De quel réel
cette crise est-elle le spectacle ?
- Alain Badiou -
(texte intégral
de la tribune libre parue, réduite d’un tiers [1],
dans Le Monde en date du samedi 18
octobre 2008)
Traduction en
anglais :
http://www.cinestatic.com/infinitethought/2008/10/badiou-on-financial-crisis.asp
La crise
planétaire de la finance, telle qu'on nous la présente, ressemble à un de ces
gros mauvais films concoctés par l'usine à succès préformés qu'on appelle
aujourd'hui le « cinéma ». Rien n'y manque : le spectacle
progressif du désastre, le suspense à énormes ficelles, l'exotisme de
l'identique – la Bourse de Djakarta logée à la même enseigne spectaculaire que
New York, la diagonale de Moscou à Sao Paulo, partout le même feu mis aux mêmes
banques –, les rebondissements qui
terrorisent : Aïe aïe aïe, voici que les « plans » les mieux bâtis
n'empêchent pas le vendredi noir, que
tout s'écroule, que tout va
s'écrouler... Mais l'espoir demeure : sur le devant de la scène, hagards et
concentrés comme dans un film-catastrophe, la petite escouade des puissants, les
pompiers du feu monétaire, les Sarkozy, Paulson, Merkel, Brown et autres
Trichet, engouffrent dans le Trou central des milliers de milliards. On se
demandera plus tard (c'est pour les feuilletons à venir) d'où ils les sortent,
puisqu'à la moindre demande des pauvres, ils répondaient depuis des années,
retournant leurs poches, qu'ils n'avaient pas un fifrelin. Pour le moment, peu
importe. « Sauver les banques ! ». Ce noble cri humaniste et
démocratique jaillit de toutes les poitrines politiques et médiatiques. Les
sauver à tout prix ! C'est le cas de le dire, car ce prix n'est pas rien.
Je dois
l'avouer : moi-même, au vu des chiffres qui circulent, et dont, comme presque
tout le monde, je ne peux me représenter ce qu'ils signifient (qu'est-ce
exactement que mille quatre cents milliards d'euros ?), j'ai confiance. Je m'en
remets entièrement aux pompiers. Tous unis, je le sais, je le sens, ils y
arriveront. Les banques seront même plus grosses qu'avant, quelques petites ou
moyennes, n'ayant pu survivre que d'abord sauvées par la bénévolence des États,
seront données à plus gros qu'elles pour une bouchée de pain. Effondrement du
capitalisme? Vous voulez rire. Qui le désire, du reste ? Qui sait même ce que
cela veut ou voudrait dire ? Sauvons les banques, vous dis-je, et le reste
suivra. Pour les acteurs directs du
film, c'est à dire les riches, leurs servants, leur parasites, ceux qui les
envient et ceux qui les encensent, un happy end, peut-être un peu mélancolique, est inévitable,
compte tenu de ce que sont aujourd'hui et le monde, et les politiques qui s'y
déploient.
Tournons-nous
plutôt vers les spectateurs de ce show, la foule abasourdie qui, vaguement
inquiète, comprenant peu de choses, totalement déconnectée de tout engagement
actif dans la circonstance, entend comme un vacarme lointain le hallali des
banques aux abois, devine les week-ends, vraiment harassants, de la glorieuse
petite troupe des chefs de gouvernement, voit passer les chiffres astronomiques
et obscurs, et y compare machinalement les ressources qui sont les siennes, ou
même, pour une part très considérable de l'humanité, la pure et simple
non-ressource qui fait le fond amer et courageux à la fois de sa vie. Je dis
que là est le réel, et que nous n'y aurons accès qu'en nous détournant de l'écran
du spectacle pour considérer la masse invisible de ceux pour qui, juste avant
qu'ils soient précipités dans pire encore que ce qu'ils vivent, le film
catastrophe, dénouement à l'eau de rose compris (Sarko embrasse Merkel, et tout
le monde pleure de joie) ne fut jamais qu'un théâtre d'ombres.
On a souvent parlé
ces dernières semaines de « l'économie réelle » (la production et
la circulation des biens) et de
l'économie -- comment dire ? irréelle ? --, d'où venait tout le mal, vu que ses
agents étaient devenus « irresponsables »,
« irrationnels », « prédateurs », moulinant dans la
rapacité, puis la panique, la masse devenue informe des actions, des
titrisations et de la monnaie. Cette
distinction est absurde et était en général démentie deux lignes plus loin
quand, par une métaphore en sens contraire, on présentait la circulation et la
spéculation financières comme le « système sanguin » de l'économie.
Coeur et sang seraient-il soustraits à la réalité vivante d'un corps ? Un
infarctus financier serait-il indifférent à la santé de l'économie toute
entière ? Bien entendu, le
capitalisme financier est – depuis toujours, ce qui veut dire en la
circonstance depuis cinq siècles –
une pièce constitutive, centrale, du capitalisme en général. Quant aux
propriétaires et animateurs de ce système, ils ne sont
« responsables » que des profits, leur « rationalité » est
mesurable aux gains, et prédateurs, non seulement ils le sont, mais ont le
devoir de l'être.
Il n'y a donc rien
de plus « réel » dans la soute de la production capitaliste que dans
son étage marchand ou son compartiment spéculatif. Les deux derniers
corrompent du reste le premier : dans leur écrasante majorité, les objets
produits par ce type de machinerie, n'étant ordonnés qu'au profit et aux
spéculations dérivées qui sont, de ce profit, la part la plus rapide et la plus
considérable, sont laids, encombrants, malcommodes, inutiles, et il faut déjà
dépenser des milliards pour convaincre les gens du contraire. Ce qui suppose
qu'on transforme ces gens en enfants capricieux, en adolescents éternels, dont
l'existence consiste à changer de jouets.
Le retour au réel
n'est certes pas le mouvement qui conduit de la mauvaise spéculation
« irrationnelle » à la saine production. Il est celui du retour à la
vie, immédiate et réfléchie, de tous ceux qui habitent ce monde. C'est de là
qu'on peut observer sans faiblir le capitalisme, y compris le film-catastrophe
qu'il nous impose ces temps-ci. Le réel n'est pas ce film, mais la salle.
Que voit-on, ainsi
détourné, ou retourné ? Que voit-on, si l'on parvient à se détacher de la
légère angoisse du vide dont nos maîtres attendent qu'elle nous fasse les
supplier de sauver les banques ? On
voit, ce qui s'appelle voir, des choses simples et connues de longue date : le
capitalisme n'est qu'un banditisme, irrationnel dans son essence et dévastateur
dans son devenir. Il a toujours fait payer quelques courtes décennies de
prospérité sauvagement inégalitaires par des crises où disparaissaient des
quantités astronomiques de valeur, des expéditions punitives sanglantes dans
toutes les zones jugées par lui stratégiques ou menaçantes, et des guerres
mondiales où il se refaisait une santé. C'est la force didactique d'un regard
renversé sur le film-crise. Quoi ? On ose, face à la vie des gens qui
regardent, nous vanter encore un système qui remet l'organisation de la vie
collective aux pulsions les plus basses, la cupidité, la rivalité, l'égoïsme
machinal ? On veut que nous fassions l'éloge d'une « démocratie » où
les dirigeants sont si impunément les servants de l'appropriation financière
privée qu'ils étonneraient Marx lui-même, qui qualifiait pourtant déjà les
gouvernements, il y a cent soixante ans, de « fondés de pouvoir du
Capital » ? On veut absolument que le citoyen ordinaire « comprenne »
qu'il est totalement impossible de boucher le trou de la Sécu, mais qu'on doit
boucher sans compter les milliards le trou des banques ? Nous devons
approuver gravement que personne n'envisage plus de nationaliser une usine mise
en difficulté par la concurrence, usine où travaillent des milliers d'ouvriers,
mais qu'il est évident de le faire pour une banque que la spéculation met sur
la paille ?
Le réel, dans
notre affaire, se donne clairement en amont de la crise. Car d'où vient toute
cette fantasmagorie financière ? Tout simplement de ce qu'on a vendu de force,
en faisant miroiter des crédits miraculeux, à des gens qui n'avaient aucunement
les moyens de les acheter, de pimpantes maisons. On a ensuite revendu les
promesses de remboursement de ces gens en les mélangeant, comme on fait de
drogues discrètes, à des titres financiers dont la composition était rendue
aussi savante qu'opaque par le travail de bataillons de mathématiciens. Que
tout cela a circulé, de rachats en rachats, s'évaluant toujours plus haut, dans
les banques les plus lointaines. Le gage matériel de cette circulation était
les maisons, oui. Mais il a suffi que le marché immobilier se retourne pour
que, ce gage valant moins et les créanciers demandant plus, les acheteurs
puissent de moins en moins payer leurs dettes. Et quand enfin ils ne le
pouvaient plus du tout, la drogue infiltrée dans les titres financiers
empoisonnaient ces titres : ils ne valaient plus rien. Partie nulle en
apparence : le spéculateur perd son pari, et les acheteurs leur maison, dont on
les expulse gentiment. Cependant le réel de cette partie nulle est comme
toujours du côté du collectif, de la vie ordinaire : tout procède, in fine, de ce qu'existent des dizaines de millions de
gens dont le salaire, ou l'absence de salaire, fait qu'ils ne peuvent
absolument plus se loger. L'essence réelle de la crise financière est une crise
du logement. Et ceux qui ne peuvent pas se loger ne sont aucunement les
banquiers. Il faut toujours en revenir à l'ordinaire des existences..
La seule chose
qu'on puisse désirer dans cette affaire est que ce réel se retrouve aussi,
autant que faire se peut, en aval de la crise. Soit dans les leçons tirées par les peuples, et non par
les banquiers, les gouvernements qui les servent, et les journaux qui servent
les gouvernements, de toute cette sombre scène.
Je vois deux
niveaux articulés de ce retour du réel.
Le premier est
clairement politique. Puisque, comme le film l'a montré, la politique
« démocratique » n'est que service empressé des banques, que son vrai
nom est : capitalo-parlementarisme, il convient, comme de multiples expériences
depuis vingt ans ont commencé à le faire, d'organiser une politique d'une
nature entièrement différente. Elle est et sera sans doute longuement très à
distance du pouvoir d'Etat, mais peu importe. Elle commence au ras du réel, par
l'alliance pratique des gens les plus immédiatement disponibles pour l'inventer
: les prolétaires nouveaux venus, d'Afrique ou d'ailleurs, et les intellectuels
héritiers des batailles politiques des dernières décennies. Elle s'élargira en
fonction de ce qu'elle saura faire; point par point. Elle n'entretiendra aucune
espèce de rapport organique avec la partis existants et le système, électoral
et institutionnel, qui les fait vivre. Elle inventera la nouvelle discipline de
ceux qui n'ont rien, leur capacité politique, la nouvelle idée de ce que serait
leur victoire.
Le second niveau
est idéologique. Il faut renverser le vieux verdict selon lequel nous serions
dans « la fin des idéologies ». Nous voyons très clairement
aujourd'hui que cette prétendue fin n'a d'autre réalité que le mot d'ordre
« sauvons les banques ». Rien n'est plus important que de retrouver
la passion des idées, et d'opposer au monde tel qu'il est une hypothèse générale,
la certitude anticipée d'un tout autre cours des choses. Au spectacle
malfaisant du capitalisme, nous opposons le réel des peuples, de la vie de gens
dans le mouvement propre des idées. Le motif d'une émancipation de l'humanité
n'a rien perdu de sa puissance. Le mot « communisme », qui a
longtemps nommé cette puissance, a certes été avili et prostitué. Mais
aujourd'hui, sa disparition ne sert que les tenants de l'ordre, que les acteurs
fébriles du film-catastrophe. Nous allons le ressusciter, dans sa neuve clarté.
Qui est aussi son ancienne vertu, quand Marx disait du communisme qu'il
« rompait de la façon la plus radicale avec les idées
traditionnelles » et qu'il faisait surgir « une association où le
libre développement de chacun est la condition du libre développement de
tous ».
Rupture totale
avec le capitalo-parlementarisme, politique inventée au ras du réel populaire,
souveraineté de l'idée : tout est là, qui nous déprend du film de la crise et
nous rend à notre propre levée.
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