Dix thèses sur l’éthique
par Alain Badiou
(intervention au
séminaire de Cassin et Nancy, Le péril éthique)
[1992
ou 1993]
(Notes
d’Aimé Thiault et transcription de François Duvert)
Thèse 1 1
Thèse 2 1
Thèse 3 1
Thèse 4 1
Thèse 5 1
Thèse 6 1
Thèse 7 1
Thèse 8 1
Thèse 9 1
Thèse 10 2
Question 2
Thèse 1 : l’éthique n’existe pas.
L’éthique n’existe pas, après tout en un sens voisin de
celui de Lacan quand il dit que la femme n’existe pas. Elle n’existe pas, car
supposer que l’éthique existe suppose un sujet, qui fait corps avec le thème
d’un sujet invariant et, en fin de compte, d’un sujet transcendantal sous une
forme ou sous une autre.
Je pense que le paradigme philosophique latent de ceux qui
reviennent à l’éthique ou veulent de l’éthique ou nous imposent de l’éthique me
paraissent tout de même plus tournés vers Kant que vers Platon. Au regard de
cela, ma propre thèse n’est pas qu’il n’y a pas de sujet, ce qui serait la
thèse disons déconstructionniste ou anti-humaniste classique, mais que, s’il
n’y a pas de sujet en structure transcendantale invariante, il y a du sujet
sous condition, à savoir qu’il y ait des processus de vérité, eux-mêmes
suspendus à des événements qui les initient, donc qu’il y ait la dimension
événementielle des vérités dans leur travail hasardeux dans les situations.
Sous ces conditions, il y a du sujet, donc le sujet est rare, et en outre il
est lui-même multiple : il y en a des types singuliers. Le sujet n’est pas
rassemblé ou définissable autrement que comme le point différentiel d’une
vérité. Cette rareté, cette dispersion et cette typification variable excluent
qu’il y ait une éthique comme telle dans mon propre dispositif de pensée.
Thèse 2 :
partir de la pluralité des sujets
Si on veut cependant donner un sens à ce mot éthique, une
fois énoncé que l’éthique n’existe pas, il faut partir de la pluralité hétérogène
des sujets, ce qui d’emblée interdit toute acception générale ou
universalisante du mot éthique. Partir de la pluralité hétérogène des sujets,
c’est partir d’une double pluralité : d’une pluralité des types (il y a
des registres hétérogènes pour les vérités – moi j’en ai prononcé 4 : art,
science, amour, politique) donc si on dit sujet, il est d’abord reçu comme
sensibilité esthétique, consistance scientifique, militance politique ou amant.
Et à l’intérieur de chaque type, il y a des singularités séquentielles :
c’est dans le profil d’une donation événementielle singulière que se donne
qu’il y ait du sujet.
Thèse 3 : obéir
à l’impératif « continuer à être sujet dans la procédure de vérité qui
vous a constitué comme tel, ie continuer la procédure ».
Le sens qu’on peut donner au mot éthique parvenu à ce stade,
c’est l’existence formelle sans contenu spécifié de l’impératif :
continuer la procédure. Je ne vois pas d’autre sens au mot éthique que
l’impératif : continuez. Continuer quoi ? eh bien continuer ce que
vous prescrit une invention scientifique dans l’espace de recherche où vous
êtes engagés. Continuez la politique révolutionnaire dans laquelle vous êtes
engagés. Continuez la procédure d’amour dans laquelle vous êtes etc… L’éthique
c’est en effet continuer à être sujet. Cela je le veux bien. La définition la
plus formelle serait certainement celle-là : continuer à être sujet de la
procédure de vérité dans laquelle cette possibilité a été constituée. Il n’y a
pas d’autre impératif éthique qu’un impératif de continuation. C’est ce que
Lacan a dit dans la maxime « ne pas céder sur son désir », car cela
veut aussi toujours dire « continuez ». C’est ainsi que je l’entends.
Pour autant qu’il y a une maxime formelle de l’éthique, c’est la maxime :
ne pas céder sur son désir, étant entendu qu’ultimement tout désir est désir
d’une vérité, bien que Lacan dira plutôt qu’une vérité est en position
d’instruire la cause d’un désir (mais disons-le sous la forme la plus plate et
la plus philosophique : désir de vérité est une formalisation
philosophique classique). Dans la mesure où un sujet est la différentielle de
ce point, on pourra aussi dire : soit le sujet que tu es, ou continue à
l’être. En ce sens aussi, il n’y a qu’une éthique de, ie une éthique de la singularité de la procédure. En ce
sens, si on remonte aux types, on dira qu’il y a :
- une éthique de la science
- une éthique de l’art
- une éthique de la politique
- une éthique de l’amour
- une éthique de la philosophie
Il y a donc une pluralisation des éthiques, à chaque fois
assignées à la singularisation de leur procédure sous une maxime générale, qui
est impératif extrêmement formel, à savoir : continuez, parce que la
cessation ou la non continuation est toujours, au regard de la procédure dont
il s’agit, une figure de canaillerie. La canaillerie c’est toujours ne pas
continuer, ce que Lacan, lui, nomme la trahison.
Thèse 4 :
l’éthique est en position subordonnée par rapport à une procédure de vérité
générique, et quand l’éthique prétend se subordonner une procédure de vérité
sous une règle extrinsèque et antérieure à la procédure, il y a étatisation
d’une éthique.
Il en résulte que l’ordre de cette fonction est l’inverse de
celui qui est généralement proposé ; On dit couramment qu’une politique
est bonne si il est subsumable sous les impératifs éthiques convenables. Nous
proposons ici une doctrine exactement inverse. Pour autant qu’il y a une
politique, par exemple d’émancipation, il peut y avoir l’éthique de cette
politique sous l’impératif de sa continuation. On ne dira jamais que l’éthique
est en état de normer une procédure de vérité (précisément c’est aussi une des
raisons pour lesquelles on peut dire que l’éthique n’existe pas), mais que sous
la procédure de vérité, on peut énoncer ce qu’est l’éthique de cette procédure.
Il est très important de voir que l’éthique est dans une position subordonnée
et non pas dans une position de subsomption. Et je nomme le retournement de cet
ordre, ie lorsqu’on prétend que
l’éthique se subordonne une procédure de vérité, une étatisation : je
pense qu’il y a une tentative d’étatisation de la procédure de vérité, à chaque
fois qu’on prétend la subsumer sous une règle extrinsèque et antérieure dans la
figure de l’éthique.
Thèse 5 :
l’opération étatique du singleton d’une éthique transforme le sujet comme point
local différentiel d’une procédure générique de vérité en une abstraction
juridique, et présente l’éthique dans la figure de la loi (aujourd’hui, stricto
sensu : les commission d’éthique).
L’étatisation, qui est, à mon avis, le véritable dessin
matériel de la subsomption des procédures génériques de vérité sous l’éthique,
transforme le sujet de différentielle de la procédure qu’il était en
abstraction juridique. Le sujet sera pris dans l’abstraction de sa procédure au
lieu d’être dans le vif du différentiel de celle-ci. Ontologiquement, cela
signifie qu’on lui substitue son singleton : le sujet va être compté pour
un au lieu d’être dans la différentielle de l’infini de la procédure de la
vérité. Et, par voie de conséquence, l’éthique se présente à ce moment là comme
loi. L’opération de singleton de l’éthique la présente dans la figure
spécifique de la loi, dont le corrélat est le sujet comme abstraction
juridique. Aujourd’hui, c’est au sens strict que cela se passe, puisque
l’éthique se donne matériellement dans les commissions d’éthique, qui sont les
appareils de l’État. Elles se déploient comme AIE, donc étatisation n’a pas
seulement un sens abstrait, mais un sens organique et institutionnel, et il est
finalement intéressant de voir que l’éthique est ainsi commissionnée. On
admettra qu’elle n’est ni commissionnée ou commissionnable pour autant qu’elle
se trouve dans la figure de l’étatisation, ce qui suppose qu’elle retourne
l’ordre de son insistance effective. Une éthique véritable est subordonnée à la
singularité d’une procédure générique de vérité, et si on retourne cet ordre,
on est conduit, nécessairement, au commissionnement étatique.
Thèse 6 : la
double opération de l’éthique commissionnée institue un sujet, doublon d’un
singleton juridique et d’une nature supposée
On a affaire à un sujet étatisé ou juridique. Et, au lieu de
se soutenir du procès infini d’une vérité, comme un sujet véritable, il est renvoyé,
ce sujet singleton, qui est le sujet de l’éthique au mauvais sens, à la stricte
finitude de son appartenance à la situation. Au sens étatisé, le sujet au
regard duquel il y a éthique est subjectivement renvoyé, non plus du tout à la
vérité, mais purement et simplement à son appartenance quelconque à la situation.
Le sujet est non seulement juridicisé mais corrélativement naturalisé. C’est la
double opération de l’éthique commissionnée : elle institue un sujet qui
est le doublon d’un singleton juridique et d’une nature supposée. C’est
d’ailleurs la raison pour laquelle il y a une convergence nécessaire entre
l’éthique commissionnée et l’écologie, parce que l’écologue est toujours plus
ou moins sous-tendue par la thèse que le sujet est nature. Ce n’est pas
simplement la question de la nature humaine, c’est plus ontologique.
Naturellement, moi, je soutiens que tout sujet est trans-naturel, ie que tout sujet est matériel, parce que je suis matérialiste,
mais qu’il est trans-naturel, ce qui veut dire séparé de son être naturel par
sa fidélité au hasard de l’événement, qui ne le dématérialise nullement, mais
le sépare de son être naturel. De ce point de vue, il est vrai que les vérités
ne sont pas naturelles, elles ne renvoient pas au statut naturel de la
situation. C’est ce que veut dire Mallarmé quand il dit que l’œuvre d’art est à
la fois « le hasard vaincu mot par mot », mais que c’est aussi
« l’infini qui sort du hasard que vous avez nié ». Une vérité, c’est
toujours quelque chose qui, dans l’élément du hasard, insiste au-delà de ce
hasard trans-naturel pour faire advenir le vrai comme multiplicité. Tout cela
est absolument congédié dans la thématique éthique.
Thèse 7 :
l’effet immédiat de la naturalisation du sujet par l’éthique étatique c’est de
le constituer en être pour la mort
L’effet immédiat de la naturalisation du sujet, c’est de le
constituer en être pour la mort. L’essence de la nature, pour autant qu’elle
affecte un sujet, c’est la mort. La figure de la nature comme nécessité pour le
sujet trouve son paradigme dans la mort. En tant qu’être naturel, nous mourrons.
C’est un énoncé sommaire et essentiel.
Thèse 8 :
l’éthique commissionnée s’avère une éthique de la survie et traitement par l’État
de la question de la mort en soi.
L’éthique, qui n’existe pas, se donne principalement comme
traitement par l’État de la question de la mort. C’est son identification centrale.
C’est à cela qu’elle est ultimement commissionnée. C’est pourquoi l’éthique,
non pas du tout par hasard, ou à cause des progrès de la science, et des
nouvelles complexités récemment découvertes, que l’éthique est nécessairement
assignée au biologique, à l’assistance humanitaire et à la survie. Elle est
éthique de la survie de manière essentielle parce qu’en effet elle assigne le
parlêtre à être pour la mort dans sa naturalisation et dans le caractère
évanescent de son singleton juridique, et qu’elle est traitement par l’État de
la question de la mort comme telle.
Thèse 9 : par
le biais des commissions d’éthique, l’Etat administre aux sujets (singletons)
aux prix avec la peur de la mort une dissimulation de la mort.
Pour autant que ce traitement de la mort reçoit un soutient
subjectif, ie que si quelque chose du
sujet au sens ordinaire, vous et moi, se trouve intéressé à ce
commissionnement, eh bien il y est intéressé par la peur de la mort,
ie par ce qui est au fond son rapport
essentiel à la nature, qui est primitivement un rapport à la nécessité, et ce
qui, pour un sujet, est nécessaire dans la nature, c’est la mort, donc c’est la
peur de la mort.
Thèse 10 : le
centre de gravité idéologique de l’éthique étatique est l’euthanasie.
Finalement les commissions d’éthique sont requises comme
adresse à l’Etat pour que, autant que faire se peut, il dissimule la mort.
L’éthique, c’est alors administrer la mort dans la dissimulation. Ultimement
l’éthique c’est la peur de la mort en tant qu’elle soutient et propose une
administration de la mort. C’est pourquoi elle s’accomplit dans le débat sur
l’euthanasie, qui en est le centre de gravité idéologique ultime, en posant la
question suivante : peut-on tuer pour que la mort soit voilée ?
Peut-on procéder à la mort de telle sorte qu’elle ne soit pas visée ?
Voilà ce que je voulais dire sur l’éthique !
Barbara Cassin : à partir de toutes les thèses que tu viens de
soutenir sur l’éthique on devrait avoir la discussion suivante du point du paradigme que tu as élu comme le
paradigme actuel de l’éthique, ie
le paradigme kantien et pas le paradigme sophistique / Platon. Je vois bien
comment dans ton dispositif le paradigme éthique d’aujourd’hui peut être
assigné au sujet invariant kantien. Maintenant, si on essaye de se poser la
question du rapport entre tes propres thèses sur l’éthique et l’éthique qui
n’existe pas, alors tes thèses sur l’éthique requièrent un paradigme bcp plus
proche du sujet sophistique, dans son opposition à Platon, que du sujet
kantien, évidemment avec trans-naturel etc… Le point le plus important,
ie le plus difficile à translittérer en
sophistique, donc probablement le plus intéressant, parce que la
translittération serait la plus riche, serait le « continuez la procédure
comme fidélité au hasard de l’événement ». A ce moment, on pourrait
réintroduire la question de l’essence du politique en se demandant si oui ou
non on peut transcrire le continuez en termes de noms. Est-ce que oui ou non
dans le monde sophistique, ça peut se dire comme politique en tant que
logique ?
Alain Badiou : c’est une discussion qu’il faudrait avoir. C’est une
question très complexe qui touche à la question de la langue sujet, ce qui dans
la sophistique est appelé consistance discursive et rhétorique, et ce que moi
j’appelle langue sujet, et finalement la question du forçage. Cette discussion
serait sûrement très porteuse de trouvailles.
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