Parfois, nous sommes éternels.

L’immanence des vérités, le retour à Spinoza et les attributs de l’absolu

 

(1-2 octobre 2018, Journées sur L’Immanence des vérités, Théâtre La Commune d’Aubervilliers)

 

- Jana Berankova -

 

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Dans l’Éthique, Spinoza a dit une phrase célèbre selon laquelle « nous sentons et nous savons par expérience que nous sommes éternels » (P23/5). Cette phrase est devenue peut-être si connue parce qu’elle exprime bien sa construction d’un grand édifice rationnel dont le modèle étaient les Éléments d’Euclide. Quand nous avons organisées les workshops d’Alain Badiou sur l’Être et l’évènement avec mon collègue Nick Nesbitt à Columbia et Princeton University, Alain Badiou a cité cette phrase en ajoutant le mot « parfois ». Parfois, nous sommes éternels. Nous sommes éternels, mais pas tous les jours. Ainsi Badiou a situé l’éternité dans le temps. Et ce “parfois” est un vrai lapsus révélateur, c’est la temporalité de l’événement que Badiou tenta d’ajouter à ce qu’il a décrit jadis comme une “ontologie fermée de Spinoza”. D’une certaine manière, on peut dire que Badiou a mis l’ontologie statique de Spinoza en mouvement, il l’a suturée au caractère aléatoire de « l’excepté… peut-être » mallarméen. Peut-être que Spinoza est en effet le lieu (et nous savons que rien n’aura lieu que le lieu) auquel Badiou ajouta le pari sur l’existence d’une étrange constellation de vérité.

L’Immanence des vérités, dont l’appareillage conceptuel est basé sur les grands cardinaux, c’est-à-dire les plus grandes formes d’infinité que les mathématiciens connaissent, commence par la description de la classe absolue V. Badiou dit que cette lettre V sonne comme le grand vide, les vérités, ou Vacuum. Cette classe absolue V est ce de quoi nous pouvons abstraire tous les objets mathématiques, c’est le lieu de toutes les formes pensables du multiple. Or, comme V est un lieu non-représentable rendant possible toute forme de la présentation mathématique, V n’est pas un objet mathématique. L’absolu est un lieu, ce n’est pas ensemble, car il ne peut pas être compté pour un, sinon il devrait y avoir quelque chose après cet un-là. V est donc quelque chose comme un univers de la pensée mathématique.

Dans l’univers mathématique de ZFC, on a des ensembles finis et infinis. Mais à côté des ensembles, il y a aussi des classes, qui sont des sections ou des « parties » de V ayant une certaine propriété bien définie. Si on ne définit un ensemble que par ses éléments, une classe est définie d’une manière extensionnelle et intensionnelle, p.ex. la classe de tous les ordinaux coupe un immense nombre d’ensembles finis et infinis. La classe absolue V est structurée en une hiérarchie des classes qui ont des rangs différents – ils peuvent être plus ou moins proche de l’absolu V.

La classe absolue V est-elle un équivalent de la substance de Spinoza ? Spinoza décrit la substance comme « ce qui est en soi et est conçu par soi, c’est-à-dire dont la connaissance n’a pas besoin de la connaissance d’une autre chose » (P8/1). L’essence de la substance implique son existence et, comme la substance est Dieu, si on prouve l’existence de la substance, on prouve aussi l’existence de Dieu. Dieu est une substance qui est éternelle, infinie et indivisible. Or, nous pouvons comprendre l’infinité de cette substance uniquement à travers ses attributs, à travers un nombre infini des manières d’identifier la substance. Ces attributs sont « ce que l’entendement (intellectus - intellect) perçoit de la substance comme constituant son essence » (D4/1). L’être humain ne connait que deux attributs : cogitatio (la pensée) et extensio (étendue), mais cela n’empêche pas qu’il y ait un nombre infini des attributs que nous ne connaissons pas. Chaque attribut exprime une essence infinie de la substance qui est infiniment infinie.

Dans l’Immanence des vérités, Badiou accepte la notion de substance, mais il refuse la suprématie de l’Un. Il dit qu’il faut comprendre la substance dans sa multiplicité radicale plutôt que de la confondre avec l’Un-Tout. Il faut « renoncer à Dieu sans perdre aucun de ses avantages » (IM, 38). Dans une ontologie basée sur la théorie des ensembles, il n’y pas d’Un-Tout parce qu’il n’y a pas d’ensemble de tous les ensembles. Or, il me semble que tout cela est peut-être un peu un jeu de mots, car si nous considérons par exemple la lettre de Spinoza à un certain Jarig Jelles du 2 juin 1674, Spinoza décrit ici la substance comme étant en dehors de la numéricité. Pour qu’il y ait de l’un ou du multiple, il faut qu’il y ait une multiplicité d’objets ayant la même essence. Si on considère l’essence qui est l’origine même de la numéricité, cela ne fait pas sens de dire qu’elle est une ou multiple. Spinoza dit qu’« on ne peut pas concevoir des choses sous les nombres tant qu’ils n’ont pas été subsumés dans une classe commune » [1] Et comme Dieu ne peut pas être rangé dans une classe commune, il est en dehors du nombre.

 

La substance est-elle donc une totalité, l’Un-Tout, ou est-elle plutôt pas-toute comme aurait dit Jacques Lacan ? Pour comprendre le rôle que joue le lieu de toutes formes possibles du multiple dans la pensée de Badiou, il faut que nous arrivions à localiser ce lieu, à placer la place. L’intitulé de la trilogie est l’Être et l’événement : l’être composé des multiples des multiples est limité par l’irruption de la temporalité de l’événement, qui est hors-lieu. Il se peut donc que Badiou essaie de penser la substance en abolissant le strict principe de la causalité, en rendant possible la contingence, l’arrivée de quelque chose d’imprévu. La question qu’on pourrait poser ici est : si la classe absolue V est le lieu de toutes les formes pensables du multiple, est-ce aussi le lieu de l’événement ? L’évènement, est-il gouverné par une logique qui, quoi qu’indiscernable pour l’homme, est présente dans la classe absolue V ?

À la différence de Spinoza, Badiou admet le vide dans son ontologie. Il dit que le vide est. Le vide est ce sur quoi toute hiérarchie des multiples est construite, car nous savons que le vide est universellement inclus dans tous les ensembles. On pourrait donc comprendre toute la classe absolue V comme une excroissance du vide. Dans son séminaire sur Spinoza, Badiou dit que la description spinozienne de la substance comme totalité omet une chose : « il se pourrait bien que toutes les identifications fassent Tout uniquement parce qu’elles sont bornées par un point d’être indiscernable. Car toutes les identifications, cela ne fait pas Tout. Le pour-tout doit être borné par un point existentiel, ou, pour qu’il y ait Tout il faut qu’il y ait un point qui n’est pas du Tout. » (INF_SEM_162).” Et ce point qui est pas-tout, c’est précisément le vide. Dans l’Être et l’évènement, Badiou décrit l’évènement comme « ultra-un-nommant-le-vide » (EE, 204) L’événement « n’est pas en effet interne à l’analytique du multiple. En particulier, s’il est toujours localisable, il n’est pas comme tel présenté ni présentable. Il est – n’étant pas – surnuméraire. » (EE, 109) L’évènement excède la multiplicité. Pourtant il s’inscrit dans un monde comme un site événementiel, un site qui est au bord du vide. L’événement est interposé entre le vide et soi-même, il est décrit comme « un multiple tel qu’il est composé d’une part des éléments du site, d’autre part de lui-même. » (EE, 200). L’événement a cette étrange propriété d’être un ensemble qui s’appartient. D’un point de vue strictement mathématique, cela n’a pas de sens, parce que le célèbre paradoxe de Russel a montré qu’un ensemble ne peut pas appartenir à soi-même et cela a mené les mathématiciens à abandonner la soi-disant théorie naïve des ensembles. Si donc l’événement est un ensemble qui s’auto-appartient, cela veut dire qu’il doit être lié à quelque chose qu’on ne peut pas justifier de l’intérieur de l’univers mathématique. Il doit être connecté à quelque chose d’extra-mathématique, quelque chose qui excède toutes les formes possibles du multiple, c’est-à-dire le vide. On pourrait donc dire que dans l’ontologie de Badiou, ce qui fait que la substance n’est pas une totalité et qu’elle est pas-toute, c’est le vide. La substance se trouve limitée par le vide et par sa mobilisation dans l’événement qui redéfinit la dialectique du fini et de l’infini lors d’une procédure de vérité.

 

Maintenant, quelle hiérarchie de l’infini peut-on trouver chez Spinoza et comment cette hiérarchie diffère de celle de Badiou ?

Chez Spinoza, il y a

a)     la substance (qui est infiniment infinie) ;

b)    ensuite les attributs – il y a une infinité qualitative des attributs (chaque attribut est infini) et ensuite une infinité quantitative (la substance est composée d’un nombre infini des attributs) ;

c)     puis les modes infinis : ces modes infinis peuvent être soit immédiats (c’est-à-dire qu’ils sont engendrés directement par l’infinité d’un des attributs de Dieu – exemple mouvement ou repos) ou ils peuvent être médiats (ils sont engendrés par un autre mode infini – la face de l’univers entier) ;

d)    et puis à la fin, on a des modes finis.

Notons que chez Spinoza, on a du mal à comprendre par quoi sont engendrés les modes finis - ce qui a beaucoup gêné Badiou notamment dans son séminaire sur l’Infini : Aristote, Spinoza, Hegel. À cette époque-là, Badiou rejetait la notion de Spinoza des modes infinis. Ce rejet était basé sur la lecture des propositions 21, 22 et 28 de la première partie de l’Éthique. Je ne vais pas aller ici en grand détail et analyser ces propositions, mais en gros, ce qu’on a ici, c’est la conviction de Spinoza que ce qui est engendré par un des attributs infinis ou un des modes infinis doit être nécessairement infini. De l’autre côté, tout ce qui est engendré par un mode fini doit être fini. Il est impossible que le fini soit produit par l’infini, sinon Spinoza serait obligé d’admettre l’existence des miracles qui sont des incarnations de l’infini dans le fini. On a donc deux chaînes séparées : une chaîne de l’infini et une chaîne des causes finies et on a du mal à comprendre en quoi et comment s’enracine l’existence du fini. On sait que les modes finis doivent appartenir à la substance, mais leur point originaire, leur ancrage, reste énigmatique.  

En postulant l’existence des procédures de vérités infinies dans les mondes finis, Badiou au contraire essaie de suturer le fini et l’infini. Dans l’Immanence des vérités, il propose sa propre hiérarchie de l’infini basé sur son étude du champ mathématique des grands cardinaux. On y trouve donc :

1)    l’infini inaccessible ou l’infini par la transcendance,

2)    l’infini défini par son indivisibilité,

3)    l’infini des grandes partieS,

4)    l’infini défini par sa proximité à l’absolu.

 

Ces différents types de l’infini sont ancrés dans des concepts et théorèmes mathématiques dont je ne pourrai pas parler ici en détail. Ils ne correspondent pas exactement aux types d’infini de Spinoza, mais certains d’entre eux permettent à Badiou de proposer une nouvelle conception des attributs de l’absolu. Pour Badiou, les attributs de l’absolu, ce sont des vérités. Les vérités sont des types d’infini définis par leur proximité à l’absolu. Or, que veut dire « être proche de l’absolu » ? Badiou dit que la relation entre l’absolu et un de ses attributs implique l’existence d’une très grande infinité, d’un cardinal complet qui devient témoin de la classe absolue V. Dans l’Immanence des vérités, il utilise le lemme de Mostowski et le théorème de Jerzy Los pour décrire le plongement élémentaire de l’absolu V dans un de ses attributs.

Qu’est-ce que tout cela veut dire ? Le plongement élémentaire est un procès dans lequel on prend une sous-classe transitive de V qu’on va appeler ici M et on la transforme en un modèle de la classe absolue V. La classe absolue V est donc plongée dans un de ses attributs, dans la sous-classe transitive M, et l’attribut M est isomorphe à la classe absolue V. Il y aura une relation j entre M et V ; or cette relation ne sera pas l’identité. M n’égale pas V, parce que V contient toujours des multiples qui sont indiscernables du point de vue de la sous-classe transitive M. Donc, en termes de Platon, on pourrait dire que l’attribut M participe au lieu intelligible V. M touche l’absolu, c’est un attribut de l’absolu, c’est une vérité, une recollection, au futur antérieur de tous les points d’une procédure de vérité qui se passe dans un monde déterminé. Ainsi que la substance de Spinoza, l’absolu s’exprime à travers ses attributs mais il reste séparé d’eux.

L’Immanence des vérités utilise la notion des attributs de l’absolu. Or, peut-on trouver un terme équivalent aux modes finis et infinis dans la pensée de Badiou ? Même si Badiou ne le dit pas lui-même en ces termes-là, je pense que si on reformule un peu la hiérarchie spinozienne des infinis, on peut interpréter ce que Badiou appelle « une procédure de vérité » comme une résurrection des modes infinis.

L’attribut infini nommé « vérité » est une recollection au futur antérieur de ce qui existe dans un monde comme procédure. Une procédure de vérité est une activité constante de fidélité à un événement. Or, si on peut dire que les procédures de vérité sont des modes infinis, à la différence de Spinoza, Badiou ne sépare pas les modes infinis des modes finis. Il parle d’un sujet qui incorpore la vérité. Le mode fini, cela peut être bel et bien notre existence corporelle ou matérielle qui est radicalement transformée par l’incorporation d’un mode infini qu’est une procédure de vérité. Le sujet est le nom de cette suture du fini et de l’infini. L’infini n’abolit pas le fait que le sujet a un certain corps, une certaine culture ou genre. Le sujet est éternel… parfois.

Dans l’Immanence des vérités, Badiou ajoute à l’incorporation des vérités encore une autre modalité : celle d’une œuvre. Selon lui, l’œuvre exemplifie clairement la relation entre le fini et l’infini. Il dit : « une vérité se présente toujours, dans un monde déterminé, sous la forme d’une œuvre » (IM, 511). Il juxtapose l’œuvre à ce qu’il appelle le déchet – ce dernier est un produit passif d’une infinité existante. Dans l’Immanence des vérités, Badiou décrit le fini comme un ensemble qui peut être recouvert par un autre ensemble constructible ayant la même cardinalité que le premier. Il lie la finitude à la propriété mathématique de constructibilité. De l’autre côté, ce qui est non-constructible est essentiellement infini.

Alors qu’est-ce qu’une œuvre ? Une œuvre est un fragment dynamique d’une procédure de vérité qui est plongé dans l’infinité de quelque attribut par son index. Ainsi, l’œuvre est simultanément finie et infinie. Une grande peinture peut être un objet matériel périssable, mais elle contient un index de l’infini qui peut être décrit comme « l’ultime trace événementielle marquée sur et dans l’œuvre, le stigmate de l’exception » (IM, 516) L’index est ce qui fait participer une œuvre à un attribut de l’absolu. Le mot « index » est une référence à l’expression de Spinoza que la vérité est « index sui », elle s’indique d’elle-même, elle est immédiatement reconnaissable. Si le sujet peut être interprété comme une suture des modes finies et infinies, l’œuvre est une autre modalité qui connecte le fini et l’infini produit par le sujet.

On peut donc observer Badiou à travers Spinoza et dire que Badiou accepte l’être de la substance, mais pour lui, cette substance est pas-toute, limitée par le vide. Un événement mobilise certains multiples de cette substance en s’interposant entre soi-même et le vide. Si on imagine les attributs ou les vérités comme des très grands cardinaux, comme des classes similaires à l’univers V, on peut dire que l’événement indique le rang de ces classes. Le plongement d’un attribut-vérité dans un monde concret donne naissance à un sujet qui est une suture des corps et des langages (modes finis) et des procédures de vérité (modes infinis immédiats). Dans une procédure de vérité, le sujet crée une œuvre (une suture des modes finis et infinis médiats). L’œuvre peut être un objet fini et limité dans le temps et l’espace – un beau roman, un théorème mathématique – mais elle est indexée à l’infini d’un attribut.

Ainsi, en dialectisant l’absolu par le fait de permettre l’être du vide, Badiou propose une nouvelle relation entre le fini et l’infini, entre des vérités universelles et des corps particuliers. Le sujet est toujours singulier: dans nos brèves vies, on peut résister la mort en devenant éternels… parfois…

 

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[1] Benedictus de Spinoza, The Correspondence of Spinoza (London: Frank Cass & Co., 1966), 269.