Alain Badiou : La psychanalyse a-t-elle des fondements philosophiques ?

 

(conférence inachevée de Chexbres, prononcée le 12/9/89 à l’Hôtel du signal)

 

(Notes d’Aimé Thiault et transcription de François Duvert)

 

 

Je veux d’abord remercier tous les amis qui ont organisé cette séance de m’y avoir invité, parce que c’est à la fois l’agrément du temps, de l’espace et de la pensée. Et, en même temps, immédiatement après ce remerciement essentiel, faire part d’une perplexité ou d’une difficulté qui tient au sujet que je suis censé introduire auprès de vous, à savoir les fondements philosophiques de la psychanalyse, ou plus précisément, car il y avait une prudence interrogative : la psychanalyse a-t-elle des fondements philosophiques ?

En outre, l’exposé de Monique David-Ménard (cf Cahier CIP n°3, l’évidence d’un délire expliquée par l’évidence de la moralité : Kant et Swedenbord, et la folie dans la CRP) et les débats qui s’en sont suivis hier n’ont pas simplifiés ma tâche. Je la trouvais hier soir encore plus compliquée qu’hier matin. Ceci étant, je pense que pour répondre à cette question ou comme vous le verrez plutôt pour n’y pas répondre, se proposait à moi une voie très courte ou une voie très longue.

La voie très courte, qui aurait le mérite d’interrompre ma tâche presque immédiatement, consisterait à dire : Y a-t-il des fondements philosophiques à la psychanalyse ? Réponse : non. Et de donner la parole à la salle. Je vais tout de même rallonger un tout petit peu cette voie courte elle-même avant d’exposer ce que Platon aurait appelé celle du long détour. Pourquoi serais-je tenté de répondre abruptement non ? A vrai dire, pour une raison d’abord très générale, et qui ne touche pas la psychanalyse, à savoir que je ne pense pas qu’il soit de la tâche ou de la vocation de la philosophie de proposer un fondement à quoi que ce soit. Je pense que le geste moderne et le plus intime de la philosophie est probablement de déceller, de s’écarter de la vocation qu’on peut dire fondamentaliste si on la politise, et fondatrice si on l’intellectualise. Il serait même possible, quoique ardu – et ce n’est pas notre enjeu aujourd’hui – de définir les difficultés, voire les impasses de la philosophie aujourd’hui dans les termes suivants : comment la philosophie peut-elle se poursuivre dans le délaissement ou dans l’abandon d’une pbtique du fondement ? Et peut-elle le faire ?

Si on se rapproche un peu davantage de la psychanalyse, on peut toujours dans cette optique dire les choses un peu différemment. La pbtique du fondement, et en particulier la pbtique du fondement d’une discipline régionale particulière (par exemple le fondement des sciences, fondement des mathématiques, fondement de la politique, fondement de l’art), cette pbtique du fondement est toujours allée de pair avec ce qu’on pourrait appeler une découpe de la philosophie, une segmentation ou une articulation de la philosophie en régions commandées par le régime du fondement lui-même. C’est ainsi que l’épistémologie se découpait à l’intérieur de l’espace de la philosophie comme ce qui avait vocation à interroger les sciences quant à leur fondement, que l’esthétique au sens philosophique du terme était la région appropriée à cette tâche quant à l’art, et que surtout, dans son inflexion la plus récente, l’éthique elle-même était à bien des égards la proposition d’un fondement philosophique ou spéculatif de la politique. Si donc il y avait fondement philosophique de la psychanalyse, cela voudrait dire probablement qu’à partir de la psychanalyse peut se découper dans la philosophie une régionalité particulière, une région spéciale qui serait déterminée par son objet à fonder, ou par son discours à légitimer, qui serait, en l’occurrence, le discours de la psychanalyse. Il y aurait donc place pour une psychanalyse philosophique qui complèterait la disposition articulée de l’épistémologie, de l’esthétique, de l’éthique. Certains mêmes ont pu penser à un moment donné que la psychologie en son sens philosophique, du temps où la psychologie avait une acception philosophique, était cette région ou cette découpe. Il n’y a pas si longtemps, y compris dans les cours de philosophie, il y avait une section psychologie, et à l’intérieur de cette section, on étudiait la psychanalyse comme une des dimensions de la philosophie. Et on examinait philosophiquement si la psychanalyse était légitime ou pas. Et dans la forme la plus dégradée de la chose, on conclurait généralement que la psychanalyse avait un certain intérêt, mais que ça exagérait sans doute la détermination par le sexuel. C’est encore cela que j’ai appris sur les bancs des écoles. C’était d’ailleurs exactement symétrique du fait que dans la section dite sociologie, on examinait le marxisme et qu’à peu près dans les mêmes termes on en concluait que le marxisme, c’était sans doute très intéressant,mais que ça devait exagérer aussi la détermination des choses par l’économique. De sorte que le tandem psychanalyse marxisme, dont vous connaissez la fortune pendant tout un temps, était sur les bancs des écoles également constitué comme une discipline d’exagération. Ça en rajoutait sur ces 2 paramètres somme toute, en effet, importants, de l’existence humaine, qui étaient la production de biens d’un côté et la libido de l’autre.

Je mentionne ces dispositifs, y compris sous leur forme caricaturale, parce que ma conviction profonde est qu’il se sont écroulés pour autant qu’ils aient jamais consisté, et qu’en fait, ni la logique du fondement des disciplines ni la découpe articulée des régions qui en résulte n’est aujourd’hui tenable comme proposition philosophique.

En réalité, je pense ceci : je n’entends pas répudier le terme de fondement ni la question de la fondation, mais je pense que c’est une catégorie qui est intra-philosophique, ie que c’est un concept de la philosophie qui n’est pas applicable, transformable, en un concept de la philosophie appliquée. Il y a bien liée une question du fondement qui est dicible dans la tradition philosophique, mais dont je ne pense pas qu’elle serait appropriée à désigner le rapport de la philosophie à son extérieur ou à des disciplines constituées de façon autonome à l’extérieur d’elle-même. Le pb du fondement, pour autant qu’il existe, est éventuellement un pb de la présentation ontologique. Et, en tant que tel, c’est un pb immanent à la philosophie. Donc ce qui est peut être philosophiquement fondé est nécessairement soi-même de nature philosophique. Voilà l’axiome que je vous proposerai sur la question du fondement. Le fondement n’est pas un concept de l’hétérogène ou de l’extériorité, c’est un concept immanent  à la philosophie. Et que donc ce qui est susceptible d’être articulé en termes de fondements se laisse effectivement déterminer comme philosophique. De sorte que ma réponse négative concernant la voie courte, mon non, je le nuance tout de suite pour dire plutôt ceci : s’il existe des fondements philosophiques de la psychanalyse, alors c’est que la psychanalyse est elle-même une discipline de la philosophie. Si la psychanalyse se laisse philosophiquement fonder, c’est qu’en réalité la noyau de sens fondamental de la psychanalyse n’est pas celui d’une discipline auto-constituée extérieure, scientifique ou spécifique, esthétique, mais que son noyau de sens est philosophique. Par conséquent, cette voie courte conduirait soit, en effet, à la réponse purement et simplement négative, si on évalue la psychanalyse comme étant une discipline auto-constituée et auto-normée, soit à la conclusion que, ultimement, la psychanalyse, quant au noyau de sens majeur qui la constitue, est homogène à la philosophie, voire immanente à la philosophie, même si elle n’en a pas les traits immédiats.

Cette hypothèse rodera constamment dans tout ce que je vais dire ensuite à titre d’hypothèse, et comme vous le verrez, j’aurai la prudence de faire en sorte de ne jamais la décider vraiment. Et je dois dire que quant à la question de savoir ce qui en subsistera ou en aura subsisté dans un futur antérieur lui-même suspendu comme validation de rationalité ou invention de la pensée – donc quant à la question de savoir ce qui, de la psychanalyse, en aura subsisté, est o n’est pas ultimement finalement réductible à un système de propositions philosophiques, je laisserai planer l’hypothèse comme, à la fois, une provocation organisatrice et qch qui, peut-être, pourrait s’argumenter ou se soutenir sans, en même temps, devoir être prématurément décidé.

Voilà pour la voie courte.

 

Alors maintenant je voudrais indiquer la voie longue. La voie longue ne va pas du tout partir de la question posée, à savoir y a-t-il des fondements philosophiques à la psychanalyse ? Dans ce que j’entends par voie longue, c’est essayer de vous faire sentir l’extrême difficulté de la question sur un arrière plan qui a été très largement entamé hier par l’exposé de Monique David Ménard. L’extrême difficulté de quelle question ? non pas exactement de la question des fondements, mais de la question du rapport en torsion de la psychanalyse et de la philosophie. Comment constituer même un centre de gravité sur cette question ? Où est cette question ? Quelle est la localisation exacte de cette question ? Ce simple problème est, à bien y réfléchir, tout à fait redoutable et complexe. Hier, Monique David Ménard est partie – c’était cela qui lui donnait une amorce et une légitimité immédiate – de son double statut personnel. Cela a été son inauguration de propos : je suis philosophe et je suis psychanalyste. Et je suis donc un peu comme l’étaient autrefois les habitants du pays de Gex par rapport à votre pays, je suis frontalière, et, étant frontalière, je vais dessiner un point d’incise et d’articulation de cette frontière. Or, moi, je l’indique tout de suite, je ne suis pas analyste, je ne suis pas analysant, je ne suis pas analysé, je suis philosophe ou je pense l’être, et je dois donc essayer de trouver le lieu de la question en même temps que je tente de faire avancer cette question. Or, ce problème du lieu (où se pose, en quels termes se façonne, se pose la question du rapport entre philosophie et psychanalyse), ce seul problème est à mon avis extraordinairement embrouillé. Là encore, on pourrait faire l’hypothèse suivante, à savoir que c’est embrouillé parce que c’est une discipline impure. Et je dois dire qu’une des dimensions de Lacan par rapport à Freud est d’avoir considérablement aggravé cette impureté. Le discours de Lacan – pour lequel j’ai une admiration sans réserve, je tiens à le souligner de suite – mais il s’agit incontestablement d’un discours qui, pour ce qui est de manger à tous les râteliers, n’est vraiment comparable à aucun autre. Et cet enveloppement de la discipline nommée psychanalyse, qui est aussi un réseau de pratiques, d’institutions, de publications, de discours, d’énoncés etc… cet enveloppement par un discours scintillant et profond d’une aussi totale impureté ne rend pas facile le propos de localisation du litige, ou même de savoir où est la zone de contact entre philosophie et psychanalyse, s’il y en a une. Voire même quel est le point de contradiction.

Au fond, vous le verrez tout du long, ma question concernant le rapport de la philosophie à la psychanalyse est une question topologique, pour reprendre une des catégories lacanienne. Quel est le site, le lieu de l’enchevêtrement des questions entre la philosophie et la psychanalyse ? C’est vraiment une question topologique. Je suis convaincu que si nous arrivons à une détermination du lieu, on aura fait l’essentiel du travail. Comme vous le savez, c’est depuis toujours une tendance – je dis bien une simple tendance – de la philosophie d’énoncer que tout lieu est son lieu. Cela, c’est la manière dont la philosophie complique les choses : après tout, tout lieu est mon lieu. Mais il faut bien considérer que c’est une tendance de la psychanalyse aussi de dire : tout lieu est mon lieu. Et que la psychanalyse, ou certains psychanalystes, ou des fragments de discours psychanalytiques, n’hésitent pas à énoncer qu’ils sont légitimés à se prononcer sur… eh bien sur le résultat des dernières élections, sur l’œuvre d’art, sur la controverse concernant Heidegger, sur le temps qui passe en même temps que sur la névrose et la psychose. Donc la localisation est d’autant plus difficile que, d’une certaine façon, ni la philosophie ni la psychanalyse n’ont une doctrine modeste de la localisation elle-même. On pourrait donc penser qu’il y a un enchevêtrement, qui est finalement l’enchevêtrement de 2 impérialismes. Qu’il n’y a pas de frontière parce qu’il y a une querelle de frontière et guerrière.

Notez que dans son orientation principale, contrairement à ce qu’on pouvait attendre, la philosophie, les grands noms de la philosophie, ont manifesté un assez souverain mépris à l’égard de la psychanalyse. On parle toujours de l’extrême influence culturelle de la psychanalyse, qui est indiscutable, je reviendrai sur ce point, mais quant à la philosophie proprement dite, quand on regarde les choses de près, ce n’est pas tellement le cas. On ne voit pas que Husserl, ni Heidegger, pour ne rien dire des gens comme Sartre ou même Merleau-Ponty, bref les noms du siècle quant à la philosophie, n’ont manifesté à l’égard de la psychanalyse, soit une très grande indifférence, soit une très grande acrimonie critique. C’est ainsi. Et cela continue, car tout le monde garde en tête les diatribes anti-psychanalyse de Deleuze, le fait que Lacan ou la pensée de Lacan ne soit mentionnée que par un petit nombre de philosophes français existant etc… Donc il ne faut pas se faire une représentation selon laquelle la philosophie se serait sentie sommée ou convoquée de façon immédiate par la psychanalyse. Ce n’est pas ainsi que cela s’est passé dans les faits. A la fois tout le monde sait que la psychanalyse existe, et éventuellement est importante, mais la détermination dominante dans l’espace de la philosophie est plutôt une disjonction importante et une logique selon laquelle on peut enjamber la disposition psychanalytique, voire l’attaquer frontalement.

Mais symétriquement, comme vous le savez aussi, la psychanalyse n’est pas tendre pour la philosophie. Il a été rappelé hier avec quel coefficient d’agressivité signifiante Freud déjà prenait les choses, et Lacan qui, dans son impureté chatoyante, convoque les philosophes toutes les 5 minutes, on doit bien constater que c’est très souvent pour les étriller à peine ont-ils été convoqués. Et, après tout, c’est le concept d’anti-philosophie qui spécifie de façon globale chez Lacan son rapport à la philosophie. Pour autant qu’il y a une philosophie du lacanisme, c’est la philosophie de l’anti-philosophie. Disons que, pour l’essentiel, la philosophie est registrée à l’imaginaire dans sa vocation et son articulation interne, qu’il lui est sévèrement reproché de ne pas vouloir connaître la jouissance, et de ce fait d’être exposée constamment au pire. Et, à chaque fois qu’on a à reconnaître qu’elle a anticipé quelques concepts utiles (il est quand même difficile de ne pas dire qu’elle est pour quelque chose dans la genèse de la catégorie de sujet) on ne manquera pas d’établir les rectifications nécessaires au point précis où la psychanalyse a jeté ses concepts dans la balance, ie au point précis où la philosophie a conduit les siens dans leur impasse.

Donc voilà l’état des choses, c’est pour cela que je disais : il y a peut-être une topologie difficile à trouver, parce qu’il y aurait un chevauchement frontalier et indécis, et finalement un rapport d’hostilité réciproque somme toute assez prononcé. Même si cette hostilité réciproque est aussi évidemment et constamment une fascination qui fait que chacun est en traverse de l’autre dans un bobinage qui rend ici mon travail entièrement délicat.

Nous avons là les données générales du problème posé.

 

En relisant mes notes et en pensant à ce que j’allais vous dire, je repensais évidemment à ce qui avait été dit par Monique David Ménard. Il est difficile de n’en pas tenir compte et, après tout, autant que les choses progressent et s’enchaînent. Autant adosser mon exposé et notre débat d’aujourd’hui au très intéressant énoncé et débat d’hier. A mon sens, Monique David Ménard a fait hier une démonstration impeccable, ie qu’elle a démontré – démontré, je crois qu’il fait donner acte à ce qui était à bien des égards une démonstration – elle a démontré par exemple (reprenons cet exemple), elle a démontré que l’élaboration de la critique transcendantale kantienne s’était induite au contact de la folie ou du délire, dans une proximité troublée au délire. Et que c’était en quelque manière pour régler, sortir, on pourrait presque dire soigner ce trouble de la proximité au délire que les catégories de la pensée kantienne se déployaient avec y compris des hésitations, des repentirs sur ce qui pouvait être concédé à cette proximité même. Et là, cela se jouait sur la question de la croyance. Du point de vue de la question qui nous importe, ceci voudrait dire que la psychanalyse de principe, elle, attentive à ce qui du sujet humain s’énonce dans le délire, par exemple, voire même attentive par principe à l’idée de ce qui s’énonce du sujet humain, là, en ce lieu, est le point d’où le saisir vraiment ; donc que la psychanalyse autorise une réélucidation ou une réexplication du texte philosophique, qui en ravive, en quelque sorte, la généalogie catégorielle au foyer d’une expérience, puisque là, on peut considérer que ce qui s’est passé entre Kant et Swedenborg est, de la part de Kant, une expérience, ie quelque chose qui a été rencontré et qui a fait vacillé le sujet.

Nous aurions là l’hypothèse pacifiante qui a été pour l’essentiel pratiquée hier. Nous aurions un apport et la possibilité d’une réélucidation, d’une relecture de la tradition ou des très grands textes de la philosophie du point de la saisie d’une expérience, expérience elle-même repérable, sinon entièrement soumise à éclairage, parce qu’il y a la psychanalyse. On pourrait donc examiner ce type de rapport, qui n’est pas du tout évidemment un rapport de fondement :

- 1er axiome : il y a la psychanalyse. On ne proposerait pas de fonder cet il y a. Ce serait événementiel. Quelque chose s’est passé là, Freud a inventé quelque chose, et nous sommes dans des conditions où il y a la psychanalyse. Et du point de cet il y a, ie en tant qu’il y a la psychanalyse, la philosophie peut finir par dire d’elle-même autre chose que ce qu’elle disait, ie qu’elle peut se relire elle-même autrement.

Autrement dit, le il y a de la psychanalyse, qui est un il y a extérieur, ie qui n’est pas immanent à la philosophie, qui n’est pas une histoire philosophique, mais qui est un il y a pour elle, le il y a la psychanalyse modifierait cependant la possibilité qu’a la philosophie de se rapporter à elle-même en y introduisant, me semble-t-il, une dimension d’expérience. Il se trouve qu’ensuite on pourra spécifier cette expérience, et dire qu’elle est plus singulièrement pour une philosophie rationaliste qu’une expérience qui touche, en effet, au délire ou à la déraison. Mais en tout cas, elle réintroduirait une dimension d’expérience, qui serait elle-même un rééclairage du texte. Elle serait donc une opération contextuelle. Le il y a de la psychanalyse proposerait au texte philosophique un autre contexte. Et on sait qu’immergé dans un autre contexte, le texte fait apparaître des articulations inapparentes antérieurement. Donc, si tout ceci est exact, je vous proposerai la formule suivante : le il y a la psychanalyse serait une contextualisation de la philosophie, ie l’immergerait dans un nouveau contexte. Et je prends contexte pour bien dire qu’il ne s’agit pas là tout à fait pour la psychanalyse de légiférer sur la philosophie. Ce n’est pas une proposition impériale, c’est une proposition qui indique simplement qu’il y a la psychanalyse qui va son bonhomme de chemin de façon autonome, qui est une pratique etc… et puis, comme il y a la psychanalyse, la philosophie se trouve contextualisée différemment, mais finalement c’est une opération qui lui est immanente. Et cela, exactement comme MDM disait hier : ça démarre sur une hypothèse psychanalytique, mais cela finit finalement par une explication de texte. Je retraduis simplement en d’autres termes ce que j’ai compris de ce mouvement. Ie : il y a la psychanalyse, évidemment sans elle je n’aurais jamais pu être frappée comme je l’ai été par cette histoire de Swedenborg, et la preuve c’est que personne n’y avait vu goutte antérieurement. Donc cela a bien un rapport avec, mais après, l’ayant repéré, je peux conduire les choses de telle manière qu’elles s’immanentisent à la philosophie elle-même, cela devient un mode de fonctionnement du texte philosophique, donc je fais réellement une explication de texte, et non pas une prise de possession de texte par la psychanalyse. Ce pourquoi je disais : contexte, parce qu’au fond mettre un texte dans un autre contexte, c’est opérer un déplacement, mais ce n’est pas une prise de possession ou une prescription de sens. On pourrait alors s’arrêter ici, par exemple. Nous nous arrêtons à l’hypothèse pacifiante. Mais je ne suis pas complètement satisfait par cette proposition intermédiaire. Je voudrais tendre un peu les choses, comme cela, pour voir.

 

 

La thèse fondamentale était donc que la contextualisation donnait comme résultat une double fonction aux catégories :

- une fonction de constitution de validation du jugement rationnel

- une fonction d’exclusion : exclure la voie des esprits, la voie des visions

Donc constituer une légitimité du voir qui ne soit pas une légitimité perturbée par la vision. Cela, c’est démontré. Bien. Mais ce qui n’est pas démontré, c’est de savoir si c’est important ou pas. Je veux dire important pour la philosophie. Ce qui n’est pas exactement démontré ou calibré, c’est le poids propre de cette démonstration. Quel est le poids propre de cette démonstration, ou en tendant encore plus les choses, quel est son intérêt ? Quand on dit : quel est son intérêt, il faut toujours dire l’intérêt de qui. Eh bien, quel est son intérêt pour le philosophe ? Je vois bien son intérêt pour le psychanalyste, ça oui. C’est l’intérêt de pouvoir dire qu’il a son mot à dire. Pas nécessairement de façon impériale, puisque c’est démontré. Il a réellement son mot à dire. Je ne conteste pas cela. Mais pour le philosophe, quel est exactement l’intérêt ? Si on veut la paix, il faut des intérêts réciproques. C’est comme en tout traité. Si donc cette hypothèse est pacifiante, elle doit déterminer aussi l’intérêt du philosophe dans l’affaire. Alors quel est son intérêt ?

Je vais prendre une comparaison absurde pour vous faire comprendre le problème. Prenons les mathématiques. J’aime bien prendre les mathématiques parce que c’est pur, c’est cristallin. Supposons qu’on puisse démontrer que tel ou tel concept mathématique (prenons par exemple celui de groupe par Evariste Galois) a été nécessairement établi au contact d’une expérience qui avait telle ou telle caractéristique. C’est tout à fait possible, et s’agissant de Galois c’est même probable, j’en fais l’hypothèse au pied levé. Donc, pour le sujet concerné, pour Galois, ces catégories mathématiques avaient une double fonction naturellement. A savoir, d’une part, leur agencement interne à la mathématicité, et d’autre part, de l’écarter, de le disjoindre ou de le protéger d’une expérience nodale pour lui en tant que sujet. Il est clair qu’un mathématicien dirait que cela est tout à fait intéressant, mais que la 2ème fonction n’a aucun intérêt mathématique, qu’elle n’entre pas, comme telle, dans la mathématicité. Il y aurait double fonction, la démonstration serait légitime, mais pour le mathématicien l’intérêt du revers fonctionnel de la chose, décelé à la lumière du il y a la psychanalyse, n’entrerait pas dans la mathématicité régionale telle qu’il la constitue. Donc il n’y aurait pas, pour lui, en tant que mathématicien, d’intérêt à cette affaire, bien qu’il puisse reconnaître qu’elle est vraie. Je veux dire par là que démontrer qu’il est vrai que Kant a élaboré ses catégories au régime de la double fonction au contact d’une expérience qui communiquait avec le délire, démontrer que c’est vrai n’est pas démontrer que cela a un intérêt philosophique. Simplement, ce sont 2 démonstrations disjointes. La 2ème démonstration doit être faite de façon singulière, et ne peut pas être faite à la simple lumière du il y a la psychanalyse. Donc cette 2ème démonstration ne peut être elle-même faite que sous des hypothèses de caractère philosophique. Aussi cette 2ème démonstration – et c’est le point – suppose un engagement philosophique comme tel, un axiome philosophique. Y avait-il en réalité dans la démonstration qui nous a été présentée hier un pareil axiome philosophique ? axiome qui garantirait l’intérêt philosophique de cette démonstration, par ailleurs incontestable, établie par ou à partir du il y a la psychanalyse. Eh bien, je crois que oui, je crois qu’il y avait un axiome plus ou moins latent, plus ou moins explicite, qui était l’axiome suivante : en dernier ressort, l’objectalité est 1ère au regard de l’objectivité. Il y avait cet axiome Et alors, effectivement, si on assume cet axiome comme axiome de la philosophie (je laisse de côté que la psychanalyse dise cela ou autre chose), il est tout à fait intéressant de démontrer qu’y compris dans le cadre de la philosophie critique transcendantale il en va ainsi. Mais vous voyez la difficulté, c’est que nous saisissons là le moment où quelque chose qui est un énoncé ou une conséquence de la psychanalyse, puisque la psychanalyse travaille en effet sous le primat de l’objectalité, ie qu’elle constitue pour une part l’objectivité sur le terrain de l’objectalité et non pas inversement, donc que quelque chose qui est un énoncé de la psychanalyse, ie une condition d’exercice, une condition de fonctionnement de la psychanalyse, se met à travailler, est déplacé, ou se met à fonctionner comme axiome, énoncé de la philosophie.

Ce passage est très difficile à voir, parce que c’est le même énoncé. Nous retrouverons constamment cette difficulté, ce pourquoi je reprenais l’exemple fourni par MDM, qui était vraiment profond et intéressant. La difficulté est la suivante : un énoncé apparemment possiblement commun à la psychanalyse et à la philosophie va être déterminé quant à son régime de fonctionnement psychanalytique ou philosophique, justement de façon contextuelle et non pas en soi. Comment les faire fonctionner en soi ? Par exemple, quelqu’un vous dit : l’inconscient existe, c’est justement un énoncé de la psychanalyse, mais cela peut être un énoncé de la philosophie. Tout à fait ! La meilleure preuve c’est qu’il aura des philosophes pour contester cet énoncé ou l’endosser etc… A quel moment est-il un énoncé philosophique ? A quel moment est-il un énoncé de la théorie psychanalytique ? Vous ne pouvez pas le décider au vu du seul énoncé, cela c’est clair. Donc la décision sera contextuelle, ie que la décision va être liée aux opérations dans lesquelles vous engagez l’énoncé, ie finalement à la stratégie de l’énoncé, et non pas à l’énoncé lui-même. C’est la position stratégique de l’énoncé qui va en décider. Pour récapituler mon exemple, je vous dirai ceci : à mon avis, l’énoncé « l’objectalité prime sur l’objectivité », ou l’énoncé : « l’objectivité n’est saisissable ou pensable que dans une corrélation avec l’objectalité », cet énoncé là, incontestablement énoncé fondateur essentiel à l’exercice de la psychanalyse, s’est mis à fonctionner de façon latente comme énoncé philosophique à partir du moment où l’on a considéré que cette histoire de Kant et de Swedenborg était très importante pour éclairer le texte de Kant, étant entendu que, par ailleurs, cette histoire de Kant et de Swedenborg était incontestablement démontrée. Mais, finalement, ce qui est démontré, quant à son importance philosophique, est encore neutre. La question de son poids propre n’est pas entièrement déterminée par la question de sa démonstration. Ce qui nous amène à un problème qui va nous servir de fil conducteur dans ce long détour, et dont vous voyez que c’est un problème de statut des énoncés.

 

Le sujet est ceci ou cela, l’inconscient existe, l’objectalité l’emporte sur l’objectivité. Autrement dit, c’est un trait vraiment particulier qui, j’y insiste, a été considérablement aggravé par Lacan, parce que d’une certaine façon, chez Freud, le régime scientifique ou médical des énoncés est encore assumé de façon transparente. Disons : le scientisme tendanciel de Freud marque quand même les énoncés d’une moindre identité aux énoncés de la philosophie. En revanche, les énoncés de Lacan sont très souvent des philosophèmes dans leur forme. Comment décider s’ils appartiennent au champ analytique ? Lacan, lui, quand on va le chercher sur ce terrain, il répondait toujours : mais tout cela vient de ma pratique. Donc la pratique est une espèce de réservoir intarissable de légitimité. Or, on n’y va pas voir, enfin si, on y va voir parce qu’il avait des analysants qui allaient voir, eux. Mais je veux dire : on ne va pas voir que c’est bien vrai que c’était de sa pratique que cela venait. Ça, personne n’a jamais pu aller le voir. Donc la question de la pratique intervient là pour normer l’énoncé quant à son statut analytique. On renvoie à la pratique pour valider qu’un énoncé qui ressemble beaucoup à un énoncé philosophique (Aimé : ton ironique) n’en est pas un, mais est vraiment un énoncé du champ analytique. Ce n’est pas tout à fait une invention, cela, le modèle en a été fourni par la politique antérieurement, nommément par la politique marxiste, qui énonçait quantité de philosophèmes avec aussi la pratique comme réservoir possiblement infini de légitimation des concepts. Car, par exemple, quand vous dites : la totalité des phénomènes est régie par une loi de contradiction, cela ressemble beaucoup à des énoncés de la philosophie. Cela s’appelle même comme cela : les énoncés du matérialisme dialectique. Mais vous pouvez aussi dire que finalement, ce qui les légitime dans leur statut politique, c’est le mouvement réel des choses, donc le mouvement réel de la politique, donc le réservoir de la pratique. Le psychanalyste donc renvoie à sa pratique et met la philosophie traditionnelle dans l’impasse de son absence de pratique. Donc, d’une certaine façon, l’énoncé circulant, donc dans sa forme un énoncé possiblement commun à la psychanalyse et à la philosophie, était validé par la pratique d’un côté, et destitué, de ce point de vue, quant à son statut philosophique, au nom du fait que finalement la philosophie, ça n’avait aucune garantie pratique, que donc c’était fondamentalement de l’idéalisme en chambre sous une forme ou sous une autre. De ce point de vue là, d’ailleurs, l’anti-philosophisme lacanien est très peu différent de l’anti-platonisme du marxisme dogmatique, ie c’est de l’imaginaire. Lacan n’a pas inventé cela, de dire que la philosophie, c’était de la spéculation imaginaire qui mettait le monde à l’envers etc… Comme vous le savez, cela remonte plus loin. Mais quelle est la racine de ce type d’anti-philosophie ? Elle est très particulière, elle est liée à 2 disciplines, en l’occurrence la politique révolutionnaire d’un côté, la psychanalyse de l’autre, qui ont des énoncés absolument semblables, si je puis dire, aux énoncés de la philosophie. Il y a donc une amphibologie. Donc quel est le statut de l’énoncé ? Il est clair que son appartenance au champ des disciplines en question est extorqué par le recours à la pratique en dernier ressort, car il n’y a pas d’autre protocole de légitimation ou de singularisation. Et donc cela produit une image négative de la philosophie comme étant d’une certaine façon un discours incontrôlé ou un discours qui n’a pas de mesure de son point de réel, donc le discours philosophique se retrouve dans la totalisation de lui-même. Finalement, les uns comme les autres seront amenés à dire que la philosophie est quelque chose comme un symptôme. Dans le marxisme, cela a une désignation précise, à savoir qu’elle est de l’idéologie. Autrement dit, cela signifie qu’elle est un symptôme de classe. Et puis, dans le champ analytique, cela voudra dire que finalement, on ne peut la saisir que dans la connexion, la relation, la représentation des grandes structures de la névrose et de la psychose. Ultimement, ce sont des symptômes, des symptômes géniaux, d’admirables symptômes, mais symptômes tout de même. Alors, dans cette espèce de constante bascule où je vous engage, si on s’arrêtait là, eh bien on s’arrêterait complètement du côté de la pesée analytique. Et on résumerait tout ceci en disant : voilà, il y avait des énoncés qui pendant longtemps n’ont eu qu’un statut philosophique, des énoncés, disons, sur le sujet, ou autour de la constitution du sujet et de son rapport à la vérité. Pendant toute une longue période historique, les énoncés concernant ce point ont eu un statut philosophique. Puis la psychanalyse comme événement inventif, comme événement de pensée, événement théorique mais aussi invention pratique, les 2 mêlés, est venue interrompre ce monopole statutaire, et elle a fait fonctionner certains de ces énoncés, plus d’autres, qu’elle a inventés, à un tout autre régime que celui de la philosophie. Régime tout autre pour de multiples raisons, mais centralement parce que ce régime commandait une pratique réglée et s’articulait à cette pratique réglée. Et donc les énoncés ont été descellés de leur espace incontrôlé philosophique, et, pour un certain nombre d’entre eux, réagencés ou réarticulés dans l’espace de la psychanalyse telle que se soude, s’articule ou s’intrique dialectiquement à une pratique clinique qui lui donne une norme et une mesure de légitimité. De cet observatoire entièrement nouveau, on peut, en effet, réévaluer, relire les énoncés de la tradition philosophique et montrer que, eh bien avec les moyens du bord, les philosophes n’ont fait si mal que cela, et que finalement, comme le dit Lacan commentant un passage d’Antigone où l’homme, chose la plus merveilleuse du monde (anthropou deinoteron pelei), est qualifié  de « pantoros », celui qui connaît des tas de trucs, traduit Lacan, malgré tout « aporos », sans ressources, car l’homme ne se tire pas de l’Hadès et « noton damechanon phugas », littéralement, dit Lacan, « la fuite dans les maladies impossibles » : « il n’en est pas arrivé au bout avec la mort, mais il trouve des trucs formidables, des maladies qu’il a construites » et Lacan ajoute « il est tout de même assez énorme de voir produire ça en 441 avant J.C. » (l’Ethique de la Psychanalyse, page 320-321). Et de cet observatoire, on va être dans une espèce de contemporanéité à l’histoire générale de la philosophie soumise à réévaluation, torsion, incise et utilisations diverses. De là, d’ailleurs, l’extraordinaire, la souveraine liberté que j’admire pour ma part extrêmement, et qui m’inclinerait presque à croire que cette hypothèse que je suis en train de faire est la bonne. Souveraine liberté avec laquelle Lacan (mais déjà Freud citait avec la même liberté les philosophes) se meut dans l’espace des textes philosophiques, comme il le fait aussi dans les œuvres de théâtre. Ce sont peut-être les 2 grands espaces où il se meut avec une particulière liberté. Sa liberté dans le mathème est plus délicate. Bon. Mais cette souveraine liberté a un principe, à savoir que d’une certaine façon, il y a une communauté d’énoncés dans un changement de statut. Je vous dessine une autre représentation, après tout possible, du rapport entre psychanalyse et philosophie. Mais cela voudrait dire une chose, à savoir que mutatis mutandis la psychanalyse dit la même chose que la dernière thèse sur Feuerbach de Marx : qu’il s’agit maintenant de la réaliser, la philosophie. Que malgré tout, si géniales soient ses anticipations, elle n’était pour l’essentiel, ce que signifie anti-philosophie, que dans un régime d’ignorance de soi fondamental. C’est ce que dit aussi idéologie. Et que dans l’articulation à la singularité d’une pratique proprement inventée, à savoir que l’analyse se présente comme une pratique sans précédent, exactement comme la politique révolutionnaire ou ce qu’Engels appelait le socialisme scientifique, donc dans les 2 cas à la lumière d’une pratique sans précédent, il y a une réévaluation générale du statut des énoncés, singulièrement des énoncés de la philosophie, qui d’une certaine façon leur donne un principe de réalité dont ils étaient dépourvus. Il faut dire les choses comme elles sont : Freud et Lacan s’expriment tout de même dans ces termes : maintenant, on peut vous dire ce qu’il y avait là dedans de vraiment réel, même si c’était des anticipations qu’il faut saluer. Donc la pratique inventée serait un filtre : elle filtrerait finalement les énoncés selon le critère du réel.

 

Mais je ne suis pas pleinement satisfait de cette description qui est très forte, il ne faut pas la sous-estimer. Elle est très forte et elle est très tentante. Mais elle est, si je puis dire, malgré tout, ce que Althusser aurait appelé l’idéologie spontanée du psychanalyste, comme il parlait de l’idéologie spontanée des savants, qui était le matérialisme. L’idéologie spontanée des psychanalystes, c’est de considérer qu’ils ont recalibré les énoncés de la philosophie. Et il ne fait pas bon d’avoir affaire à eux quand on est philosophe, parce qu’ils vous donnent la férule assez fermement sur vos impasses et vos illusions. Et, précisément, le nom général de tout cela, c’est critique des illusions. A la lumière de la psychanalyse, c’est, disons, le peu d’avenir d’une illusion si on la passe dans ce tamis là. C’est une position très forte, mais je pense qu’il y a une fissure, une difficulté, au fond là aussi en partie parallèle aux difficultés qu’a fini par rencontrer l’analytique marxiste de l’idéologie, à savoir la thématique de la philosophie comme système de représentations illusoires ou inversées, en capacité d’anticiper des choses mais sans mesure de leur principe réel. C’est très voisin dans les 2 cas. Maintenant, à quoi tient cette difficulté ? Là, nous allons nous enfoncer un peu plus dans les problèmes. Cela tient à ce que, au fond, comme le marxisme, la psychanalyse ne transmet pas, ne propose pas à vrai dire de représentation transmissible du lien entre sa théorie et sa pratique. C’est le point nodal de toute cette affaire, puisque là est le filtrage, là est l’invention, là est la nouveauté. Sinon la psychanalyse serait une doctrine du sujet de plus, donc une philosophie certainement, si elle ne pensait pas être aussi et essentiellement une pratique et une expérience. Or, évidemment, pour que cette position puisse rallier ou convaincre, il faudrait que nous soyons plus engagés ou plus éclairés sur la nature exacte du mode sur lequel la psychanalyse filtre les énoncés, ie du mode sur lequel la clinique, au sens large d’une expérience qui est aussi une expérience de pensée, relégitime ou reformule ou réarticule les énoncés, les arrachant ainsi à leur statut purement philosophique. La légitimation pratique avec le système de ses effets fonctionne dans la psychanalyse comme dans le cas du marxisme d’une manière qui apparaît progressivement comme exagérément globale. Je vous donnerai le cas limite de Lacan, qui est connu pour ne citer pratiquement jamais aucun cas, même cette médiation du singulier qui est le cas – le cas – est chez lui carrément absente. Et donc la référence c’est : ça vient de ma pratique. Cela, c’est le cas limite d’une globalisation véritablement sans frein. Mais le concept médiateur que je viens de mentionner, qui est le concept de cas, qui est ce qu’il y a de mieux en la matière, avec les insurpassées 5 psychanalyses de Freud, qui sont, si je puis dire, le cas des cas, car il fonctionne encore comme cas, très largement. La littérature empilée sur ces cas depuis qu’il y a eu des cas est elle-même un cas, véritablement. Comme si depuis il était quand même difficile d’en trouver des meilleurs ! Finalement, on n’a pas trouvé une hystérique mieux calibrée que Dora, un obsessionnel qui vaille mieux que l’homme aux rats, un paranoïaque supérieur à Schreber, cela c’est impossible, il est hors concours pour toujours, et ainsi de suite. Un phobique aussi typé que le petit Hans. Bon. Mais je vous dis cela parce que c’est très important cette histoire du cas. Le cas, qu’il soit donné ou pas, tenu en réserve comme le fait Lacan ou donné au contraire comme paradigme comme le fait Freud dans les 5 psychanalyses, bref qu’il soit paradigmatique ou manquant, le cas est ce que nous avons à nous mettre sous la dent quant au mode sur lequel finalement les énoncés ont changé de statut. C’est ce qui fait que la psychanalyse n’est pas une doctrine, et c’est un point essentiel, car si c’était une doctrine, je conclurai tout de suite en revenant à la voie courte : nous pouvons la fonder parce que c’est de la philosophie. Mais comme j’essaye de ne pas revenir tout de suite à la voie courte, je tiens une arête difficile. Donc c’est le cas. Le problème du cas c’est que, à mon avis, pour ce que nous en connaissons, des cas (car nous ne concéderons pas au psychanalyste l’argument du mystère : il y aurait quelque chose d’artistiuqe ou d’ineffable dans ma pratique qui fonde le recalibrage des énoncés. Ça non. Nous opposerons à cela la rationalité qui demande quand même sinon des preuves, du moins des cas). Le problème, c’est que ces cas supposent que nous en connaissions, et moi je soutiens que la philosophie en a toujours déjà aussi donnés, ie que la philosophie a exhibé des cas dans une figure paradigmatique analogue, quoique conceptuellement tout à fait différente, à ce qui est donné par la psychanalyse. De ce point de vue de là, celui du cas, la psychanalyse ne me donne pas le sentiment d’une radicalité de différence que le régime du cas suffirait à soutenir.

Je voudrais vous en donner un exemple. Je considère, par exemple, que, bien qu’aucun nom propre ne soit prononcé, et que ça soit donc un tout petit peu plus paradigmatique (comme je vous le disais, les 5 psychanalyses, apparemment, fournissent des cas suffisamment paradigmatiques pour qu’ils soient extrêmement stables), je considère que la subjectivité du tyran dans la république est un cas, avec tous les attributs de ce que c’est qu’un cas. Il est traité expressément comme cas. Je suis d’ailleurs d’autant plus content de mentionner la République qu’elle a servi d’appui à de nombreux passages de notre discussion d’hier. Or, si vous prenez l’analyse du tyran aux livres VIII et IX de la République, non seulement c’est un cas, mais c’est expressément un cas analytique. Parce que comment Platon nous explique le tyran, le tyran en subjectivité, pas la tyrannie en structure politique, mais la subjectivité du tyran, son être intime ? C’est un passage qui est très connu et que vous connaissez sans doute, mais je voudrais en rappeler les termes. Platon nous dit ceci, en substance : il y a nos désirs, nos désirs nocturnes, sauvages, profonds et irrépressibles. Ces désirs sont indestructibles, simplement le nomos, la loi, en règle un certain nombre. Comment savons-nous que ces désirs existent et qu’ils sont indestructibles ? par les rêves, par le songe. C’est la nuit que le songe nous visite et témoigne du caractère irrépressible, cruel et sauvage de ces désirs. Même l’honnête homme est visité par ces songes, ce qui prouve bien leur indestructibilité, l’éducation ne pouvant pas les anéantir. On peut les discipliner, ie les censurer. Le mot employé par Platon c’est les comprimer. C’était déjà, comme dirait Lacan, pas si mal ! Et au cœur de ces désirs nocturnes, il y a eros, dont Platon nous dit qu’il est le chef des essaims du désir. Il y a eros qui articule tous les autres désirs. Et quel exemple donner de ce déchaînement nocturne d’eros ? le désir de violer sa mère, ou des animaux, ou de s’accoupler avec des dieux. Et alors, qu’est-ce que va être le tyran comme cas ? Le tyran, c’est celui chez qui le nomos, ie le principe de compression ou de censure du désir sauvage, latent, ne fait plus son office, et dit Platon dans une formule extraordinaire : « c’est quelqu’un qui vit le jour comme nous vivons la nuit ». Il est à l’état de veille ce que nous sommes à l’état nocturne. Je vous rappelais cela, qui fait parti de nos grands classiques communs, pour vous dire qu’à mes yeux, le tyran est un cas. On pourrait dire : Dora, l’homme aux rats, le tyran. Mais il y en a bien d’autres dans la philosophie. En réalité, la philosophie fourmille de cas. Celui-ci est inaugural, c’est pour cela que je le choisissais. Mais directement ou indirectement, l’analyse du cas, que la philosophie le produise elle-même, comme ici, ou qu’elle l’emprunte aux grandes figures du théâtre, ainsi en va de la manière dont elle constituait le cas Don Juan etc… Il y a des philosophes qui fourmillent de cas : Kierkegaard, de façon typique, est un philosophe dont le mode d’expression est de tout constituer, presque, en cas. Vous trouverez, chez lui, le cas Abraham, mais vraiment constitué en cas. Et ainsi de suite. Tout ceci pour vous dire que la détermination paradigmatique du cas subjectif avec le système des paramètres conceptuels qui permettent d’élucider le cas comme cas effectif – et là, chez Platon, on voit bien surgir tout à coup un corps conceptuel complet pour saisir ou appréhender le cas du tyran – ne fait pas démarcation directement, et que nous sommes donc renvoyés pour une démarcation entre philosophie et psychanalyse, non pas à la capacité à exhiber ou à formuler des cas, mais alors à autre chose encore, qui serait la pratique psychanalytique en soi, non pas la pratique telle qu’elle exhibe le cas, mais la pratique en tant qu’elle traite le cas – et en tant qu’elle le traite réellement. Je dis réellement parce qu’évidemment Platon propose aussi tout un protocole de traitement du cas. On peut même dire que, d’une certaine façon, toute la République est une gigantesque thérapeutique du cas tyrannique potentiel, tel qu’il est détenu dans les flancs de la démocratie. Et en plus, que le traitement de ce cas, chez Platon, touche de manière essentielle, par exemple, la détermination du sexuel, cela a été relevé hier, mais c’est absolument flagrant dans la République où la question de la communauté des femmes, de l’orthos eros occupe une place essentielle. La discipline du sexe et de l’amour, analysée par Foucault, revient constamment sur le terrain de la République, puis dans les Lois. Donc ce n’est pas le cas comme tel, c’est le traitement réel du cas qui, éventuellement, légitimerait la différence de statut des énoncés dans un cas et dans l’autre. Mais quel est ce réel du traitement du cas dans la psychanalyse ? Malgré tout, on serait tout de même obligé d’en venir à l’idée un peu pragmatique, c’est ce qui est gênant en elle, aussi ne pourra-t-elle pas nous retenir longtemps, que finalement, quitte à légitimer le changement de statut des énoncés, il faut nous présenter non pas des cas, mais des guérisons. Quelque chose d’approchant. On finirait par s’incliner devant les spectaculaires transformations d’un sujet en la nouveauté de lui-même latente. Et on dirait : oui, c’est ce que Platon voulait faire en conduisant les jeunes gens à la contemplation de l’idée du bien. On n’en a jamais tellement vu qui ait contemplé l’idée de bien, c’est cela le problème ! Et, en tout cas, cela n’a pas eu d’effets réels sur l’histoire des cités grecques qu’on puisse véritablement valider. Enfin, quand Platon s’est embarqué avec ses concepts du côté du tyran de Syracuse, cela n’a pas tourné à la joie générale ! Par contre, on dirait : j’ai vu quelqu’un qui avant son analyse était comme ci, après son analyse était comme ça. Est-ce qu’on en voit ? Bon, laissons cela ! De toute façon, on voit bien que c’est une impasse. On ne va pas s’abandonner à un pragmatisme aussi débonnaire que celui qui consiste à dire que finalement, la psychanalyse est la thérapeutique réelle de ce dont la philosophie n’était que la thérapeutique rêvée. Cela reviendrait ainsi à reprendre l’image qui est contenue aussi dans l’idée de la réalisation de la philosophie par la politique révolutionnaire, cité idéale effective : communisme réel là où il y a lutte de classes, violence, injustice. Il faut donc prendre une nouvelle fois les choses d’un autre biais qui est un infléchissement.

 

Si on ne peut pas se donner la possibilité pure du pragmatisme thérapeutique, on peut tout de même essayer de réfléchir à ceci que ce que la philosophie propose, par exemple dans le cas platonicien, et ce que la psychanalyse énonce quant aux possibles effets de sa pratique, quant aux possibles effets cliniques, n’est pas du même ordre. Donc ça n’est pas tout à fait ce que je disais tout à l’heure, à savoir que la psychanalyse se targuerait de pouvoir produire des effets réels là où la philosophie ne produit finalement aucun effet, parce qu’il faut reconnaître que la nature de l’effet est différente. Par exemple, la philosophie, dans sa forme platonicienne, propose un protocole éducatif. C’est une éducation. La philosophie d’ailleurs est-elle toujours éducative ? C’est un point dont l’importance va grandir dans cette discussion. La philosophie est-elle toujours éducative, point qui nous concerne particulièrement à ce séminaire de perfectionnement pédagogique des maîtres de l’enseignement secondaire suisse. Il est clair que la psychanalyse ne propose pas une éducation. Cela est une différence qui peut paraître de surface, mais qui est tout à fait importante, ie que la pratique psychanalytique ne relève pas des disciplines de l’éducation de l’âme ou du sujet, telles que la tradition philosophique classique les institue. Ce n’est pas une éducation, du moins ça n’énonce pas que ça en est une. ça ne prétend pas en être une, même si, peut-être, ça en est une sans le vouloir. De même que la philosophie sans le vouloir n’est peut-être pas une éducation. Si la psychanalyse n’est pas éducatif, c’est quoi exactement ? Et si nous ne proposons pas de dire que c’est thérapeutique au sens vulgaire, ie au simple sens de ça irait mal, ça va mieux ou ça va bien, la psychanalyse énonce indubitablement qu’elle est une opération de vérité, qu’elle est dans le champ des opérations de vérité, mais elle n’est pas une éducation sur le vrai. Il faut distinguer ici un point très important :

- être une opération de la vérité

- être une éducation quant au vrai ou sur le vrai

La psychanalyse ne prétend pas en quelque manière parvenir à la conscience du vrai, à l’intuition du vrai ou à la représentation du vrai, ou y faire parvenir. Ce n’est pas son enjeu. La vérité y est une opération, qui transit le sujet plutôt qu’elle ne l’investit ou l’occupe. Dans la pratique analytique, quelque chose de la vérité du désir travaille, il y a un travail de la vérité, mais non pas une advenue de la vérité ou néanmoins une intuition de la vérité. Ça n’est pas même le passage de son inconscience à sa conscience : une prise de conscience de la vérité. La vérité fonctionne plutôt comme cause d’un processus que comme le terme d’une représentation. Et c’est pour cette raison que ça n’est pas une éducation, la psychanalyse, parce qu’il n’y a pas d’objet ou d’enjeu d’une telle éducation. C’est une procédure, ce n’est pas une éducation, c’est un travail. C’est le travail de l’inconscient dans l’ordre possible de sa vérité.

Déplaçons encore le problème et nous dirons, nous pourrions dire, que la psychanalyse propose comme opération ce que la philosophie proposait comme contemplation. Ne saturez pas théologiquement le mot contemplation, je le prends comme un mot qui s’oppose à opération, mais il y en aurait d’autres. Et peut-être parce que je suis parti de Platon, aussi. Donc le terme commun serait vérité. Le véritable concept circulant entre les 2, philosophie et psychanalyse, serait vérité, mais la psychanalyse constituerait en champ possible d’une opération de vérité ce que la philosophie détiendrait comme possibilité d’une contemplation ou d’une expérience de la vérité. Prenons expérience, mot encore plus neutre que contemplation : possibilité d’une expérience. Chez Platon, le montage est très net : il y a un protocole éducatif dont le thème est effectivement la saisie, la mise en représentation de l’idée du bien, et la psychanalyse, par contre, relèverait d’une conception de la vérité comme cause, mais pas comme fin. On pourrait donc dire aussi que la psychanalyse serait une définalisation radicale de la vérité, qui ne serait plus d’aucune façon assignable à la position d’une fin, notamment de la fin d’une éducation. Elle fonctionnerait au strict régime de la cause pour une opération qui n’est précisément pas une opération de la conscience de soi. Dans ce long voyage, nous aurions une nouvelle configuration du rapport entre psychanalyse et philosophie, à savoir la position suivante : les énoncés de la philosophie et les énoncés de la psychanalyse auraient ceci de commun que ce sont des énoncés qui ont trait à la vérité, et donc engagent la question de la vérité, notamment de la vérité du sujet, de la vérité du désir, de la vérité de l’expérience. Donc ce qui ferait frontière ou intrication entre philosophie et psychanalyse serait que la vérité y est en jeu dans les 2 cas, et plus singulièrement ce qu’il en est des effets de la vérité pour le sujet. Mais ce qu’il en est de la vérité des effets de la vérité pour le sujet est une vieille disposition de la philosophie, sinon sa disposition fondamentale. La psychanalyse aurait à voir de manière essentielle à cette même question : qu’en est-il de la vérité quant au sujet ? Il en résulterait que quantité d’énoncés pris dans leur simple forme sont simultanément psychanalytiques et philosophiques. Cela viendrait de là, ie d’une cause réelle, à savoir que dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de dispositions discursives et pratiques intéressées à la question de la vérité pour le sujet. Il y aurait donc des énoncés communs, mais leur statut – nous reprenons toujours la même hypothèse – serait essentiellement différent, parce qu’en philosophie la vérité fonctionnerait comme fin, alors qu’en psychanalyse elle fonctionne comme cause. De sorte que la philosophie serait finalisée par la conscience du vrai (même si ce n’est pas d’abord la conscience comme à l’âge grec), elle serait donc toujours un protocole, et, peut-être, plus fondamentalement, un protocole de conversion. L’ordonnancement philosophique proposerait la conversion au régime du vrai situé comme fin. Il y aurait toujours un élément de conversion immanent à la disposition philosophique. Tandis que dans la psychanalyse, il y aurait ceci d’absolument nouveau qui serait un changement de la disposition du sujet au regard de la vérité, qui ne serait justement pas de l’ordre de la conversion, ie qui ne serait pas une conversion – et, a fortiori, pas une éducation orientée vers cette conversion. Pour la 1ère fois, la psychanalyse proposerait une opération de vérité qui n’est ni une révélation ni une conversion.

 

J’ouvre une piste un peu formelle, mais très importante à mes yeux, qui est qu’il s’agit d’une opération de vérité qui n’est pas une révélation, qui n’est pas une conversion, qui n’est pas une prise de conscience, qui n’est pas une contemplation, qui n’a aucun des paramètres de la sagesse philosophique dans tous ses sens. Qui n’est pas non plus une odyssée de l’esprit. Alors le pb clé va devenir celui de la répétition. Dans ce cas là, est-ce que ce n’est pas purement et simplement nécessairement sous la loi d’une répétition ? Il y aurait identité des concepts pris dans des énoncés différents. Puisque si vous excluez le mouvement de conversion ou de retournement, ou d’éducation, cela va être plombé et surplombé par une voie répétitive, et vous savez, qu’en effet, la répétition est une catégorie fondamentale de la psychanalyse. De sorte que, pour la 1ère fois aussi, le destin de la psychanalyse se jouerait sur ce point qu’elle proposerait la possibilité d’un maniement ou d’une inflexion non répétitive de la répétition. Une inflexion non exactement répétitive de la répétition elle-même, ie que ça se répéterait inéluctablement, mais ça se répéterait, si je puis dire, dans une coloration, dans une inflexion qui ferait que ça ne serait pas exactement non plus le régime du même. On peut dire aussi que la psychanalyse proposerait quelque chose qui se répète dans de l’Autre. Ça insisterait à se répéter, mais dans de l’Autre quand même. Ou encore : la psychanalyse proposerait une interruption de la répétition mais dans la répétition, une césure intrarépétitive de la répétition. Mais oui, parce que si on prend au sérieux l’idée d’une transformation des effets de vérité sans conversion, on est obligé d’en venir à ces formulations tout à fait paradoxales et tendues, mais qui, en même temps, fixeraient le statut absolument singulier de l’opération psychanalytique. Reste à savoir si de pareille dispositions, à savoir des répétitions non répétitives, des interruptions qui ne sont pas des conversions, des cessations qui ne sont pas non plus des états de contemplation, bref si ces opérations, qui sont nécessairement le schème des opérations de vérité de la psychanalyse telle qu’elle trie le statut des énoncés, sont elles-mêmes sans témoin, ou sans exemples philosophiques comme je l’ai dit pour les cas.

L’hypothèse que je fais c’est que non, ie que tous ces concepts comme celui de répétition non répétitive, en tant que concepts, ont des existences philosophiques, peuvent être repérés philosophiquement. Je ne vais pas faire ce travail de repérage. Il est historique et analytique. Mais, par exemple, il n’est pas vrai que toute philosophie soit une philosophie de la conversion par exemple. Evidemment, comme nous sommes partis de la figure platonicienne, on peut avoir ce sentiment, mais par exemple, ce n’est déjà pas le cas de la philosophie d’Aristote, qui, d’une certaine façon, est une préesquisse du pb de savoir qu’est-ce que c’est qu’une interruption immanente, interne. C’est la question typique d’Aristote qui se donne à la fois dans sa doctrine de l’automaton et de la tuchè, mais aussi dans les corrections et les nuances de la théorie de la substantialité elle-même, avec comme opérateur clé la dunamis. La puissance étant ce qui va faire insister le déploiement de la chose, mais dans l’altérité en même temps, ie dans la capacité au devenir autre du même. Capacité au devenir autre du même, c’est exactement ce que nous disions, ie qch qui insiste, mais qui insiste de telle sorte qu’il insiste dans sa transformation. Le paradigme de tout cela, pour Aristote, étant l’évolution des organismes. Aristote lie la répétition dans l’élément du non identique dans la figure de la métamorphose des organismes, dans la transmutation, la croissance et le déploiement des organismes vivants.

Je ne vais pas insister là-dessus, mais on pourrait voir de même que sur l’idée d’une cessation qui, en quelque manière, ne contemple rien, ie met simplement au bord du vide, c’est une thématique dont la philosophie décrit l’expérience. C’est très frappant chez Pascal. Chez Pascal, qui Dieu sait entend convertir tout le monde, il n’y a justement pas de philosophie de la conversion, ce qui fait le point d’extrême tension de la pensée de Pascal. Il s’agit de convertir alors que précisément les opérateurs de la pensée pascalienne ne sont pas ceux de la conversion, ce sont ceux d’une philosophie de la fin brutale de la répétition, à savoir s’extirper du divertissement, catégorie de la répétition, mais de telle sorte que l’expérience ainsi produite soit purement et simplement celle de l’expérience d’un réel comme dirait Lacan, y compris de son horreur absolue. Donc on va être lâché au point de l’interruption dans la béance effroyable d’un réel, le [manque une phrase, chgt bande]. Tout cela pour dire que des schèmes philosophiques appropriables à l’idée d’une répétition non répétitive qui éliminerait la thématique de la conversion sont repérables dans la philosophie.

Nous serions donc ramenés de nouveau au point suivant que dans la psychanalyse, au lieu que ce soit simplement des concepts, ça se passe. Nous voilà une fois de plus reconduit à notre pragmatisme effrayant, qui est que finalement la psychanalyse propose de tout cela un principe de réalité, une effectivité procédurière, expérimentale et répétable, au sens où les scientifiques disent qu’une expérience doit pouvoir se répéter. Là, le trait pertinent qui distinguerait l’usage de ces opérateurs dans la psychanalyse et leur usage dans la philosophie, c’est qu’ils sont pris dans le cadre d’une expérience répétable, toujours singulière, mais toujours répétable aussi. Finalement, on en viendrait à ceci que ce qui singularise la psychanalyse, c’est sa capacité à répéter elle-même quelque chose, ie à organiser un cadre dans lequel on peut repérer du répétable, comme on le fait pour l’expérimentation scientifique. Il y aurait un noyau de répétable. Alors que, comme vous le savez, la philosophie ne répète jamais rien. On peut le lui imputer. Enfin, elle ne répète jamais rien. On est pris entre 2 thèses sur la philosophie. Ou bien elle anone toujours la même chose, elle dit toujours la même chose depuis toujours.  Elle dit depuis toujours, je ne sais pas, par exemple, que l’être est et que le non être n’est pas ! Cela, c’est la 1ère thèse. La 2nde serait, en revanche, qu’elle serait au régime constant du chef d’œuvre singulier irrépétable. Ce serait sa version plus esthétisante, à savoir que chaque système philosophique est appréciable dans une singularité irrépétable qui l’atteste comme invention intellectuelle comparable, en un certain sens, mais dans la pure intellectualité, à l’œuvre d’art. Il y aurait l’œuvre de Hegel, de Kant, de Descartes, dans un principe de circulation qui valide leur singularité, et pas ce qui en eux est répétable. Donc ou bien la philosophie répète, mais elle répète pas grand-chose, ie qu’elle répète quelque chose d’assez vide. Ou bien, en réalité, elle ne répète rien, mais alors, effectivement, il faudra plutôt la comparer à l’œuvre d’art qu’à une opération de vérité.

Par contre, la psychanalyse aurait cette vertu ascétique et expérimentale, ce serait une science expérimentale, et elle aurait un noyau à la fois conceptuel et pratique de répétition quant au sein de sa propre expérience, tout en traitant à chaque fois de singularités. Donc la grande vertu de la psychanalyse serait ce qui en elle est prodigieusement monotone. La monotonie – effrayante, à vrai dire, à lire les cas - le caractère extraordinairement pauvre de la matrice névrotique, son caractère insistant et formalisable sur des paramètres très restreints, l’extraordinaire maigreur de la machinerie subjective telle que la psychanalyse la déscelle, ce qui ne veut pas dire que sa théorie n’est pas complexe, mais ce que la théorie produit, comme toujours, pour une bonne théorie, après tout, est très squelettique – et cela ce serait la force de la psychanalyse. Précisément, elle a cette force des disciplines expérimentales de traiter des paramètres repérables et monotones dans un cadre institué qui est lui-même un cadre de répétition expérimentale à l’intérieur de quoi chaque figure serait singulière, mais finalement chaque processus serait relativement universel ou monotone.

Donc pause d’image de nouveau. Photographie de psychanalyse et philosophie à ce stade : finalement, la philosophie et la psychanalyse se différencieraient en partie comme peuvent se différencier l’art et la science. Il y aurait quelque chose comme un singularité esthétique de la disposition philosophique. Le vrai y serait en jeu, mais d’une certaine façon, comme il est en heu dans l’œuvre d’art, ie dans une déposition sensible, dans une configuration. Ce qu’il y a de vérité dans la philosophie, c’est plutôt ce qu’elle en configure dans une représentation spéciale, particulière : dans un chef d’œuvre. Il y aurait des chefs d’œuvre de la philosophie, plutôt que des énoncés philosophiques vrais. C’est tentant aussi, cela, parce qu’après tout qui peut soutenir un énoncé philosophique vrai ? un énoncé philosophique dont il y ait sens à dire qu’il est vrai ? On sait très bien qu’il n’y en a pas qui circule… Ce n’est pas comme en mathématique où… Il n’y aurait pas d’énoncé vrai, mais il y aurait de la vérité dans le chef d’œuvre, ie il y aurait de la vérité dans le déploiement articulé et singulier de la conceptualité philosophique, et c’est cette vérité qui circulerait dans son histoire, ce serait l’histoire des chef d’œuvre et de leur interlocution, parce qu’il y a une histoire et une contextualité des chefs d’œuvre. Il y aurait donc qch d’intellectuellement esthétique dans la philosophie, cependant qu’il y aurait dans la psychanalyse sur les mêmes points ou dans l’apparence des mêmes points une disposition qui serait une disposition de la science expérimentale au sens spécifié du repérage d’un noyau de répétable suffisant pour qu’on puisse retester le statut des énoncés et pas simplement le laisser à son destin de singularité. Donc, d’une certaine façon, les concepts circulants, ie les concepts qui iraient de la psychanalyse à la philosophie, ou de la philosophie à la psychanalyse, changeraient de statut parce qu’ils seraient expérimentables au sens où je viens de le dire dans la psychanalyse, alors que dans la philosophie, ils feraient l’objet de ce qu’on pourrait appeler une présentation. Les concepts circulants entre philosophie et psychanalyse seraient présentés dans la philosophie et expérimentés, ie répétables, dans la psychanalyse. Donc il se pourrait que ce soit, là, carrément les mêmes. Il pourrait donc y avoir beaucoup de vérité dans le statut philosophique. Si vous voulez, on ne serait plus exactement dans la querelle. Nous sommes allés à l’extrême de la querelle entre philosophie et psychanalyse, et nous retrouvons là une disposition relativement pacifiante : il y aurait de la vérité leur maniement philosophique, il y aurait de la vérité dans leur maniement analytique, mais le régime de cette vérité ne serait pas le même, parce que dans un cas il serait celui de l’expérience répétable, et que dans l’autre, il serait celui de la singularité de la présentation. Ceci expliquerait que ces concepts, dans la plupart des cas, apparaissent d’abord dans la philosophie, ie font d’abord l’objet d’une première présentation philosophique, ie que le concept est en état d’anticipation esthétique. Il est esthétiquement anticipé dans sa présentation philosophique avant de pouvoir entrer dans les disciplines de l’expérimentation. Si bien que conscient, inconscient, sujet, symbolique, imaginaire, l’un, le multiple, auraient toujours déjà été présentés philosophiquement. Mais évidemment, il resterait que le mode d’existence dans la présentation et le mode d’existence dans le répétable sont des régimes qui différencient le statut des énoncés. Nous serions conduits à la conclusion suivante : ce ne sont pas tant les énoncés qui sont semblables que les concepts, parce que les énoncés philosophiques incorporent le concept à sa présentation. Ce sont donc des opérations particulières : présenter un concept comme le fait un philosophe, par exemple la présentation du sujet par Descartes, s’effectue dans des énoncés spécifiques, alors qu’inscrire le même concept dans la possibilité de la répétition expérimentale renvoie à d’autres énoncés. On ne peut donc pas dire que ce sont les énoncés qui sont les mêmes, mais les concepts, et que cette identité de concept est prise dans des énoncés différents. Donc le 2nd traité de paix entre psychanalyse et philosophie se ferait dans un accord sur les concepts cette fois, dans un discord des énoncés, et dans une hétérogénéité des validations. La validation philosophique serait une validation présentative, alors que la validation psychanalytique ne le serait pas exactement, elle serait, pour faire court, la validation répétitive.

On pourrait donc imaginer que la communauté conceptuelle de la philosophie et de la psychanalyse, si frappante malgré tout, tiendrait à ce que la philosophie propose une présentation des concepts dans une figure d’intellectualité esthétique, ce qui ferait sa vocation systématique, et puis que, pour un certain nombre d’entre eux, avec un autre régime d’énoncé, la psychanalyse en propose une espèce de fonctionnement dans l’élément du répétable, donc dans une figuration plus expérimentale.

Mais les difficultés que je vois à ce compromis sont des 2 côtés.

Du côté de la philosophie, la difficulté que j’y vois, c’est qu’il y ait dans la philosophie exclusivement quant aux concepts et quant à leur vérité un processus de présentation. Je pense qu’il y a en philosophie des opérations singulières qui touchent à la question de la vérité, et que finalement les concepts sont qualifiés par les opérations dans lesquelles ils sont engagés, plutôt qu’ils ne sont simplement présentés. Je ne pense pas, finalement, et en dernier ressort, que la philosophie soit dans la logique du chef d’œuvre ou de l’œuvre. Ce qui me frappe plutôt, c’est son caractère constamment démembré, ie qu’à chaque fois que la philosophie s’est représentée comme œuvre, ce n’est justement pas cette représentation qui en a survécu. On sait très bien que la systématicité d’un système est justement la partie faible et pas sa partie forte. L’aspect totalisé ou totalisant de la disposition philosophique est ce qui vieillit le plus vite. Que finalement ce qui subsiste d’une grande philosophie, c’est souvent des segments, des fragments, des énoncés particuliers, une espèce d’aspect démembré et lacunaire qui, à tout moment, se redéfait pour s’actualiser. Qu’historiquement la philosophie passe son temps à faire des prélèvements sur elle-même. Son mode de fonctionnement n’est pas cumulatif : elle fait des incises, des entailles. Autrement dit, je ne pense pas que la philosophie soit déterminée, si je puis dire, par son corps, par la plénitude de son corps, donc par la présentation. Si bien qu’ultimement, je ne pense pas vraiment que la philosophie relève d’une esthétique de la pensée, ce qui serait quand même le cas si sa vocation quant au concept était purement présentative. Il y a des opérations qui ne sont pas totalisées dans le corpus philosophique lui-même, et qui sont finalement son thème essentiel. La doctrine du caractère esthétique de la philosophie est au fond une doctrine satisfaisante pour ce qu’on pourrait appeler une histoire structurale de la philosophie. ce serait assez volontiers le point de vue de Martial Gueroult par exemple. D’ailleurs, sa chaire au Collège de France s’appelait chaire de technologie des systèmes philosophiques. C’est le nom qu’il avait choisi. C’était carrément, sinon l’œuvre d’art, du moins la machine qui était le paradigme. Et Gueroult se proposait avec une virtuosité insondable de la démonter et de la remonter, de manière à bien voir comment elle marchait. Ce qui était curieux, c’est qu’il parvenait à démontrer que toutes ces machines, sans exception, marchaient, que c’était un gigantesque Tinguely philosophique, pour citer un de vos grands hommes. Au fond, dans ce cas, la philosophie serait une virtuosité. Je pense qu’il y a un élément de virtuosité dans la philosophie, mais pour d’autres raisons que je ne vais pas développer ici. Il y a bien une dimension de la philosophie qui est en effet une dimension de virtuosité de la pensée, un exercice spécifique de virtuosité de la pensée qui n’est pas réductible aux autres, et où, en effet, l’élément virtuose est un élément intrinsèque qui joue comme tel, et qui est admiré comme tel. Cela, ce sont les sophistes qui l’ont dit les premiers, à savoir que en fin de compte, ce qui comptait, justement, c’était la virtuosité. Et Platon a tout de suite dit : non, la philosophie n’est pas réductible à la virtuosité. C’est un conflit inaugural. On peut dire la philosophie est une rhétorique, cela reviendrait au même. Donc il y a un élément intrinsèque de virtuosité. Et puis il y a un élément de critique de la vérité, et cela c’est le débat de Platon et des sophistes comme débat inaugural. Simplement, on sait très bien qu’il y a chez Platon une virtuosité anti-virtuose. Je laisserai cette question, simplement pour dire que c’est sans doute la représentation de la philosophie comme virtuosité de la pensée s’exerçant en quelque manière pour elle-même qu’on pourrait trouver le motif du caractère esthétique et présentatif de la philosophie, mais que le motif contraire, lui, est, à mon avis, essentiel, à savoir qu’elle n’est pas une virtuosité de la pensée, et que même la pensée n’a pas à être virtuose - quand bien même ce motif contraire serait lui-même présenté de façon virtuose, ce qui est toujours le cas, parce qu’il s’agit de vaincre la thèse contraire. Donc finalement je pense que dans la philosophie est en jeu autre chose que la présentation du concept. Ce qui veut dire : est en jeu quant au rapport de la philosophie et de la vérité autre chose que la présentation du concept. Cela, du côté de la philosophie.

 

Du côté de la psychanalyse, je dirais qu’elle prononce légitimement qu’elle est un peu autre chose qu’une science expérimentale, fût-ce une science expérimentale touchant à la question du rapport du désir et de la vérité, ou touchant la vérité. La psychanalyse a un radicalisme quant à elle-même qui empêche tout de même de la réduire à ce statut de science expérimentale, de sorte que le traité de paix dont je parlais tout à l’heure ne convient pas, parce qu’il est minimaliste. Cela arrive à des traités de paix. C’est ici un traité de paix qui repose sur des images trop restreintes des 2 termes engagés dans le traité. Effectivement, si la philosophie est une virtuosité et une esthétique de présentation des concepts, et si la psychanalyse est une science expérimentale de ces mêmes concepts, on peut avoir une ligne de coexistence pacifique. Mais en réalité, la philosophie est un peu plus que cela, ou un peu autre chose, et la psychanalyse aussi, si bien qu’à un moment donné la ligne en question s’avère insuffisante.

 

A partie de là, je vais changer le mode d’exposition et ponctuer les choses à partir des textes que je vous ai proposés, et qui sont tous des textes de Lacan, textes qui vont nous servir de jalons, de repères, de points pivots pour la poursuite de cette navigation hasardeuse entre philosophie et psychanalyse.

C’est ici que je voudrais engager le 1er de ces textes.

« (…) le freudisme si incompris qu’il ait été, si confuses qu’en soient les suites, apparaît à tout regard capable d’entrevoir les changements que nous avons vécus dans notre propre vie, comme constituant une révolution insaisissable mais radicale. Accumuler les témoignages est vain… ». Il faut dire que ce n’est jamais la ligne de Lacan d’accumuler des témoignages, sur quoi que cela soit. Ce serait plutôt comme Rousseau : écartons tous les faits.

« accumuler les témoignages est vain : tout ce qui intéresse non pas seulement les sciences humaines, mais le destin de l’homme, la politique, la métaphysique, la littérature, les arts, la publicité, la propagande, par là, je n’en doute pas, l’économie, en a été affecté » (tiré de L’instance de la lettre dans l’inconscient, Ecrits page 527).

Tout ceci pour vous dire à quel point l’image de tout à l’heure était minimaliste par rapport disons à ce genre d’énoncé. Dans ce genre d’énoncé, la psychanalyse revendique pour elle-même une « révolution insaisissable mais radicale », les 2 adjectifs sont tout à fait intéressants. Révolution insaisissable mais radicale qui affecte la totalité de l’expérience et de la pensée. Par conséquent, pour ce nouveau parcours, il faudrait partir de l’idée que la psychanalyse constitue non pas simplement la mise en place d’une discipline particulière et supplémentaire, mais constitue une subversion générale du champ des disciplines et de leur intellectualité. Il faudrait traiter avec la psychanalyse non pas du point de vue de son seul statut régional, partir d’une discipline supplémentaire, d’une section nouvelle de la science – que sais-je ? – mais il faudrait partir du fait que c’est une révolution insaisissable et radicale affectant la totalité du champ de l’expérience humaine, y compris la politique et la métaphysique. La métaphysique est mentionnée en personne. Donc la révolution analytique affecterait directement par le système de ses effets la philosophie, et ne serait pas simplement, pour elle, une donnée, une effectivité supplémentaire. Si vous voulez, on pourrait dire que, dans ce texte et dans bcp d’autres, la psychanalyse refuse de se présenter dans la figure du supplément, de quelque chose d’en plus. Elle se présente certes comme quelque chose d’en plus, comme une innovation, mais dont le contre-effet sur le champ d’ensemble est total. Evidemment, le fait que cette révolution soit par ailleurs insaisissable ne nous facilite pas les choses. C’est très malin cela, comme adjectif. C’est très malin, car comme c’est radical, c’est partout. C’est ce qui sera dit après. Mais, en un certain sens, comme c’est insaisissable, c’est nulle part. ce n’est pas seulement malin, c’est profond. On peut penser, en effet, qu’en réalité l’essence d’une révolution radicale est d’être insaisissable. Je ne vois pas vraiment d’antinomie. Il y a une difficulté, mais non pas vraiment une antinomie. Pourquoi après tout ce qui modifie radicalement l’ensemble d’une situation se donnerait-il avec les tambours et les trompettes de cette situation ? Non. Cela peut très bien se donner dans une infime lacune insaisissable ou invisible, et même cela se donne nécessairement comme cela, car si c’est une révolution radicale, ce n’est certainement pas au régime de ce qui est antérieurement visible. Le régime de l’antérieurement visible, c’est le régime de la loi de la situation. D’une certaine façon, une révolution est radicale si elle s’origine nécessairement en un point qui est insaisissable selon ce qui code la perception antérieure, puisque cette révolution est une révolution subjective et pas simplement une révolution de l’état des choses. Donc si qch se voit et est énorme, c’est qu’il fait partie de la situation et ce n’est pas absolument lui qui va la révolutionner radicalement. Donc qch qui révolutionne est en effet quelque chose qui, au moins au départ, est dans la figure de l’insaisissable. Telle serait la psychanalyse. Mais alors, si elle est cela, nous ne pouvons pas nous contenter de la discussion antérieure, il faut, d’une certaine façon, revenir à l’amplitude de champ de cette subversion. Là elle est donnée en liste : sciences humaines, destin de l’homme, politique, métaphysique, littérature, arts, publicité, propagande et « je n’en doute pas, l’économie » qui, étant comme chacun sait déterminante en dernière instance de la situation, vient ici en dernier comme ce à propos de quoi la démonstration serait sans doute le plus complexe. C’est le « je n’en doute pas » qui préfigure cette difficulté.

Reprenons les choses de l’autre bord, du point de vue de la philosophie. En quoi peut bien consister cette « révolution insaisissable mais radicale » ? Reprenons frontalement notre toute première question, nous naviguons en spirale, quel est finalement ce défi lancé à la philosophie par la psychanalyse ? Cette fois-ci en se plaçant dans les termes proposés ici par Lacan. Qu’est-ce que la psychanalyse pose à la philosophie qui l’interpellerait de façon à la fois insaisissable et radicale ? Eh bien, Lacan l’a énoncé bien des fois, j’ai choisi, ici, une formulation modérée que vous trouverez dans le dernier texte. Je l’ai choisie parce que ce texte, la Psychanalyse et son enseignement, est un texte prononcé par Lacan à la Société française de philosophie, donc un texte expressément destiné à indiquer aux philosophes ce qui les concerne du point de vue de la psychanalyse et ceci est l’énoncé princeps, ie l’axiome fondamental que Lacan énonce pour indiquer comment la psychanalyse interpelle la philosophie de façon radicale : « dans l’inconscient qui est moins profond qu’inaccessible à l’approfondissement conscient, ça parle : un sujet dans le sujet, transcendant au sujet, pose au philosophe depuis la science des rêves sa question » (Ecrits, page 457). Là nous aurions une question posée au philosophe – c’est de lui qu’il s’agit – qui détiendrait, en quelque manière, le radicalisme en question. « sujet dans le sujet » : le fait que l’inconscient soit déterminé comme un ça parle tel que ce ça parle est en position excentrée, nous y reviendrons, par rapport au sujet dont la philosophie nous a légué le concept. L’hypothèse est donc ici faite, il faut bien le dire, que la psychanalyse introduirait une subversion radicale du concept de sujet. Prenons, là aussi, si je puis dire, le taureau par les cornes, et suivons ce fil, qui est que la question posée au philosophe depuis la science des rêves, donc depuis Freud, est la question du sujet, plus exactement la subversion de la catégorie de sujet telle qu’antérieurement constituée ou héritée. Nous n’entrons pas ici dans les détails extrêmement sophistiqués de la doctrine lacanienne qui n’est pas notre ligne de crête, mais cette subversion a au fond, au stade où nous en sommes, 2 attributs essentiels :

- le 1er, c’est de cliver le sujet, ie de le désimplifier. Le sujet n’est plus appréhendable dans une figure simple, qu’elle soit réflexive ou ponctuelle, qu’elle soit pleine ou vide, peu importe. Que ce soit une simplicité substantielle ou une simplicité énonciative. Dans tous les cas, le sujet est destitué de sa figure de simplicité originaire. Ce 1er attribut est exprimé dans « sujet dans le sujet », ou « sujet transcendant au sujet ». Il y a immédiatement une complexité du concept : une division, une refente, un clivage du sujet.

- le 2ème, c’est que, clivé, donc désimplifié, le sujet l’est parce qu’il est en proie au langage.

Donc les 2 attributs immédiats de cette subversion, c’est le mode propre sur lequel le qujet est en proie au langage, et le mode propre sur lequel ceci n’est intelligible qu’au prix d’une désimplification radicale. Donc, en un certain sens, la subversion, par rapport à ce qui est supposé ici de la catégorie héritée de sujet, donc comme question pour le philosophe, c’est que le sujet serait destitué de sa simplicité ou de son originarité simple, même si cette simplicité est elle-même vide, peu importe, mais serait destitué de sa simplicité originaire, et il serait dans une corrélation en quelque manière organique au langage, ce qui veut dire qu’il aurait, évidemment, une condition structurale préexistante, ce qui donc le destitue de toute fonction constituante au sens strict. Donc vous voyez, c’est cela finalement : désimplification et puis désoriginarisation et implication d’un horizon structural préexistant qui, en l’occurrence, est le langage, mais qui se trouvera avoir un certain nombre de noms, de remaniements et de sophistications théoriques dans les développements de l’œuvre de Lacan. Mais ce que je pense, c’est qu’on ne peut pas entièrement s’en tenir là, parce que à vrai dire, dans la tradition philosophique, ni il n’a été constamment soutenu que le sujet était simple, ni n’a été méconnue son éventuelle dépendance d’un horizon structural antérieur, y compris le langage. Ces 2 thèses, à savoir que le sujet n’est pas une catégorie du simple, mais du complexe, du divisé, d’une part, et, d’autre part, que l’horizon du langage est préexistant voire constituant au regard de cette complexité – ces 2 thèses là ont été, pour reprendre les termes de tout à l’heure, philosophiquement présentées.

Elles ont été présentées sous un signe qui est récurrent en philosophie, qui sont les apories de l’un, ie les apories du lien du sujet à l’un. Qu’est-ce qui permet de compter le sujet pour un ? Cette question est cooriginaire à la question du sujet en philosophie. ce n’est pas tout de valider le sujet, il faut savoir comment on le compte pour un. Qu’est-ce qui fait que c’est un sujet ? Et ces apories de l’un ont été développées de manière extraordinairement ramifiée par la philosophie, quelque fois à propos du sujet divin, mais structuralement cela n’est pas pertinent, sinon à s’exercer à présenter le concept. Et que ces apories de l’un requièrent ou convoquent la prise du langage sur le sujet est également un vieux thème, en particulier un thème que l’on trouve de façon tout à fait présente dans la philosophie médiévale.

Bref, la question de savoir comment un sujet est ou n’est pas un eu égard à la question des noms qu’il reçoit, cela c’est une question philosophiquement constituée. Cette triade du nom, donc la prise de la langue, de la complexité ou de la simplicité, et par csqt de : comment il y a de l’un dans tout cela, il y en a une présentation philosophique détaillée, complexe, ramifiée, qui fait qu’on ne peut pas, à s’en tenir simplement à ce que nous avons dit, considérer qu’il y a une destitution par la psychanalyse de la catégorie philosophique ou une subversion radicale de la catégorie philosophique de sujet. Cela commence très tôt. Puisque nous avons été dans Platon, nous pouvons y revenir. Si vous examinez, par exemple, le thème de la triplicité de l’âme dans la République. Ce thème bien connu est précisément d’emblée le thème qu’il n’est pas d’appréhension possible de la position d’un sujet qui n’ait affaire à une complexité. Et un peu plus loin dans la République, Platon va expressément se demander comment on peut compter tout cela pour un, sous quelles conditions l’un peut advenir. Et il va montrer que l’un advient ou n’advient pas sous des conditions très complexes. Donc, chez Platon lui-même, non seulement il n’y a pas de présupposition du simple, mais la présupposition est en réalité celle du complexe. Je vous ai rappelé tout à l’heure que cette présupposition incluait le désir, y compris le désir irrépressible et destructible comme figure intrinsèque. Et, par csqt, le devenir ou l’advenir de l’un est le véritable problème et non pas la véritable origine. Cela pour ne rien dire naturellement de la question du sujet chez Leibniz par exemple. Sur la question de la complexité, originarité de la langue, fonction du nom, on aurait des subtilités par moment extraordinairement voisines que celles que Lacan engage. Donc sur ce simple noyau énoncé dans ce 2ème texte, il n’est pas à lui seul susceptible de fonder la révolution insaisissable et radicale pour ce qui est, j’entends, de son effet philosophique, dans la philosophie. Je laisse de côté ses effets dans l’analyse.

Il faudrait donc en venir à ceci : que ce n’est pas simplement la complexité du sujet, son clivage, son inscription dans la langue qui fait révolution, mais la disposition de cette complexité, la topologie de cette complexité, le placement de ses différents termes. Dans la proposition psychanalytique quant à la complexité du sujet, il y aurait un système de places inédit, révolutionnaire, entièrement nouveau. Ce ne serait pas exactement la complexité elle-même ou les termes mêmes de cette complexité, ce ne serait même pas l’opposition conscient / inconscient ou des choses de cet ordre, ce serait le placement propre, la topologie effective, donc l’entre-jeu spécifique de cette complexité, qui définirait une expérience absolument singulière.

1ère hypothèse de Lacan : il y a un sujet dans le sujet, ça parle etc…

2ème hypothèse de Lacan : c’est cela, plus un système de places singulier, c’est ce que Lacan tente de dire, par exemple, dans le 3ème texte que vous avez devant vous, et que je lis. Vous allez voir que la question devient tout de suite topologique.

« c’est bien en effet à la révolution copernicienne que Freud lui-même comparait sa découverte, soulignant qu’il y allait une fois de plus de la place que l’homme s’assigne au centre d’un univers. La place que j’occupe comme sujet de signifiant est-elle, par rapport à celle que j’occupe comme sujet du signifié, concentrique ou excentrique ? Voilà la question. Il ne s’agit pas de savoir si je parle de moi de façon conforme à ce que je suis, mais si, quand j’en parle, je suis le même que celui dont je parle. Et il n’y a ici aucun inconvénient à faire intervenir le terme de pensée. car Freud désigne de ce terme les éléments en jeu dans l’inconscient, ie dans les mécanismes signifiants que je viens d’y reconnaître. Il n’en reste pas moins que le cogito philosophique est au foyer de ce mirage qui rend l’homme moderne si sûr d’être soi dans ses incertitudes sur lui-même, voire à travers la méfiance qu’il a pu apprendre dès longtemps à pratiquer quant aux pièges de l’amour-propre (…). Ie que c’est peu de ces mots dont j’ai pu interloquer un instant mes auditeurs : je pense où je ne suis pas, donc je suis où je ne pense pas. Mots qui à toute oreille suspendue rendent sensible dans quelle ambiguïté de furet fuit sous nos prises l’anneau de sens sur la ficelle verbale. Ce qu’il faut dire, c’est : je ne suis pas, là où je suis le jouet de ma pensée ; je pense à ce que je suis, là où je ne pense pas penser » (dans l’Instance de la lettre dans l’Inconscient, Ecrits page 517).

Là, nous avons une dialectique qui subvertit tout autrement le principe nodal du cogito cartésien par exemple. Et où vous voyez que cette fois, le recours au langage – « il ne s’agit pas de savoir si je parle de moi etc… » - n’est pas tant purement structural ou un horizon de constitution qu’il n’est lui-même un opérateur topologique. Finalement, le langage est un inducteur de places : il dispose les places. Et le sujet va, en quelque manière, s’écarteler dans ces places ainsi distribuées par le langage selon une topologie ou une configuration paradoxale. Topologie paradoxale qui subvertit en effet toute stabilité possible de la catégorie philosophique de sujet. Le débat est principalement avec Descartes ici, puisqu’en un certain sens, nous avons là les termes de ce qu’on pourrait appeler le cogito lacanien, tel qu’il se contrapose au cogito cartésien, après que Lacan ait reconnu que le sujet dont il parle c’est proprement, en effet, celui de Descartes. Ce point est compliqué : le sujet de la psychanalyse c’est le sujet de la science, le sujet de la science c’est le sujet de Descartes, à ceci près que le cogito lacanien n’est pas le sujet cartésien. Sans entrer dans la sophistique de cette dialectique extrêmement détaillée, le point nodal c’est que entre le point où je pense et le point où je suis ce que je pense, il n’y a pas de recollement, il n’y a pas superposition ou recollement des 2 points, mais un écart topologique qui fait que le « je suis » est là où, dans le lieu « où je ne pense pas penser ». Et que là où je pense que je suis, je ne suis pas, et que, par contre, la partie de néant d’être du sujet se trouve là où l’assigne le cogito cartésien. D’une certaine façon, ce qui caractérise cette subversion topologique du sujet c’est ce qu’on pourrait appeler un principe de vacillation, que Lacan appellera souvent éclipse ou fading. Toute détermination en pensée du sujet, ie toute localisation en pensée du sujet, le délocalise. Nous avons donc non seulement ce qu’on appelle une topologie, mais une topologie dynamique, ie une topologie de vacillation. Mais, à s’en tenir strictement là, ie à cette topologie de vacillation opposée, si je puis dire, à la stabilité cartésienne de la res cogitans, on n’a pas encore tout à fait une subversion décisive de la catégorie philosophique de sujet dans ses différents avatars. On ne l’obtient pas tout à fait, parce que, d’une certaine façon, la structure vacillante, la topologie d’éclipse, le fait que la détermination en pensée du sujet le fasse venir ailleurs que là où il se saisit, est une objection faite de longue date à Descartes, évidemment. J’en citerai 2 instances. C’est très classiquement et d’abord une objection kantienne. Mais encore, plutôt, c’est à mon sens aussi une objection de Pascal, bien qu’elle ne soit pas déployée. Le fond de la pensée de Pascal c’est que précisément il n’y a pas de possibilité d’assigner le sujet en dehors d’une vacillation essentielle. Que l’ensemble de la structuration du sujet n’est pour Pascal appréhendable que dans cette vacillation. Thèse que l’on retrouvera dans une élaboration différente, mais dont il est intéressant de voir qu’elle est également chrétienne, chez Kierkegaard. C’est ce qu’on a appelé quelquefois le filon existentialiste dans l’histoire de la philosophie, mais peu importent les noms, car ici, ce qui nous importe, c’est la tradition philosophique qui établit le sujet dans son éclipse contre la réflexivité cartésienne, en disant qu’au fond, Descartes compte prématurément pour un le sujet, qu’il une prématuration de l’un dans le cogito cartésien. Il y a une prématuration de l’un, car en réalité, dès que le sujet s’engage dans cette opération de compte, ie quand il se compte pour un, en fait il se délocalise et donc il ne compte pour un que son rien, cependant que sa part d’être s’est éclipsée. Cela c’est le noyau de l’apologétique pascalienne. Simplement, Pascal va dire, puisque c’est comme cela, qu’est-ce qui me compte vraiment, où suis-je compté ? Et il va répondre : je suis compté par l’Autre. Mais pour ce qui nous intéresse, on voit qu’en réalité dans la philosophie même, en un certain sens dès l’origine, il y a débat sur la catégorie de sujet entre, précisément, 2 topologies :

- une topologie qui prémature la question du compte et la stabilise dans un minimum substantiel ou ponctuel. C’est le mouvement cartésien avec ses paradoxes et ses complexités. Je simplifie outrageusement pour la commodité de l’exposition.

- ou alors, et l’objection est faite très tôt, une topologie en éclipse, qui montre que toute prématuration du compte fait que le sujet s’évanouit sous elle et se délocalise.

Ce qui, sans doute, conduit la subversion encore plus loin que cela, c’est le 3ème parcours de cette subversion de la catégorie de sujet, qui n’est alors plus, à mon sens, ni la reconnaissance de la complexité (1ère tentative), ni la différence topologique (2ème tentative), mais à proprement parler une subversion ontologique, quelque chose qui porte cette fois sur l’être du sujet.

 

Là, nous allons nous enfoncer dans les questions. A mon sens, l’espace propre dans lequel se réanime, se reconstitue le litige entre philosophie et psychanalyse, nous allons le trouver dans la lignée de ce qui vient d’être dit, mais dans son approfondissement ultime dans un discord difficile à combler sur l’être du sujet et la localisation de cet être. Nous voyons déjà de quoi il s’agit, parce que quand Lacan nous dit dans le texte que nous venons de lire : « … je ne suis pas, là où je suis le jouet de ma pensée ; je pense à ce que je suis, là où je ne pense pas penser », vous voyez bien qu’il s’agit en réalité d’une triple thèse :

- c’est une thèse sur le sujet

- c’est une thèse sur la localisation du sujet

- c’est une thèse sur l’être du sujet

C’est une thèse sur le concept de sujet dans son rapport à la pensée : c’est une thèse sur le rapport entre je pense et je suis. C’est une thèse sur le cogito.

C’est une thèse sur la complexité de la localisation de toute cette affaire : « là où ».

C’est une thèse sur l’être : « … je ne suis pas, là où je suis le jouet de mes pensées ; je pense à ce que je suis, là où je ne pense pas penser ». Quelle est cette thèse sur l’être ? Quelle est cette autre ontologie suggérée ou esquissée par la doctrine psychanalytique du sujet ? Peut-être pouvons-nous compléter tout de suite le texte 3 par le texte 4 à titre d’appui :

« Le sujet, donc, on ne lui parle pas. ça parle de lui, et c’est là [entre la localisation] qu’il s’appréhende, et ce d’autant plus forcément qu’avant que du seul fait que ça s’adresse à lui, il disparaisse comme sujet sous le signifiant qu’il devient, il n’était absolument rien. mais ce rien se soutient de son avènement maintenant produit de l’appel fait dans l’Autre au 2ème signifiant ».

Le sujet est donc ici appréhendé dans la rétroaction de son rien en balance : « avant que du seul fait que ça s’adresse à lui, il disparaisse comme sujet sous le signifiant », de cette adresse, il n’était rien. C’est donc la rétroaction du rien de son être. Et son éclipse sous le signifiant et, enfin, l’appel au 2ème signifiant, fait – quoi ? eh bien qui fait que ce rien est événementiel, ie que ce rien se soutient de son avènement. Détaillons un peu, car nous sommes au cœur des questions. Vous avez finalement 3 termes dans cette affaire quant à la question de l’ontologie du sujet.

- il y a le rien, l’absolument rien : ce n’est pas chronologique ce que je dis, l’absolument rien est une pure rétroaction d’un autre point que ce rien.

- il y a le disparaissant ou plus exactement le disparaître : « avant qu’il… disparaisse comme sujet sous les signifiants » dit Lacan, donc il ne fait pas le substantialiser.

- il y a l’avènement.

Et vous avez cette dialectique tout à fait remarquable, c’est que dans le disparaître on a l’avènement du rien. Dans le disparaître l’absolument rien procède à son avènement, avènement qui va se soutenir d’un appel qui, lui, va l’enchaîner. Donc cet avènement est aussitôt un enchaînement, puisque, évidemment, après les signifiants vont se succéder de telle sorte que le sujet va insister dans leur succession. Donc l’ontologie du sujet, nous pourrions la spécifier en disant qu’elle est l’advenue du rien dans le mode d’une disparition, disparition d’où va procéder une insistance, ou une répétition, ou une succession. Dans la distribution classique, tout l’être de cette affaire est dans le signifiant, puisque ce qui n’est pas cela c’est soit l’absolument rien, soit le disparaître. Mais, en même temps, tout l’être est dans le signifiant à ceci près que, comme tel, ce signifiant ne porte pas l’avènement, puisque cet avènement est l’avènement de l’absolument rien, qui naturellement ne peut advenir que dans le disparaître sous le signifiant, signifiant qui, lui, procède de l’Autre, ie qu’on s’adresse à. Il faut donc convenir que cette ontologie du sujet, cette ontologie latente, distingue nécessairement 2 figures de l’être. Pas l’être et le néant, mais 2 figures de l’être entre lesquelles, si je puis dire, le néant arbitre. Quelles sont-elles ? Il y a l’être en tant que, si je puis dire, matérialité, ie à vrai dire dans le signifiant, ie l’être de la lettre, l’être comme lettre. Il y a l’être comme avènement, avènement qui va, lui, commander l’appel, la succession, la répétition. Et qu’est-ce qui distingue, ie à la fois lie et distingue l’être et l’avènement, ce sont les 2 espèces de néant. Car de même qu’il y a 2 espèces de l’être, à savoir la lettre et l’avènement, il y a 2 espèces de néant : l’absolument rien et le disparaître. Ie que le disparaître sous l’être comme lettre au 1er sens fait que le rien est, au 2ème sens, comme avènement. La matrice est la suivante : vous avez 2 figures de l’être, vous avez 2 figures du néant, et finalement le disparaître, qui est une figure du néant sous la 1ère figure de l’être, autorise qu’advienne, ie soit au 2nd sens de l’être comme absolument rien qualifié, lui, dans la rétroaction de cet avènement.

Bref, si subversion il y a de la philosophie par la psychanalyse, et alors là au plus intime des choses, c’est que la psychanalyse dans son réaménagement lacanien (mais en fait on trouverait des correspondances freudiennes de tout cela, ne croyez pas que ce soit de la sophistication lacanienne arbitraire, Dieu sait si sur les espèces de l’être et de l’événement et de la négation Freud s’est exprimé aussi) procèderait, compte tenu de tout ce que nous avons dit, à savoir que c’est dans la modalité que c’est effectif etc…, en déployant une ontologie à 4 termes : un quadripôle ontologique articulé : 2 figures de l’être, 2 figures du néant, dans une articulation telle qu’une figure du néant advient à une figure de l’être pour autant qu’une autre figure du néant se constitue sous une autre figure de l’être.

Schématisons au tableau noir ce quadripôle ontologique :

 

 

 

On aurait l’être comme lettre. Encore faudrait-il établir la dialectique de la lettre et du signifiant, et montrer que c’est dans la lettre que réside la spécification ontologique du signifiant, parce que la lettre est la production de l’éventration du signifiant. Mais laissons cela de côté.

Il y aurait l’être comme lettre.

Il y aurait le néant comme disparaître

Il y aurait l’être comme avènement.

Il y aurait le néant comme rien, absolument rien.

Et alors, de ce que quelque chose, un néant, vient à disparaître sous la lettre, résulte de ce que l’absolument rien advient à l’être. Donc vous auriez ce qu’on pourrait appeler : une ontologie quadripolaire et bouclée. Je pense qu’une bonne partie de la théorie lacanienne est une élaboration oblique et continue de ce schéma latent, car c’est une très puissante matrice susceptible d’un très grand nombre de variations pertinentes. Le problème pour nous restant de savoir quelle est sa capacité subversive ou de révolution « insaisissable et radicale » au regard de la disposition ontologique héritée de la philosophie.

 

Ce point commande en réalité 3 discussions – nous voilà noyés dans l’océan des choses.

 

La 1ère discussion serait le rapport entre cette ontologique quadirpolaire et bouclée et ce qu’on pourrait appeler la matrice ontologique primordiale de la philosophie. ce serait une discussion entre ce schéma (plus haut) et la disposition qu’on pourrait dire parménidienne, que je voudrais juste vous suggérer au tableau noir.


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’est un nœud, possiblement borroméen, qui noue être, non-être, pensée. L’énoncé princeps de Parménide, c’est que la pensée et l’être, c’est la même chose : « être et pensée sont le même », mais évidemment ils ne sont le même que sous condition qu’on distingue radicalement être et non être, ie sous condition que la voie du non être soit exclue. Donc le nœud général de la configuration parménidienne implique les 3, ce pourquoi tout le texte de Parménide est construit sur l’opposition de la voie de l’être et de la voie du non-être comme possibilité que la pensée intervienne comme identique à l’être. La pensée est identique à l’être sous la condition qu’être et non-être soient radicalement distingués par la pensée. Donc la pensée doit se nouer aux 2 sous forme de séparation du côté du non-être et de conjonction du côté de l’être, pour que cette conjonction soit établie. Cela sans rentrer dans les détails qui sont encore plus compliqués. La 1ère discussion serait donc avec cette disposition inaugurale parménidienne, ie savoir si le quadripôle connecté ou tordu que Lacan tire de la psychanalyse, à juste titre à mon avis, que Lacan tire de Freud, je crois que cela peut se soutenir, quel rapport de subversion, de connexion, de descendance avec cette disposition ontologique inaugurale proposée par Parménide ?

 

La 2ème discussion serait la discussion avec Heidegger, à savoir quel rapport existe entre le quadripôle ontologique bouclé que Lacan affecte à la question de l’être du sujet et la différence ontico-ontologique chez Heidegger ? Il est évident que la différence de l’être et de l’étant chez Heidegger peut aussi bien induire et se poser comme différence dans le néant. D’une certaine façon, la disposition, non pas de l’ontologie, mais de la question de l’être, est aussi quadripôlaire. Inéluctablement, on repérera 2 instances du néant comme 2 instances de l’être. Toute la question, si on compare Heidegger et Lacan, est de savoir si la boucle est la même. Ce n’est pas le quadripôle qui fait problème, c’est de savoir si la boucle est la même. Et vous voyez bien que cette discussion de savoir si la boucle est la même est exactement la même de savoir pourquoi Heidegger congédie le concept de sujet. C’est le même débat, simplement pris dans sa forme ontologique. Discuter pourquoi chez Lacan l’être dont il s’agit est ultimement l’être du sujet dans la maintenance de cette catégorie philosophique. Discuter chez Heidegger pourquoi sujet est considéré comme une catégorie qui est finalement une catégorie qui est un ultime avatar de la métaphysique, donc une catégorie impropre à retourner vers la pensée de l’être. Cette discussion là c’est absolument la même que de savoir si la disposition du quadripôle ontologique heideggerien est la même que la disposition du quadripole lacanien.

 

La 3ème et dernière discussion, à supposer qu’on ait tranché les 2 premières dans le sens de la subversion analytique, serait, ces 2 discussion ayant eu lieu, de savoir s’il y a ou il n’y a pas, ou s’il y a eu une projection préexistante de ce quadripôle indépendamment de Parménide et de Heidegger. Et cela se cristallise à mon sens sur une question essentielle, à savoir cette histoire de l’avènement, qui est au fond la pointe de la boucle. Avènement sous condition d’un disparaître ? Qu’est-ce qui peut advenir sous condition d’un disparaître ? Cette question de l’avènement a-t-elle eu une préfiguration quelconque ? Et cela serait une discussion, à propos de cette histoire de l’avènement, entre le structuralisme et le créationnisme, car l’originarité essentielle de cette histoire c’est de tenter de dire que quelque chose advient ou se produit sans le registrer à l’auto-constitution ou à la création, ie sans le prendre dans un paradigme somme toute religieux direct ou indirect. Et donc l’ultime discussion qui, à mes yeux à moi – cela, c’est peut-être moi – l’ultime discussion qui me paraisse alors centrale, c’est : l’avènement du sujet tel que Lacan le dispose dans son espace ontologique propre, ie sous les conditions qui sont les siennes quant à l’être du sujet, est-elle pour la première fois, en effet, éventuellement la possibilité de penser un commencement autrement que comme un miracle, autrement que dans le schème du miracle ? J’inclus dans miracle le créationnisme, et même, en un certain sens, la figure de la conversion, qui est aussi finalement une figure miraculeuse du commencement. Platon lui-même reconnaît que vous avez beau bourrer les gens avec une éducation parfaite, ce n’est quand même pas sûr. Il faut une petite touche en plus : qu’ils soient bien nés, ou que les dieux le veuillent etc… Mais là, est-ce que la tension de la pensée ne va-t-elle pas discerner sous le nom d’avènement – et ce qui est frappant c’est l’extrême charge du négatif : l’avènement, c’est sous condition d’un disparaître et puis c’est l’avènement du rien. Mais est-ce que, fût-ce sous ces conditions draconiennes, à savoir que cela ne peut advenir que pour autant que ça a disparu et que ça advient en tant que ce qui advient est rien, ce ne serait pas le seul espoir d’une pensée de l’avènement ou du commencement non miraculeux. Et finalement, est-ce que ça ne serait pas cela, la psychanalyse, éventuellement ? Ainsi, après la proposition marxiste, qui traite aussi – il faut bien le voir – de l’idée d’un commencement non miraculeux, mais avec le problème de déclarer ce commencement non miraculeux comme un commencement nécessaire, d’où le risque de cette déclaration, car si c’est un commencement nécessaire, ce n’est plus un commencement du tout. En politique, on voit bien les impasses. Le marxisme s’est pris là dedans : d’un côté, la révolution était un commencement absolu, mais d’un autre côté la lutte des classes la rendait nécessaire. Et finalement, rien ne commençait jamais. Et, en plus, à chaque fois que quelque chose commençait, ils n’étaient pas contents : quand ça commençait, c’était jamais ça pour les marxistes orthodoxes, organisés (sourire). Dans un cadre plus modéré, la psychanalyse serait la proposition d’un commencement effectif conciliable avec la répétition, ie non hétérogène à une pensée de la répétition, non miraculeux, mais alors il faudrait dire que pour que ça passe, il faut :

1° que ça disparaisse

2° que ça disparaisse toujours sous un nom, que par csqt le nom n’est pas exactement le nom de la chose, mais toujours le nom de sa disparition

3° que ce qui à ce moment là advient, eh bien c’est le vide, c’est le rien, c’est l’absolument rien. mais il advient et désormais il va insister.

Alors si c’est cela la psychanalyse, alors c’est une philosophie homogène à la mienne (rires).

Quelque chose de cet ordre, car moi je dirais :

- événement plutôt qu’avènement

- nomination plutôt que signifiant, que ça s’adresse à…

- vide plutôt qu’absolument rien

- fidélité plutôt qu’appel au 2ème signifiant

et on s’arrangera. L’élément dans lequel tout cela se passe, je dirais que c’est du multiple pur, donc je serais d’accord pour dire que quand y a de l’un, c’est le résultat d’un compte, qu’il n’y a pas d’un prédonné, donc je serais d’accord pour dire que le sujet n’est pas un en ce sens là. Et puis on peut s’arranger avec ce transcodage.

 

Intervention : multiple pur plutôt que quoi ? plutôt que langage ? sujet clivé ?

Badiou : non… plutôt que rien qui soit repérable dans la psychanalyse. Ce que la psychanalyse mettre à la place de ce que moi j’appelle multiple, ie finalement la situation, ce sera le cas, la situation analytique. Simplement, moi je dirais que la situation est dans l’ordre du multiple pur, ie que l’être comme lettre – pas le langage – mais l’être comme lettre, je dirais multiple pur. Ça n’est pas une contradiction violente cela, parce que d’une certaine façon la composition multiple du signifiant dans l’ordre de la lettre, qui en donne en quelque sorte le soubassement d’être in-signifiant, on peut l’appeler dissémination ou multiplicité pure. Nous allons nous arrêter là pour ce matin, mais là nous en viendrons, dernière image, on en viendrait non plus à une paix, mais à une identité, ce qui m’amène au soupçon que la psychanalyse n’est pas tout à fait cela. C’est encore une fois un peu autre chose. Simplement, cette disposition philosophique – c’est en tout cas ce que moi j’ai toujours soutenu – est compossible avec la psychanalyse, à la fois parce qu’on peut l’en extraire comme j’ai essayé de le faire devant vous, mais qu’on peut l’en extraire dans des conditions telles qu’elle est en même temps appropriable. On peut à la fois l’en extraire et l’incorporer aux opérations singulières de la philosophie. Donc peut-être aurions-nous là l’image, non pas exactement, ce serait une thèse maximale, d’une absorption pure et simple, d’une pure et simple identification, mais d’une philosophie qui serait expressément et de façon éprouvable compossible avec, disons, la figure lacanienne de la psychanalyse dans ses suppositions théoriques. Mais ce n’était pas fini.

 

Christophe Calame : après un coup de théâtre imprévisible, car n’oubliez pas qu’Alain Badiou est un excellent dramaturge, qui vient de nous mettre en quelque sorte à sa merci, il me semble qu’Alain Badiou a passé par 3 étapes, qui sont autant de propositions de paix entre psychanalyse et philosophie. mais chacun sait que dans ce genre de traité ce n’est pas les premières propositions avancés qui sont les plus décisisves, et Alain Badiou avait gardé dans sa manche un certain nombre de propositions bcp plus audacieuses, qui ont surgi à midi dix et qui, à midi et quart, nous plongeaient dans la stupeur. Je répète les étapes de ce pacte entre philosophie et psychanalyse. La 1ère proposition de ce pacte me semble inspirée par les considérations de MDM sur Kant. C’était l’idée de traiter la psychanalyse comme un événement, ie de reconnaître son existence en disant elle est puisqu’elle est événementielle ou qu’elle est événementielle puisqu’elle est. Dans un 2ème temps, Alain Badiou reconnaissait dans ce cas là la vérité contextuelle de la psychanalyse, ie son pouvoir de conférer aux textes philosophiques une dimension philosophique insoupçonnée que seule elle avait pu faire naître aux yeux des philosophes en replaçant leur propre texte dans un nouveau contexte. Dans ce 1er pacte, il semblait que les intérêts de la psychanalyse étaient sauvegardés, mais elle devait reconnaître qu’elle ne pouvait tirer la validité de ses propositions à propos des textes philosophiques que de la reconnaissance philosophique. Mais les intérêts de la philosophie n’étaient pas respectés autant qu’ils auraient dû l’être et, d’une certaine manière, la philosophie clamait contre ce 1er pacte. La 2ème proposition de pacte évoluait dans une direction différente où il semblait, au contraire, que c’était la psychanalyse qui avait lieu de se plaindre. Cette proposition se fondait sur 2 reconnaissances mutuelles. D’abord sur le fait que même si les énoncés appartenaient à des régimes différents, les concepts étaient les mêmes. Psychanalyste et philosophie reconnaissaient qu’à propos du sujet leurs concepts étaient les mêmes, il y avait simplement une exposition philosophique anticipatrice, unique, esthétique, disait Alain Badiou, en rapport avec ce qui faisait l’apparition et l’unicité de cette présentation. Ensuite se produisait une répétition des mêmes concepts dont la psychanalyse était l’opératrice, répétition qui se trouvait validée dans la cure sur le mode de l’expérimentation scientifique, qui doit être répétée pour être validée, répétition de ce que la philosophie avait une fois et généralement de manière unique et brillante justement conceptualisé. Le mode d’apparition était déterminant beaucoup plus que les concepts qui étaient les mêmes. Là, la psychanalyse avait lieu de démentir, comme l’avait dit la philosophie, qu’elle n’était que la servante de la philosophie, et dire qu’elle ne saurait se satisfaire, par ce qu’elle annonçait de subversion, du simple rôle subalterne que la philosophie déniait en général lui accorder. Enfin, Alain Badiou, avec la lecture de textes de Lacan, qui théorisent la subversion psychanalytique du sujet, montrait que le rapport entre philosophie et psychanalyse était susceptible d’une relecture bcp plus aigüe où il fallait bien reconnaître que la 2nde proposition de pacte de paix était injuste à leur égard. Est alors venue la 3ème proposition qui cause une certaine stupeur, car si elle ne propose pas une fusion des 2 belligérants, elle propose un principe de compossibilité de leur langage à partir d’un repérage d’un certain nombre d’éléments. Je pense que si nous voulons prendre la mesure de cette dernière proposition de paix, de manière à ce que la stupeur soit susceptible d’une reproduction par laquelle on sait que notre appareil psychique fait face au choc qui l’assiège sur le mode estimable de la reprise, il nous faut redonner la parole à Alain Badiou.

Essayons de résumer cette dernière proposition de provenance lacanienne. Elle consistait à saisir l’avènement lacanien comme un événement au sens de la terminologie conceptuelle de l’Etre et l’Evénement. De même, l’adresse à l’Autre dans le mouvement par lequel le néant comme disparaître chemine vers l’être comme lettre sous les termes de la nomination, dans l’appel au 2ème signifiant qui est à l’origine de la chaîne comme étant la fidélité et, enfin, le néant comme rien au sens du vide explicité par les analyses du mathème, selon Alain Badiou, ie comme étant le point de suture de l’ontologie du multiple pur. Dès lors, le sujet clivé de Lacan s’avérant traductible ou compossible dans l’ordre de la pensée avec l’ontologie du multiple pur. On pourrait peut-être réellement penser l’essence du rapport entre philosophie et psychanalyse. Après cet essai de résumé, je vous redonne la parole, mais peut-être serait-il propice que vous repreniez succintement l’explication du graphe de l’ontologie lacanienne qui semble avoir posé pb à certains de nos auditeurs.

 

Alain Badiou : notre point de départ est de savoir ce qu’apporte la psychanalyse d’éventuellement radicalement novateur ou subversif pour la philosophie quant à la catégorie de sujet. Tel est notre problème. Pour restituer le mouvement, dans hypothèse de subversion psychanalytique de la catégorie de sujet, j’ai avancé qu’il y avait 3 niveaux.

1er niveau : passage de la simplicité à la complexité. Destitution de l’idée philosophique d’une simplicité du sujet. Cela est en gros donné dans la critique du cogito cartésien. C’est plutôt la déconstruction du cogito cartésien. Et dans les références que je vous ai données, c’est à partir des textes 2 et 3, mais stt le 2. J’ai objecté à ce point qu’en un certain sens, la thématique de la complexité était déjà philosophiquement repérée quant à la catégorie de sujet, et cela dès le départ. Que donc l’idée freudo-lacanienne d’une multiplicité des instances du sujet, ie l’idée qu’il y a une topique du sujet qui, par exemple, chez Freud, se donne dans la 1ère topique (incst, précst, cst) ou dans la 2ème topique (ça moi surmoi). Qui chez Lacan se donnera dans une conception du sujet clivé. C’est donc cette complexification, cette mise en multiple du thème du sujet par la tradition psychanalytique, qui n’est pas, à mon sens, le motif suffisant pour déclarer qu’elle est une subversion radicale de la philosophie. Parce que je repère, qu’on peut repérer, que nous avons repéré dans la philosophie un débat originaire sur ce point, à savoir le sujet est-il simple ou complexe, a-t-il une ou plusieurs instances etc…

2ème niveau : topologique. La subversion ne résiderait pas dans la reconnaissance de la multiplicité des instances, mais dans la singularité de leur disposition. C’était pour l’essentiel ce qui était contenu dans le texte 3. Il y aurait une proposition psychanalytique qui non seulement reconnaît qu’il y a de multiples instances, mais qui dispose d’une dynamique singulière du sujet dans ces instances, qui chez Freud se donnent principalement dans des dynamiques de déplacement, dans des opérations particulières comme la condensation etc… et qui chez Lacan sont plutôt représentées dans la figure générale de ce que j’ai appelé la vacillation, ou l’éclipse, et dont le principe est que : là où je localise le sujet par la pensée, là précisément il se trouve délocalisé. Donc quelque chose qui fuit constamment dans l’opération de localisation, et c’est précisément cette bascule de la fuite qui constitue la topologie particulière et la topologie paradoxale du sujet. Ceci, j’y insiste, s’opposerait, par exemple, à la stabilité substantielle de la res cogitans comme détermination du sujet cartésien, voire même s’opposerait de façon plus générale à la théorie philosophique de l’âme, au motif philosophique de l’âme. Premièrement, parce qu’il n’y aurait pas l’âme qui se compte pour un, mais des instances du sujet. Deuxièmement, et plus profondément, parce que la disposition de ces instances ne permettre pas elle-même une stabilité structurale, mais plutôt un principe de fuite, d’éclipse ou de vacillation. Au regard de ce 2ème niveau, j’ai derechef soutenu qu’il était philosophiquement constitué, ie qu’il existait aussi en philosophie des propositions topologiques quant au sujet qui sont de ce type. J’en donnais comme exemple, mais c’est loin d’être le seul, la controverse sur ce point entre Descartes et Pascal. Il est incontestable que chez Pascal il y a aussi une topologie vacillante de la subjectivité qui fait que, à chaque fois que je crois pouvoir la localiser, en réalité elle se dérobe et se dispose au bord du gouffre. De là en particulier que, chez Pascal, il n’y a pas possibilité d’une appréhension réflexive du sujet. Le sujet n’est pas déterminé comme point de réflexion, il est uniquement effectuable comme point d’engagement. Le sujet peut être engagé, il ne peut pas être réfléchi. C’était un exemple, mais chacun, pour votre propre compte, vous en trouverez certainement bcp d’autres, ne serait-ce que la détermination monadique du sujet chez Leibniz ou des choses de cet ordre là qui sont des complexifications non seulement au sens du multiple, mais au sens de la dynamique de la vacillation, et du fait que la localisation, que la topologie du sujet est une topologie variable.

D’où un 3ème niveau : le niveau ontologique. Au fond, ces 3 niveaux, on pourrait les appeler, le 1er structural (est-ce que c’est de l’un ou du multiple ?), le 2ème topologique (comment cela se situe dans les instances ?), le 3ème ontologique. C’est à titre d’introduction à ce niveau que j’avais fourni comme appui le texte 4 sur lequel nous revenons. Alors que nous dit Lacan dans ce petit paragraphe ? Prenons le 1er bloc de sens : « le sujet donc, on ne lui parle pas. ça parle de lui, et c’est là qu’il s’appréhende… ». Ponctuons-le : « le sujet donc, on ne lui parle pas » veut dire essentiellement qu’il n’y a pas d’identité du sujet repérable antérieurement à ce que ça ait parlé de lui. Parce que si on disait d’emblée que le sujet on lui parle, cela voudrait dire que ce lui à qui on parle ou à qui on s’adresse est substantiellement constitué. Ce serait par exemple le sujet du personnalisme. Et même, en un certain sens, le sujet cartésien, ie qch de suffisamment déterminé ou substantialisé pour qu’il y ait sens à dire qu’antérieurement au fait que ça parle anonymement de lui, on peut lui parler. C’est le sujet tel qu’il est pensé dans les logiques philosophiques personnalisantes, dialogiques etc… Il y a une identité personnelle du sujet qui est celui à qui l’on parle. Lacan va écarter cette hypothèse quant au sujet, cela est conforme à ce que nous avons déjà dit. Et il va dire qu’avant même qu’il y ait quoique ce soit dudit sujet, ie dans l’absolument rien de son être, ça parle de lui. L’exemple que Lacan donne souvent – mais qui n’est qu’un exemple à portée restreinte – c’est le fait qu’avant même que l’enfant naisse, il lui a déjà été attribué un nom, ie que ça a parlé de lui sans que lui soit là. Et ceci va l’inscrire dans une détermination alors même que cette détermination l’affecte dans son inexistence : ce lui de l’adresse, n’est-ce pas ? Donc, d’une certaine façon, la place où va advenir ce rien dont nous parlons, va être tracée, dessinée, prescrite par un ça parle de lui anonymement constitué avant même que le lui en question ait une identité quelconque. Le sujet ne va donc pouvoir commencer à s’appréhender, si ceci a un sens, qu’au point où ça a parlé de lui déjà. Par exemple, il va parler de lui sous son nom, mais prenez sous au sens strict : sous son nom, mais le nom a été le ça parle de lui antérieur à ce que ce sous même puisse être signifiant.

Maintenant, 2ème bloc de sens : « … et ce d’autant plus forcément qu’avant que du seul fait que ça s’adresse à lui, il disparaisse comme sujet sous le signifiant qu’il devient, il n’était absolument rien ». Après ce que nous venons de dire, ici, pas trop de complexité : il va d’autant plus lui être nécessaire d’être appréhendé en ce point où ça parle de lui que, avant que ça parle de lui, d’une manière ou d’une autre, et que ce faisant il n’est pas d’autre être que ce qui est ainsi dit de lui, ie avant qu’il n’y ait eu la parole de lui ou sur lui, et que lui ne puisse advenir que sous cette parole, sous ce nom, sous cette injonction, eh bien il n’était absolument rien. C’est ce que nous venons d’élucider. Donc avant que qch se soit adressé à lui, il n’était absolument rien. Du moment où il y a cette adresse, il va advenir, lui, en effet, comme sujet, mais cela signifie qu’il va advenir comme sujet en disparaissant en tant qu’identité sous les articulations signifiantes qui vont lui être attribuées : il est né, et il s’appelle ainsi. Mais qui s’appelle ainsi ? Eh bien, celui qui s’appelle ainsi. Il n’avait pas d’autres moyens, ni lui, ni personne, de l’identifier autrement. Et c’est son nom, mais c’est l’ensemble des articulations signifiantes sous lesquelles il disparaît. Donc sous ces articulations signifiantes – et c’est là tout le point – il va à la fois ne pas avoir d’autre être que cette articulation mais, en même temps, il va disparaître sous cet être. Et qu’est-ce qui va advenir, là, comme synthèse ultime de cette détermination de la disparition-sous ? eh bien l’absolument rien antérieur, c’est bien cela qui est advenu. Rétroactivement, c’est bien cela qui est advenu. C’est celui qui n’était pas là qui est né à son être dans la disparition sous les noms. Bien.

Enfin, 3ème bloc de sens : « mais ce rien se soutient de son avènement, maintenant produit par l’appel fait dans l’Autre au 2ème signifiant ». Voici donc la phase finale. Il n’était absolument rien, mais ce rien est maintenant effectif comme avènement, avènement qui n’est rien d’autre que sa disparition sous les signifiants qui lui sont affectés, mais qui, en même temps, est une dimension synthétique irréductible à chacun de ces signifiants : le sujet ne sera pas plus identifié par tel nom que par tel autre ou par tel autre. Il va y avoir une espèce d’enchaînement multiforme à des signifiants ramifiés qui, eux seuls, vont constituer, si je puis dire, la lettre de son être. Par csqt, une fois advenu, le sujet va insister, mais où ? Il va insister dans le fait que chaque signifiant qui le recouvre, qui matérialise sa disparition, en appelle à un autre, puis à un autre, puis à un autre. On pourrait reprendre des éléments de logique des signifiants, mais au fond il n’y a pas besoin de compliquer les choses. Il est absolument clair que, dès lors qu’il y a, par exemple, une affectation d’identité par un nom propre, ce nom propre ne se spécifie comme nom propre que par l’appel qu’il fait et aux autres noms propres et aux qualifications que va recevoir ce nom, et à la généalogie de la famille, et à tout ce que bon vous semble. Donc tout signifiant sous lequel le sujet disparaît va immédiatement en appeler à d’autres qui vont l’enchaîner, le valider dans un déploiement infini. Quel est le lieu de ce déploiement infini ? Eh bien le trésor des signifiants, là où il y a l’horizon structural des signifiants disponibles. Cela inclut, je ne sais pas, moi, la liste des saints où on choisit les noms propres etc… C’est le lieu, le trésor des signifiants que Lacan appelle l’Autre avec un grand A. C’est une des définitions de l’Autre. Entendez Autre avec un grand A comme l’altérité au regard de quoi le sujet est absolument excentré, ie ce dont il subit la détermination dans un excentrement radical. Ou encore ce qui radicalement pré-existe à sa détermination de sujet. La métaphore peut-être la meilleure c’est effectivement la liste des saints du calendrier par rapport au fait que telle naissance se fait sous le signe de tel prénom. Dites-vous que dans ce cas là, le calendrier, c’est l’Autre. Lorsque vous allez donner un nom, vous allez produire un appel dans l’Autre à un autre nom, parce que, d’une certaine façon, un nom n’est identifiable que par le réseau des appels qu’il communique avec les autres noms, et ceci va enchaîner la détermination signifiante. Voilà pour le texte. On ne peut pas en dire beaucoup plus. Maintenant, et je reviens sur le point où nous en étions, ie au 3ème niveau, le niveau ontologique, à savoir que, finalement, si on laisse de côté la technique du signifiant et l’assignation langagière de tout cela, on a quant à l’être du sujet des propositions philosophiques particulières. Puisque le sujet n’est pas substance, res cogitans – partons de cet autre mode d’exposition – pas une âme, pas une personne, pas une identité substantielle, il faut admettre la csq radicale qu’il n’est rien. S’il n’est pas substance en un certain sens il n’est rien. Mais, en tant que telle, cette thèse n’est pas seulement nouvelle, car vous la trouvez dans la conception sartrienne de la liberté. Enoncer que, dès lors qu’on abandonne la substantialité du sujet, il va bien falloir le penser comme néant, est quelque chose de tracé dans Sartre, mais qui est déjà présent dans la conception cartésienne de la liberté : dans l’absoluité cartésienne de la volonté. Donc cette thèse n’est pas nouvelle en soi. Sa nouveauté réside dans ce qu’elle va s’articuler, non pas dans une opposition simple de l’être et du néant, qui malgré tout est, par exemple, le traitement sartrien de la question, donc non pas dans une dialectique (car lorsque vous traitez cette opposition être / néant selon ses 2 termes, vous avez recours à un schème de type dialectique), mais plutôt dans un écartement, un étoilement propre à la psychanalyse dans sa proposition fondatrice, à savoir que le génie de la psychanalyse est topologique, Lacan a vu quelque chose de très profond, étoilement qui va articuler en 4 termes et non pas 2 la proposition ontologique quant au sujet.

Nous revenons au graphe que je vous avais proposé, qui est qu’il y a 2 figures de l’être et de la positivité dans cette affaire, qui sont premièrement le signifiant, mais pour des raisons techniques mieux vaut dire la lettre, car chez Lacan ce qui constitue véritablement l’être du signifiant c’est la lettre. Donc cela c’est ce qui a son lieu dans l’Autre, ce qui est localisable dans l’Autre et, tout aussi bien, ce serait synonyme, on pourrait dire : il y a l’Autre. Et deuxièmement, il y a l’avènement. L’avènement qui, dans l’image lacanienne, est le soutien du rien, ie c’est le rien en tant qu’il est. Autrement dit, c’est le sujet non substantiel, mais en tant qu’il est. Simplement, il est tout à fait essentiel de comprendre que s’il est, mais sans identité substantielle et sans être non plus simplement la néantisation au sens sartrien, cela veut dire qu’il est un pur surgir. C’est ce pur surgir qui est pris ou capté dans le mot avènement. Il n’est pas le rien pur, il est le surgir sous l’être – sous la lettre – de quelque chose qui, rétroactivement, n’est identifiable que comme rien, ce rien se soutient de son avènement. Ce sont les 2 instances de l’être, à savoir la lettre et l’avènement. On peut aussi dire, si vous voulez, que ces 2 instances de l’être, si on les généralise, ou si on les déplace plus dans une acception philosophique – chez Lacan, et parce que c’est la psychanalyse, c’est assez strictement le signifiant, ie finalement le langage et le surgissement du sujet singulier – mais si on généralise un peu, on dira que ces 2 instances de la lettre c’est son instance structurale d’un côté, à savoir : le langage (l’Autre) la lettre (ce qui fait effet de structure, ce qui préexiste toujours à tout avènement). Dans mon propre lexique, j’appelle cela la situation, mais la situation cela veut toujours dire : du multiple structuré, ce n’est pas plus compliqué que cela. Là aussi, c’est du multiple structuré. Qu’on l’appelle l’Autre, la chaîne signifiante, ce sera des acceptions particulières, donc des situations particulières, mais finalement c’est du multiple structuré, ie du multiple plus une loi de compte pour un. Moi je l’appelle la situation, mais peu importe ici la désignation. Donc, d’un côté, nous avons ce que nous pourrions appeler l’être structural, et de l’autre, il y a l’être comme avènement, événement, surgir, novation, séparation, qui exige l’Autre, ie qui n’a aucun sens sans qu’il y ait l’être structuré (Lacan dira que cela se passe sous l’être structuré, dans le disparaître de cet être), et qui - c’est le point essentiel – est le mode dont l’advenue est finalement toujours pensable comme advenue du rien. Evidemment, car si c’était autre chose que l’advenue du rien, il faudrait, encore une fois, que ce soit un effet de structure, donc ce serait dans la situation, donc c’est l’avènement du vide propre de la situation. Là c’est moi qui parle, mais quand c’est Lacan qui parle, cela veut dire le rien qui se soutient de son avènement.

Et puis, en pivotement de ces 2 figures de l’être (être structural, être en avènement sous la structure) il y a corrélativement 2 figures du néant articulées. L’une est le rien (dans le texte de Lacan, l’absolument rien, comme il le dit), l’autre est le disparaître. « … du seul fait que ça s’adresse à lui, il disparaisse comme sujet sous le signifiant qu’il devient… ». Et il y a un enchaînement général de tout cela que retrace le texte qui est que lorsque ça disparaît sous la structure – là c’est Lacan qui parle – alors il y a un avènement ou événement du rien que c’est. Cela était la boucle. Mais ceci est encore, si je puis dire, synchronique. Il faut réintroduire là dedans le fait que, pour Lacan, un signifiant va être l’appel à un autre, donc il va y avoir une insistance, ie que cette boucle va produire une insistance de parcours. Autrement dit, il va être incessamment reparcouru. Ça va constamment disparaître ou vaciller, parce qu’il va falloir que ça transite le long de la chaîne des signifiants. Ça va constamment s’éclipser entre 2 signifiants en même temps que ça va ainsi prolonger, contenir, détenir, donner un temps à l’avènement. Donc la répétition du disparaître va assurer le soutien de l’avènement. Prenez garde que ça n’est pas symétrique, ici, entre disparition et avènement. Il y a répétition du disparaître. L’éclipse est structurale, mais l’avènement, lui, est une fonction synthétique, donc il se soutient. Il va insister. C’est pour cela qu’il y aura un sujet, naturellement, parce que sinon il y en aurait à chaque disparition un autre et nous serions, non pas dans le multiple, mais dans le chaos. Je signale au passage que c’est la question la plus difficile chez Lacan. Lacan explique très bien pourquoi il y a du sujet, mais pourquoi il y a un sujet, cela est une autre affaire. Parce que, d’une certaine manière, la maintenance le long de la chaîne est un vrai problème, mais ce n’était pas celui que je voulais traiter immédiatement là. Personnellement, je pense que chez Lacan lui-même alors il y a, comment dirais-je, une hésitation par rapport à une vision intégralement structuralisée. Qu’est-ce que c’est qu’une vision structuralisée ? c’est une vision qui malgré tout recolle l’avènement sur le disparaître, ie qui, au lieu d’étoiler les 4 pôles, recollerait le dispositif dans un schéma binaire. C’est une tentation chez Lacan. C’est une tentation parce que, au fond, c’est le point sur lequel il est l’héritier de ce qu’on pourrait appeler malgré tout le scientisme freudien. Scientisme modernisé par Lacan, mais qu’on peut néanmoins appeler scientisme du fait que ce fonctionnement, que je tente de décrire ici, aurait une règle de nécessité de part en part. Dans ce cas, si vraiment il y a une règle de nécessité, cela signifie que le disparaître provoque de lui-même et constamment la continuité de l’avènement, donc en réalité que la délimitation entre disparaître et avènement s’occulte ou devient obscure. C’est une tentation chez Lacan et dans toute la psychanalyse. Cela veut dire aussi que finalement la seule consistance du sujet est dans la répétition. Finalement, ça se répète : le soutien de l’avènement, c’est la répétition. Ce point doit donner lieu à une ample matière à discussion, mais qui est une question probablement interne à la psychanalyse et à la philosophie.

 

Maintenant, je conclus au stade où nous en étions. Si c’est cela le noyau de la proposition psychanalytique – je veux dire de la proposition psychanalytique à la philosophie – comprenez bien la délimitation de mon propos : je ne dis pas « voilà ce qu’est la psychanalyse », je dis : « voilà ce que la psychanalyse peut proposer comme subversion possible à la philosophie ». Par exemple, ce que la psychanalyse peut proposer à la médecine, à la clinique, ce serait d’autres parcours, d’autres concepts, d’autres cheminements. Je m’intéresse au lien de la psychanalyse à la philosophie, et alors ce noyau en question est finalement un énoncé sur le rapport, comme il fallait s’y attendre, de la pensée et de l’être, du sujet et de l’être. C’est normal que ce soit un énoncé de ce genre, un énoncé qui soit un énoncé provocateur pour la philosophie. Si c’est bien un énoncé sur le rapport du sujet et de l’être, alors cela nous donnerait un programme de travail finalement assez simple que je ne voulais pas faire, mais vous proposer, à savoir :

Premièrement : cette disposition, cette forme de la pensée de l’être comme question de l’être du sujet, comment la comparer, peut-on la comparer ou a-t-elle rapport avec la constitution philosophique de la question de l’être - sa constitution inaugurale ou aurorale ? Je proposais de traiter ce point d’une part dans la comparaison éventuellement directe aux propositions les plus originaires de la philosophie : aux propositions parménidiennes. On pourrait, par exemple, se demander : est-ce qu’il y a 4 termes chez Parménide ? Ce serait très structural au départ, mais très éclairant aussi. Et d’autre part, plus important sans doute, de les composer de façon systématique à Heidegger. En particulier, confronter rigoureusement ce quadripôle ontologique quant à l’être du sujet avec la différence entre l’être et l’étant, le destin de la figure de l’être. Voilà le 1er programme de travail.

Deuxièmement : ce 2nd programme de travail aurait commandé la suite de mon exposé, à savoir partir du point de la question de la lettre, ie de se demander qu’est-ce qu’implique de particulier à la psychanalyse, éventuellement, le fait que la 1ère forme de positivité ou de situation soit repérée comme langagière, ayant finalement trait à la lettre ? Vous voyez bien le problème : est-ce que la psychanalyse aurait cette particularité que la disposition ontologique qu’elle propose, elle ne peut la proposer qu’en identifiant la positivité de l’être ou du multiple, non pas sous sa forme absolument indifférenciée, mais sous la forme singulière de la lettre ou du multiple langagier ? Ie est-ce que la psychanalyse, c’est en fin de compte la pensée et la pratique de l’homme dans son être tel qu’ici disposé, mais dans cette particularité restrictive ou singulière de l’homme en proie au langage. Autrement dit, l’homme dans la modalité singulière ou spécifique, qui fait que ce qu’il se donne comme positivité multiple d’être ou de situation est d’abord le langage ? ça aurait été le fil à suivre, mais nous aurions eu de nouveau des difficultés, car bien évidemment cette question de l’homme en proie au langage est aussi originairement constituée par la philosophie. Il aurait donc fallu de nouveau repartir pour un tour pour savoir comment ça se délimite. Et, en fait, nous aurions vu que ça se délimite, éventuellement, sur la question de la littéralisation proprement dite, mais la question de la littéralisation c’est en fait la question des mathématiques, ou du mathème, ie la question de la lettre telle qu’elle a puissance de vérité. Or, là où la lettre pure a puissance de vérité, c’est dans la mathématique comme telle, et de confronter ce que Lacan dit de l’occurrence de la mathématique dans l’analyse et ce que le philosophe, et plus singulièrement sans doute dès le début Platon, dit du rapport de la philosophie aux mathématiques. Ça aurait été la boucle supplémentaire.

Troisièmement : une fois cette boucle épuisée, ie celle de la formalisation comme instance de la pensée, nous aurions vu le refuge ultime et dernier de la psychanalyse, car dans ce 3ème parcours, nous aurions rétablis un bord à bord, et à ce moment là la psychanalyse sortirait sa dernière carte, mais comme toujours c’est la bonne, en énonçant que ce qu’elle pense dans les modes propres de pensée pratique qu’elle est, et qui n’a en fait, avant elle, jamais été pensé, ie n’a jamais été mis en jeu dans la pensée comme telle, c’est la différence des sexes. Proprement, la psychanalyse est la mise à l’épreuve de la pensée au regard de cette différence des sexes comme telle. Et la psychanalyse aurait mis au défi la philosophie de prouver qu’elle s’est occupée de cette question – vraiment. Non pas qu’elle ne l’est pas nommée, mais que la philosophie s’en soit vraiment occupée, ie réellement soutenu la mise à l’épreuve de la pensée au regard de ou dans l’élément de la différence des sexes et, par csqt, que pour la 1ère fois dans l’histoire, la psychanalyse propose un concept irréconciliable ou non dialectique du deux, ie une pensée du 2 comme tel, qui n’est surplombable ou appropriable par aucune figure de l’un, et qu’on peut appeler la pensée du 2 sans concept, ie la pensée de la différence des sexes, mais pensée dans la registration du 2 comme tel. Ce point serait un point où la psychanalyse est constituée dans une singularité radicale, qui est d’arriver à inscrire dans une pensée et à connecter la question de la vérité, ie à lier à la question de la  vérité le 2 sans concept, et en particulier sans concept philosophique aucun, qui est décelé ou détenu dans la différence des sexes. Ce qui nous aurait finalement amené, et ça aurait été l’ultime strate de ce que je voulais dire, à savoir :

Quatrièmement, nous interroger sur le mode sur lequel la philosophie a été dans l’abord de ce point. C’est la question du 2 sans concept, des sexes, donc en réalité de la question de l’amour, ie de la figure propre ou singulière dans la philosophie, si on admet que l’amour est le point où se nœud existe comme deux, fût-ce dans l’illusion de l’un, mais, du point du réel, dans le réel du deux. Et nous serions revenus à Platon qui nous hante depuis hier. Platon qui est, il faut le dire, rare philosophe, inaugural mais rare, à avoir donné carrière à la question. Et on aurait conclu par une comparaison systématique entre ce que la psychanalyse appréhende de l’amour sous le thème lacanien du non-être du rapport sexuel. Mais quand Lacan dit « il n’y a pas de rapport sexuel », il veut très précisément dire qu’il y a là un 2 irréductible, ie le non rapport ne signifie pas le non rapporté bien entendu ou le non rapport empirique. Mais cet énoncé, il n’y a pas de rapport sexuel, signifie que ce qui est en jeu là, au comble de ce qui se rapporte, est non rapportable, ie que ce 2 irréductible ne se laisse pas penser sous le signe de l’un. Nous aurions confronté cela avec ce qui a été dit par la philosophie sur l’amour et, à travers ce qui a été dit sur l’amour, sur le 2, avec cette inflexion particulière que c’est vrai que la philosophie a du mal à intérioriser ou à disposer dans son propre espace un 2 irréconciliable. Ce point est incontestable. Et alors, nous aurions terminé sur la question de la dialectique, à savoir au bout du compte, car c’est bien de cela qu’il s’agit.

Cinquièmement : est-ce que la psychanalyse qui propose une pensée du 2 sans concept de la différence des sexes n’est pas une pensée qui défait irréversiblement la figure dialectique de la pensée telle que montée par Platon un peu pour toujours dans la philosophie, même si cette pensée dialectique a connu des avatars ?

Ça aurait été la dernière hypothèse, ie le défait ou le défaut de la figure dialectique tel qu’il aurait été exhibé par la psychanalyse sous le chef de la pensée de la différence des sexes.

Voilà, c’était mon résumé prospectif.

 

Christophe Calame : d’une certaine façon, il me semble qu’on peut dire que l’être de la lettre dans le lacanisme reprend un héritage philosophique qui est celui de l’ensemble des causes dans la dialectique transcendantale de Kant. Dans la 3ème aporie de la dialectique transcendantale, qui est celle de la liberté, dont nous a parlé MDM, nous retrouvons cette opposition entre l’avènement, à savoir la possibilité qu’il y ait une 1ère cause et puis la lettre, ie le fait qu’il n’y ait jamais de 1ère cause. Mais ce qui est difficile à comprendre, c’est peut-être moins l’avènement et la lettre, ie le registre de l’être, que proprement le registre du néant chez Lacan. Est-ce que je trahis votre analyse en disant que, de toutes façons, le néant comme rien c’est celui du texte 4 : « il n’était absolument rien », donc c’est celui de la différence entre le continu et le discontinu, ie que cet absolument rien pourra se dire sous le nom de la chose, à savoir ce qui se soustrait radicalement à la lettre. Donc s’il y a pensée du néant comme rien, ce n’est sans doute pas au sens parménidien, mais beaucoup plus au sens structural, ie comme le non structurable. C’est cela cet absolument rien, n’est-ce pas ? Ma question porte donc sur les 2 néants.

 

Badiou : sur les 2 néants, il y a la question de savoir comment on soutient ou on porte le drapeau de Lacan, et il y a la question de savoir ce qu’on en pense. Moi j’oscille entre les 2 de façon un peu difficile. En réalité, c’est tout à fait vrai que l’absolument rien c’est un peu l’insymbolisable, le radicalement soustrait à la lettre. De ce point de vue là, c’est, à vrai dire, très voisin de l’objet transcendantal = X de Kant. On peut aussi dire, d’une certaine façon, que l’objet transcendantal = X n’est rien dans l’ordre du connaître, puisqu’il est inconnaissable, et en même temps, il soutient tout l’ordre du connaître dans sa possibilité. C’est rien, en effet, au regard d’une soustraction radicale à la lettre ; c’est donc qch qui n’entrera pas dans la sphère de la constitution. C’est une 1ère acception mais ce n’est pas la seule, comme toujours chez Lacan. Il y a une autre acception qui est que le rien, c’est précisément ce qui advient, ie l’advenir, l’advenue en tant que telle. Lacan le dira quelquefois sous la forme suivante, que c’est ce qu’on rencontre ou ce qui vous tombe dessus – le rien. C'est-à-dire que le rien c’est toujours ce qui est en occurrence de surprise soit parce que c’est incodé, soit parce que c’est purement surgissant. Cela, c’est certainement dans le registre lacanien des instances du rien. Dans ma disposition à moi, je dirais plutôt que le rien, c’est l’être en tant qu’être.

 

Christophe Calame : vous ne simplifiez pas la tâche de ceux qui vous écoutent.

 

Badiou : mais si, en réalité, je la simplifie, parce que vous voyez bien que finalement, l’être du sujet – y en a 2, y en a 4 – mais le plus être de ces êtres, c’est bien le rien – cet absolument rien – car c’est lui qui advient et qui exerce ce faisant la fonction synthétique qui fait qu’il y a un sujet. Or, si vous y réfléchissez bien, les autres sont plutôt des opérations ou des opérateurs. Vous avez :

- l’être structuré de la lettre qui est au fond l’Autre structural, ie l’horizon de constitution structural.

- le disparaître qui est le mode opératoire propre sur lequel quelque chose peut se rapporter à la lettre.

Finalement, cela on le savait déjà depuis Mallarmé et depuis d’autres, le nom c’est toujours le meurtre de la chose, c’est la fonction de symbolisation. Le nom, c’est toujours « je dis : une fleur, et hors de l’absence où ma voix relègue aucun contour en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève […] l’absente de tout bouquet ». L’absente de tout bouquet, c’est cela, le nom. On voit bien que le disparaître c’est l’identité portée par le nom au prix que la chose dont ce nom est le nom disparaisse. C’est dans le registre de l’être, mais ce sont des opérateurs. Mais, si je puis dire, l’être de l’être dans son étoilement quadripolaire, c’est bien l’absolument rien, ie ce qui advient dans l’avènement. Finalement, l’être est ce qui advient dans l’avènement, ou ce qui surgit dans le surgissement, ou ce qui est convoqué à l’être dans le strict motif de ce qui surgit. Heidegger pourrait dire aussi quelque chose comme cela : que c’est l’éclos de l’éclosion, que l’être, c’est la proposition advenante. Dans le texte de Lacan, c’est ce qui est appelé l’absolument rien. Moi je dis : l’absolument rien, c’est l’être en tant qu’être tel qu’il advient. Mais nous n’allons pas trop nous embarrasser dans le fait que l’être en tant qu’être est une des figures du néant. Dans Hegel, dans Kant, et puis même dans Platon, l’être cela commence là : dans la doctrine de l’Autre qui, précisément, est la figure étant du néant. Si donc cet être en tant qu’être c’est l’absolument rien, alors moi j’aime bien l’appeler le vide, parce qu’au fond vide cela dit bien quelque chose qui est localisé dans son être et dans quelque chose qui, en tant que multiple n’est, en un certain sens, rien. Je dirais tout avènement est l’avènement d’un vide, pas du vide, mais d’un vide, celui-là même qui s’est éclipsé dans la venue au jour d’une nomination.

 

Voilà : finalement, la proposition philosophique, dont le déclarerais ici qu’elle est compossible avec la psychanalyse selon le propos qui est le mien, à savoir non pas annexer la psychanalyse, mais de pouvoir me tenir dans une disposition rationnelle calme dans la proximité de son il y a – eh bien je peux vous livrer pour fini les 5 traités de paix que j’avais proposés au groupe d’analystes de filiation lacanienne réunie autour de la revue Littoral m’ayant invité sur ce thème des rapports entre philosophie et psychanalyse.

Je vous les donne comme une récapitulation actuelle de ma position sur ces rapports comme philosophe.

1° thèse ontologique

l’être en tant qu’être est appréhendable comme vide dans l’élément du multiple, ce qui est l’équivalent de la thèse lacanienne sur la lettre, mais assortie de la thèse que cette pensée là ce n’est ni plus ni moins que la mathématique elle-même, à savoir ce qui pense l’être en tant qu’être dans la stricte registration du multiple et du vide. Donc, si vous voulez, on neutraliserait cette question de l’ontologie, dans le sens où nous ne la mettrions pas en litige entre psychanalyse et philosophie. Finalement, on dirait : dès lors que l’être comme tel, pour y avoir accès, nous n’avons besoin que d’une théorie du multiple pur (du multiple sans qualité, indéterminé, du multiple sans un peut-on dire) et que ce multiple advient toujours sous le signe du vide, la mathématique y pourvoira. Elle y pourvoit. Elle y pourvoit de façon nette, on le sait maintenant dans le cadre ensembliste, mais en réalité elle y pourvoit depuis toujours, et Platon avait déjà su cela, même s’il s’embarrassait après dans les csq de cette constellation. Voilà pour le 1er point de pacification.

2° thèse sur la vérité

Le 2ème point était que la vérité, ou plutôt une vérité (là aussi pour éviter de la mettre en litige ou en partage entre les 2) ne se déployait, se tissait, que sous condition d’un avènement au sens où Lacan en parle, ou d’un événement au sens où j’en parle – mais c’est pareil. Donc qu’une vérité, c’était un processus et non pas un énoncé, un jugement ou une intuition,ie sortir la question de la vérité du face à face de l’intuition et du jugement. Et dire qu’une vérité procède sous condition de la boucle ontologique essentielle que nous avons dite, donc que quelque chose advienne qui est ce dont il y aura vérité. Une vérité est sous condition, que ce soit advenue de ce dont elle est vérité, et ce dont elle est vérité doit advenir – l’être donc. Voilà pour le 2ème point.

3° thèse sur le sujet

Le 3ème point c’était qu’on conviendrait d’appeler sujet – ce qui est peut-être le point le plus épineux entre psychanalyse et philosophie – ce qui s’éclipse dans le processus d’une vérité. Puisque nous avons vu qu’il y avait une place singulière de ce qui disparaît ou de ce qui s’éclipse, nous dirons que, là, le sujet se trouve localisé comme éclipse, ie que ce qui s’éclipse dans le procès d’une vérité c’est précisément cela que nous appellerons le moment subjectif d’une vérité, ou le sujet d’une vérité, comme on voudra. On peut aussi dire, pour employer une analogie mathématique, qu’un sujet serait une différentielle de vérité, ie ce qui est en position d’éclipse, ie de différence infinitésimale dans le devenir d’une vérité, étant entendu que la vérité elle-même est infinie ou inachevable. Le sujet est en position différentielle, mais le sujet procède à l’infini de l’Autre. Cela comme Lacan le disait : on en appelle toujours à un autre signifiant. Voilà pour le 3ème point.

4° thèse sur philosophie et psychanalyse

Le 4ème point, je vous le donne sous la forme de ce qui était mes conclusions, à savoir que philosophie et psychanalyse s’accorderaient l’une à l’autre sur cette espèce de tronc commun d’ontologie minimale que je viens de dire. Et, en plus, sous la garantie que la mathématique pourvoit à une partie de cette ontologie minimale partagée, donc là la mathématique est une tierce partie, jouant comme puissance neutre entre psychanalyse et philosophie.

On dirait donc que philosophie et psychanalyse ont un bord commun – pas une zone de partage – mais un bord commun fondamental qui, en réalité, s’avère être la question de l’amour. Le reliquat ultime qui fait bord commun, ou pbtique, ou interrogation, quant à l’articulation des 2, serait l’amour ou la différence des sexes, comme vous voulez l’appeler. On peut même dire abstraitement soit le 2 irréconciliable, soit la différence des sexes, soit l’amour. On peut même, éventuellement, dire la femme. Cela suffirait peut-être comme bord commun. Et cela subsisterait, à mon sens, comme pb inépuisable, ie que ce bord serait un bord intrinsèquement problématique. Il n’y aurait pas à chercher de motion de compromis. Cela resterait comme une écharde inenlevable. Pourquoi ? Parce que d’une certaine façon, la psychanalyse aurait pour fonction de rappeler l’irréconciliable du 2, cela sur un bord, tandis que la philosophie, inéluctablement, en appellerait à la conciliation, cela sur l’autre bord. Je ne vais pas faire tout le détail, mais la philosophie en appellerait à la conciliation pour des raisons essentielles, la philosophie se définissant de ne pouvoir, sur ce point, en appeler qu’à la réconciliation. Au contraire, la psychanalyse, sur l’autre bord, se définissant d’en rappeler toujours à l’irréconciliable. Soit dit en passant, cela signifie que la philosophie est chargée de maintenir le thème de l’humanité. Pas de l’humanisme, mais de l’humanité comme, si vous voulez, idée de la raison, pour prendre un statut kantien. Un des maintiens de l’idée de l’humanité, c’est nécessairement, sur la question du 2 irréconciliable, d’en appeler à la conciliation. Sinon, d’une certaine façon, il n’y a pas une humanité, mais deux. Que ce soit sur cette question ou sur une autre. Par contre, la psychanalyse est à proprement parler inhumaine. Cela n’est vraiment pas un jugement, ou alors c’est peut-être même un jugement à sa gloire. Mais elle est inhumaine au sens où elle atteste l’irréconciliable, l’échec etc… ie qu’elle est destitutive de toute proposition conciliatrice. Alors que la philosophie, c’est essentiellement la compossibilité et, en tant que telle, quand ça touche à l’idée de l’humanité, c’est la conciliation. On pourrait le dire autrement, et vraiment ce sera mon dernier mot, que si l’amour fait bord, c’est que l’amour est l’enjeu de la question suivante : est-ce que l’existence est principiellement la paix ou la guerre ?

Ce que je soutiens, c’est qu’une philosophie, depuis toujours et pour toujours, c’est une discipline de pensée qui soutient que ça peut être la paix. Je ne vois pas qu’une philosophie puisse abandonner ce point, y compris dans la modalité sceptique nihiliste retournée, qui consiste à dire que puisque ce n’est pas la paix, c’est épouvantable etc… Mais potentiellement, comme détermination intime, la philosophie postule que l’existence est sous le signe à explorer sa propre paix. C’est une pensée de paix, même quand c’est une pensée de la contradiction, du conflit etc… Ultimement c’est une pensée de l’existence comme paix possible ou impossible, mais de l’existence comme paix. Alors que la psychanalyse pas du tout. Son inhumanité essentielle c’est que c’est une doctrine du conflit irréconciliable avec simplement cet amendement dont elle se charge – dont elle prétend se charger, cela… nous laisserons ce débat en suspens – qui est que on peut être dans une paix relative au regard du conflit, ie on peut être dans la paix de l’irréconciliable. C’est une paix particulière. Mais on peut être dans l’accoutumance normée et non pathogène ou non symptômale au fait que de toutes façons, ça ne va pas bien, ie qu’on peut faire avec le fait que de toute façon ça ne va pas bien. Or, moi, je soutiens qu’il n’y a pas de philosophie qui puisse se soutenir d’une ambition aussi modeste, ie simplement dire : on va faire avec le fait que ça ne va pas bien. La philosophie s’inaugure dans l’idée que ça pourrait être bien, et non pas pas bien. Et je ne distribue pas des prix entre les 2 disciplines ici. Simplement, ce que je dis, c’est que sur le point particulier de la différence des sexes, puisque c’est lui, ici, l’épine ou l’écharde, tel est le lieu ultime du discord entre philosophie et psychanalyse, étant entendu que ce discord est abordé sur une matrice ontologique qui peut être commune. Voilà, j’ai tout dit !

 

Intervention : ce qui est curieux, c’est que cette formule, « ça ne va pas bien » c’est la proposition la plus simple de Lacan pour parler du rapport de l’homme et de la femme.

 

Badiou : oui, tout à fait. Ça ne va pas. ça ne va pas, et ça ne peut pas aller. Alors que c’est absolument formidable de voir que dans la République de Platon - si vous me permettez d’y revenir, c’est un point tout à fait essentiel de la part de Platon (quoiqu’on se demande pourquoi il y tient tellement, mais on peut le comprendre un peu mieux après ce que nous venons de dire) – de dire : ça peut aller. Les femmes, elles peuvent aussi être gardiennes de la cité. C’était sa manière à lui de dire que ça pouvait aller. Les autres, ils poussent des hauts cris. Mais Platon tient à dire que sur ce point précisément, ça peut aller. Les femmes peuvent venir s’exercer mais au gymnase, avec les hommes. Ça ne va pas entraîner de drames. Les autres restent plutôt dans l’idée que ça ne va pas gazer. Et Platon veut forcer ce point. C’est une démonstration de ce que j’essaye de vous proposer, ie que même sur ce point, et peut-être surtout ultimement sur ce point, la philosophie ne peut pas accepter le simple énoncé : ça ne va pas bien, et c’est pour cela que chez Platon, la clé de l’affaire, c’est la contemplation de l’Idée du Bien, ie le point d’où s’énonce que ça peut aller bien. Et si ça va mal, eh bien raison de plus pour faire de la philosophie. Là, dans la philosophie, on verra certes que ça va mal, mais que ça ne veut pas dire que ça va mal dans l’essence de la chose.

 

Christophe Calame : il me semble qu’on peut se demander dans quelle mesure, chez Lacan, la tendance dont vous parliez de ramener la disparition et l’avènement à un seul et même processus pourrait être la recherche, toujours compromise, de dire : ça va bien, ie il n’y a rien. En fin de compte, ces incroyables prises de conflits où chacun se prend pour objet n’étant qu’avènement du rien, eh bien il n’y a rien. Un peu comme à la fin de la Tétralogie wagnérienne où, de toutes façons, il n’y a plus rien. A ce moment là, c’est une façon de dire que le conflit a pris fin, mais évidemment ce n’est pas une raison philosophique. Si vous m’autorisez à poursuivre la métaphore du traité de paix, je dirais que :

- la 1ère proposition de traité de paix disait : au fond, psychanalyse et philosophie disent la même chose, en portant sur les énoncés. Mais cette proposition est refusée par le philosophe.

- la 2ème proposition de traité de paix disait que philosophie et psychanalyse pensaient la même chose – mêmes concepts. Mais là, la psychanalyse refuse.

- la 3ème proposition de traité de paix cherche à trouver une puissance garante, à savoir une philosophie qui puisse donner constitution à la psychanalyse de manière à ce que la psychanalyse soit moins tourbillonnaire, ie moins portée à faire des razzia sur la philosophie, au sens de coups de pattes dont le conflit a pris naissance à l’origine. Dans ce cas, en donnant à la psychanalyse sous la bienveillante autorité d’une philosophie proche de la psychanalyse et apte à comprendre, dirait-on, les mentalités, comme un législateur pourrait faire une constitution pour un peuple un peu étrange, voire Rousseau pour les Corses ou les Polonais, eh bien, là, on pourrait donner aux psychanalystes une constitution telle qu’eu égard à l’ontologie, ils ne puissent plus faire de razzia. Par contre, on leur laisserait le droit de faire des razzia sur une zone qui ne pourrait pas en droit être pacifiée et où on logerait le propre de la psychanalyse, qui serait effectivement la différence des sexes et la question de l’amour. Là, ils auraient encore le droit, non pas de franchir le fleuve dont on parlait, mais au moins, sur leur berge, de proclamer que tout va mal. Les philosophes proclament de l’autre berge que tout va bien.

 

Badiou : c’est un excellent résumé.

 

Calame : je ne sais pas ce que vous pensez du 3ème traité de paix, mais je vous donne tout à fait la parole pour parler.

 

Intervention : j’aurai 3 questions qui sont complémentaires, je me permets de vous les poser en même temps.

La 1ère est très naïve, l’analyse du sujet par Lacan a été médiatisée sous la forme de la mort du je de manière un peu apocalyptique et spectaculaire, que pensez-vous de cette formulation ? Est-elle encore adéquate après ce que vous venez de nous dire ?

Ma 2ème question est la suivante : est-ce que cette analyse, donc l’analyse lacanienne du sujet, du je, épargne l’ego transcendantal de Husserl qui, bien sûr, par définition, n’est pas un objet, n’est pas analysable ?

Mas 3ème question était d’ordre plus personnel, vous y avez d’ailleurs partiellement répondu à la fin, c’était : quelle est la différence entre le rien de Lacan et le vide dont vous parlez ? J’ajouterai simplement ceci : est-ce qu’on peut parler à votre propos d’une kénose. J’emprunte ce terme au vocabulaire théologique à dessein, parce qu’il y a dans kénose un sens positif, le vide étant le lieu où se révèle quelque chose s’agissant du sujet.

Voilà ce que sont mes 3 questions, posées peut-être un peu brutalement.

 

Badiou : non, non, ce sont tout à fait d’excellentes questions. La 2èle est techniquement assez difficile, je ne sais pas si je peux en venir à bout maintenant, car, avec Husserl, il s’agit d’un problème effectivement très important et très labyrinthique. En ce qui concerne la 1ère question, ie la médiatisation de Lacan sous le thème de la mort du je, je pense que c’est tout à fait inadéquat, effectivement. D’ailleurs, ça l’a toujours été. En réalité, le thème exact développé un moment a été celui de la mort de l’homme, plutôt que de la mort du je. Cela consécutivement à des déclarations de Foucault et d’Althusser. Le procès sans sujet d’Althusser et la mort de l’homme de l’humanisme, ie son caractère inopérant par Foucault. Et, à ce moment là, à la fin des années 60, on a un peu fait un paquet de tout cela pour dire que c’était globalement la tendance structuraliste et anti-humaniste de la philosophie française de cette époque qui était en cause. Chez Lacan, ça ne se présente pas dans ces termes, pour la raison fondamentale que si quelqu’un a contribué en France, dans les années 60, à maintenir la catégorie de sujet, c’est bien lui, au moment où c’est vrai, d’autres – j’ai nommé Althusser, mais bcp d’autres – tentaient d’édifier une théorie de la vérité qui fasse radicalement l’économie de tout sujet : Deleuze et Guattari, Althusser, partiellement Foucault, avec des tas de complications, stt si on prend en compte le Foucault terminal. Enfin, disons, la tendance dominante était de tenter de développer une doctrine de la vérité sans sujet, et on peut dire, qu’au contraire, Lacan a été le grand mainteneur de la catégorie de sujet dans cette période. Simplement, il a opposé de façon rigoureuse le je et l’ego, ou le moi, ie qu’il s’est tenu à distance de tout ce qui prétendait pouvoir substantialiser ou objectiver le sujet. Et cela avait chez lui une fonction polémique tout à fait capitale, parce que ça concentrait son conflit avec la psychanalyse américaine, ie avec la psychologie de consolidation du moi, qui était devenu le drapeau des psychanalystes de Chicago. C’est dans sa lutte incessante et son opposition irrévocable contre ces conceptions anti-freudiennes, qui lui ont valu d’ailleurs d’être exclu de l’IPA, bref qui ont eu tout un destin organisationnel, que Lacan a promu le je, ie une mise en avant de la catégorie de sujet avec une distinction radicale entre le sujet et le moi, et, effectivement, une désubstantialisation du sujet, mais une désubstantialisation qui ne saurait au fond surprendre un lecteur de Kant ou de Husserl. Voilà pour le 1er point. Je ne pense pas du tout que l’on puisse placer Lacan sous le signe de la mort du je, mais au contraire, on peut certainement placer Lacan dans la lignée des grands penseurs qui ont tenté une articulation spécifique entre la catégorie de vérité et celle de sujet.

A partir de là, la confrontation s’impose avec les penseurs philosophiques du sujet, qui ont eu la même préoccupation. Et il est certain que les 2 confrontations principales seraient à conduire avec Kant d’un côté, avec Husserl de l’autre. Le vif de la discussion que je ne veux pas immédiatement mener, car mon propos n’était pas de déployer complètement les thèses de Lacan. Mais il me semble que la question serait la suivante : ce que, sans doute, Lacan contesterait dans la transcendantalité de la subjectivité chez Kant ou chez Husserl, c’est la question de la constitution, ie la dimension constituante. Mais, en même temps, on sait qu’autant chez Kant que chez Husserl cette question de la constitution est elle-même très complexe. Moi, personnellement, j’ai toujours vu plus de rapport sans doute que Lacan souhaitait qu’il y en ait entre sa conception du sujet et cette filiation là, qu’il n’est communément reconnu. Je dirais cela, moi, en mon propre nom. J’ai eu l’occasion de vous le dire en passant. Mais il me semble malgré tout que, d’une part, entre l’objet insymbolisable et l’objet transcendantal = X, d’autre part entre le projet insubstantiel et la critique du cogito cartésien chez Lacan, et la même critique chez Kant, qui aboutit au fait que le sujet transcendantal lui-même est en définitive une fonction qui n’est représentable que comme vide – point très visible lorsque Kant étudie l’aperception originaire etc… Entre le mode sur lequel Husserl élabore les strates d’intentionnalité et la logique lacanienne des enchaînements signifiants, il me semble qu’il y a plus de parenté qu’il n’est communément dit. Et qu’avec un certain recul, qui serait lui aussi pacifiant, il faudrait reprendre le débat entre la position lacanienne et la position phénoménologique au cœur des questions, ie du point du pb de l’être du sujet et de son lien à la question de la vérité. Quels sont exactement les discords ? Cela, en essayant de pratiquer une epochè, une suspension sur la thèse qu’il y a un discord total. Il faudrait peut-être suspendre ce jugement, ce pré-jugement, ce préjugé et réexaminer les choses. Telle serait ma position, qui est aussi un peu programmatique.

Kénose (sourire amusé)… oui. En un certain sens, oui, j’accepterais assez cette détermination, à ceci près évidemment que kénose donnerait, si je puis dire, simplement la dimension d’être en tant qu’être de la pensée, et qu’elle devrait être balancée par quelque chose qui désignerait l’avènement comme tel. La kénose, c’est le mode propre sur lequel je peux me représenter ce qui advient alors dans l’advenue de l’être, mais cette advenue n’est pas immédiatement nommée dans kénose. Voilà pour ces 3 questions.

 

Calame : d’autres questions ? non. Eh bien je lève cette 2nde journée en vous souhaitant une bonne soirée à l’hôtel du signal de Chexbres, et je vous donne rendez-vous demain matin.

 

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