La philosophie événementielle d’Alain Badiou et la jeunesse du Mexique

 

(1-2 octobre 2018, Journées sur L’Immanence des vérités, Théâtre La Commune d’Aubervilliers)

 

- Óscar Palacios Bustamante -

 

[ version pdf ]

 

 

Bonjour à toutes, bonjour à tous.

 

Je m’appelle Óscar Palacios Bustamante, je suis Mexicain et je suis à présent doctorant/assistant au Centre de Philosophie du Droit de l’Université catholique de Louvain. J’ai visité le Séminaire d’Alain Badiou, dans chaque opportunité, à partir de 2013 et jusqu’à sa fin en 2017, c’est-à-dire, dans la dernière période de présentation et de discussion des matériels pour L’Immanence des vérités. Je voudrais bien vous parler aujourd’hui d’un aspect bien particulier, voire théâtral, de cette expérience, qui reflet, en fait, un composant déjà évident et nucléaire de la philosophie platonicienne d’Alain Badiou. Je voudrais vous parler de la figure de la rencontre, de l’expérience dialogique d’une rencontre philosophique. De quelle rencontre parle-t-on spécifiquement ?

 

Pour moi, tout au long des séances du Séminaire de Badiou, il y avait grosso modo deux grands groupes d’assistants –on peut même peut-être le constater aujourd’hui– : tout d’abord, les anciens combattants, les militants plus âgés avec de l’expérience et d’anecdotes, et ensuite, les jeunes disciples, étudiantes et étudiants de tout le monde ; les uns qui venaient, comme d’habitude, pour partager un riche apprentissage et des longues amitiés, les autres qui s’approchaient à la recherche de quelque chose d’inconnu et de profondément nécessaire parmi l’expérience des plus âgés. La première note de la rencontre dont je vous parle c’est alors son caractère intergénérationnel, la communication directe entre générations, puisqu’il s’agit de la rencontre d’un ancien mouvement de pensée autour d’un Maître avec le périple multiple, et parfois pénible, d’une nouvelle recherche urgente de réponses. Mais je voudrais être encore plus spécifique.

 

Parmi les assistants du Séminaire, il y avait les Latino-américains et Latino-américaines. Et à la sortie de chaque séance, on pouvait constater qu’on partageait un même problème, on se demandait : comment pouvions-nous profiter de cette philosophie pour faire face à une multiplicité de réalités provenant de l’Amérique latine, où la pauvreté et la violence de la guerre, de l’État et du narcotrafic, avaient acquis une infamie jamais vu dans l’histoire ? Aujourd’hui, seulement 8% de la population mondiale habite en Amérique latine, mais 33% des assassinats de toute la planète sont commis dans seulement quatre pays de l’Amérique latine : le Venezuela, le Brésil, la Colombie et le Mexique. Les homicides et les féminicides du Mexique font de ce pays la deuxième zone de violence la plus mortelle juste après la Syrie. Comment rester fidèles à une philosophie qui nous parlait de « la vraie vie » et au même temps penser, rendre justice à la réalité spécifique qui nous obligeait à penser à côté de la mort ? Voilà le défi. Voilà la tâche transmise dans cette rencontre, qui semble alors prendre la forme d’un choix, d’une décision entre une certaine forme de vie trop proche de la mort et le surpassement en vérité de toute forme de vie mortelle. On peut alors combiner cette deuxième caractéristique de la rencontre avec la première note : la rencontre de la philosophie d’Alain Badiou avec la jeunesse de l’Amérique latine c’est la rencontre d’une jeunesse consciente d’un défi avec une vieille connaissance qui est là pour signaler une voie, pour transmettre la possibilité d’une issue. Mais cette issue, cette possibilité de choisir la vérité et la justice au lieu de la mort et de l’infamie, c’est une possibilité –comme Badiou dit– qui doit être réinventée. Car il s’agit, en fait, d’une possibilité qu’on trouve au cœur de la philosophie depuis le début de son histoire connue. C’est la possibilité qui invente un jeune Platon en témoignant le procès du vieux Socrate ; c’est la fiction philosophique de la rencontre du jeune Socrate avec un Parménide âgé ; et c’est le jeune Parménide lui-même en écoutant le récit, le message de la Déesse. Mais quel est alors, finalement, le message philosophique d’Alain Badiou pour la jeunesse de l’Amérique latine et, plus concrètement, du Mexique ? Je voudrais exprimer ceci en me servant d’une comparaison, de la métaphore d’une similitude.

 

Je pense que le geste le plus fondamental de la philosophie de Badiou, en ce qui concerne sa réception en Amérique latine, ressemble beaucoup au poème du Poème de Parménide, la situation du jeune Parménide, que nous venons d’évoquer. Dans quel sens ?

 

Avec une vitesse assez vertigineuse, voire violente, le jeune Parménide est conduit à un endroit bien singulier, où la Déesse l’accueille pour le saluer avec les mots suivants, que Parménide écoute peut-être étourdi : « Jeune homme, compagnon de conductrices immortelles, toi qui parviens à notre demeure grâce aux cavales qui t’emportent, sois le bienvenu : ce ne fut point en effet un destin funeste qui t’envoya cheminer en cette voie... » (DK 28 B1, 24-27). Où se trouve « cette voie » ? Ce que la Déesse veut dire c’est que le jeune Parménide n’est pas mort –cela aurait été « un destin funeste » –, mais au même temps qu’il ne se trouve ni parmi les morts ni parmi les vivants, Parménide est plutôt à la maison du Jour et de la Nuit, là où le temps est tracé, c’est-à-dire, à la source non-cosmologique du cosmos, dont la vérité et la non-vérité lui sera apprises. Ce n’est pas par hasard que la Justice elle-même lui ouvre la porte à cet endroit singulier. Même si Parménide se trouve parmi les déesses du cosmos, au sous-sol et très proche du Hadès, il n’est pas encore mort, mais plutôt assez vivant et face à une épreuve jamais vue, une épreuve inaugurale de vérité, justice et de connaissance de l’être et du non-être. L’esprit de la philosophie de Badiou, la présence errante de ses leçons au Mexique sont là pour avertir une chose semblable. Badiou nous dit : « même si vous sentez que vous êtes trop proche du monde des morts, du Hadès pénible, ce n’est pas le cas que vous êtes perdues ». Mais plus qu’un soulagement, il s’agit plutôt d’un avertissement, car les périls mortels de l’injustice ne sont pas définitifs, mais plutôt les signes, le chemin vers une épreuve vitale. Il s’agit du défi du réel. Qu’est-ce que le réel dans ce sens-là ? Le réel est précisément la rencontre de ce ces deux choses : d’une part, une certaine sincérité avec nous-mêmes, c’est-à-dire, ce que je suis ou ce que je suis parvenu à être, parce que je sais ce que je peux être capable de faire, et d’autre part, la présence inattendue de quelque chose ou de quelqu’un qui m’oblige à prendre une décision, à changer la direction de l’être que je suis. Badiou est là pour nous parler du réel, du défi d’opposer la puissance renouvelée d’un effort de pensée éternelle à la répétition de l’orage de l’histoire.

 

On peut se demander, une fois qu’on a accepté cette épreuve du réel : quels sont les pistes que le message de Badiou peut nous offrir pour parcourir cette voie ? Comment se configure le site événementiel de pensée pour cette situation latino-américaine ? En matière strictement philosophique et technique, je voudrais mentionner 4 pistes de la signification de la philosophie d’Alain Badiou pour la jeunesse latino-américaine et, plus concrètement, du Mexique :

1) On peut se souvenir du premier énoncé de L’Être et l’événement et le reformuler de la façon suivante : « Martin Heidegger n’est plus le dernier métaphysicien universellement reconnaissable » ; la thèse ‘ontologie = mathématiques’ a déjà réinauguré et déployé un autre mouvement ontologique universel. Et cette thèse inclue, pour nous, une addenda politique, qui est la suivante : la division entre ce qu’on appelle « philosophie analytique » et ce qu’on appelle « philosophie continentale » est le produit artificiel, idéologique, mercantiliste et profondément infidèle à l’histoire de la philosophie européenne et américaine du XXème siècle, qui reflète aujourd’hui les pires formes d’académisme ; une telle division n’a jamais été l’axe divisant ni des logicistes ni des marxistes, même pas des phénoménologues (tels Ludwig Landgrebe ou Gerda Walther), ni des linguistes soviétiques (par exemple, Valentin Voloshinov, qui a fortement influencé Deleuze et Guattari) ; on peut même se souvenir de l’amitié entre Quine et Jakobson, ou de la visite de Rudolf Carnap au philosophe mexicain Eli de Gortari, dans la prison au Mexique. Dans ce sens-là, l’ontologie mathématicienne de Badiou est un point pour reprendre une subjectivité universaliste et ignorée à plusieurs reprises aux Universités de tout le monde.

2) Dans un contexte philosophique comme celui de l’Amérique latine, où la phénoménologie a été une courante fortement travaillée, Badiou représente la pensée du Sujet, ou bien, la recherche du subjectif, qui ne prend plus la subjectivité individuelle ou interindividuelle comme point de départ primordial pour comprendre le sens ; une autre décision est possible, selon laquelle le sujet phénoménologique n’est plus l’emplacement par excellence du sens.

3) La pensée du colonialisme et ses différentes formes militantes ne peuvent plus être ni un projet antimoderne ni une pensée naïve du fait multiculturel ; c’est-à-dire : contre la férocité du capitalisme planétaire contemporain, une pensée décoloniale doit viser la création des formes de l’universel, c’est sur ce point-là que les Manifestes pour la philosophie de Badiou peuvent rejoindre les thèses, par exemple, d’Enrique Dussel.

4) Au même temps une piste et déjà une réaction, une réponse à la philosophie de Badiou : même si on est aussi des proies pour ce que Badiou appelle le « jeunisme » capitaliste, et alors on partage l’engagement de contester et combattre « le désir d’Occident », il faut avouer que nous ne sommes plus une ‘génération rouge’ comme celle des années 1960 et 1970. Nos couleurs ne sont plus les mêmes couleurs des communistes du dernier siècle. Même si nous sommes ici pour apprendre les pensées communistes, nous devons les refaire et trouver des nouvelles stratégies. Notre révolution en Amérique latine n’est plus une révolution rouge, elle est plutôt la révolution violette du Mexique ou la révolution verte de l’Argentine, c’est-à-dire, un ensemble de jeunes révolutions qui refondent aussi les différentes pensées féministes. Ce sont les femmes qui sont en train de nous apprendre à être plus prudents et plus malins face à la violence d’État, face aux contradictions des Gouvernements néolibérales à tout niveau, face aux troubles des affectes et des subjectivités, et à la reconstruction de la normativité perdue tout au long d’un continent. La femme latino-américaine est aujourd’hui le Sujet où la pensée de l’amour, de l’art, de la science et de la politique anticapitaliste se rejoignent pour se soulever contre les assassins. Les travaux, par exemple, de la philosophe et anthropologue argentine Rita Segato trouvent sur ce point-ci une compossibilité avec l’hypothèse communiste de Badiou.

La refondation de l’ontologie politique, la recherche du Sujet au-delà des approches phénoménologiques, la redirection de la décolonialité vers l’universel et la compossibilité de la philosophie militante avec les mouvements féministes de l’Amérique latine. Voilà quatre pistes de Badiou pour nous diriger dans cette voie, dans le trajet qu’il avertit de la violence mortelle à la vraie vie.

 

Je voudrais conclure avec une remarque bien importante. C’est la remarque d’une coïncidence. Vous savez que l’année 1968 est un nombre crucial non seulement pour les générations de la France, mais aussi pour celles d’autres pays. En même temps qu’on célèbre aujourd’hui une création philosophique issue de l’événement mai 68, au Mexique on commémore la fin tragique du mouvement étudiant de la même année. Le soir du 2 octobre 1968 le Gouvernement du Mexique a assassiné des centaines d’étudiants et de citoyens à la place publique de Tlatelolco. Au Mexique on dit : « 2 de octubre no se olvida », « on n’oublie pas le 2 octobre ». Aujourd’hui et demain, je célèbre avec vous et je commémore, au même temps, avec les peuples du Mexique. C’est aux victimes du passé et d’aujourd’hui que je dédie cette intervention. Mais, en tout cas, je dois dire : merci.

 

Merci beaucoup, Professeur Badiou : car c’est vous qui êtes venu nous dire : « jeune homme, jeune fille, réjouis-toi, car ce n’est pas un destin funeste qui t’a envoyé cheminer en cette voie ». 

 

Merci.

 

 

(Louvain-la-Neuve, 28 de septiembre 2018)