Alain Badiou
Entretien avec
Christine Goémé (France-Culture 10.02.95)
(transcription de Daniel Fischer)
Q. De
quelle manière Hegel utilise-t-il le terme "dialectique" ?
A.B.
Je voudrais d'abord faire une première remarque, c'est que le mot de
"dialectique" vient de Platon. La dialectique a été au fond une sorte
de nom de la philosophie elle-même : ce que Platon entend par dialectique quand
il l'oppose à la dianoia, à la pensée discursive, c'est précisément
la méthode philosophique elle-même. Il ne faut pas oublier que quand Hegel réintroduit
et redéploie le mot "dialectique", il a aussi conscience de reprendre
un projet philosophique ambitieux et global dont, à ses yeux, Kant avait déclaré
l'interdiction. "Dialectique" signifie retour ou reprise de l'ambition
philosophique originelle, au-delà d'une certaine critique des Lumières et de la
critique de Kant. De ce point de vue Hegel est au fond à la fois un homme des
Lumières - il fait en un certain sens bilan du XVIIIème siècle tout entier, y
compris la Révolution française - mais c'est aussi quelqu'un qui par rapport à
la philosophie, a l'ambition de la réouvrir, de lui redonner son ambition plénière
que précisément une certaine tendance des Lumières a tendu à limiter ou à critiquer.
Si on prend ensuite l'histoire du mot "dialectique" dans sa filiation
hégélienne, on s'aperçoit qu'il ne perd jamais cette signification. A preuve
que dans le marxisme, y compris le plus dogmatique, quand on veut nommer la
philosophie on emploie l'expression "matérialisme dialectique", pour
l'opposer précisément à la science de l'histoire qui est le "matérialisme
historique". Donc "dialectique" ça veut en un certain sens dire
"philosophie", au sens où la philosophie est capable de dégager, de
trouver, les lois de l'être lui-même. Et qu'on soit idéaliste absolu, comme
Hegel lui-même, ou qu'on soit matérialiste absolu, comme Engels, dans les deux
cas "dialectique" désigne, dans une tradition finalement platonicienne,
la philosophie elle-même.
Évidemment Hegel va donner à l'expression
"dialectique" un contenu singulier, qui lui est propre et qui est
centré, non pas directement sur l'idée de contradiction - ça c'est peut-être déjà
une interprétation marxisante de Hegel - mais sur l'idée de négativité. Pour
Hegel "dialectique" ça veut d'abord dire que le mouvement réel des
choses, qu'il s'agisse de l'esprit ou de la nature, a pour moteur, pour
principe, ce qu'il appelle le "travail du négatif". Autrement dit
tout état de choses est travaillé du dedans par sa propre négation; ceci va
bien entendu produire des figures contradictoires mais la contradiction est seconde
par rapport au travail du négatif. Je pense que ce que nous devons fondamentalement
à Hegel c'est une immense méditation sur le négatif.
Cette méditation sur le négatif est elle-même très ancienne : chez Platon lui-même on
peut dire qu'il y a un tournant décisif dans le développement de l'œuvre à
partir du moment où dans le Sophiste il
se pose explicitement la question de la négation. C'est cette vieille question
philosophique : "Comment en finir avec Parménide ?" C'est-à-dire
comment en finir avec l'idée que l'être est ce qu'il est et que finalement
aucun mouvement, aucun devenir, n'est pensable à partir du moment où l'on a le
principe d'identité. Il va donc falloir penser que, en un sens, ce qui est
n'est pas, et que, en un autre sens, ce qui n'est pas est aussi. C'est autour
de ce point que va s'organiser, avec l'amplitude qu'on lui connaît, la méditation
hégélienne. Lorsque Hegel met au centre de tout la catégorie de
"devenir", il dit lui-même que son grand prédécesseur c'est Héraclite.
Et quand il introduit la question de la négation, de l'altérité, de la différence,
de la contradiction, il se réfère de manière tout à fait explicite au Sophiste de Platon. Hegel est ce que j'appellerai le plus
grand des philosophes modernes classiques.
Q. Comment
fonctionne cette question de la négation ?
A.B. Je
crois que la question de la négation chez Hegel, et à partir de Hegel, a trois
aspects fondamentaux.
1) Il s'agit de penser que le négatif est
au cœur de l'être lui-même, qu'il n'est pas une dimension extérieure ou
seconde, mais que, très singulièrement, il est ce qui est au principe même de
l'affirmation. Ce qui s'affirme, ce qui naît, ce qui croît, ce qui se développe,
et qui est aussi ce qui, comme dit Hegel, "mérite de mourir", tout
cela est réglé dans son devenir le plus intime par le travail du négatif.
2) Seule la négation peut rendre compte de
la différence. Pour une part sa tentative c'est ce que j'appellerai une récollection
de la totalité des différences. Figures de la conscience, figures de la nature,
figures de l'esprit, l'extraordinaire variété de l'expérience humaine, aussi
bien historique que naturelle, esthétique que juridique, doit pouvoir être pensée
comme un système de différences mais qui est en quelque sorte une projection du
négatif. Toute différence est ce que le négatif qui est au coeur de l'être fait
surgir comme expression de lui-même.
3) La négation n'est pas seulement au cœur
de l'être, mais elle doit d'une certaine manière y revenir. La négation va se
projeter dans des différences concrètes, des figures, et puis ces figures vont
retourner, ou se réinjecter, dans leur origine de telle sorte que la négation
va elle-même être niée. C'est le thème, fondamental chez Hegel, de la négation
de la négation comme moment de la vérité. Car finalement la vérité d'une chose,
c'est son devenir; et qu'est-ce que le devenir sinon le travail en elle du négatif.
Comment faire vérité de ce devenir ? Il faut que ce devenir rentre en lui-même
comme conscience de soi, il faut donc qu'il y ait en quelque sorte un devenir
du devenir, c'est-à-dire effectivement une négation de la négation.
Pour le dire plus simplement, la pensée de
la négation va être le croisement de deux choses : a) l'idée de différence
(l'idée que toute chose devient autre chose que ce qu'elle est) et b) la
fonction fondamentale du temps. C'est en effet une question hégélienne décisive
de pouvoir penser la temporalité de l'être lui-même et le fait que la pensée
c'est, d'une certaine façon, le moment où on peut avoir une intelligence intime
du temps. Vous connaissez la formule fondamentale où Hegel dit que "Le
Temps est l'être-là du concept" (Die Zeit ist der Begriff da) : le Temps est le moment où la pensée elle-même est
présente de façon vivante dans l'élément du négatif.
On peut dire qu'au fond la pensée de la négation
c'est à beaucoup d'égards la pensée de la vie. A mon sens Hegel est un penseur
extraordinairement concret; il faut savoir ne pas céder complètement à
l'intimidation devant la formidable érudition de Hegel - qui nous rend tous
honteux et modestes - car l'objectif véritable de Hegel c'est de rendre compte
de la vie historique, de la vie concrète de tout ce qu'il y a. C'est un homme
qui est capable de vous donner sur les pyramides d'Égypte, sur la nature morte
hollandaise, sur la Révolution française, sur les mathématiques, sur le système
des planètes, que sais-je ? sur la vie amoureuse, sur Antigone, sur tout ce qu'on veut, des analyses, des
analyses qui sont en un certain sens des analyses quasi-phénoménologiques même
si elles sont toujours reprises dans la logique de la négation. C'est donc un
penseur du concret, un penseur de la vie; la vie c'est le temps; simplement
pour Hegel le temps doit être pensé comme le moment où le concept est là.
Q. Aujourd'hui,
avec le procès du marxisme, que retrouve-t-on de l'analyse que Marx faisait de
Hegel ?
A.B. Une
première remarque, très importante pour engager ce débat, c'est que la question
de Hegel a toujours travaillé le marxisme d'une façon tout à fait particulière.
On a eu cette situation singulière que le marxisme s'est réclamé de la
dialectique hégélienne, mais que d'un autre côté toute une série de critiques
du marxisme dogmatique ou stalinien se sont aussi appuyées sur Hegel. Que vous
preniez les tentatives de Lukacs, de Ernst Bloch et un sens d'Adorno ou de
Sartre, c'est par un recours à Hegel que l'on tente de revivifier la
dialectique marxiste ossifiée par son interprétation stalinienne. Donc Hegel a été
dans cette période-là, dont nous sortons justement, à la fois un ancêtre
officiel du marxisme officiel et le critique de ce marxisme officiel; un
critique sur lequel on prenait appui, à mon avis, pour réintroduire dans ce
marxisme ossifié précisément le sens du négatif et de la critique. Car en fin
de compte un marxisme ossifié est un marxisme dans lequel la dialectique
devient objective c'est-à-dire qu'au lieu d'être dans la vie de
la critique, du négatif, de la révolte politique, il est dans l'État
finalement, dans l'état des choses, et dans l'objectivité d'un devenir considéré
comme scientifiquement nécessaire. Je crois que ceci n'était pas vraiment hégélien;
j'y insiste : pour moi Hegel c'est un philosophe de la vie, du temps, il sait
faire la part de la contingence.
Si on prend la question aujourd'hui, je
dirai deux choses :
D'une part, pour autant que nous ayons à
nous référer à un marxisme vivant, et à questionner le point de savoir si nous
pouvons nous en servir encore ou pas, je pense que c'est à ce marxisme critique,
articulé de façon étrange à ce qu'il y a de vivant dans Hegel, que nous devons
penser, plutôt qu'à la vulgate marxiste-léniniste-stalinienne qui, elle, de
toute évidence, a péri avec son produit. Donc quand on parle de la mort du marxisme
il s'agit de savoir de quel marxisme on parle et ceci engage le rapport à
Hegel.
Le deuxième point est que je crois que le débat
fondamental est sur la question de l'histoire : y a-t-il ou pas un sens de
l'histoire, des lois de l'histoire etc... Sur ce point Hegel a été
effectivement le grand penseur de l'histoire, celui qui a introduit en
philosophie et dans les consciences l'idée de l'histoire comme principe actif.
C'est aujourd'hui un grand débat : quelle position a la référence historique
dans notre conscience politique ? Mais le deuxième aspect est que nous ne
pouvons en rien renoncer à cet héritage hégélien qu'est la méditation du négatif.
Je dirai même que dans une grande mesure la grande question de notre temps est
de savoir de quelle philosophie de la négation nous sommes porteurs; ceci
conditionne largement les possibilités de la critique, de la révolte et
ultimement de la politique. Il y a une terrible actualité de Hegel autour de la
possibilité même d'exercer dans la pensée le principe du négatif, dans sa double
dimension de critique et même éventuellement de destruction mais aussi de
vitalité affirmative puisque la grande idée de Hegel c'est que c'est la négation
qui est au cœur de l'affirmation elle-même.
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