent immédiatement, en quelques jours, un affaiblissement des inventions politiques survenues au cours des semaines précédentes. "Prendre le pouvoir" devient immédiatement une sorte d'impératif catégorique qui devrait inspirer l'activisme politique. Il nourrit en fait une sorte de narcissisme destructeur et autodestructeur, dépourvu de toute idée politique, qui pousse certaines organisations à affirmer leur suprématie bureaucratique contre d’autres organisations. Ce sera le modèle général du déclin des factions pendant l’année et demie suivante.

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En fait, Shanghai ayant été dans le reste de la décennie presque entièrement à l’abri des affrontements entre organisations opposées, devient un lieu particulièrement propice à l'expérimentation politique sur des questions clés, notamment celle de repenser politiquement l'usine socialiste. Après tout, c’était le nœud principal de la Tempête de Janvier : comment réinventer l’existence politique du travailleur dans le socialisme à partir de sa relation avec l’usine ? L’expérimentation en effet dépasse largement les canons de la formule stalinienne "la technique décide de tout, les cadres décident de tout", mais évolue dans la perspective d’une limitation radicale de la division du travail et des hiérarchies bureaucratiques que celle-ci entraîne. Comme ils le disaient dans une célèbre "université ouvrière" fondée à Shanghai en 1968, "nous voulons être une école du communisme".

Mon hypothèse est que l'exception de Shanghai était basée sur deux éléments proprement politiques. L'un d'eux était certainement la capacité que les principales organisations ouvrières indépendantes manifestent dès le début, à traiter différemment l'antagonisme et le non-antagonisme, les contradictions avec l'ennemi et les contradictions au sein du peuple. L’autre élément clé a été le processus par lequel, avec l’adoption puis l’abandon du "nom de la Commune", les rebelles de Shanghai ont réduit le rôle imaginaire du "concept par procuration" de « prise de pouvoir ». Zhang Chunqiao et Yao Wenyuan sont intervenus avec beaucoup de finesse pour discuter avec les ouvriers rebelles de la nécessité de ne pas fantasmer sur la "prise du pouvoir".

Ce qui ne signifie pas que, même à Shanghai, le concept de "prise de pouvoir" n’ait pas entraîné un "recouvrement" des inventions de la politique infinie ouvertes avec la Tempête de Janvier ainsi que leur réduction à la politique finie du parti-État. La décennie à Shanghai a également connu des développements tortueux, mais les initiatives politiques originales ont prévalu et le mouvement autodestructeur qui a frappé les organisations rebelles ailleurs en Chine est demeuré largement absent.

On pourrait dire qu’à Shanghai les rebelles avaient été en grande partie "immunisés" par rapport aux effets destructeurs du concept de "prise de pouvoir", car ils avaient été en mesure d’en réduire la valeur exorbitante qui régnait ailleurs. Ils avaient d'abord connu directement l'affaiblissement provoqué par la proclamation de la "prise du pouvoir"; ils avaient alors cherché une issue avec la "grande alliance" de la Commune; celle-ci cependant, également conçue comme synonyme de "prise de pouvoir", n'avait que temporairement gelé, mais non résolu, les problèmes ; enfin, ils avaient accepté les réflexions autocritiques de Mao et l'invitation à ne pas insister sur un "nom" qui ne garantissait aucune prise sur le "réel".

16.

La "lecture symptomale" de la conversation de Mao sur le "nom" de la Commune doit cependant prendre en compte un autre élément constituant le "symptôme". La réflexion autocritique sur l'équivalence "Commune = prise de pouvoir" avait annoncé la nécessité de repenser de manière stratégique le concept même de "pouvoir politique prolétarien". Or ce "symptôme" a effectivement connu un développement important au cours de la décennie.

« Prendre le pouvoir" était un "concept par procuration", avec les conséquences de rétroaction sur les inventions politiques que nous avons décrites ci-dessus. Nous pouvons considérer ces conséquences comme l’essence même du recouvrement. D'autre part, l'abandon du nom de la Commune en tant que synonyme de "prise de pouvoir" impliquait le réexamen indispensable d'un concept qui était à son tour l'épine dorsale de la culture révolutionnaire. Puisque "prendre le pouvoir", précisément en tant que concept qui promettait de reconstruire l'unité rompue de "l'encyclopédie de la situation", avait été l'opérateur spécifique du recouvrement des inventions politiques de la phase de masse de la Révolution culturelle, les initiatives politiques maoïstes ayant pour objectif le découvrement de ces inventions devaient nécessairement repenser le cadre théorique de la culture révolutionnaire, à partir d’un réexamen de ses concepts fondamentaux.

Cette exigence ne s'est pleinement manifestée qu'en 1973, cinq ans après l'impasse des organisations indépendantes en 1968, car les conséquences de cet échec ont été particulièrement tortueuses, notamment l’épisode obscur de la tentative de coup d'État de Lin Biao. Cependant, le bord final de la décennie révolutionnaire montre à quel point la question de repenser l'horizon culturel de la politique révolutionnaire était pour les maoïstes la condition cruciale pour repenser l'impasse de la phase de masse de cette révolution.

Entre 1973 et 1975, le mouvement d'étude critique du confucianisme et, plus encore, le mouvement pour l'étude de la théorie de la dictature du prolétariat, furent la condition préalable de la dernière bataille de Mao. Ces deux mouvements avaient pour objectifs, le premier, de repenser les coordonnées du matérialisme historique par rapport à l’histoire des traditions de pensée politique de la Chine (la "lutte entre confucianistes et légistes") ; le second de réexaminer l'encyclopédie des savoirs révolutionnaires à partir de son concept clé. C’est sur la base de ces deux mouvements d’étude que à l’automne 1975 Mao essaya de promouvoir, sans succès, une campagne de masse pour l’étude (il disait "recherche", yanjiu) de ce qui n’avait pas fonctionné dans la Révolution culturelle, de ce qui "n'avait pas été à la hauteur" (you suo bu zu) des intentions des révolutionnaires, en particulier dans la phase de masse des deux premières années.

En d'autres termes, pour "découvrir" l'essence des nouveautés politiques de la pluralisation illimitée d'organisations politiques indépendantes et repenser le processus qui avait conduit de la politique infinie à la politique finie des "deux factions" et finalement à celle du parti-État, il fallait viser les racines du « recouvrement », c’est-à-dire le cadre idéologique et organisationnel de la culture révolutionnaire, à partir de l’identification de l’essence de la politique révolutionnaire à une forme de pouvoir d’État.

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Nous pouvons dire que la vraie victoire de Deng Xiaoping sur Mao fut d’avoir réussi à mettre toute sorte d’obstacles aux mouvements pour repenser les concepts clés de la culture révolutionnaire et d’avoir empêché formellement la campagne de masse de "recherches" autocritiques sur les insuffisances de la Révolution culturelle. Il est vrai que la victoire de Deng Xiaoping repose aussi sur le fait que, une fois Mao décédé, il avait les mains plus libres, notamment parce que la plupart des cadres moyens-supérieurs étaient très tièdes, sinon très hostiles, à l’égard des expérimentations théoriques et politiques que Mao proposait.

Toutefois, la bataille finale entre Deng et Mao se joue autour de la question du recouvrement/découvrement. Deng Xiaoping gagne parce qu'il réussit à empêcher le « découvrement » que les mouvements d'étude de 1973-75 avaient ouvert et que la campagne de réflexion autocritique prévue aurait pu réaliser. Deng guide la majorité des cadres du parti vers le rejet des questions théoriques traitées comme du "bavardage idéologique", tout en refusant catégoriquement que Mao entreprenne son projet de recherche de masse sur les insuffisances des révolutionnaires. Ce faisant, il consolide l'efficacité du recouvrement.

La Révolution culturelle ne se clôt pas exactement sur une défaite, mais sur l'interdiction d'en établir un bilan politique, ce qui, dans ces conditions, aurait signifié ouvrir la voie au découvrement des inventions politiques de la phase de masse. La victoire de Deng est basée sur la confirmation du processus de recouvrement qui a ramené ces inventions à la finitude du parti-État.

18.

Je suis d'accord avec Judith Balso sur l'existence de "nouveautés réactionnaires" qui incorporent des éléments d'inventions égalitaires en les mettant au service de nouvelles formes d'oppression, mais en n'en incorporant jamais l'essentiel. En fait, ce que les innovations réactionnaires parviennent à recycler ne sont que certaines manifestations phénoménales des inventions politiques antérieures.

Dans le cas de Deng Xiaoping, son affirmation reposait sur le fait qu'il avait reconnu que les formes précédentes d'autorité gouvernementale fondées sur le lien de la classe au parti avaient été discréditées. En fait, il les a remplacées par un retour aux formes classiques de l'esclavage salarié. Par ailleurs, il a maintenu les insignes officiels du PCC "avant-garde de la classe ouvrière", essentiellement pour avertir qu'aucune organisation ouvrière indépendante ne serait jamais tolérée. En d'autres termes, Deng a pris soin de ne pas faire la moindre concession à l'essence même de la nouveauté politique qui, lors de la Tempête de Janvier, avait conduit au collapsus du parti-État à Shanghai.

D'autre part, la condition préalable à l'établissement du gouvernement postrévolutionnaire en Chine est le passage par lequel, à la fin de la décennie révolutionnaire, Deng est en mesure de confirmer le recouvrement des inventions politiques dans la phase de masse des événements et d'empêcher les initiatives politiques qui visaient à initier un « découvrement » en repensant les concepts fondamentaux de la culture révolutionnaire.

Si le réexamen avec de nouvelles perspectives théoriques des années Soixante en Chine et dans le monde reste incontournable pour une nouvelle pensée politique de l'égalité, cette tâche devra reprendre l'examen des effets du recouvrement qui, de l’intérieur de la culture révolutionnaire, a ramené l'infini des inventions politiques de la Révolution culturelle dans la finitude de l'État-parti et, enfin, l'établissement actuel du capitalisme le plus intransigeant. L'urgence de rouvrir le face à face entre recouvrement et découvrement reste aujourd'hui l'héritage le plus vivant de la Révolution Culturelle.

 

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